Introduction
Ce travail a pour objectif d’étudier le phénomène d’omission du sujet référentiel1 en alsacien et de le comparer au même phénomène dans les langues germaniques anciennes et leurs variétés modernes non standards2. La recherche existante sur l’omission du sujet dans les dialectes allemands se concentre sur le bavarois (voir Bayer, 1984 ; Fuß, 2004, 2005), le souabe (voir Haag-Merz, 1996 ; Bohnacker, 2013) et des variétés de suisse allemand (voir Cooper et Engdahl, 1989) ; aucune étude détaillée n’a été réalisée sur l’alsacien. Le choix méthodologique retenu pour cette étude s’inspire des études existantes sur l’omission du sujet dans d’autres langues et dialectes germaniques, qui ont permis de définir les facteurs intéressants et pertinents à prendre en compte pour l’alsacien. Les jugements d’acceptabilité sur différentes phrases de 17 participants, tous originaires de l’aire du bas-alémanique du nord (voir figure 1), ont été collectés à l’aide d’un questionnaire qui visait à déterminer l’influence de plusieurs facteurs sur la possibilité d’omission du sujet : le type de proposition (principale ou subordonnée), le type de pronom (fort, faible ou nul), la personne et le nombre du pronom, et trois verbes de fréquence différente. La possibilité de flexion des conjonctions de subordination a aussi été testée (voir Weiß, 2005 ; Hoekstra, 1997). Les réponses des informateurs ont ensuite été croisées avec leurs données socio-démographiques (sexe, âge, taille de la commune dans laquelle ils ont passé la majorité de leur vie, la partie de l’Alsace dans laquelle ils ont grandi, et celle où ils vivent actuellement) afin de dégager d’éventuelles tendances. Néanmoins, du fait du nombre restreint de participants et donc de réponses au questionnaire, cette étude reste de nature exploratoire et ses résultats et hypothèses seront à confirmer et compléter par des études plus approfondies.
On se posera les questions suivantes : est-il possible pour les locuteurs d’omettre le sujet référentiel en alsacien dans leurs productions ? Si oui, pour quelles combinaisons de personne-nombre ? Ensuite, dans les cas où l’omission du sujet est possible, existe-t-il une forme faible du pronom correspondant ? Le type de proposition, la fréquence du verbe, l’âge et le sexe des participants ou encore leur situation géographique exercent-ils une influence sur la possibilité d’omettre le sujet ? Est-ce que la flexion des conjonctions est grammaticale en alsacien ?
Dans le but de lier les résultats de cette étude avec la recherche existante sur les sujets nuls, nous nous demanderons aussi dans quelle mesure les théories existantes concernant la possibilité d’omission du sujet en bavarois et dans d’autres variétés germaniques peuvent rendre compte des usages linguistiques actuels en alsacien.
1. L’alsacien comme objet de recherche
1.1. Spécificités de l’alsacien et de ses locuteurs
Lors de la conception de l’étude et du choix de la méthodologie, il a été important de prendre en compte les spécificités de la situation linguistique alsacienne et les caractéristiques du dialecte alsacien. Le glottonyme « alsacien » englobe les variétés dialectales franciques et alémaniques parlées en Alsace, mais cette étude porte sur une seule de ces variétés, le bas-alémanique du nord (voir figure 1). Celle-ci fait partie de la famille de l’allemand supérieur (Oberdeutsch), l’un des grands groupes de dialectes allemands (König, 2001 : 64), auquel appartiennent aussi le souabe et le suisse allemand. Le bas-alémanique du nord partage donc plusieurs traits linguistiques avec ces variétés.
Figure 1 : Carte du domaine dialectal alsacien et mosellan
Réalisée par Anne Horrenberger pour l’université de Strasbourg, 2017.
La plupart des locuteurs de l’alsacien sont aujourd’hui bilingues, de sorte que l’alsacien est parlé aux côtés du français, mais les domaines d’utilisation de ces deux variétés ont évolué au fil des siècles. Le français a depuis 1945 le statut de langue officielle, et donc légitime, alors que l’alsacien est plutôt employé au quotidien, dans la sphère privée (voir Huck et al., 2007 : 11, 17 ; Huck, 2015). La pratique et la transmission de l’alsacien déclinent depuis le milieu du xxe siècle au fur et à mesure que la place du français grandit, comme en attestent plusieurs sondages (Huck et al., 2007 : 13-20). Il apparaît en effet que les générations les plus jeunes parlent moins l’alsacien, et quand elles le parlent, le parlent moins fréquemment, que les générations plus âgées (Huck et al., 2007 : 17).
À l’appui de ces sondages et d’autres études sociolinguistiques en Alsace (par exemple Vajta, 2004), la population alsacienne peut approximativement être divisée en trois groupes, afin de guider le recrutement des participants pour cette étude : la plus jeune génération (moins de 40 ans), qui parle plus couramment le français, et dont la compétence en alsacien est plus variable que celles des générations plus âgées en raison d’une exposition à l’alsacien moins longue ou fréquente, la génération intermédiaire (40-80 ans), qui a grandi et vit avec des compétences dans les deux variétés et dont nous faisons l’hypothèse que le bilinguisme alsacien-français est relativement équilibré, et la génération la plus âgée (80 ans et plus), dont la langue d’usage principale est pour la plupart l’alsacien et dont l’usage du français est plus limité. C’est ainsi que nous avons décidé de recruter les participants à notre étude dans la génération intermédiaire, afin de garantir l’homogénéité des locuteurs observés du point de vue de leur usage des différentes variétés en présence.
1.2. Aspects intéressants de la grammaire alsacienne : omission du sujet, pronoms personnels et paradigme verbal
L’omission du sujet référentiel en alsacien est mentionnée dans Jenny et Richert (1984 : 23) et Rünneburger (2023 : 147), deux grammaires alsaciennes, qui indiquent qu’il est possible d’omettre le sujet dü de la deuxième personne du singulier (2SG3) quand il apparaît après le verbe. Dans le Wörterbuch der elsässischen Mundarten (Martin et Lienhart, 1899-1907), sous l’entrée du, il est indiqué : « Der Nominativ fehlt in Frageform und sonst zu Anfang des Satzes öfters ganz und gar4 ». Ces sources n’apportent cependant pas de précisions par rapport aux motifs de cette omission. Une revue de la recherche existante sur les sujets nuls a donc été nécessaire pour l’élaboration de cette étude, afin de déterminer les facteurs intéressants à prendre en compte pour l’alsacien et apporter plus de précisions sur ce phénomène, à la fois d’un point de vue typologique, mais aussi plus précisément dans les dialectes allemands.
Les formes utilisées pour cette étude sont présentées dans les tableaux 1 et 2, le premier décrivant les pronoms personnels et le deuxième le paradigme verbal. La première forme présentée pour les pronoms personnels correspond à la forme forte tonique, et la deuxième forme correspond à la forme faible, atonique et clitique5.
Tableau 1 : Pronoms personnels en alsacien, à partir de Huck (2022 : 12)
SG | PL | |||||||
1 | 2 | 3.M | 3.F | 3.N | 1 | 2 | 3 | |
NOM |
ich -i |
dü -de/Ø |
ar -r |
sie -se |
as -s |
mir -mr |
ihr -r |
sie -se |
ACC |
mich -mi |
dich -di |
ihn -ne |
sie -se |
es -s |
uns -uns |
eich -eich |
sie -se/-sie |
DAT |
mir -mr |
dir -dr |
ihm -em |
ihres -ere |
ihm -em |
eich -eich |
eich -eich |
ihne -ne |
Tableau 2 : Conjugaison des verbes kumme, hàn, et schriwe au présent de l’indicatif (Jung, 2023 : 36)
Nombre | Personne | kumme ‘venir’ | hàn ‘avoir’ | schriwe ‘écrire’ |
SG | 1 | kumm | hàb | schrib |
2 | kummsch | hesch | schribsch | |
3 | kummt | het | schribt | |
PL | 1 | kumme | hàn | schriwe |
2 | ||||
3 | ||||
Infinitif | kumme | hàn | schriwe | |
Impératif | kumm! | hàb! | schrib! |
2. Description typologique, stratégies d’identification et aspects historiques des sujets nuls dans les langues germaniques
2.1. Les sujets nuls dans la tradition linguistique
En grammaire générative6, les différentes langues qui permettent l’omission du sujet référentiel ont été catégorisées en plusieurs types : les langues à sujets nuls (ou langues pro-drop) comme l’italien et l’espagnol ; des langues radicales à sujets nuls comme le mandarin, le japonais, et le thaï ; et des langues à sujets nuls partiels comme le finnois et le portugais, pour lesquelles l’omission du sujet n’est possible qu’avec certaines personnes et certains nombres (Cognola et Casalicchio, 2018 : 2-3). Les langues comme l’allemand et l’anglais ne permettent quant à elles que l’omission du sujet dans des contextes très spécifiques, pour des raisons pragmatiques, liées à la distribution de l’information dans le discours, et sont donc considérées comme des langues à sujet obligatoire (et donc des langues non-pro-drop). Dans ces langues, l’omission très restreinte du sujet, seulement en position initiale, est appelée topic drop ou diary drop (voir par exemple Weiß et Volodina, 2018 : 263-164 ; Trutkowski, 2016).
Plusieurs théories et hypothèses ont été avancées par rapport aux mécanismes d’identification des sujets nuls et des éléments grammaticaux qui permettent l’omission du sujet. Rizzi (1982, 1986) propose que l’omission du sujet soit à la base d’un Null Subject Parameter et que cette possibilité d’omettre le sujet soit directement corrélée à la présence de morphologie verbale riche, qui permet l’identification de la personne grammaticale. Les langues radicales à sujets nuls comme le mandarin et le japonais posent cependant un problème pour ce paramètre, puisqu’elles n’ont pas d’accord grammatical sujet-verbe, mais autorisent quand même l’omission du sujet. Les langues à sujets nuls partiels représentent aussi un problème pour ce paramètre, puisqu’elles représentent un « entre-deux ». Rosenkvist (2009, 2018) propose que la possibilité d’omission du sujet soit liée à la présence de morphologie verbale distincte, ou Distinct Agreement, et que « the content of the null subject can only be reconstructed if the specific person/number combination of the subject is reflected by agreement on the finite verb »7 (Rosenkvist, 2018 : 285). Cette théorie décrit correctement la distribution des sujets nuls dans différentes variétés germaniques à sujets nuls partiels. Dans les langues radicales à sujets nuls, l’omission du sujet est possible dès lors qu’il est identifié dans le discours (Huang, 1984). Certaines théories proposent aussi une identification basée sur le contexte ainsi que la morphologie verbale (voir Cole, 2010 ; Sigurðsson, 2011).
2.2. Diachronie des sujets nuls dans les langues et variétés germaniques
Rosenkvist (2009, 2018) présente une vue d’ensemble des possibilités d’omission du sujet dans les différentes variétés germaniques, anciennes et modernes, qui sera résumée ci-dessous. L’identification des caractéristiques des sujets nuls et de leur évolution est cruciale puisqu’elle nous a permis de déterminer les facteurs pertinents à prendre en compte lors de l’étude des sujets nuls en alsacien.
Les sujets nuls sont attestés pour toutes les combinaisons de personne-nombre dans plusieurs langues germaniques anciennes (vieil anglais, vieux haut allemand, vieil islandais, vieux suédois, vieux norvégien), mais l’omission du sujet à la 3p est généralement plus fréquente que l’omission du sujet à la 1p et 2p. La possibilité d’omission du sujet n’est pas liée à la richesse de la morphologie verbale, et les sujets nuls sont par exemple attestés pour des personnes et nombres qui n’ont pas de morphologie verbale correspondante distincte.
Plusieurs langues et variétés de langues germaniques modernes permettent l’omission du sujet, notamment plusieurs dialectes allemands apparentés à l’alsacien. Le bavarois est le dialecte allemand pour lequel les sujets nuls ont le plus été documentés et analysés. L’omission du sujet y est en effet possible à la 2SG et 2PL, ainsi qu’à la 1PL dans les dialectes de bavarois central (Axel et Weiß, 2011 : 33). Les contextes dans lesquels il est possible d’omettre le sujet coïncident aussi avec les contextes où le phénomène de flexion des conjonctions de subordination (complementizer inflection) se produit (voir Weiß, 2005 ; Hoekstra, 1997). L’exemple (1) illustre la flexion de la conjonction de subordination ob et l’omission du sujet 2SG en bavarois.
(1) | obst | noch | Minga | kummst |
si.2SG | à | Munich | viens.2SG | |
‘si (tu) viens à Munich’ | ||||
Adapté de Fuß (2005 : 158). |
Quant aux autres variétés germaniques modernes, l’omission du sujet est possible en souabe et en frison à la 2SG, en elfdalien à la 1PL et 2PL, et en yiddish à la 2SG (Rosenkvist 2018 : 164-170). À la différence des langues germaniques anciennes, c’est donc le sujet de la 2SG qui est le plus souvent omis dans les variétés germaniques modernes. Ces variétés sont toutes à classifier comme des variétés dans lesquelles il n’est que partiellement possible d’omettre le sujet, puisque cette possibilité est restreinte à certaines combinaisons de personne-nombre. En se basant sur ces informations, nous avons décidé de tester la possibilité d’omission du sujet dans toutes les combinaisons de personne-nombre en alsacien.
Le Distinct Agreement (Rosenkvist 2009, 2010, 2018) permet d’expliquer la distribution des sujets nuls dans les variétés modernes germaniques citées ci-dessus. Dans ces langues, la possibilité de sujet nul coïncide avec les terminaisons distinctes dans le paradigme, i.e. les formes avec une terminaison verbale unique comparée aux autres formes. Le tableau 3 montre les formes verbales distinctes et non distinctes, ainsi que la possibilité d’omission du sujet (en gras) dans les différentes variétés germaniques citées ci-dessus. Rosenkvist (2009 : 171) souligne néanmoins qu’une forme distincte dans le paradigme n’implique pas directement la possibilité d’omettre le sujet pour cette personne et ce nombre. En effet, la terminaison de la 3SG est distincte dans le paradigme de plusieurs langues germaniques (voir le tableau 3 ci-dessous), mais aucune de ces langues ne permet l’omission du sujet à la 3SG. Selon Rosenkvist (2018 : 305), cela est dû au fait que la 3SG peut référer à un référent masculin, féminin ou neutre, mais la marque de personne-nombre étant identique pour les trois genres, elle ne permet pas d’identifier le genre grammatical du référent.
Tableau 3 : Conjugaison du verbe « venir » dans différentes variétés germaniques
Bavarois | Bavarois central | Zurichois | Souabe | Frison | Elfdalien | Yiddish | ||
Infinitif | kemma | kemma | chu | komma | kommen | kumå | kumn | |
Personne et nombre | 1SG | kumm | kumm | chume | komm | kom | kumb | kum |
2SG | kummst | kummst | chunnsch | kommsch | komst | kumst | ||
3SG | kummt | kummt | chunnt | kommt | komt | kumt | ||
1PL | kumman | kumma | chömed | kommet | komme | kumum | kumn | |
2PL | kummts | kummts | kumið | kumt | ||||
3PL | kumman | kumman | kumå | kumn | ||||
Sujets nuls possibles | 2SG, 2PL | 2SG, 1PL, 2PL | 1SG, 2SG | 1SG, 2SG | 2SG | 1PL, 2PL | 2SG |
En gras, les formes verbales qui apparaissent avec un sujet nul (adapté de Rosenkvist, 2009 : 171).
2.3. Spécificités des sujets nuls du vieux haut allemand au bavarois, et réanalyse de la flexion verbale
La possibilité d’omission du sujet dans les langues germaniques anciennes ainsi que dans certaines variétés modernes a donné lieu à plusieurs théories pour expliquer la transition entre le premier type de sujet nul et les sujets nuls modernes, aux caractéristiques différentes. Axel et Weiß (2011) considèrent par exemple que les sujets nuls dans les dialectes allemands modernes sont les descendants des sujets nuls en vieux haut allemand, et que c’est le type d’accord nécessaire pour l’identification du sujet nul qui a changé.
En se basant sur le vieux haut allemand et le bavarois moderne, Axel et Weiß (2011 : 23) montrent que les sujets nuls ne sont attestés que dans les propositions principales en vieux haut allemand, où le verbe se trouve en C8. C’est alors la flexion verbale (qui occupe la place C) qui « c-commande » le sujet nul (ici, l’ordre Verbe-Sujet) et permet son identification. En bavarois, l’omission du sujet est possible dans les propositions principales avec l’ordre Verbe-Sujet, comme en vieux haut allemand, mais aussi dans les propositions subordonnées, grâce à la présence de marques de flexion sur la conjonction de subordination (ou complémenteur, qui occupe aussi la place C) (Axel et Weiß, 2011 : 42). En effet, les combinaisons de personne-nombre qui permettent l’omission du sujet en bavarois correspondent à des contextes où la flexion verbale moderne est issue de la réanalyse d’un pronom et de la terminaison verbale, qui a eu comme résultat la présence d’une terminaison verbale pronominale sur le verbe ainsi que sur la conjonction en bavarois. Le terme réanalyse désigne ici un processus par lequel « a word which historically has one particular morphological structure comes to be perceived by speakers as having a second quite different structure »9 (Trask 1996 : 103, voir aussi Fertig (2013 : 19-41). Comprendre le mécanisme de cette réanalyse et ses conséquences est crucial pour comparer les sujets nuls en bavarois et en alsacien, et déterminer si l’identification des sujets nuls se fait de la même façon pour ces deux variétés.
Fuß (2005) et Axel et Weiß (2011) retracent l’évolution de la flexion verbale à la 2SG en vieux haut allemand et montrent qu’elle est liée à la possibilité d’omission du sujet dans des contextes bien spécifiques. Un système de double flexion est en effet apparu en vieux haut allemand pour certaines combinaisons de personne-nombre et a donné lieu à deux possibilités de flexion du verbe, selon la position du verbe dans la proposition et par rapport à la position du sujet (Fuß, 2005 : 162). La terminaison verbale de la 2SG était -s en vieux haut allemand, mais une nouvelle terminaison verbale -st est apparue au IXe siècle dans les contextes d’inversion du sujet et du verbe (ordre Verbe-Sujet). Une partie du pronom 2SG (-)thu/du a en effet été réanalysée comme une partie de la flexion verbale, pour donner -st. Cette réanalyse est illustrée par l’exemple (2). Comme la terminaison verbale -st contient une partie du pronom 2SG, elle est considérée comme une terminaison pronominale. L’omission du sujet en vieux haut allemand était possible avec les deux formes de flexion, mais cette possibilité s’est graduellement limitée aux contextes avec la nouvelle terminaison verbale pronominale -st (Axel et Weiß, 2011 : 41).
(2) | nimis - thu | > | nimist - thu |
prendre.2SG - tu | prendre.2SG - tu |
La nouvelle terminaison apparaissait dans un premier temps seulement dans les contextes Verbe-Sujet, mais apparaît par après aussi sur les verbes qui occupent d’autres positions, par extension analogique. En bavarois, cette réanalyse et l’apparition de nouvelles terminaisons ont eu lieu pour 2SG, 2PL et 1PL (Fuß 2005 : 164-165) et ces nouvelles terminaisons ont été étendues aux conjonctions, qui occupent la position C, comme les verbes conjugués (Fuß, 2005 : 163 ; Axel et Weiß, 2011 : 42). L’exemple (1) montre la flexion des conjonctions de subordination en bavarois et cette nouvelle terminaison -st présente sur la conjonction et le verbe.
Axel et Weiß (2011) affirment que l’omission du sujet était possible grâce à la présence de n’importe quel type de flexion sur le verbe en vieux haut allemand. Les conditions pour l’omission du sujet sont cependant devenues plus spécifiques, puisque c’est maintenant la présence de flexion pronominale qui rend possible l’omission du sujet en bavarois. La réanalyse du pronom de la 2SG et de la flexion a donné lieu à la terminaison pronominale 2SG -st en bavarois, mais ce développement et la terminaison sont aussi présents en allemand standard et dans d’autres dialectes allemands, dont l’alsacien. À la suite d’évolutions phonologiques particulières dans ces autres dialectes, cette terminaison peut aussi avoir la forme -scht et -sch (voir Nübling, 1992 : 261-262 ; Schirmunsky, 1962 : 520-521). En alsacien, c’est en effet la forme 2SG -sch qui est dominante sur les verbes dans toutes les positions.
Ces éléments théoriques et historiques par rapport à la distribution et l’évolution des sujets nuls dans les langues germaniques anciennes et dans les variétés modernes ont guidé nos choix méthodologiques, présentés dans la partie suivante. Cette étude avait en effet pour but de collecter des données en alsacien qui permettraient la comparaison de ce dernier aux autres variétés germaniques, notamment au bavarois, et de tester les différentes théories développées pour expliquer l’évolution des sujets nuls du vieux haut allemand au bavarois et voir dans quelle mesure elles s’appliquent aussi à l’alsacien.
3. Méthode de recherche
3.1. Choix de méthodologie, avantages et limites
Afin de collecter des données en alsacien, nous avons décidé d’opter pour un questionnaire visant à récolter des jugements d’acceptabilité10 de phrases-test en alsacien. Les avantages de l’utilisation d’un questionnaire pour cette étude sont le fait de pouvoir collecter des jugements sur un phénomène qui n’apparaît que rarement dans un corpus, et de pouvoir tester des structures dont on s’attend à ce qu’elles soient agrammaticales (Schütze et Sprouse, 2014 : 29). Il n’était pas possible d’utiliser un corpus pour cette étude, car il n’existe pas de grand corpus en alsacien annoté et accessible. Utiliser un questionnaire a néanmoins un certain nombre de limites, puisque la situation de jugement de phrases-test est peu naturelle et s’éloigne de l’utilisation de l’alsacien au quotidien. En effet, donner son avis sur l’acceptabilité d’une phrase peut par exemple rappeler aux informateurs le contexte scolaire, et les règles prescriptives et normatives qui y sont associées. Pour éviter cela, nous avons clairement précisé aux participants ce qui était attendu de leur part.
Pour remédier aux problèmes posés par l’utilisation d’un questionnaire, les recommandations présentées par Schütze (2016) ont été suivies autant que possible. Par exemple, l’ordre des phrases-test a été rendu aléatoire au maximum pour chaque partie, sans pour autant entraver la compréhension des phrases et de leur contexte. Cette « randomisation » (Schütze, 2016 : 180, 190) de l’ordre des phrases permet d’atténuer l’effet de fatigue pour les participants, et d’éviter les effets d’ordre, pour par exemple ne pas avoir trop de phrases agrammaticales à la suite, mais avoir un ordre équilibré de phrases grammaticales et agrammaticales. Schütze (2016 : 191-193) recommande aussi de tester la signification statistique des résultats. Le nombre de participants (17) à cette étude était cependant trop faible pour avoir une puissance statistique suffisante pour effectuer les tests de signification statistique. Les résultats de cette étude ne peuvent donc pas être considérés comme représentatifs de la population alsacienne en général. Ils sont néanmoins intéressants d’un point de vue théorique puisqu’il s’agit de la première collecte de données sur ce sujet et avec cette méthodologie en alsacien. Cette étude pourrait être répliquée avec plus de participants dans le futur pour permettre de valider ou rejeter les résultats de manière statistique.
3.2. Détails du questionnaire : facteurs et exemples de phrases-test
À partir des études existantes sur les sujets nuls dans les langues germaniques, et plus précisément en prenant en compte les facteurs ayant une influence sur la distribution des sujets nuls dans les dialectes allemands apparentés à l’alsacien, un questionnaire a été élaboré pour récolter des informations sur la possibilité de sujets nuls en alsacien. Ce questionnaire était constitué de 135 phrases-test, qui visaient à tester l’acceptabilité de plusieurs types de pronoms (fort, faible, nul), dans différents types de proposition (principale ou subordonnée), pour toutes les combinaisons de personne-nombre, et en utilisant trois verbes différents. Les verbes kumme ‘venir’, hàn ‘avoir’, et schriwe ‘écrire’ ont été choisis en faisant l’hypothèse qu’ils ont des fréquences différentes, comme en allemand (kommen, haben et schreiben) dans l’Oslo Multilingual Corpus (1 400 000 mots pour la partie du corpus en allemand) : haben est le plus fréquent des trois et apparaît 29 000 fois, suivi de kommen, qui apparaît 5 000 fois, et schreiben 800 fois. Des phrases-test ont aussi été construites pour tester la possibilité de flexion sur la conjonction de subordination ob ‘si’, basées sur ce type de flexion en bavarois.
Le questionnaire était divisé en quatre parties : la première était constituée de phrases utilisant le verbe hàn, la deuxième avec le verbe kumme, et la troisième avec le verbe schriwe. La quatrième partie testait les phrases avec une conjonction de subordination avec flexion. Chaque partie était introduite par quelques phrases de contexte pour aider les participants à identifier les référents des phrases-test. Par exemple, la première partie commence avec le contexte : « D’Heim isch viel passiert, iemes het Mis g’sehn. Dini Eltere welle meh ewer denne Zustand wisse », ‘Il s’est passé beaucoup de choses à la maison, quelqu’un a vu des souris. Tes parents veulent en savoir plus sur cette situation’. Pour tester la possibilité de sujet nul dans une proposition principale pour 1SG et dans une proposition subordonnée pour 2SG, les phrases-test étaient par exemple les suivantes :
Pronom fort 1SG | Unterem Disch haw ich Mis g’sehn |
Pronom faible 1SG | Unterem Disch haw i Mis g’sehn |
Pronom nul 1SG | Unterem Disch haw _ Mis g’sehn |
Traduction en français : | Sous la table j’ai vu des souris. |
Pronom fort 2SG | Sie freuije ob dü Mis g’sehn hesch |
Pronom faible 2SG | Sie freuije ob de Mis g’sehn hesch |
Pronom nul 2SG | Sie freuije ob _ Mis g’sehn hesch |
Traduction en français : | Ils demandent si tu as vu des souris. |
Pour que le référent du sujet (notamment pour les phrases avec un sujet nul) soit clairement identifiable, une phrase de contexte était toujours présente avant chaque phrase test, par exemple « Vellicht hàn diner Brueder un dini Schweschter se g’sehn. Dini Eltere freuije ob sie Mis g'sehn han », ‘Peut-être que ton frère et ta sœur les ont vues. Tes parents demandent s’ils ont vu des souris’. Dans cet exemple, la phrase de contexte permet de guider les participants vers le fait que sie réfère au frère et à la sœur. Un exemple de phrase test pour la flexion des conjonctions de subordination, pour 2SG, est : « De Babbe freuijt ob-sch morje kummsch », ‘Papa demande si tu viens demain’.
3.3. Participants et spécificités de la collecte de données
Les participants ont été recrutés au sein de mon réseau personnel, et comprennent des membres de ma famille et des connaissances. Étant moi-même une locutrice de l’alsacien occasionnelle et peu expérimentée, j’ai sollicité l’aide de mes parents, locuteurs habituels de l’alsacien, en plus du français, pour créer les phrases utilisées dans cette étude. Les participants venaient tous du Bas-Rhin, et plus précisément de l’aire du bas-alémanique du nord, et ont été recrutés dans le but d’avoir autant de participants qui habitent en ville que dans un village11, et autant de femmes que d’hommes. La tranche d’âge visée était entre 40 et 80 ans (voir partie 1.1). Tous les participants recrutés devaient se considérer comme bilingues français-alsacien, c’est-à-dire avoir une pratique habituelle des deux variétés, afin d’éviter des participants n’ayant pas une pratique suffisante en alsacien pour formuler des jugements d’acceptabilité dans cette variété, d’une part, et pour écarter, d’autre part, des participants plus âgés qui auraient pu avoir des problèmes de compréhension des indications en français et se fatiguer plus vite par exemple. Le tableau 4 résume les différentes caractéristiques des participants et les figures 2 et 3 montrent la division du Bas-Rhin en quatre régions pour classifier les participants.
Tableau 4 : Répartition des participants selon leur âge, sexe et situation géographique12
Groupe d’âge | Sexe | Ville ou village | Région où ils ont grandi | Région où ils vivent actuellement | |
1 | 60-80 | F | Ville | 4 | 3 |
2 | 60-80 | F | Village | 3 | 4 |
3 | 60-80 | F | Ville | 1 | 3 |
4 | 40-60 | F | Village | 3 | 2 |
5 | 60-80 | M | Village | 2 | 2 |
6 | 60-80 | F | Village | 2 | 2 |
7 | 60-80 | M | Ville | 1 | 3 |
8 | 40-60 | M | Village | 1 | 2 |
9 | 60-80 | F | Ville | 2 | 2 |
10 | 60-80 | M | Village | 2 | 2 |
11 | 40-60 | F | Village | 2 | 2 |
12 | 40-60 | M | Village | 2 | 2 |
13 | 60-80 | M | Village | 4 | 4 |
14 | 40-60 | F | Village | 2 | 2 |
15 | 40-60 | F | Village | 1 | 1 |
16 | 60-80 | F | Village | 2 | 2 |
Figure 2 : Carte du nord de l’Alsace, divisé en quatre régions montrant les endroits où les participants ont grandi
Fond de carte réalisé par Anne Horrenberger pour l’université de Strasbourg, 2017.
Figure 3 : Carte du nord de l’Alsace, divisé en quatre régions montrant les endroits où les participants vivent actuellement
Fond de carte réalisé par Anne Horrenberger pour l’université de Strasbourg, 2017.
La collecte de données s’est déroulée au domicile des participants, pour faire en sorte que la situation soit la plus naturelle possible et qu’ils se sentent à l’aise. Le participant était assis en face de moi, et un microphone enregistrait toute la collecte de données, pour permettre la réécoute des réponses des participants par la suite, si besoin. Après avoir lu les instructions aux participants, je leur montrais l’échelle qu’ils devaient utiliser pour donner leur réponse par rapport à l’acceptabilité de chaque phrase test. La question qui leur était posée était la suivante : « quelle est la probabilité que quelqu’un qui parle votre dialecte prononcerait cette phrase ? ». Les participants étaient encouragés à poser des questions s’ils avaient des doutes sur ce qui leur était demandé. J’avais avec moi un ordinateur pour leur faire écouter les phrases-test que j’avais préalablement lues et enregistrées, et noter les réponses dans un questionnaire en ligne. La collecte de données a duré entre trente minutes et une heure environ par personne, et les participants avaient la possibilité de faire une pause entre chacune des quatre parties.
Pour la collecte de données, j’ai choisi de parler le français avec les participants car c’est la langue dans laquelle j’étais le plus à l’aise et qui convenait le plus à la situation. En effet, étant donné que je suis seulement une locutrice occasionnelle de l’alsacien, la situation aurait été très artificielle si j’avais parlé l’alsacien en butant sur des mots et en faisant des erreurs de grammaire. Le français était donc plus neutre dans cette situation, mais les participants étaient encouragés à parler l’alsacien, et j’ai clairement indiqué que je comprenais l’alsacien. Dans la majorité des cas, les participants parlaient à la fois en français et en alsacien au cours de la collecte de données.
Le recrutement des participants et la procédure de collecte de données ont été adaptés au cadre de cette étude (un mémoire de master), aux ressources et au temps disponibles. Il aurait aussi été intéressant d’interroger des locuteurs de toute l’Alsace, pour pouvoir comparer les résultats en fonction de la variété dialectale employée, par exemple.
4. Analyse des résultats : comparaison aux théories existantes et implications
4.1. Résultats du questionnaire
Le résultat principal de cette étude est qu’en alsacien, l’omission du sujet n’est possible que pour la 2SG. L’omission du pronom 2SG est souvent préférée à la même construction avec un pronom faible 2SG de. Le type de proposition exerce aussi une influence sur l’acceptabilité des pronoms forts, faibles et nuls : les pronoms 2SG faibles sont plus souvent considérés comme agrammaticaux dans les propositions principales, mais acceptables dans les propositions subordonnées. Ce résultat est cependant tiré d’une généralisation à partir des réponses de tous les participants, et certains participants (2) acceptent les pronoms faibles 2SG dans tous les contextes. La flexion des conjonctions de subordination est quant à elle jugée agrammaticale par la très grande majorité des participants.
Le croisement des réponses avec les données sociobiographiques des participants n’a pas permis de dégager des tendances claires par rapport à l’influence de facteurs comme l’âge, le sexe, et la taille de la commune dans laquelle ils ont passé la majorité de leur vie, la région dans laquelle ils ont grandi et la région où ils habitent actuellement. Cela s’explique sans doute par le nombre trop faible de participants : avoir plus de participants aurait permis de réaliser des tests statistiques pour déterminer si les différences entre leurs réponses sont significatives. La seule différence observée entre les participants masculins et féminins est leur type de réponses : les hommes utilisent les extrémités de l’échelle (1 ou 5) plus que les femmes, qui ont tendance à utiliser le milieu de l’échelle (3).
4.2. Les données alsaciennes face aux théories concernant d’autres variétés germaniques
D’un point de vue théorique, les résultats de cette étude peuvent néanmoins apporter plus d’informations sur les caractéristiques des sujets nuls en alsacien, dans les dialectes alémaniques, les variétés germaniques, et les langues à sujets nuls partiels en général. Nous allons donc comparer nos résultats aux théories présentées dans la partie 2 et leurs prédictions. Tout d’abord, nous allons prendre en compte le fait que l’omission du sujet n’est possible en alsacien qu’à la 2SG, dont la terminaison verbale correspondante est -sch. Dans un deuxième temps, nous allons aborder le fait que les pronoms forts, faibles et nuls sont jugés comme grammaticaux à la 2SG en alsacien, mais que le pronom faible 2SG est jugé grammatical dans une plus large mesure dans les propositions subordonnées, et agrammatical dans les propositions principales. Le pronom nul 2SG est quant à lui jugé grammatical dans les deux types de propositions. L’agrammaticalité de la flexion des conjonctions en alsacien est aussi à prendre en compte.
La théorie du Distinct Agreement (Rosenkvist, 2009, 2018) prédit correctement que l’omission du sujet n’est possible que pour les personnes et nombres qui présentent une terminaison distincte dans le paradigme verbal alsacien (voir le tableau 2). La terminaison 2SG -sch est en effet la seule terminaison réellement distincte : la terminaison du 3SG -t ne différencie pas entre un référent masculin, féminin et neutre et ne permet donc pas l’identification du référent basée uniquement sur la flexion, comme dans plusieurs autres variétés germaniques (voir le tableau 3).
La possibilité de sujet nul 2SG dans les propositions principales et subordonnées, malgré l’absence de flexion sur les conjonctions en alsacien montre que la théorie développée par Axel et Weiß (2011) pour le bavarois ne permet pas d’expliquer la distribution des sujets nuls en alsacien. En effet, Axel et Weiß (2011) affirment que l’omission du sujet est possible grâce à la présence de flexion verbale sur le verbe dans les propositions principales et à la présence de flexion verbale sur la conjonction dans les propositions subordonnées, dans les deux cas à la position C dans la proposition. L’absence de flexion verbale sur les conjonctions en alsacien, à la différence du bavarois, montre qu’il est intéressant de prendre en compte la distribution des sujets nuls en alsacien lors de l’élaboration d’une théorie pour les dialectes allemands où l’omission du sujet est possible. Le même problème se pose pour le souabe et certains dialectes suisses allemands, très proches de l’alsacien, qui ne présentent pas non plus de flexion sur les conjonctions.
4.3. Pronoms faibles et nuls à la 2SG
Il est intéressant de se pencher de plus près sur la distribution des pronoms faibles 2SG par rapport aux sujets nuls 2SG. Leurs distributions peuvent en effet être liées aux détails de la réanalyse de l’ancienne terminaison -s et du pronom 2SG thu/du, qui a donné lieu à la nouvelle terminaison -st (voir partie 2.3). Le contexte dans lequel cette réanalyse s’est produite en vieux haut allemand en premier est dans les propositions principales, quand l’ordre des éléments était Verbe-Sujet. C’est donc dans ce contexte que les sujets nuls 2SG ont remplacé les pronoms faibles 2SG selon la théorie du Null Subject Cycle (Fuß et Wratil, 2013 : 172-173). Ce développement explique le fait que les pronoms faibles 2SG soient jugés agrammaticaux dans les propositions principales en alsacien.
La présence de la nouvelle terminaison -st dans les propositions subordonnées est quant à elle due à son extension par analogie (aux verbes dans d’autres positions), car le contexte V-S n’apparaît pas dans les propositions subordonnées (voir partie 2.3 ; Axel et Weiß, 2011 : 23). En bavarois, c’est le même mécanisme d’extension par analogie qui a donné lieu à la présence de cette terminaison verbale sur les conjonctions de subordination (Axel et Weiß, 2011 : 42). Il est possible que ce soit aussi par analogie avec les propositions principales que les sujets nuls 2SG aient été étendus aux propositions subordonnées en alsacien. Comme le contexte de réanalyse n’était pas présent dans les propositions subordonnées, les sujets nuls 2SG ne remplacent cependant pas les pronoms faibles 2SG. Cette hypothèse permet d’expliquer le fait que les pronoms faibles 2SG sont jugés agrammaticaux dans les propositions principales en alsacien, mais que les pronoms faibles et nuls 2SG soient tous les deux jugés grammaticaux dans les propositions subordonnées par les participants, comme le montrent les résultats de cette étude.
La distribution des sujets nuls 2SG et des pronoms faibles 2SG en alsacien peut aussi être comparée à celle de ces éléments en souabe, en se basant sur l’étude de corpus de Bohnacker (2013). Les pronoms faibles 2SG sont en effet plus fréquents en souabe dans les propositions subordonnées que dans les propositions principales, alors que les sujets nuls 2SG sont plus fréquents dans les propositions principales (Bohnacker, 2013 : 266). Ce résultat peut être considéré comme une preuve à l’appui de l’hypothèse présentée dans le paragraphe précédent.
La différence entre la distribution des sujets nuls 2SG et des pronoms faibles 2SG n’est cependant qu’une différence en termes de fréquence en souabe, et la situation est sans doute similaire en alsacien, et pourrait être vérifiée par une étude utilisant un corpus en alsacien. Dans ces deux variétés, les sujets nuls et les pronoms faibles 2SG sont tous les deux attestés en même temps dans les propositions principales et dans les propositions subordonnées. Les résultats de notre étude montrent en effet que plusieurs participants acceptent à la fois les sujets nuls 2SG et les pronoms faibles 2SG dans les mêmes contextes.
Selon la théorie du Null Subject Cycle de Wratil (2011), les sujets nuls, lorsqu’ils deviennent possibles dans une langue lors de son évolution, remplacent les pronoms faibles. Ceci est dû au principe de spécificité (Fuß et Wratil, 2013 : 169), qui prédit que c’est la représentation la plus spécifiée d’un pronom qui est utilisée si elle est disponible. Un pronom faible est intrinsèquement plus spécifié qu’un pronom nul, et ces deux formes ne devraient donc pas pouvoir coexister. En alsacien, les résultats de cette étude montrent que les pronoms faibles 2SG ainsi que les pronoms nuls 2SG sont attestés dans les mêmes contextes, tout comme en souabe (Bohnacker, 2013). Ces résultats contredisent donc la prédiction de Fuß et Wratil (2013), de sorte que celle-ci demande à être revue à l’aune de ces résultats.
4.4. Éléments de réponse et idées de recherche plus approfondie sur les sujets nuls en alsacien
L’absence de flexion sur les conjonctions de subordination en alsacien met aussi en lumière le problème du licensing des sujets nuls dans les propositions subordonnées. En effet, c’est la présence de flexion sur la conjonction, et l’ordre Conjonction-Sujet qui rend possible les sujets nuls en bavarois (Axel et Weiß, 2011). En alsacien, il n’y a pas de flexion des conjonctions et l’ordre n’est pas V-S mais S-V, et il n’y a donc pas de flexion verbale pronominale avant le sujet nul qui permettrait son identification. Les résultats de notre étude posent donc un problème pour les théories existantes sur les conditions qui permettent l’omission du sujet dans les dialectes allemands. La distribution particulière des sujets nuls 2SG et des pronoms faibles 2SG en alsacien est donc importante à prendre en compte dans le futur pour l’élaboration d’une théorie unifiée qui expliquerait le mécanisme d’omission du sujet dans les dialectes allemands. Étudier l’alsacien est d’autant plus intéressant car les théories existantes ont la capacité d’expliquer la présence de sujets nuls dans les propositions principales, en se basant sur la présence de flexion pronominale distincte, mais c’est l’omission du sujet dans les propositions subordonnées qui pose un problème.
Nous avons identifié quelques pistes qui pourraient apporter des réponses quant à la possibilité des sujets nuls dans les propositions subordonnées en alsacien. Par exemple, Cole (2010 : 282) et Sigurðsson (2011 : 284) avancent que les pronoms de la 2p ont un statut spécial dans le discours, car ils réfèrent à des speech act participants, et que leur référence peut donc être déterminée par le contexte précédant l’énonciation ou par l’information procurée par l’acte de langage lui-même. Il est possible que ce soit ce type de mécanisme, basé sur le discours, qui permet l’identification des sujets nuls dans les propositions subordonnées en alsacien. Il est important de réaliser des études plus approfondies pour déterminer si deux mécanismes différents permettent l’identification des sujets nuls dans les propositions principales et subordonnées, respectivement basés sur la flexion et sur le discours, ou s’il est possible de trouver un mécanisme commun à l’omission du sujet dans les deux contextes. L’étude de l’alsacien a en effet le potentiel d’apporter plus d’informations sur l’omission du sujet dans les dialectes alémaniques, en allemand supérieur, et dans les variétés germaniques en général, mais aussi de contribuer à la classification typologique des types de langues à sujet nul, en particulier celles qui ne permettent que partiellement l’omission du sujet.
Conclusion
L’objectif de ce travail était de déterminer si l’omission du sujet est possible en alsacien, à partir des résultats d’un questionnaire d’acceptabilité et des jugements soumis à 17 informateurs. L’étude a montré que les sujets nuls à la 2SG sont en effet possibles en alsacien. Ce travail a alors cherché à déterminer les facteurs linguistiques et extralinguistiques qui exercent une influence sur l’omission du sujet. Les spécificités du contexte sociolinguistique en Alsace ont été prises en compte lors de l’élaboration de l’étude, notamment lors du recrutement des participants. Le nombre réduit de participants a cependant conduit au fait que l’influence de facteurs comme leur âge, sexe, et situation géographique n’a pas pu être déterminée.
Les informations sur la distribution des sujets nuls et des pronoms faibles 2SG étaient néanmoins suffisantes pour pouvoir comparer nos résultats aux théories existantes concernant les sujets nuls en bavarois, à la fois d’un point de vue synchronique et diachronique. Nous avons ainsi montré que la théorie de licensing des sujets nuls en bavarois fonctionne pour les sujets nuls dans les propositions principales en alsacien. La présence de sujets nuls dans les propositions subordonnées et l’absence de flexion des conjonctions de subordination pose cependant un problème aux théories existantes. Nous avons présenté des éléments théoriques qui peuvent expliquer cette asymétrie, mais il est nécessaire de réaliser des études plus approfondies sur l’omission du sujet en alsacien pour déterminer les détails de ce phénomène. Ces premiers résultats, au caractère certes exploratoire, montrent que l’alsacien est un objet de recherche intéressant dans ce domaine, puisqu’il permet de tester, discuter et montrer les limites de certaines théories au sujet des dialectes allemands.