Introduction
La profession de traducteur a connu un bouleversement avec le développement de l’ordinateur et l’arrivée d’Internet ; elle aborde une nouvelle révolution avec les outils de traduction assistée par ordinateur (TAO) et en particulier les mémoires de traduction. Très peu développés il y a une dizaine d’années à peine, ces outils ont connu une expansion fulgurante, surtout dans les agences de traduction. Les agences constituent, notamment pour les traducteurs débutants, la source de travail la plus facile à capter. Il peut être difficile de s’offrir le luxe de refuser une commande parce que l’on ne veut pas utiliser un outil. Il est néanmoins essentiel de connaître les enjeux et de prendre le temps d’y réfléchir pour, le moment venu, avoir des arguments de négociation. En effet, de plus en plus d’agences imposent au traducteur l’outil qu’elles ont choisi et rejette d’office ceux qui ne se plient pas à ce choix. Or choisir d’utiliser un outil — son outil — est une chose, s’en voir imposer un en est une autre. Notre propos n’est pas de faire l’analyse des différents systèmes disponibles sur le marché mais plutôt de proposer des stratégies au traducteur confronté aux exigences des agences.
Réflexions générales
Les traducteurs qui travaillent avec des clients directs sont généralement libres d’utiliser ou de ne pas utiliser des outils de TAO. La situation est différente pour ceux qui cherchent à travailler par l’intermédiaire d’une agence de traduction. Avec certaines d’entre elles, le traducteur qui ne veut pas utiliser l’outil de TAO préconisé est écarté d’office, ce qui fait réfléchir, surtout lorsque l’on débute.
Les systèmes de mémoires de traduction (MT) offrent, de fait, différents avantages bien connus : en particulier la récupération des segments déjà traduits précédemment, la création et la consultation de glossaires intégrés et — surtout — les recherches contextuelles dans la mémoire qui permettent de retrouver les termes précédemment traduits en contexte.
Les éditeurs de logiciels rivalisent de superlatifs pour vanter leurs produits et l’utilité de cette technologie.
Tout devient « facile, optimisé » (Across1), la traduction gagne en « cohérence » et en « productivité » (Déjà Vu), on « gagne du temps et de l’argent » d’autant que l’on ne « retraduit plus jamais deux fois la même phrase » (Trados).
L’utilisation des outils de traduction assistée par ordinateur n’a pourtant pas que des avantages, surtout dans le cadre d’une collaboration avec une agence. Les trois grands arguments avancés sont une plus grande commodité, une plus grande qualité et une plus grande productivité. Voyons ce qu’il en est du point de vue du traducteur.
Commodité : environnement de travail
La constitution des MT (mémoires de traduction) repose, dans la plupart des cas, sur le principe de la segmentation des textes et cette segmentation a pour conséquence une modification de l’environnement de travail du traducteur. A ce propos, il convient de faire la distinction entre les outils qui s’intègrent au traitement de texte (Word) et ceux qui ont leur environnement propre.
Les premiers (Trados Workbench, Wordfast Classic, par ex.), tout en fonctionnant également par segmentation, préservent davantage « l’objet texte ». Le logiciel présente alternativement les phrases des textes source et cible mais une fois les segments fermés, il est possible par une manipulation simple (raccourci clavier) de n’afficher que le texte cible. On visualise ainsi parfaitement la mise en page de la traduction telle qu’elle sera après nettoyage (c’est-à-dire après suppression de tous les segments source). De même le formatage (gras, italiques, etc.) — qui fait partie intégrante d’un texte et peut influer sur la perception de son sens — sont directement visibles.
Ce n’est pas le cas avec les seconds (Déjà Vu, SDLX, Trados TagEditor, Wordfast Professionnel, etc.). Avec ces logiciels, l’environnement de travail ressemble davantage à un tableau partagé en colonnes ou en cases, le texte cible d’un côté, le texte source de l’autre, la mémoire et les glossaires dans d’autres cases ou bulles affichées de façon plus ou moins permanente. Le formatage est généralement codé, soit par des lignes de codes qui interfèrent dans la lecture du texte, soit par des couleurs diverses dont la signification n’est pas directement évidente pour le traducteur. On voit donc que ces environnements ne sont pas forcément très commodes, ni très agréables à utiliser. De plus, l’éclatement du texte et de l’écran en différentes cellules et couleurs rend le travail plus mécanique et entraîne une fatigue visuelle et intellectuelle. Outre le problème personnel que cette fatigue peut induire, elle peut aussi déboucher sur une perte de concentration et entraîner des erreurs.
C’est pourtant ce type d’environnement qui a tendance à s’imposer et que privilégient les agences, parce que ces logiciels permettent de traiter dans un même environnement des textes de format différent (.doc, .ppt, .xls, htlm, etc.). Trados encourage l’utilisation de TagEditor, réputé plus stable, y compris pour les fichiers Word. Le petit nouveau de chez Wordfast, Wordfast Professionnel, a lui aussi son environnement propre2. L’avantage avancé par l’éditeur est que le traducteur n’a plus à se préoccuper de la mise en page ni du format du document, il peut se concentrer sur son travail : la traduction.
C’est oublier un inconvénient de taille : le traducteur n’a plus de vision globale du texte. Il n’a aucune idée de l’organisation du texte en paragraphe, ne visualise pas le formatage qui a pourtant une valeur pertinente3.
Le traducteur est aussi dépossédé d’un certain pouvoir d’action sur le texte (prise d’initiative au niveau de l’enchaînement des phrases, par exemple), autant de facteurs qui ont aussi des répercussions sur la qualité de la traduction.
Il est vrai que cet inconvénient est moins sensible avec certains nouveaux outils, tels que Similis, mais ils ne sont pas encore très répandus dans les agences.
Qualité
La segmentation présente l’avantage de rendre beaucoup plus difficiles les oublis de phrase puisque le logiciel présente la totalité du texte, segment après segment, au traducteur. En revanche, cette méthode présente l’inconvénient de faire perdre le fil général du texte : on risque de ne plus traduire un texte mais des morceaux de textes mis bout à bout. De plus, il est clair que la réutilisation des segments déjà traduits (correspondances à 100 % ou moins) ne permet d’harmoniser la terminologie que si la mémoire utilisée est de bonne qualité et correctement entretenue. Or, la mémoire étant fournie par l’agence, le traducteur n’en est pas responsable et n’a aucune prise sur sa qualité. Les mémoires d’agences sont issues du travail de traducteurs nombreux et divers. Cela ne signifie pas forcément qu’elles ne sont pas de qualité mais cela implique en tout cas qu’elles ne sont pas très homogènes. Si la mémoire n’est pas bien entretenue (par l’agence), elle peut contenir des erreurs et la réutilisation des segments erronés conduira à une répétition des erreurs si le traducteur n’est pas vigilant. Par ailleurs, le problème des « faux 100 % » (segments source semblables ou similaires mais dont le contexte diffère et nécessite donc une traduction différente) impose, lui aussi, une grande vigilance. L’utilisation d’une mémoire et de glossaires intégrés telle que la permettent les logiciels de TAO favorise certes l’harmonisation terminologique mais ce peut être au prix d’une moindre cohérence globale : le texte devient un « patchwork » de segments de texte traduits séparément (segment par segment)4 et souvent par des personnes différentes. Est-ce vraiment un gage de qualité ?
Productivité
En permettant une réutilisation des traductions précédentes, ces logiciels permettent à n’en pas douter d’aller plus vite, en particulier pour la traduction de certains textes répétitifs (modes d’emploi, etc.). Il reste à voir à qui profite effectivement ce gain de temps : à l’agence et/ou au traducteur5 ?
Ce qui fait certainement gagner du temps au traducteur, c’est le fait de disposer de glossaires intégrés, mais la constitution de ces glossaires est plus ou moins compliquée selon les logiciels. Les recherches contextuelles, extrêmement utiles, peuvent épargner de nombreuses recherches documentaires et accélérer ainsi le travail (à condition, une fois encore, que la mémoire soit fiable). Néanmoins, si la mémoire est volumineuse, un même terme peut y apparaître un très grand nombre de fois et dans ce cas la vérification des occurrences sera longue et fastidieuse.
Soulignons que le traitement des correspondances partielles (c’est-à-dire inférieure à 100 %) est souvent pénible et plus long qu’une traduction directe et immédiate, surtout lorsque le traducteur n’est pas lui-même à l’origine de la mémoire utilisée.
Par ailleurs, pour que le gain de productivité soit réel, il faut que le traducteur ait l’outil bien en main, ce qui prend toujours un certain temps, variable selon le traducteur et le logiciel, et nécessitera peut-être même une formation spéciale. Enfin, comme avec tous les logiciels, des problèmes surviennent en cours de traduction et le temps passé à essayer de les résoudre n’est pas non plus favorable à un accroissement de la productivité.
Investissement
Les prix des logiciels de TAO varient considérablement. Les prix indiqués ci-dessous montrent qu’à deux ou trois exceptions près, il faudra débourser plus de 400 €, et que plusieurs logiciels avoisinent les 1000 €. Il s’agit donc d’un investissement important pour un traducteur débutant. Rappelons que dans le cadre du travail avec une agence, le traducteur n’est pas libre de choisir son outil mais devra acquitter le prix du logiciel requis par l’agence avec laquelle il souhaite travailler. Les produits sur le marché sont nombreux mais le logiciel préféré des agences reste Trados6, logiciel dont la version freelance valait 795 € en septembre 2008. Notons aussi que les nouvelles versions de certains de ces logiciels sont relativement fréquentes et onéreuses (par exemple 235 € pour passer de la version 7 à la version 8 de Trados).
Tableau comparatif des prix
Across Personal Edition | Gratuit pour les traducteurs indépendants qui s’enregistrent dans la base Across |
DéjàVu DVX Professional | 990,00 € |
MemoQ Translator Pro | 450,00 € |
MetaTexis Pro | 98,00 € |
MultiTrans Freelance | 457,46 € |
OmegaT (logiciel libre) | Gratuit |
SDL Trados 2007 Freelance | 795,00 € |
Star Transit | 700,00 € |
Similis Freelance | 950,00 € / 1045 € |
Wordfast | 250,00 € |
(tarifs relevés sur les sites respectifs début sept. 2008)
Stratégies de contournement d’achat
Diverses stratégies sont ouvertes au traducteur qui ne dispose pas du logiciel exigé par une agence et qui recule devant l’investissement. D’abord, la plupart des logiciels existent en version d’essai, généralement utilisable 30 à 60 jours, ce qui permet de traiter un premier contrat et de se faire une idée du produit. Ensuite, les traducteurs n’y pensent pas toujours, mais il existe souvent des accords entre agences et éditeurs de logiciels. Il n’est donc aucunement déplacé de poser la question à un gestionnaire de projet qui conditionne un gros contrat à l’acquisition d’un logiciel.
Voici l’exemple d’un courriel envoyé par SDL Trados cet été (rappelons que SDL est une grande agence de traduction qui a racheté Trados en 2005) :
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Le lecteur appréciera à sa juste valeur l’idée du traducteur « struggling to finance this investment ».
Autre stratégie : l’achat de groupe
En se regroupant entre traducteurs, à l’issue d’une formation ou en se rendant sur certains sites comme ProZ.com ou Translatorscafe.com, il est souvent possible de profiter de rabais importants.
Au cours de l’été 2008, on pouvait par exemple acquérir Wordfast pour 185 €, Trados + SDLX + Multiterm pour 495 €, Déjà Vu pour 790 €, etc.
Pour ceux qui, par principe ou pour d’autres raisons, renâclent décidément à faire un tel investissement, il existe une solution, qui n’est ni très satisfaisante, ni très agréable, pour contourner l’utilisation d’un logiciel de TAO fonctionnant dans l’environnement Word. Si l’agence accepte de fournir le texte segmenté, il suffit de saisir la traduction par écrasement du segment source dans le texte segmenté, en faisant naturellement très attention aux balises (solution possible EXCLUSIVEMENT en environnement Word, avec Trados Workbench, par exemple). Il est ainsi possible d’exploiter les segments présents dans la MT de l’agence (qui figureront dans le texte segmenté fourni) mais pas les éventuelles répétitions internes au texte. L’agence peut ensuite procéder au nettoyage du fichier comme s’il avait été traité avec le logiciel.
Enfin, une dernière stratégie consiste à utiliser un autre outil (son propre outil) à condition qu’il soit compatible avec celui exigé par l’agence. En particulier, travailler avec Wordfast (Classic) sur des fichiers segmentés avec Trados Workbench (et inversement) ne pose aucun problème
Les compatibilités se développent, même en environnement propre, les éditeurs ayant bien compris que s’ils veulent remettre en cause la prédominance de fait de Trados il faut qu’ils proposent des solutions de ce type.
Les éditeurs de Déjà Vu (DVX), Swordfish, MemoQ et Similis se vantent d’assurer la compatibilité des fichiers (y compris des fameux fichiers .ttx (TagEditor), à condition qu’ils soient déjà segmentés.
Le format TMX permet en outre d’exporter les mémoires.
Cette démarche implique une conversion des fichiers qui peut poser problème et rebutera sans doute les traducteurs non férus d’informatique. Les nombreuses listes de traducteurs permettront-elles de trouver de l’aide8 ?
Il est quand même conseillé de signaler à l’agence que l’on travaille avec un autre outil compatible (et d’essayer avant !).
Interaction entre agence et traducteur
Le travail avec l’agence peut se concrétiser de différentes façons.
- L’agence envoie le texte dans son format original, le texte présegmenté, une mémoire et un ou plusieurs glossaires. On peut considérer que c’est le cas idéal. Le traducteur récupère les segments avec une équivalence à 100 % ou moins ; il a la possibilité de se référer à la mémoire, de faire des recherches contextuelles et d’utiliser les glossaires. En principe, il gagne du temps (recherches terminologiques restreintes). De plus, il a accès à la MT qui peut être une source d’information intéressante (base de données). Il se heurte naturellement aux inconvénients déjà évoqués précédemment — en particulier au fait qu’il n’est pas à l’origine de la mémoire qui peut contenir des segments erronés ou contestables. De plus, le traducteur est limité dans ses choix. En principe, même s’il n’est pas d’accord avec les solutions validées précédemment, il est tenu de s’y conformer (ce point devra être clairement explicité). Le traducteur renvoie ensuite le fichier traduit non nettoyé qui servira à accroître la MT de l’agence.
- Certaines agences envoient des mémoires dont l’usage est limité dans le temps. Au bout d’une période x, le traducteur ne peut plus les ouvrir. Dans ce cas, pour conserver le fruit de son propre travail, le traducteur doit penser à constituer sa MT à partir de sa traduction.
- Il existe aussi des MT en ligne que le traducteur n’enregistre pas sur sa machine. Cette solution présente l’avantage de permettre à plusieurs traducteurs de travailler simultanément sur une même mémoire et donc de récupérer des segments traduits par les autres en cas, par exemple, de petits textes semblables traduits par des personnes différentes ou d’un grand projet réparti entre plusieurs traducteurs. Toutefois, ce mode de travail exige une connexion (ADSL) permanente et fiable à Internet et un matériel informatique puissant (dans le cas contraire, le passage d’un segment à l’autre peut s’avérer très lent, ce qui n’accélère évidemment pas le processus). Comme pour la mémoire à usage limité dans le temps, le traducteur doit s’astreindre à nettoyer ses fichiers pour se construire une mémoire à partir de ses propres traductions.
- Enfin, il existe des plateformes de traduction en ligne. Across ou Lingotek, par exemple, proposent une connexion à un serveur : le traducteur y accède en entrant un identifiant et un mot de passe et travaille directement sur la plateforme. Il y a un risque réel de dépossession du traducteur dans ce cas : avec le système de gestion de documents e‑Comidoc® proposé par la société EKIS, le traducteur quitte la plateforme quand il a terminé son travail et n’en conserve aucune trace : pas de texte source, pas de texte cible, pas de mémoire ni de glossaire. Notons que c’est une solution qui est très néfaste à la qualité de la traduction mais qui peut satisfaire les entreprises soucieuses de veiller à la confidentialité de leurs documents et de disposer sur une même plateforme de la totalité de leur documentation écrite.
Les tarifs
Les tarifs dégressifs appliqués par les agences sous prétexte de l’utilisation d’un outil de TAO constituent un problème récurrent qui suscite l’ire des traducteurs et occupe des pages et des pages de forums. Il faut noter qu’il n’y a pas vraiment de règle en la matière et que toutes sortes de combinaisons se côtoient. Par ailleurs, les pourcentages sont calculés automatiquement par les logiciels et les pourcentages de correspondance affichés sont parfois très surprenants9.
Voici les tarifs proposés / imposés par deux agences (avec leurs commentaires) :
Repetitions - 10% of new word rate
95%-100% matches - 20% of new word rate
85%-94% matches - 40% of new word rate
75%-84% matches - 60% of new word rate
Please confirm if these rates are acceptable for you10.
Dear Translator, the translation market is becoming more and more demanding and competitive. This is why we have had to take the decision to apply special tariffs when translations are carried out using assisted translation tools (Transit, Trados etc.)
No match and 50%-84% = full rate per word
85%-99% = 70% of the rate per word
100% and repetitions = 0% of the rate per word11
On notera la différence de présentation, la première agence demandant confirmation de l’acceptation ; la seconde imposant purement et simplement (dans les deux cas le résultat est probablement le même, le traducteur n’aura le contrat que s’il accepte les tarifs en question). Ici, la première agence propose de rémunérer tous les types de segments (mais à 10 et 20 % seulement pour les premières tranches), tandis que la seconde se propose de ne pas rémunérer du tout (0 %) les segments à 100 % d’analogie. En revanche la seconde agence paie de la même façon les « no match » et « fuzzy » (analogies partielles) jusqu’à 85 % tandis que la première fractionne davantage.
L’un dans l’autre, il n’est pas évident de déterminer laquelle de ces deux solutions sera plus favorable ou plus défavorable au traducteur.
Bases de négociation
Il est clair que les grilles tarifaires imposées par certaines agences posent problème et sont proches de l’exploitation. Cependant, un refus pur et simple n’est pas forcément la meilleure des solutions. Il n’est pas scandaleux d’accepter un tarif dégressif pour des textes répétitifs à traiter avec un outil de TAO — mais pas à n’importe quelle condition. Il s’agit de trouver des stratégies qui permettent de se faire respecter, de faire respecter son travail tout en gagnant correctement sa vie.
Voici quelques pistes de négociation qui sont bien sûr à adapter en fonction de l’agence (dont on commencera toujours par vérifier la fiabilité) et en fonction des circonstances :
- Ne jamais proposer de grille dégressive. Il est bien évident qu’il n’appartient pas au traducteur de prendre une initiative de ce genre si on ne le lui demande pas.
- Souligner la pénibilité du travail avec TAO et indiquer un tarif « no match » supérieur au tarif sans TAO. Le traducteur peut accepter de travailler avec l’outil imposé et d’appliquer un tarif dégressif mais à partir d’un tarif de base plus élevé, qui s’explique par différentes raisons : nécessité d’acheter l’outil, de se former à son utilisation, fatigue supplémentaire imposée par l’environnement de l’outil, etc. (cf. p. 2 ci-dessus).
- Ne pas accepter que les correspondances à 100 % ne soient pas payées du tout. Il est impensable de prétendre faire une traduction correcte d’un texte sans en lire la totalité — il est normal que le temps passé à lire le texte soit rémunéré, sans oublier le problème des « faux 100 % » (contexte, genre des pronoms, etc.) ; se mettre d’accord sur la possibilité de les modifier, le cas échéant.
- Ou au contraire : accepter que les correspondances à 100 % ne soient pas payées si tous les autres segments le sont au tarif plein.
- Ne pas accepter que les répétitions ne soient pas payées du tout. Les répétitions posent un autre problème, celui des modifications en cours de traduction. Si, à la fin de ma traduction, je décide que finalement je préfère remplacer tel terme par un autre, le remplacement peut prendre beaucoup de temps, notamment pour les langues à genres et/ou à cas (comme l’allemand). S’il faut remplacer un mot masculin par un mot féminin, toutes les occurrences devront être vérifiées, les articles et les adjectifs devront être contrôlés (accords et problème des voyelles initiales et des élisions en français).
- Faire une différence selon que l’agence fournit ou non la mémoire. En particulier, si l’agence ne fournit pas la MT, il est plus discutable d’accepter un tarif inférieur sur les correspondances à moins de 100 % puisqu’il sera plus difficile de repérer les endroits dissemblables. De plus, les recherches contextuelles ne sont pas possibles.
Propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle des mémoires de traduction pose un problème complexe qui a notamment été traité lors d’un séminaire organisé à Barcelone par l’Association espagnole et la Fédération Internationale des traducteurs en octobre 2007 (Séminaire sur les droits d’auteurs, la propriété intellectuelle et les outils de TAO, ASETRAD et FIT Europe). Y participaient M. Victor Vazquez (conseiller juridique auprès de l’OMPI), M. Mikael Johansson (conseiller juridique à la Direction générale de la traduction de la Commission européenne), Mme Marie Josée de St Robert (Chef du service linguistique de l’Organisation des Nations Unies à Genève) ainsi qu’un certain nombre d’acteurs du secteur privé parmi lesquels un représentant de Trados et le créateur de Wordfast.
Il ressort des débats que chacune des parties a des droits à faire valoir : le client initial peut revendiquer le contenu de la traduction puisqu’il a produit le texte source ; le prestataire (agence ou traducteur individuel) a produit la traduction qui est à l’origine de la mémoire et l’agence, intermédiaire entre les deux, coordonne la mémoire et en assure l’entretien12.
Il semble difficile de privilégier les droits de l’un par rapport à ceux de l’autre et il faut donc que soit clairement précisé dans les contrats de traduction si une mémoire ou un glossaire doit être remis en même temps que la traduction, si ces produits annexes ont un prix et ce que chacune des parties au contrat peut ou ne peut pas faire avec le matériel échangé.
Les mémoires de traduction ont de fait une valeur économique et les traducteurs participent à leur création. Or, par le biais des grilles dégressives, le traducteur est souvent moins payé au final alors qu’en plus de fournir la traduction, il contribue à la constitution de la mémoire de traduction qui sera ensuite réutilisée (et donc monnayée) par l’agence. Par ailleurs, il est bien naïf ou bien hypocrite de prétendre que le traducteur peut faire le choix de ne pas fournir une MT avec sa traduction. L’alignement des textes bilingues ayant fait de gros progrès, il est toujours possible de créer une mémoire de cette façon, c’est l’affaire de quelques minutes pour une personne expérimentée.
Conclusion
Les mémoires de traduction sont des outils dont la valeur est indéniable et qui, bien utilisés, peuvent apporter beaucoup à la traduction et aux traducteurs. Nous sommes quant à nous persuadée que ces outils vont continuer à évoluer et que leur utilisation va croître. Or, malgré leur intérêt, leur emploi dans le cadre du travail avec des agences de traduction s’accompagne d’un certain nombre d’inconvénients et problèmes pour le traducteur. Le traducteur dit « indépendant » se doit de justifier cette épithète et de faire valoir son indépendance. Il ne doit pas forcément accepter sans sourciller la manière dont les agences ont pris l’habitude d’imposer l’utilisation du logiciel choisi par elles dans les conditions choisies par elles. Dans son rapport avec les agences, le traducteur doit s’affirmer en tant qu’acteur économique à part entière. Il a, de fait, son mot à dire sur la façon dont s’organisent sa pratique et l’économie de son travail. Il doit donc avoir une vision claire de ces écueils et se défendre pour qu’au-delà « d’un outil de traduction », la TAO soit véritablement « l’outil du traducteur », d’autant que certains de ces logiciels — ou en tout cas la façon dont ils sont utilisés — présentent un risque réel de déresponsabilisation du traducteur. L’enjeu de cette prise de conscience conditionne sans doute une certaine conception de la profession.