Nous remercions Isabelle Löchner pour sa relecture attentive de notre texte.
Introduction
Lorsque, en 1985, des centaines de personnes se rassemblaient à Barcelone pour manifester contre l’entreprise espagnole de télécommunication Telefónica, il ne s’agissait pas de critiquer la politique des prix de la multinationale, mais d’exiger que celle-ci parlât non pas en espagnol mais en catalan avec ses clients catalans et que les cabines téléphoniques soient désignées en catalan, telèfon, au lieu de teléfono, appellation usuelle dans la langue de l’État. Sur les banderoles des manifestants, on pouvait lire : « ep ! cap cabina en castellà » ou « ep ! Telefònica, parla’ns en CATALÀ »1. Étant donné que la population catalane est bilingue et que les services rendus par l’entreprise espagnole sont parfaitement connus par toute la population espagnole, il est évident que le conflit ne portait pas sur des problèmes d’intercompréhension ou de traduction. Il s’agissait plutôt de faire valoir des revendications autant territoriales que linguistiques et dont le lien commun passe par l’identité collective. Les manifestants exigeaient, en effet, que l’entreprise s’adapte à la langue qui leur est « propre » (le catalan) et qui, suite à un processus métonymique, représente dès lors, selon eux, la langue « du territoire ». Cet exemple, comme de nombreux autres – comme les actes de « vandalisme linguistique » éliminant les dénominations de la signalisation routière dans la langue non voulue –, indique que les locuteurs croient en l’existence de certaines « normes territoriales » concernant l’usage des langues qu’ils cherchent à faire valoir.
Considérant que cette situation, ainsi que d’autres comportements observés partout lors de conflits linguistiques qui relèvent de certains principes généraux qui fondent les identités collectives, les langues et l’espace géographique habité, nous proposons d’adopter une perspective éthologique. Cette dernière permet en effet de redéfinir et d’élargir la notion de « territorialité linguistique » afin d’englober sous un même concept et de comprendre selon les mêmes principes les dimensions politique et juridique auxquelles le concept de « territorialité linguistique » a traditionnellement été réduit. Dans cette optique, lesdites dimensions ne sont qu’une stratégie spécifique liée au désir des groupes humains de prendre possession d’un espace. Pour ce faire, nous allons traiter d’abord, de façon théorique, la nature des rapports langue/espace géographique (1) pour proposer ensuite une extension de la notion de « territorialité linguistique » afin d’y intégrer autant la dimension éthologique que les dimensions politique et juridique (2). Finalement, les procédés essentiels à l’appropriation et au marquage du « territoire linguistique », nécessaires à l’analyse du comportement territorial des communautés linguistiques seront décrits (3). Nous illustrerons notre approche éthologique à l’aide d’exemples concrets, issus de l’observation de conflits linguistiques en Europe.
1. Les rapports langue/espace
1.1. Matérialité
Traditionnellement, l’étude des rapports entre langue et espace géographique constitue un objet de recherche privilégié de certains domaines de la linguistique. Cela est vrai surtout pour la dialectologie et la géographie linguistique dont les atlas linguistiques représentent l’exemple le plus emblématique. Néanmoins, l’intérêt de la géographie pour la dimension spatiale du langage n’est jamais allé jusqu’à une remise en question de la nature du lien entre les formes linguistiques et les lieux auxquels celles-ci s’associent (cf. Grassi, 1981). Dans le cadre du paradigme historico-comparatif, la réflexion s’est limitée aux aspects de la distribution et de l’extension historiques des parlers et des formes dialectales. C’est ainsi que le rapport entre les deux n’a jamais été posé comme problème théorique, ainsi que le signale Thomas Krefeld :
Die Räumlichkeit der Sprache ist selbstverständlich; sie ergibt sich daraus, dass Idiome in direkter Weise an spezifische Gegenden, d.h. an siedlungsgeographische Räume angebunden sind. (Krefeld, 2004 : 23)2
Pour réduire la complexité des liens potentiels entre langue et espace, Krefeld suggère une vision dichotomique qui distingue l’aréalité de la langue, c’est-à-dire la vision purement géolinguistique, de la territorialité de la langue, celle-ci se référant au statut d’officialité qu’une langue peut avoir dans un Etat ou une région en tant que langue des institutions. Bien que la plupart des linguistes considèrent ces dimensions spatiales du langage comme normales et ne posant aucun problème théorique, d’autres nient la relation en avançant que la langue, immatérielle en tant que technique culturelle et liée aux locuteurs, ne peut être que mobile (cf. Oesterreicher, 2007 : 70). En ce sens, dans un rapport de 1999 sur les « langues de la France » confié par l’État au linguiste Bernard Cerquiglini, alors directeur de l’Institut national de la langue française, celui-ci estime que la science
comprend mal l’expression « territoire d’une langue ». Ceci ne peut désigner la zone dont la langue est issue : en remontant le cours de l’histoire, on constate que toutes les langues parlées en France ont une origine « étrangère », – y compris le français, qui fut d’abord un créole de latin parlé importé en Gaule. La seule justification scientifique est d’ordre statistique, et de peu d’intérêt : elle revient à distinguer la zone qui, à l’heure actuelle, connaît le plus de locuteurs d’un parler donné. En d’autres termes, le vrai territoire d’une langue est le cerveau de ceux qui la parlent. (Cerquiglini, 1999)
Les arguments apportés par Cerquiglini ne sont pas faux. Dans une optique « scientifique » – Cerquiglini se réfère évidemment à une vision qui ne considère que l’existence physique – une langue n’a aucun lien direct avec l’espace géographique. Pourtant, associer un accent, un parler avec une certaine région ou une langue avec un pays ne relève pas seulement de l’« ordre statistique ». Au contraire, ce serait trop réducteur, surtout en sciences humaines, de réduire toute question au physiquement tangible. En dehors de l’existence physique du langage écrit sur des panneaux ou des murs (à savoir le paysage linguistique au sens de linguistic landscape), on pourrait être enclin à référer tout genre de relation, y compris les phénomènes dialectologiques inscrits dans les cartes des atlas linguistiques, au monde imaginaire. Or, d’un côté, le lien – certes indirect – entre les lieux et les parlers, entre les langues et les régions ou pays, passe évidemment par le locuteur sédentaire (en dialectologie : le « sujet » questionné), même si son rôle intermédiaire n’est jamais explicité. Dans cette perspective, la langue serait liée à l’espace parce que le locuteur est lié à celui-ci. À juste titre, Alain Viaut et Joël Pailhé (2010 : 25) constatent que « l’espace d’une langue est essentiellement composé du réseau de ses locuteurs ». D’autre part, la parole en tant qu’acte est toujours localisée. En effet, Trubetzkoy (1949 : 1) observe dans l’introduction de ses fameux Principes de phonologie que « chaque fois qu’un homme dit quelque chose à un autre homme, c’est un acte de parole. L’acte de parole est toujours concret ; il a lieu à un endroit déterminé et à un moment déterminé ». Voilà la réalité du rapport langue/espace.
1.2. Réalité vécue
La diversité empirique comprend aussi bien les comportements territoriaux mentionnés que la défense de « normes territoriales » de la part des institutions (cf. infra). Elle nécessite évidemment une approche qui soit à l’échelle autant des procédés associatifs qui en constituent la base que des phénomènes liés à l’éthologie de ce que nous appelons la « territorialité linguistique ». Au-delà de la seule considération du monde tangible de l’espace géographique et de la perspective « scientifique » (telle que Cerquiglini l’évoque), il faut intégrer la vision subjective ou intersubjective des locuteurs intéressés. Ceux-ci, forts de leurs expériences quotidiennes, croient en l’existence de liens entre les groupes humains, porteurs de toute sorte de traditions culturelles, et les territoires appropriés ou réclamés en tant que territoires linguistiques. Les croyances ainsi que les représentations mentales de la spatialité linguistique sont alors susceptibles de se refléter dans le comportement concret en se matérialisant dans des pratiques bien réelles et observables. Exclure cela de toute considération scientifique signifierait ignorer volontairement des faits empiriques, certes divers, mais importants, et fondés sur des principes conceptuels déterminés. C’est en suivant un raisonnement analogue que le géographe français Armand Frémont a argumenté en faveur de l’adoption de la notion d’espace vécu pour rendre compte de ce genre de phénomènes. Bien qu’il opte pour le terme région au lieu du terme ultérieurement préféré en géographie humaine (territoire), son approche nous semble fructueuse pour étudier l’éthologie de la territorialité linguistique :
L’espace, la région, les lieux ne peuvent plus être considérés tout à fait comme des réalités objectives que le géographe examine sous le regard froid de la science. La région est aussi, elle est peut-être même essentiellement une réalité vécue, c’est-à-dire perçue, ressentie, chargée de valeurs par les hommes. De là, l’angle sous lequel les géographes apprécient « normalement » les combinaisons régionales doit-il être lui-même réévalué. De nouvelles recherches s’intéressent ainsi particulièrement au « perçu » ou au « vécu », aux rapports psychologiques entre les hommes et les lieux, révélateurs plus délicats mais aussi plus fidèles d’une réalité plus globale que celle qui est couramment prise en compte par une géographie dite « objective ». (1974 : 231)
En partant d’« une réalité vécue, c’est-à-dire perçue, ressentie » (Frémont, 1974 : 231), il est possible d’envisager la territorialité d’une perspective psychologique tenant compte, d’un côté, des principes associatifs qui permettent de lier, au niveau cognitif, un parler ou une langue à un lieu ou une région déterminés (cf. Tacke, 2015 : 69‑84). De l’autre côté, cette perspective devra aussi englober l’étude des croyances des locuteurs, des représentations constamment recréées, autant discursives que cartographiques, pour pouvoir esquisser ainsi un dispositif théorique qui puisse rendre compte des comportements territoriaux observables. Dans ce sens, Viaut (2010 : 30) affirme que « le lien ressenti par les locuteurs envers le territoire […] renvoie au vécu […], le territoire linguistique apparaissant alors au sein d’une représentation triangulaire avec la langue et le locuteur ». Il s’agira d’étudier le comportement des communautés linguistiques en fonction des « rapports psychologiques » avec un territoire linguistique en tant que « réalité vécue […] chargée de valeurs »3. En effet, dans notre contexte, des groupes humains (de taille variable), qui parlent une même langue, partagent une histoire commune et qui se sentent par-là attachés à une même identité collective, constituent des communautés linguistiques (cf. Tacke, 2015 : 7‑9). L’approche proposée permet ainsi d’analyser le comportement territorial des communautés linguistiques, appelé ici « l’éthologie de la territorialité linguistique » en analogie, par exemple, avec l’étude des « nations » selon la conception qu’en a l’historien Benedict Anderson dans son livre marquant Imagined Communities (1983), traduit en français sous le titre L’imaginaire national. L’objectif sera d’analyser les principes fondamentaux et le fonctionnement de cet « imaginaire territorial de la langue ».
2. L’extension de la notion de « territorialité linguistique »
2.1. Dimension juridique
La notion de « territorialité » telle qu’elle est en usage depuis des décennies dans les études sociolinguistiques renvoie tout d’abord au principe dit de territorialité, principe législatif et juridique concernant le domaine de validité de droits et de compétences spécifiques (pour une vue d’ensemble sur la littérature correspondante, cf. Labrie, 1996)4. Opposé au principe de personnalité, selon lequel des droits sont conférés à des personnes, indépendamment de leur localisation, ce principe relève d’un système fédéral. Traditionnellement, le terme territorialité réfère simplement à un modèle législatif de gestion du plurilinguisme dans un Etat donné. Le terme technique territorialité de la langue proposé par Krefeld (cf. supra) en découle directement en indiquant le statut officiel d’une langue déterminée dans le domaine d’un État ou d’une entité régionale dépendante d’un État. En Europe, le principe juridique de territorialité constitue le modèle de prédilection et d’application effective dans la plupart des pays ayant intérêt à une gestion active de leur diversité linguistique (p. ex. la Belgique, l’Espagne et la Suisse) et celui-ci se trouve à la base de la plupart des dispositions de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (« la Charte »)5. Or, ce que l’on appelle le territoire linguistique découle d’un statut d’officialité et ne se réfère d’abord qu’à une réalité juridique, la compétence de régler l’usage linguistique des institutions publiques. Dans une étude révélatrice à cet égard, la juriste Jordane Arlettaz, se basant sur la théorie de l’État de Hans Kelsen (cf. aussi Barberis, 1999), constate à juste titre :
Le droit ne confère […] pas une langue à un territoire mais à une entité locale, à travers le transfert d’une compétence linguistique. Ce sont les organes de cette autorité publique locale, et subsidiairement les organes centraux de l’État installés sur ce territoire, qui répondent à un régime linguistique spécifique. Le territoire linguistique est donc avant tout le territoire sur lequel une entité locale dispose d’une compétence linguistique. (Arlettaz, 2006 : 33s.)
Alors que le territoire linguistique ainsi conçu peut être considéré comme un « élément “neutre”, se référant à des conditions d’effectivité et de validité de la norme juridique et ne reposant dès lors sur aucun critère factuel » (ib. : 24), l’officialité d’une langue et l’usage de celle-ci par les institutions publiques se manifeste de façon concrète dans le contact entre les autorités publiques et les administrés ainsi que dans le système scolaire, judiciaire etc. Il en découle, évidemment, une influence non négligeable sur la perception, de la part des locuteurs, de la spatialité linguistique et des normes linguistiques territoriales, susceptible de rendre tangible au quotidien ce qui semble d’abord purement juridique et neutre.
2.2. Dimension éthologique
Néanmoins, pour rendre compte non seulement de la perception mais aussi du comportement lié aux croyances en la spatialité des langues, dont le « vandalisme linguistique » (p.ex. en Belgique et en Corse) n’est qu’une manifestation particulièrement visible, il est nécessaire d’élargir le champ visuel aux aspects éthologiques. Pour ce faire, il est indiqué de recourir aux concepts de territorialité et de territoire, tels qu’ils sont en usage en géographie sociale, car ceux-ci rendent compte autant du lien psychologique que maintiennent les hommes avec « leur » terre que de la nature constructiviste des croyances, discours et représentations associés tout en englobant la dimension juridique déjà traitée.
Or, le rapport homme/terre est généralement présupposé, et donc rarement remis en cause. Comme l’explique le géographe allemand Friedrich Ratzel, la liaison spirituelle avec le sol qui caractérise les groupes humains est issue de l’habitude héritée de la cohabitation et se reflète, partout dans le monde, dans les mythes fondateurs de nombreux peuples (Ratzel, 1882 : 625 ; cf. aussi Guérin-Pace/Guermond, 2006 : 289). De la même manière, le Français Éric Dardel affirmait dans son livre L’homme et la terre qu’il s’agissait d’une prémisse de la géographie « que l’homme se sente et se sache lié à la terre comme être appelé à se réaliser en sa condition terrestre » (1952/1990 : 46). Jusqu’à aujourd’hui l’explication de cette condition terrestre et de l’« identité territoriale » qui en découle se limite à un renvoi au domaine « du sentiment et de l’impression subjective » (Guermond, 2006 : 292). Sous l’effet de ces présupposés, les concepts de territorialité, de territorialisation (l’acte) et de territoire (le résultat) au sens large renvoient à la tendance, non seulement animale mais aussi humaine (cf. Eibl-Eibesfeld, 1984), de s’approprier et de défendre l’espace6. La géographie s’est appliquée à intégrer autant l’acception juridique que le concept éthologique sous ce même terme :
La conceptualisation initiale du mot « territoire » dans les sciences politiques et juridiques, puis sa formalisation en éthologie, ont fait l’une et l’autre (au-delà de leurs différences) la part belle à l’idée que l’appropriation exclusive d’un espace par un individu ou un groupe était une condition de sa nature territoriale. (Debarbieux, 2003 : 911)
Grâce à son caractère englobant, cette conceptualisation géographique (cf. notamment Di Méo, 1998) s’avère facilement adaptable aux contextes linguistiques pour se référer à la tendance appropriative des communautés linguistiques dans la mesure où celles-ci fondent leur identité collective sur une langue commune. La territorialité juridique d’une langue ne serait dans ce cadre qu’une manifestation institutionnalisée et formalisée du comportement territorial de la communauté, en d’autres termes, un « mode de découpage et de contrôle de l’espace garantissant la spécificité, la permanence et la reproduction des groupes humains qui l’occupent » (Di Méo, 1998 : 51). La dimension juridique constitue dès lors un procédé élaboré afin d’assurer l’usage, la persistance et, éventuellement, la dominance de la langue propre par le biais de lois linguistiques et/ou un statut législatif d’officialité.
La territorialité linguistique, telle que nous la proposons ici, se conçoit donc au sens large et sous l’angle éthologique en tant que territorialité d’une communauté de locuteurs. D’un point de vue analytique, elle comprend
- la relation identitaire entre la communauté et la région habitée (par métonymie : la relation entre la langue et la région) ;
- la tendance à projeter la langue commune – en tant que spécificité culturelle – sur la région habitée (par métonymie : la langue de la région) ;
- la stratégie des individus, communautés et institutions pour territorialiser la langue commune dans la région et l’établir en tant que moyen de communication unique ou dominant.
3. Le « comportement territorial » des communautés linguistiques
La définition suivante des éléments centraux du comportement territorial des communautés linguistiques s’inscrit, évidemment, dans la considération de l’éthologie humaine en général, la territorialité linguistique étant un mode particulier de la territorialité des groupes humains, centré sur les aspects d’identité linguistique. Après le traitement de quelques questions préliminaires (3.1), seront présentés les éléments centraux à l’étude de la territorialité linguistique, à savoir les acteurs (3.2), les principes qui régissent la revendication de l’espace géographique en tant que territoire linguistique (3.3), ainsi que les procédés typiques de son appropriation et du démarquage (3.4).
3.1. Préliminaires : questions de perspective
Concernant la territorialité des groupes humains, l’éthologue autrichien Irenäus Eibl-Eibesfeldt (1984 : 430) affirme que, bien qu’elle ne soit pas innée, il y a tout lieu de la considérer comme une constante anthropologique. De même, Robert Ardrey (1966) l’appelle The Territorial Imperative, formule reprise et adaptée par le sociolinguiste québécois Jean A. Laponce (1993 : 19 ; cf. aussi Laponce, 1984) qui, pour répondre à sa question provocatrice « Do language groups behave like animals ? », évoque l’idée d’un « language’s territorial imperative ». Or Eibl-Eibesfeld (1984 : 418) précise que, normalement, la territorialité humaine ni se manifeste ni se perçoit à moins que l’identité culturelle et territoriale – et, dans notre cas : linguistique – ne se voie menacée et qu’il n’y ait de situation de conflit. En effet, la territorialité des communautés linguistiques se manifeste notamment dans les zones de contact entre deux ou plusieurs langues : par exemple, entre l’espagnol, langue d’État, et le catalan, langue régionale d’une communauté à identité collective très marquée, ou dans les nombreux cas où, notamment dans les grandes villes, les langues nationales se retrouvent face aux langues des immigrés. C’est ainsi que la territorialité, de même que l’identité, se définit en fonction du rapport à une ou des altérités et se renforce en cas de conflit7.
Étroitement liée à l’étude des conflits linguistiques, la diversité des phénomènes correspondants à la territorialité des communautés linguistiques invite à différencier les perspectives. Bien que, dans certaines zones de contact entre langues, les locuteurs perçoivent de manière immédiate un conflit qui est territorial à la base, tous ne partagent pas la même évaluation des faits. Comme le soulignent Jorge Cagiao y Conde et Juan Jiménez-Salcedo (2015) dans une problématisation récente de la notion de conflit linguistique, il est nécessaire de prendre en considération le point de vue assumé. Dans la perspective des locuteurs de la langue dominante, il est alors beaucoup moins probable qu’un conflit soit évalué comme tel.
En France, où tout rapport entre langue et espace géographique est nié sous l’influence séculaire de l’idéologie jacobiniste (cf. Tacke, 2015 : chap. 6.4), cela est sans doute vrai pour les locuteurs monolingues français même dans les territoires où l’on parle, traditionnellement, une langue régionale. À défaut d’un discours revendicatif, cela est souvent vrai même pour les locuteurs d’une langue régionale qui ne voient pas de raisons pour lesquelles « leur patois » devrait jouir d’une territorialisation plus forte et plus visible. En Suisse, État plurilingue par définition, les communautés sont au contraire beaucoup plus sensibles aux questions de territorialité. Et pourtant, dépendant de la « répartition territoriale traditionnelle des langues » (Constitution suisse, art. 70.2) en majorité et minorités selon les cantons et les communes, l’évaluation des faits peut différer. L’exemple des habitants francophones de Fribourg se prête à ce constat : d’un côté, la minorité germanophone, autochtone dans la même mesure que les concitoyens francophones mais minoritaire depuis le 19e siècle, réclame depuis des décennies que l’allemand soit représenté dans la vie publique, avant tout dans le linguistic landscape, de la ville, de l’autre côté, les francophones ont longtemps défendu l’exclusivité visuelle (concernant, notamment, la signalisation routière) du français en se bornant à nier l’existence d’un conflit. Ainsi, en 1982, confronté au problème, le syndic affirma :
À Fribourg, le problème du bilinguisme n’existe pas […]. Les problèmes importants […] sont d’ordre scolaire, culture, de relation entre administration et administrés : mais pas l’appellation des rues en deux langues ! (La Liberté, 1982)
Même au sein d’une communauté linguistique, la perception des conflits linguistiques territoriaux peut diverger. Le discours public, notamment la presse, documente bien comment les législateurs catalans, les partis politiques de la droite espagnole et, en dernier ressort, les Cours suprêmes jusqu’au Tribunal Constitutionnel s’impliquent dans un « conflit des territorialités » qui concerne l’usage public des langues. L’imposition de frontières linguistiques dans le cadre de l’interaction entre administration et administré afin de privilégier la langue propre (cf. Tacke, 2015 : 168‑171) en est un exemple.
3.2. Les acteurs : niveau collectif vs niveau individuel
La territorialité linguistique conçue autour de la dimension éthologique aborde une gamme très vaste de phénomènes partant de différents acteurs. Bien que ceux-ci représentent et agissent tous au nom d’une identité collective qui constitue la territorialité d’une communauté linguistique, ces acteurs peuvent s’engager à des degrés très variables. Il semble alors pertinent de distinguer un niveau d’action collectif d’un niveau individuel, sans pour autant que les limites soient toujours discernables.
Au niveau individuel, la territorialité des communautés linguistiques peut avoir, dans les zones de contact avec d’autres langues, son reflet dans le comportement quotidien, à savoir dans l’interaction entre les locuteurs de la langue propre et des non-locuteurs (pour une présentation plus détaillée, cf. Tacke, 2015 : 166‑168). À cette interaction banale s’ajoutent des comportements plus exceptionnels et/ou violents comme les actes de « vandalisme linguistique » où, dans des zones de signalisation routière bilingue, une des dénominations se voit éliminée ou même perforée par des balles.
À mi-chemin entre le niveau individuel et le niveau collectif, on trouve les actes de petits groupes ainsi que des représentants des institutions publiques. Alors que les fonctionnaires des institutions sont bien des individus, leur comportement – là où l’usage des langues s’appuie sur des dispositions législatives ou réglementaires – doit être considéré en fonction de l’institution qu’ils représentent vis-à-vis des citoyens. Mais il y a des situations moins claires comme dans le cas d’un scandale, révélé en 2010 en Belgique, où l’on a pu prouver que les bourgmestres de plusieurs communes périphériques de Bruxelles avaient passé des accords avec des promoteurs immobiliers ayant pour but « d’écarter les candidats acheteurs qui ne parlent pas le néerlandais ou qui ne semblent pas disposés à l’apprendre » afin de « défendre le “caractère flamand” de la périphérie de la capitale belge, menacé, selon eux, par l’arrivée d’habitants de Bruxelles, majoritairement francophones » (Le Monde, 2010).
Au niveau collectif, ce sont, d’un côté, les discours politiques dans lesquels peut se manifester la territorialité des communautés linguistiques lorsqu’il s’agit de produire et de perpétuer des idéologies, souvent d’allure nationaliste, qui lient la langue, le peuple et le territoire. Ainsi, en mars 2016, le Grup Koiné catalan publia un manifeste dans lequel les auteurs constatèrent, en accord avec la politique de normalisation du catalan et les prémisses de l’autochtonie (cf. infra) :
Que la llengua catalana és la llengua de Catalunya, en el sentit que és la llengua endògena del territori de Catalunya, on s’ha format i ha evolucionat històricament, i des d’on es va estendre als territoris contigus del País Valencià i les Illes Balears. És la llengua en què sempre ha parlat el poble català8. (Grup Koiné, 2016)
Il est évident que les manifestations contre l’aménagement linguistique des autorités dont les participants réclament que « leur » langue soit mieux représentée dans la vie publique ainsi que bien d’autres actes de défense s’appuient précisément sur ce genre de discours.
De l’autre côté, ce sont les institutions publiques mêmes qui assurent non seulement la domination de la communauté en tant que telle mais aussi la préservation et la domination de la langue « propre ». Cela se reflète alors autant dans la législation linguistique que dans la réglementation de l’usage des langues de ses fonctionnaires et même dans la jurisprudence. C’est ainsi que les institutions étatiques espagnoles tendent à défendre la domination de la langue d’État, le castillan. Les jugements en matière d’aménagement linguistique dans les régions bilingues du Tribunal Constitutionnel espagnol font constamment l’objet de critique de la part des régionalistes, car celui-là s’applique à limiter la portée de toute législation susceptible de renforcer la présence publique des langues régionales (cf. Vernet i Llobet, 2015).
3.3. La revendication du « territoire linguistique »
3.3.1. Rapports de force : majorité vs minorité
Le motif le plus simple de revendiquer un territoire repose évidemment sur les rapports de force entre un groupe et l’autre. C’est alors la majorité qui, selon le droit du plus fort, revendique la prédominance ou, du moins, des droits privilégiés. C’est ainsi que, dans certaines communes belges dites « à facilités linguistiques » (concession de droits linguistiques limités), où les francophones sont devenus majoritaires face aux « autochtones » néerlandophones, ceux-là revendiquent que de pleins droits linguistiques leur soient conférés. Face à cette francisation progressive, la Communauté flamande veille depuis les années soixante à empêcher qu’il y ait des collectes de données statistiques qui confirmeraient les rapports de force actuels (cf. Francard, 2009 : 114 ; Tacke, 2015 : 231sq.). Le principe que l’on pourrait appeler « de majorité » repose donc sur les rapports actuels entre un groupe de locuteurs et la terre habitée à un moment précis. Dans la modernité, le pouvoir de la majorité ainsi que l’ignorance des besoins des minorités passent souvent par des arguments économiques et le recours aux statistiques qui servent de justificatif. C’est ainsi que, suite à l’introduction, en 2012, d’une dénomination bilingue de la ville de Fribourg, affichée dans la gare pour rendre visible la minorité germanophone, le journal francophone de Fribourg présenta l’information sous la formule : « Ce qu’il en coûte d’être bilingue à Fribourg » (Signorell, 2012). Au niveau européen, pour donner un autre exemple, le terme de langue minoritaire se réfère à de nombreuses langues qui, dans le cadre de l’organisation politique en États-nations, se retrouvent dans des situations d’infériorité face aux langues (nationales) dominantes. C’est pour en compenser les effets négatifs que le Conseil de l’Europe essaie, par le biais de la Charte, d’améliorer les conditions écologiques des minorités linguistiques. Comme nous le montrons en détail dans Tacke 2015 (2015 : 216‑222), les dispositions de la Charte sont destinées spécifiquement à leur assurer, par le droit, une présence supérieure dans la vie publique, c’est-à-dire une niche territoriale propre.
3.3.2. Rapports d’histoire : autochtonie vs allochtonie
Cependant, les langues des immigrés sont expressément exclues de la protection de la Charte, car ceux-ci ne remplissent pas les critères qui justifient, selon une conception largement répandue, un traitement privilégié, à savoir un rapport historique avec la région en question. L’argument avancé pour promouvoir les langues minoritaires européennes est que celles-ci sont parlées traditionnellement dans leurs régions respectives. Le principe d’historicité ou bien de tradition est sans doute le plus central dans les discours de revendication territoriale et sert à tout genre d’exclusion sociale. Appelé autochtonie en langage savant, l’argument d’« être là depuis toujours », renvoie à l’histoire du peuplement, souvent mythique, d’une communauté qui justifie ainsi – indépendamment des rapports de force actuels – la revendication territoriale. Cette notion est aujourd’hui omniprésente dans les discours identitaires. Elle se traduit par diverses expressions comme indigène, tradition et traditionnel et, par métonymie, par la considération d’une langue comme « traditionnelle », telle que la décrit la Charte.
Le mot même et la notion remontent à l’antiquité grecque. Selon le mythe, Érichthonios, roi légendaire des habitants d’Athènes, était né de la terre même (d’origine chtonienne). Transférée par métonymie au peuple même, cette qualité servit plus tard d’argument pour renforcer l’identité collective contre les peuples immigrants (cf. Rosivach, 1987). C’est en exerçant la même fonction que le concept de l’autochtonie – sous ce terme ou sous d’autres dénominations – s’est maintenu jusqu’à nos jours. Pour ne citer qu’un exemple, Michel Houellebecq, dans son roman Soumission, fait parler ses figures d’une « guerre civile entre les immigrés musulmans et les populations autochtones d’Europe occidentale » et évoque des mouvements anti-islamiques qui s’appellent « Indigènes de la République » et « Indigènes européens » (2015 : 55, 68).
Mais la notion qui se définit en opposition à ce qui vient d’ailleurs (allochtonie) ne se limite pas aux discours xénophobes. Elle peut se référer à des personnes, à des groupes ou communautés, à leurs cultures et donc aux langues. Or, c’est encore par métonymie que la qualité d’autochtonie est transmise du groupe aux spécificités culturelles qui, entre autres, constituent son identité : la condition terrestre de l’homme passe pour être aussi une relation homologique entre la langue et le territoire. Or, la différence entre les locuteurs autochtones et la langue dite « autochtone » n’est pas faite de façon nette ni systématique9. Il s’ensuit que l’ambiguïté conceptuelle entre l’application de la notion aux hommes et son transfert aux aspects culturels qui les caractérisent est rarement remise en question et que la notion joue un grand rôle dans les discours revendicatifs.
Or l’idée d’« être là » depuis des temps immémoriaux, comme le prétendaient les habitants d’Athènes, ne s’entend que rarement au sens strict (contrairement à ce que suggère Cerquiglini, cf. supra). Il s’agit plutôt de défendre les intérêts de ceux qui, face aux revendications (potentielles) d’autres groupes, peuvent affirmer avoir été là les premiers sans qu’il y en ait d’autres qui puissent réclamer ce statut (cf. Allardt, 1996 : 343). La question du moment à partir duquel le statut d’autochtonie est à concéder, que ce soit à un groupe ou à une langue, est politique à la base et n’est donc soumis à des critères ni objectifs ni universaux (cf. Tacke, 2015 : 114‑116).
3.4. L’appropriation et le démarquage du « territoire linguistique »
Les exemples cités montrent bien qu’il s’agit de manifestations très diverses qui caractérisent, tout d’abord en situation de conflit, le comportement territorial des communautés linguistiques. Alors qu’il est difficile de fournir une typologie des actes de défense (individuels ou collectifs) qui expriment le comportement territorial des communautés linguistiques, on tentera d’esquisser, ci-après, une vue des procédés les plus typiques de l’appropriation et de la démarcation de l’espace géographique soumis à la territorialisation.
Les procédés d’appropriation discursive passent par la justification – le plus souvent par la référence au statut d’autochtonie – de la domination ou des privilèges sur la terre en question. L’exemple des discours (politiques) catalans démontre en même temps qu’il existe une liaison étroite entre les discours idéologiques nationalistes et ceux qui mettent en évidence la territorialité (linguistique) d’une communauté. Dans ce contexte, le domaine discursif aborde non seulement le medium textuel mais aussi celui, assez puissant, des représentations cartographiques, aptes à influer sur les associations et les perceptions des locuteurs. Ainsi, en Belgique, la représentation omniprésente – sur toute sorte de carte autant à l’école que dans les médias – de la frontière linguistique entre les territoires francophone et néerlandophone, instituée par une loi en 1962 (cf. Alen/Clement, 2008 ; Tacke, 2012), a produit une représentation mentale (mental map) profonde chez la plupart des Belges. Une enquête récente démontre que plus de la moitié des étudiants à qui l’on demande de dessiner leur vision du pays a intégré – sans que cela ait été exigé – la frontière dans leurs cartes respectives (cf. Rocour, 2013 ; La Libre, 2013). Si l’espace habité est ainsi chargé de valeurs (cf. supra) liées à l’identité collective et linguistique, les cartes – abstraites et simplifiantes par nature – contribuent à (ré)affirmer le rapport langue/espace géographique au niveau des représentations intersubjectives10.
Selon le principe « [d]énommer, c’est déjà s’approprier » (Lévy, 2003 : 908), l’appropriation et la démarcation d’un espace en tant que territoire linguistique passent aussi, dans toutes les situations évaluées, par le marquage toponymique de la région en question. Ainsi s’explique le fait que la Charte (art. 10.2g) de même que des textes comparables des Nations Unies11 renvoient à l’importance d’implanter les noms de lieu en langue minoritaire et que, suite à la fin de la dictature de Franco, les régions périphériques d’Espagne aient eu hâte de restituer les toponymes en langue régionale (cf. Tacke, 2015 : 293‑296). Giblin (2002 : 11) remarque à juste titre : « On peut se dire qu’il y a dans ces traductions [en langue régionale] un côté sympathique, couleur locale, mais ce n’est pas toujours le cas. En Corse, au Pays basque, on sait bien que le marquage du territoire par les toponymes est aussi un message politique ». La langue se met, au-delà de sa fonction communicative, au service de l’identité collective. Le géographe Joël Pailhé (2007 : 66) note à ce propos :
La langue est aussi un marqueur territorial, notamment par la toponymie. Elle désigne les aires de diffusion et d’extension, sans rapport direct avec la situation actuelle des locuteurs. Il s’agit donc d’héritages de pratiques entrant dans le cadre de la géohistoire et de la dimension territoriale des identités historiquement construites.
De la même façon, le linguistic landscape, c’est-à-dire tout marquage visuel (par l’écriture) de l’espace public, fait partie de la démarcation du territoire. Le concept promu par Landry/Bourhis (1997 ; cf. aussi Gorter, 2006) a fait surgir un objet d’étude qui s’intègre parfaitement dans la vision éthologique de la territorialité linguistique (cf. Tacke, 2015 : 163‑165). En effet, dans les contextes de contact et conflit entre plusieurs communautés linguistiques, le marquage remplit deux fonctions éthologiques à la fois, en accord avec les résultats de l’éthologie humaine générale (cf. Eibl-Eibesfeldt, 1984 : 442) : vers l’intérieur, c’est-à-dire envers la communauté propre (in-group), il renforce la solidarité et contribue à construire l’identité collective ; vers l’extérieur, envers les locuteurs d’autres langues, le linguistic landscape marque l’altérité (out-group) et sert à délimiter l’espace pour souligner la revendication du territoire.
Conclusion
Nous avons montré que la territorialité linguistique, vue sous l’angle éthologique, caractérise, directement ou indirectement, la plupart des conflits linguistiques qui se déroulent entre deux ou plusieurs communautés linguistiques à identité collective propre. Basée sur la territorialité humaine qui vise à l’appropriation d’un coin de terre, le comportement territorial des communautés linguistiques a pour objectif de projeter la langue « propre », en tant qu’élément distinctif et spécificité culturelle qui les différencie d’autres groupes (altérités), sur l’espace habité pour l’associer dès lors au territoire même : elle devient la langue du territoire. Ce lien, établi et constamment actualisé dans les actes de langage – toujours localisés – et par le biais de discours et de toute sorte de représentations, s’établit avant tout dans le cadre de la réalité vécue des locuteurs ; mais au-delà, le rapport ressenti se renforce et se matérialise, très concrètement, dans le marquage du territoire, d’un côté, par l’acte de dénommer les lieux (relation toponymique), de l’autre, par le marquage (écrit) de l’espace public (linguistic landscape). La conception de la territorialité linguistique, telle que nous la proposons, constitue une approche utile lorsqu’il s’agit d’analyser les conflits linguistiques d’un point de vue global, en incluant aussi bien les interactions individuelles que collectives et institutionnelles.