La présente livraison des Cahiers du GEPE propose des travaux en lien avec deux thématiques certes différentes, mais qui, selon les angles d’attaque, peuvent présenter des intersections inattendues.
La première thématique abordée, les relations entre « langue(s) » et espace, reste une préoccupation constante dans l’ensemble du champ de la dialectologie, de la sociolinguistique, des politiques linguistiques…, mais aussi, de manière bien plus générale, dans de nombreux domaines de la linguistique, même (et pour éventuellement la contester) la linguistique systémique. Or, l’un des éléments centraux dans cet examen relationnel réside précisément dans la manière dont « espace » est compris. Si la notion est polysémique et polyréférentielle (cf. TLFi), il est particulièrement intéressant d’interroger le champ dont c’est l’objet par excellence, la géographie. Dans le passionnant Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés1 qu’ils ont dirigé, Jacques Lévy et Michel Lussault signent une entrée consacrée à l’espace2 et rappellent un cadre général :
L’espace […] existe, mais pas exclusivement. Cet énoncé se décline en deux propositions fondatrices.
– L’espace est un objet d’analyse consistant et pertinent. Contre des idéalismes de toute obédience qui font le pari que le réel est une illusion, plus ou moins relative et contre les matérialismes qui ne reconnaissent d’existence qu’aux choses matérielles et non à leurs relations, il faut tout d’abord affirmer le principe de réalité de l’espace – qui découle de l’existence celui d’un réel complexe.
– Pour autant, on ne saurait accepter la moindre dérive spatialiste. L’espace ne peut être conçu comme un objet-en-soi absolu, dont les principes d’organisation et les lois d’évolution ne devraient être cherchés et trouvés qu’en lui-même, à l’exclusion de tout le reste. (Lévy/Lussault, 2013 : 356)
Ils poursuivent plus loin :
[…] L’espace est sociétal de part en part, tout comme la société est spatiale de bout en bout, mais pas exclusivement (car elle est autant temporelle, sociale, politique, etc.). […] La dimension spatiale [comme « sous-système d’un Tout »], objet de la géographie contient toutes les autres de même que l’espace s’inscrit dans toutes les autres. D’où l’expression proposée : dimension multidimensionnelle, pour signifier que l’espace entre en entier dans la société qui niche en entier dans l’espace […]. [La nécessité] pour chaque spécialité dédiée à une dimension de penser les jeux des autres dimensions dans la sienne s’affirme impérieusement. (Lévy/Lussault, 2013 : 358)
En rappelant que « le territoire est un espace construit par la langue », Bénédicte Pivot est au cœur de la problématique en montrant notamment « le rôle que joue la langue dans la construction de territoires aux attributs identificatoires et la manière dont elle labélise l’espace devenant ainsi un marqueur d’authenticité. » Elle contextualise son propos en prenant appui sur des terrains aussi dissemblables que le Nicaragua, avec le cas du rama, et de la France avec le franco-provençal.
En choisissant un tout autre angle d’attaque, la contribution de Felix Tacke cherche à montrer que le « territoire linguistique » (notamment par le fait qu’il soit revendiqué comme tel) prend appui sur « le principe d’autochtonie » et que ses manifestations les plus visibles résident dans la toponymie ou, dans l’espace public, par la présence explicite de la langue de l’espace « territorial ». Par le biais « éthologique », le chercheur cherche à montrer que le rapport entre « langue » et « espace » serait une « « réalité vécue » par les locuteurs », presque intrinsèquement, par leur habitus.
Enfin, Sylvain Farge propose une lecture originale du lien entre « espace » et « langue » en proposant une réflexion contrastive de lexèmes structurants liés à la notion d’espace en français et en allemand, en interrogeant leurs « équivalences », à la fois sur le plan de leurs signifiés respectifs, mais aussi leurs désignés et leurs référents : la présence du lexème spatial dans diverses collocations révèle la saisie cognitive de l’espace. Il interroge non seulement les valeurs sémantiques, mais aussi lexicales de ces éléments, tout en les rapportant indirectement aux difficultés auxquelles se confronte la traduction dans ce domaine.
La seconde thématique, « Le rôle de la langue dans la revendication identitaire d’une communauté linguistique », a été retenue par les étudiantes de 2e année du master « Plurilinguisme et interculturalité » pour la journée d’étude qu’elles ont organisée en mai 2016, dans le cadre de leur stage en unité de recherche, sous la responsabilité de l’EA 1339 LiLPa/GEPE. S’il s’agit certes d’une thématique large et relativement bien établie dans la recherche3, le questionnement et les travaux sur « l’ »identité ont surtout montré à la fois la complexité de la notion et de ce à quoi elle réfère, que le sujet a des identités « multiples » selon la situation dans laquelle il prend part à une interaction ou, d’un point de vue dynamique, des identités en construction, en modification et en reconfiguration. Carmel Camilleri avait développé la notion de « stratégie identitaire »4 pour rendre compte à la fois d’une forme de complexité et de reconfiguration dynamique :
Pour tous les théoriciens actuels, l’identité n’est pas une donnée, mais une dynamique, une incessante série d’opérations pour maintenir ou corriger un moi où l’on accepte de se situer et que l’on valorise. C’est une configuration à deux faces indissociables, intégrant à la fois l’ensemble des valeurs du monde où nous nous installons et la promotion individuelle, ce dernier aspect correspondant à ce qu’on peut appeler la dimension « ontologique » de l’identité. […]
Mais nous ne menons pas ces opérations en toute autonomie ! Nous les effectuons au sein d’un environnement social qui édifie, lui-même, une configuration de réalité et de valeurs parallèle à celle que nous construisons. L’écart éventuel entre ces deux séries d’opérations, celle qui fabrique la société et celles que nous aspirons à élaborer, est vécu comme une mise en question de notre construction personnelle. D’où le déploiement de conduites permettant de réduire ou d’annuler cet écart : là est la source générale de productions de « stratégies » identitaires, par lesquelles chacun vise à restaurer l’image d’un monde et d’un moi à l’intérieur de ce monde. (Camilleri, 1998 : 253‑254)
Les « oscillations identitaires » que relève Luc Biichlé font partie des reconfigurations que mènent précisément les sujets. En effet, Luc Biichlé et Pascal Ottavi font le point de la complexité qu’engendre l’identité, soit sédimentée, soit toujours en recomposition, en s’appuyant sur des situations et des études particulières : Luc Biichlé montre que « pour les descendants [de migrants], la transmission familiale de la langue, la loyauté envers l’identité d’origine, les rejets ou assignations de la société constituent autant de sources d’oscillations identitaires ». Quant à Pascal Ottavi, dont le texte ne peut malheureusement pas être reproduit ici, il s’intéresse aux langues et à la construction identitaire en Corse en traitant de la « construction problématique d’une identité collective dans une société multiculturelle ».
Henri Boyer, pour sa part, propose dans sa contribution « Identité (nationale), nationalisme linguistique et politique linguistique. Réflexions à partir de quelques situations contemporaines » un tour d’horizon assez global, en définissant les notions en jeu et s’appuyant essentiellement sur la situation catalane en Espagne (et par contraste, sur la Galice) et, secondairement, sur le Paraguay. Ce faisant, il interroge le lien entre la langue et l’identité politico-nationale, qui reste d’une redoutable actualité, y compris en Europe occidentale.
Les questions autour des relations « langue(s) » et « espace », multiformes et évolutives, méritent sans doute que l’on continue à s’y attarder plus longuement. Un prochain numéro de Cahiers du GEPE pourrait y être complètement consacré.