Présentation

DOI : 10.57086/cpe.997

Texte

  • PDF

Le choix thématique de la présente livraison de la revue Les Cahiers du GEPE est issu des choix scientifiques antérieurs de l’Unité de Recherche à laquelle la revue est liée. Même si cette unité travaille essentiellement dans le domaine des sciences du langage, d’autres normes (culturelles, politiques, idéologiques, sociales, …), qui ne sont pas sans lien avec le(s) langue(s), trouvent aussi leur place dans le très vaste champ1 qui est interrogé ici.

Il s’agit ici d’une petite contribution à la réflexion sur les normes, la ou les langues y jouant un rôle important, soit comme objet de la norme, soit comme catégorisation d’une norme ou encore dans le rapport aux normes.

S’agissant des champs de recherche autour du fait linguistique, l’on peut relever, à la suite de Moreau et de Baggioni (1997 : 217-223), repris et travaillé par Ledegen (2013), que le lexème « norme(s) » trouve une utilisation tardive dans les sciences du langage, même si la pratique normative au sens premier, la grammaire tout particulièrement, relève de la norme au sens le plus étroit et le plus commun et a toujours été présente dans ce domaine.

Moreau et Baggioni présentent une typologie que Ledegen propose d’élargir à d’autres éléments comme le sentiment d’insécurité ou de sécurité linguistique ou encore celui de l’hypercorrectivité, tous deux étant particulièrement présents dans « les situations de normes en contact » (Ledegen 2013 : 376), incluant ainsi des éléments non linguistiquement motivés. Aussi ne sont-ce pas tant les trois premiers types de normes proposées dans la typologie devenue assez classique en sociolinguistique qui seront essentielles dans l’ensemble des contributions à ce numéro, mais bien plus les normes subjectives qui, d’une manière ou d’une autre, sont abordées par l’ensemble des articles.

Pour mémoire, Moreau et Ledegen distinguent cinq types de normes, dont la critérisation et la catégorisation pourraient certes être discutées, mais qui nous permettent de mieux situer les « normes » abordées par les différents contributeurs :

  • les normes de fonctionnement (Moreau 1997 :218) ou objectives (Ledegen 2013 : 376), que ces auteurs appellent aussi normes de fréquence, etc.), qui s’appuient sur les habitudes (quasi statistiques) partagées par les locuteurs d’une communauté ;
  • les normes descriptives, qui décrivent le fonctionnement constaté de l’usage qui est fait de la langue ;
  • les normes prescriptives qui fonctionnent comme « la » norme à respecter et à suivre. Cela implique qu’il n’y ait qu’une seule norme (contrainte) et qu’une variation (quelle qu’en soit la nature) y contrevient.
  • Les normes évaluatives, c’est-à-dire subjectives qui renvoient aux représentations qu’ont les locuteurs de la langue, et qui évaluent les langues ou certaines formes de la langue d’un point de vue esthétique, moral ou affectif.
  • Les normes fantasmées sont partiellement aussi des normes entrant dans le domaine de l’hypercorrectivité et sont en cela également tout autant subjectives.

Ces deux derniers types de normes sont également liés à la manière dont les chercheur·e·s les délimitent et les conçoivent, c’est-à-dire qu’il n’est guère pensable que le/la chercheur·e n’ait pas également une vision, un vécu, un ressenti, etc. par rapport aux normes qui relèvent de sa propre histoire et de sa subjectivité.

Dans ce sens, c’est fondamentalement le rapport aux normes, c’est-à-dire les attitudes et représentations linguistiques, soit la réalité subjective qui joue un rôle central dans la question des normes, y compris pour les langues et bien au-delà des langues.

D’une certaine manière, il s’agit d’une ligne de crête partagée des sciences humaines où le rapport aux normes linguistiques certes, mais aussi sociales, culturelles, politiques, idéologiques, etc. forme un point central autant dans la vie des sujets que dans les sciences qui étudient à la fois les normes et les rapports des sujets aux normes.

Or, non seulement le rapport aux normes ainsi que l’étude du rapport aux normes semblent être largement présents dans les préoccupations d’une vision et une étude synchroniques du monde, mais aussi dans une réflexion diachronique à la fois des normes et des rapports aux normes ou encore d’un point de vue comparatif, dans de multiples directions.

En proposant une étude lexicale d’une valeur du nom de « norme », Catherine Schnedecker2 aboutit à la conclusion que « la définition lexicographique de norme ne rend compte que très imparfaitement de son usage. […] Bien que partageant certains points communs avec le terme de loi, cet emploi ne correspond pas réellement à la « norme » telle qu’elle est décrite par les dictionnaires, située entre quantité et qualité. » (Schnedecker 2010 : 99-100) et incite à poursuivre à la fois le travail définitoire et le travail thématique.

D’une certaine manière, Odile Schneider-Mizony dans L'historiolinguistique face à la norme de l'allemand propose une sorte de fresque montrant que la norme peut ne jouer qu’un rôle plus qu’annexe, investir des fonctions sociales ou, en quelque sorte, être une sorte d’instrument sans réelle fonction si ce n’est celle d’exister. Cela implique que la catégorisation même de « norme » et l’objet qu’il représente peut différer fortement, selon la vision que le/la chercheur·e a de la langue et de sa fonction.

En s’intéressant au Discours sur le génitif en grec moderne, s’agissant de la norme, de la variation et du changement linguistique, Irini Tsamadou-Jacoberger montre que « la perception de la norme va de pair avec les objectifs fixés par les acteurs, qui varient, selon les cas, entre l’explication, la prescription et la description. » De la même manière, Martha Makassikis met l’accent sur « la subjectivité des normateurs et des usagers potentiels » tout en prenant également position comme chercheure à propos de La norme orthographique et les Rectifications de 1990 : vers une évolution de nos représentations sur l’orthographe ?

Dans sa contribution De la surnormalisation langagière, Yannick Lefranc, se penche sur la question de la surnormalisation du français (comme langue légitime) et souligne que « les citoyens français s’approprient et maîtrisent le français inégalement », « bien que la politique linguistique et éducative officielle ait pour mission de diffuser le français national à tous les habitants de l’Etat-nation ». Il estime que « l’enseignement scolaire du français standard écrit apparaît comme crypto-initiatique » et que « la surnormalisation démocratique du français national-international reste à inventer. »

De son côté, Amalia Todirascu (Dictionnaires électroniques : normes de représentation) montre que la chercheure est également confrontée à des choix dans la palette des normes utilisées pour la représentation des données dans les dictionnaires électroniques et lexiques destinés aux outils de Traitement automatique des Langues.

Cette question de la subjectivité ou de l’importance de la subjectivité, aussi bien dans l’usage terminologique que dans les normes culturelles et sociales auxquelles il renvoie, est montrée de manière assez glaçante par Laure Gautherot dans sa contribution L’élection du « mot horrible de l’année » en Allemagne ou la condamnation d’une infraction lexicale aux normes communicatives, texte auquel fait écho l’article de Nathalie Hillenweck « Leitkultur, Grundgesetz et normes », qui interroge les liens entre Leitkultur, Grundgesetz, normes et culture à partir d’analyses notionnelles proposées par différents auteurs, philosophes, sociologues ou juristes.

Dans Les émissions en dialecte de France 3 Alsace : des programmes hors normes pour des parlers hors normes ?, Pascale Erhart propose un questionnement qui relève d’une problématique que l’on pourrait certes inclure dans les paradoxes qu’amène la mondialisation et elle se demande « comment [il se fait] qu’à une époque où tous les locuteurs dialectophones alsaciens comprennent au moins une langue standard, ces émissions en dialecte perdurent ? La langue dans laquelle elles sont diffusées en fait-elle une catégorie d’émissions télévisées à part – autrement dit, hors normes ? »

Enfin, Jean-Jacques Alcandre clôt le numéro en entraînant le lecteur dans le champ de la théorie de la réception, en particulier celle de Hans Robert Jauß. Dans Transgression des normes et innovation littéraire, J.-J. Alcandre montre que, pour ce chercheur, « l’œuvre novatrice est donc celle qui déclenche avec les normes et repères littéraires et sociaux officiellement imposés ou faisant l’objet d’un large consensus un jeu subtil de respect et de transgression qui stimule la triple relation entre l’auteur, l’œuvre et le public et finit par emporter l’adhésion en faveur de son caractère novateur. »

Les grains sont semés, aux lecteurs de s’en saisir !

1 Une première bibliographie de travail établie par Arlette Bothorel-Witz, Theresia Choremi et Irini Tsamadou-Jacoberger en 2008 recensait, dans un

2 Plusieurs collègues ont publié des contributions concernant les normes dans d’autres publications : l’article « Normes de l’écrit vs. normes de l’

Bibliographie

BAGGIONI Daniel et MOREAU Marie-Louise, 1997, « Norme », dans MOREAU Marie-Louise (éd.) Sociolinguistique. Les concepts de base, Sprimont, Mardaga, p. 217-223.

LEDEGEN Gudrun, 2013, « Normes », dans SIMONIN Jacky et WHARTON Sylvie (dir.), Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts, Lyon, ENS Éditions École normale supérieure de Lyon, p. 375-397.

SCHNEDECKER Catherine, 2010, « Une valeur du nom de norme : étude lexicale », dans HUCK Dominique et CHOREMI Sia (travaux réunis par) Parole(s) et langue(s), espaces et temps. Mélanges offerts à Arlette Bothorel-Witz, Strasbourg, Université de Strasbourg, p. 91-100.

Notes

1 Une première bibliographie de travail établie par Arlette Bothorel-Witz, Theresia Choremi et Irini Tsamadou-Jacoberger en 2008 recensait, dans un premier temps, 200 monographies et articles de base…

2 Plusieurs collègues ont publié des contributions concernant les normes dans d’autres publications : l’article « Normes de l’écrit vs. normes de l’oral : le cas de la communication par chat en français et en allemand » de Vincent Balnat est paru dans le n°3/2011 des Nouveaux Cahiers d’Allemand, p. 241-258, Catherine Schnedecker a publié une réflexion lexicale dans le volume de Mélanges offert à Arlette Bothorel-Witz (cf. infra), Dominique Huck s’est intéressé aux normes d’une oralité évolutive et/ou changeante dans plusieurs travaux, entre autres : (en collaboration avec Arlette Bothorel-Witz), 2014, « La standardisation de l’alsacien : une question récente qui a suscité peu de débats », dans ELOY Jean-Michel (dir.) Standardisation et vitalité des langues de France, Paris, Carnets d’Atelier de Sociolinguistique n° 9, L’Harmattan, p. 51-62 ; (en collaboration avec Pascale Erhart) (sous presse) « Enseigner l’alsacien. Mais « lequel » ? » dans FORLOT Gilles et OUVRARD Louise (dir.) Variation et enseignement des langues: le cas des langues à faible diffusion, Paris, Presses de l’INALCO et (à paraître), « Dialectal speech in Alsace/ Alsatian » in BOAS Hans, DEUMERT Ana, LOUDEN L. Mark, MAITZ Péter (eds.) Varieties of German worldwide, vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press.

Citer cet article

Référence électronique

Dominique Huck, « Présentation », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 10 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=997

Auteur

Dominique Huck

Professeur émérite de l’université de Strasbourg, responsable des Cahiers du GEPE. Ses travaux s’ancrent dans le champ de la dialectologie, de la sociolinguistique et des politiques linguistiques, en particulier dans le domaine éducatif.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution – Partage dans les mêmes conditions 4.0 International (CC BY-SA 4.0)