Présentation
En d’autres temps, le philosophe Louis Althusser (1918-1990) produisait des textes qu’il considérait comme « des notes pour une recherche »1. Pendant plusieurs années, cet auteur se distingua par des textes d’intervention se positionnant dans des conjonctures. Parmi les productions les plus célèbres d’Althusser, le texte sur les Appareils Idéologiques d’État (1970) fait figure de référence à la fois stimulante et complexe. Texte stimulant, car il complétait la théorie marxiste par la production de nouveaux concepts ; texte ambitieux, car il envisageait le poids de l’État dans la sphère non plus publique, mais du privé, texte d’actualité, car datant de 1970 alors qu’il devenait nécessaire de penser la question éducative et scolaire dans une perspective marxiste dans laquelle était en jeu la lutte des classes ; mais également, texte incomplet, car il s’agissait de notes, qu’il fallait prolonger, éprouver, reprendre. L’enjeu d’une rubrique « Notes pour une recherche » est donc de montrer, depuis l’actualité, des chantiers possibles et des angles épistémologiques à approfondir, en reconnaissant l’inscription d’un chercheur dans un environnement social, culturel, économique et politique.
Introduction
Si la mobilisation étudiante du printemps 2018 s’est connectée au projet de réforme de l’entrée dans l’enseignement supérieur (la loi ORE2 et la mise en place de Parcoursup3), la réforme en question n’est pas au cœur de notre texte4. Celui-ci aborde la rencontre manquée entre l’université et cette parole étudiante critique pendant ce contexte houleux lié à la réforme en question. En cela, il s’agit bien d’un article de recherche qui souhaite s’interroger sur les événements qui ont eu lieu, et dans le même temps, sur la possibilité, pour le chercheur, de penser ce qu’il s’est passé.
Les mobilisations étudiantes, un objet brûlant
Sur différents campus français, plusieurs mouvements étudiants ont émergé à partir du mois de mars 2018. Ces différentes actions et manifestations ne venaient pas de nulle part. Elles faisaient suite à différentes mobilisations étudiantes, et plus globalement sociales, en cours depuis plusieurs semaines et mois. Dans ce contexte, la commémoration des événements de Mai 68, qui débutèrent le 22 mars 1968 sur le campus universitaire de Nanterre, avait pu faire office d’accélérateur. Le 23 mars 2018, à Nanterre, pendant que différentes manifestations culturelles et scientifiques étaient programmées en relation avec cette histoire locale (en parallèle à d’éventuelles initiatives éditoriales), on pouvait observer furtivement, dans quelques graffitis anonymes, la trace d’un retour possible de l’histoire malgré les processus de récupération : « commémoration = récupération », « commémorer c’est enterrer », « Mai 68 ils commémorent on continue »5. Paradoxalement, ce n’est pas à Nanterre que les premières actions à l’université eurent lieu, mais sur d’autres campus du territoire métropolitain, comme à Montpellier ou à Toulouse. Elles prirent souvent des formes ordinaires : manifestations, blocage de bâtiments, Assemblées Générales, etc. Mais, parfois, des formes nouvelles6 apparurent, comme par exemple l’autogestion des activités proposées sur le campus ou encore l’autodiffusion d’un message de revendication sur les réseaux sociaux par quelques étudiants de Tolbiac, campus renommé à l’occasion « Commune libre de Tolbiac ».
Alors que les librairies voyaient fleurir dans leurs rayons de nouvelles publications sur Mai 68, la mobilisation étudiante était liée à un projet en particulier : la loi ORE et la mise en place de Parcoursup. La critique s’inscrivait dans une défense plus large de l’Université comme service public. Sur chaque site mobilisé, ce contexte global se liait à des contingences locales : à Toulouse, par exemple, la question de la fusion entre deux universités était un élément qui venait s’ajouter aux débats et aux revendications7. Ce poids du local est d’autant plus important à prendre en compte que la mobilisation s’était parfois amplifiée au gré d’événements particuliers : des interventions diverses pour débloquer les universités ressenties comme des violences policières ou marquées politiquement. Nul doute qu’à Montpellier puis à Nanterre, les interventions pour rétablir l’ordre nourrissaient la mobilisation des partisans des AG et des blocages8. Néanmoins, il faut bien comprendre que derrière la mobilisation étudiante se jouèrent des expériences de blocage, mais aussi des regroupements anti-blocage qui constituaient un autre visage de cette mobilisation globale9.
Ces questions propres à l’Université et aux conceptions de l’enseignement supérieur se connectaient parfois à d’autres revendications et pouvaient se lier à d’autres groupes sociaux, notamment les lycéens mais surtout les cheminots ou les personnes travaillant en EPHAD10. Le leitmotiv bien connu de la convergence des luttes était susceptible d’accélérer les prises de paroles et les mobilisations. Par conséquent, ces problèmes locaux s’inscrivaient dans une gamme assez large de mobilisations et de revendications (évacuation de la ZAD de Notre Dame des Landes, changement du statut de la SNCF, mobilisations des avocats spécialisés dans le droit à la personne) qui s’invitaient dans les médias et les communications politiques. Chaque conflit social pouvait d’ailleurs se nourrir potentiellement des autres, et notamment de ces viviers (retraités, militants pro-ZADiste, cheminots, lycéens, avocats, etc.) d’autant que l’information circulant dans les médias entretenait le flou sur la situation réelle11.
Ce texte n’est que peu lié au débat sur la loi ORE et Parcoursup, puisque la question au centre de notre réflexion est : que faire de la parole étudiante critique ?12 Cette question nécessite une réflexion sur les événements à l’œuvre, mais aussi, et surtout, le cadre épistémologique et les outils nécessaires pour être en mesure de penser ce qu’il était advenu dans ce contexte. Ce type de question s’inscrit légitimement dans cette revue en tant qu’elle s’intéresse aux pensées d’ailleurs. Comme toute mobilisation, il s’agissait initialement d’un objet brûlant, médiatique, polémique, mais cela reste un objet à penser.
Le chercheur et le présent auquel il participe
À travers l’actualité des mobilisations étudiantes, il n’est pas inintéressant de contribuer, modestement, à une histoire du temps présent consacré à l’enseignement supérieur français, une réalité institutionnelle à laquelle nous contribuons, de fait, en tant qu’agents institutionnels. En effet, en tant qu’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation, nous avons été confronté à des échanges et des débats pendant lesquels se sont dessinées plusieurs lignes de fracture : pour ou contre la loi ORE et Parcoursup, pour ou contre une mobilisation axée sur des actions de blocage.
Il apparaîtra peut-être logique, aux yeux du lecteur, que cette question d’actualité touche particulièrement des universitaires de cette discipline (la 70e section : les sciences de l’éducation et de la formation13) car les recherches circonscrites dans ce champ peuvent porter sur le système éducatif, scolaire et universitaire, c’est-à-dire ce qui précède, détermine le projet de Parcoursup, tout autant que ce qui peut être impacté par ce dispositif. Par ailleurs, par le passé, les sciences de l’éducation ont longtemps hébergé des chercheurs travaillant dans le cadre de l’analyse institutionnelle qui, justement, traitant grandement des mobilisations sociales, et notamment étudiantes, en abordant la question de l’implication14. Pourtant, depuis plusieurs années, on a également pu assister à la critique de la cécité des enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation à l’égard de ce qui peut déterminer le champ scolaire (Baudelot et Establet, 2004). Plus proches de l’actualité, certains feront également remarquer la participation d’enseignants-chercheurs au conseil scientifique mis en place par le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer (1964-), et qui fit émerger une vague d’inquiétude dans certains milieux pédagogiques, inquiets qu’un jour « la science » vienne dire aux praticiens comment éduquer. De ce point de vue, il n’était pas si évident, finalement, que les sciences de l’éducation s’intéressent aux événements de ce printemps 2018. Ce n’était pas un mince paradoxe alors que les contenus d’enseignement de cette offre de formation traitaient de la question des inégalités devant l’École, de l’histoire de la démocratisation scolaire, des questions philosophiques à l’œuvre dans la formation de soi et l’éducation, autant d’éléments qui pouvaient nourrir l’instruction des débats en jeu.
Spectateurs de ces mobilisations, s’intéressant également au traitement médiatique de la situation, nous en avons été des observateurs privilégiés sans que cela ait pu être anticipé. Avions-nous la meilleure place pour apprécier ce qu’il se passait devant nous ? Comment, d’ailleurs, pouvions-nous penser les événements qui se déroulaient sous nos yeux ? Notre positionnement était nécessairement complexe car nous étions tiraillés entre la loyauté à l’égard de l’institution universitaire et la connaissance empirique que l’on pouvait avoir par ailleurs de ces événements. Malgré les éléments d’ordre socio-historiques pourtant fort bien connus, et sur lesquels nous reviendrons par la suite, une thèse dominante, parfois relayée par quelques institutions, médias et intellectuels, s’était développée rapidement à partir de la théorie de la dictature de la minorité, et des divers stratagèmes mis en place pour maintenir cette dictature (pression, menaces, horaire et durée des AG, etc.). Cette interprétation produisait un effet d’illégitimité à des niveaux différents. L’idée qu’une poignée d’individus parlant pour le plus grand nombre qui n’avait rien demandé à personne pouvait indisposer n’importe quelle personne. La nature même des revendications fut rapidement remise en cause : les bloqueurs avaient « mal lu », ou pire, avait procédé sciemment à de la « désinformation ». Progressivement, on voyait émerger des tentatives de déstabilisation évoquant des étudiants en Lettres, paresseux, marginaux, incompétents, et parfois sales et alcooliques15. Nul doute que ce discours de stigmatisation trouva rapidement un public. Cette thèse dominante (dont il est difficile de dire si elle détermina le traitement médiatique des événements ou si la médiatisation conditionna le regard ordinaire sur ce qu’il se passait) était portée par divers postulats : i) il y a peu d’étudiants bloqueurs ; ii) ce sont des étudiants militants ; iii) ils sont aidés, encouragés, par des militants hors université16. Au final, les enjeux de cette thèse semblaient proches de ce qu’on avait pu observer, par le passé, par rapport à la logique policière à l’œuvre dans les regards socio-historiques produits lors des mouvements sociaux des années 1960. La conclusion à l’œuvre pouvait se résumer dans cette phrase : circulez, il ne se passe rien, et ainsi, « toute révolte collective est désamorcée » (Ross, 2010, p. 13). À la question « que faire de la parole étudiante critique ? », la thèse dominante a déjà une réponse : il n’y a pas, à proprement parler, une parole ; il y a du bruit, des cris, des gémissements.
C’est sans doute le moment de tenter de croiser ici différentes approches méthodologiques pour essayer de penser la situation en présence, dans laquelle nous, enseignants-chercheurs, sommes en quelque sorte à la fois juge et partie, et particulièrement exposés à un grand récit explicatif. À travers ce texte, nous souhaitons prolonger les passionnantes réflexions déjà engagées par Antoine Savoye autour de la rencontre possible entre socio-histoire et analyse institutionnelle (2003). Ce dernier envisageait deux possibilités de recherche à partir de cette rencontre : une socio-histoire institutionnelle ou une clinique socio-historique17. Comme l’intéressé l’écrivait en 2003 : « Cette alliance entre le projet socio-historique et l’AI [Analyse Institutionnelle] est – on l’aura compris à l’emploi du conditionnel – est à inventer » (Savoye, 2003). Trois types d’intentions dans ce projet nous ont inspiré : la mise en intrigue historique comprenant différentes temporalités et espaces, l’approche clinique d’une institution, ainsi que l’objectivation de la question de l’implication. S’il conviendrait d’approfondir davantage ces questions, nous avons souhaité esquisser dans un premier temps une mise en récit, de l’intérieur et en creux des discours médiatiques, de la situation locale, contribuant à objectiver tout autant la situation locale que l’enracinement personnel (Savoye, 2003) mais également le contexte global. Dans un second temps, nous allons revenir sur les conditions de possibilité d’un tel événement. Enfin, dans un troisième temps, nous reviendrons sur ce qu’il reste à étudier, et pour quelles raisons cet excédent est fondamental à décrypter.
Pour quelles raisons ce texte peut-il entrer dans notre rubrique « Notes pour une recherche » ? Ces quelques lignes cherchent à prendre du recul et de la distance par rapport à un ordre du discours et des interprétations toutes faites, déjà prêtes à circuler dans l’espace social, afin d’être attentif à des phénomènes, des pratiques, qu’il est fondamental d’arriver à décrypter et à objectiver. Indépendamment du débat (éternel) sur la sélection à l’université se jouent d’innombrables questions, que les chercheurs doivent pouvoir s’approprier au prix d’un regard épistémologique différent. C’est en cela qu’il s’agit de notes pour une recherche, car ces lignes esquissent des recherches possibles, à mener par d’autres, sur des objets, qui loin d’être anodins, sont des réalités qu’il est urgent de penser.
D’une certaine manière, nous avons essayé, à notre modèle échelle, de reproduire dans une autre conjoncture le geste de compréhension de Didier Anzieu (1923-1999) pendant les épisodes de « Mai 68 ». Dans un ouvrage intitulé Ces idées qui ont ébranlé la France (1968), il s’agissait de comprendre :
Comprendre, c’est d’abord s’abstenir de condamner avant un examen sérieux de la question. Comprendre n’est pas non plus verser dans la surenchère, exalter inconditionnellement le mouvement étudiant, avec l’arrière-pensée de capter sa force fraîche ou celle de donner des gages à ceux qu’on imagine être les puissants de demain. Inversement comprendre n’est pas entrer aveuglément dans le jeu
(Epistémon, 1968, p. 9).
Et pour mener à bien cette logique de travail, l’auteur s’attaquait à la description et à l’analyse de la situation à l’université de Nanterre entre 1967 et 1968 à partir de son « expérience concrète » (ibid., p. 15). C’est dans cette optique et dans cet état d’esprit que nous avons réalisé ce texte.
Appréhender le terrain par un récit des événements nancéiens (mars-avril 2018)
Dans cette partie, nous allons restituer un récit chronologique des événements nancéiens. Il s’agit d’une mise en intrigue locale dans laquelle se côtoient des notes personnelles, des éléments contextuels et des données recueillies pendant des observations sur le terrain, à partir d’une logique de journal. Nous nous sommes inspiré de la pratique du journal institutionnel (Hess, 1991)18. De l’intérieur de l’institution, nous avons donc décrit plusieurs épisodes pendant la période de blocage du campus (22 mars 2018 au 25 avril 2018) tels que nous les avons vécus et compris dans une série d’observations, de rencontres, d’échanges, d’interactions, de lectures et d’expériences, dans l’objectif de suspendre les grands récits médiatiques, les abstractions, et de faire émerger des séries de contradictions.
Jeudi 22 mars 2018
Le blocage symbolique de certains bâtiments commença à Nancy le matin du 22 mars. Quelques étudiants avaient décidé de bloquer l’accès aux bâtiments en venant à l’aube sur le campus Lettres et Sciences Humaines. Le rituel bien connu des blocages se mettait en place. C’était l’heure de la danse des chaises et des tables. Folklore bien connu des personnels, personne ne sembla paniquer. Une Assemblée Générale était programmée le jour même avec beaucoup de flottements au niveau de la communication.
Une AG eut lieu quelques heures plus tard devant un amphithéâtre d’une centaine de personnes. Les premières interventions d’étudiants mettaient en scène l’enterrement des droits étudiants : droit à la bourse, droit à la compensation, droit au redoublement, etc. Il s’agissait sans doute d’une argumentation contre-factuelle par anticipation : si la loi passe, cela pourrait donner à lieu à ceci, à cela. Pour autant, ces éléments n’étaient pas formellement d’actualité. Cela permettait en tout cas d’obtenir un consensus minimal entre les étudiants, car, par-delà, les différences de situations et de ressources, tout étudiant peut être concerné par la compensation. Au cours de cette AG, différents étudiants prirent la parole. Plusieurs syndicats ou partis étaient représentés : l’UNEF19, le Parti Communiste, la Jeunesse Socialiste, le SNESup. Une députée de la France Insoumise s’exprima en fin d’Assemblée, avant qu’un cortège ne prenne la direction du rassemblement qui avait lieu dans Nancy le jour même, aux côtés de cheminots, de personnels de l’Éducation Nationale, d’EHPAD20. Réactivation du 22 mars 1968 de Nanterre, ou référence sans conséquence à cette page de l’histoire ? La pluie et le froid ne dissuadaient pas les individus de se mêler au cortège qui défila pendant plusieurs heures dans le centre-ville de Nancy. Nancy n’était évidemment pas la seule ville qui connaissait ce genre d’actions et de manifestations.
Lundi 26 mars
Une autre AG s’était déroulée et avait reconduit le blocage. Nous entendions parler d’un groupe d’étudiants décidés à créer un « groupe » d’expression sur les réseaux sociaux. Dans un Communiqué des étudiants en lutte, on pouvait lire la déclaration d’intention de ce groupe : « nous sommes un mouvement d’étudiants en lutte ». Le texte expliquait le fonctionnement à l’œuvre : les décisions sont votées en AG et le blocage est une des décisions prises lors des premières AG. Le communiqué précisait deux éléments : il ne s’agit pas d’un blocage total, car certains bâtiments restent accessibles (comme la bibliothèque, « symbole de la libre accessibilité au savoir ») ; il y a des actions parallèles menées dans le cadre du blocage (débats, conférences, repas)21.
Mardi 27 mars
Le soir même du 22 mars, l’évacuation d’opposants à la réforme de la faculté de droit et de sciences politiques de Montpellier par un groupe d’individus cagoulés allait heurter les sensibilités, et progressivement changer quelque peu la donne. Dans les jours qui suivirent, au niveau local, malgré le blocage, l’heure était aux élections universitaires. Le campus étant bloqué, ces élections furent délocalisées de l’autre côté de la rue, dans les bâtiments de la Maison des Sciences de l’Homme. Les élections étudiantes furent à l’image de ce qu’elles sont souvent : un rendez-vous peu fréquenté. Les taux de participation globaux étaient respectivement de 6,59 % pour le Conseil d’Administration, 6,37 % pour le conseil de la vie universitaire, 6,46 % pour le conseil de formation et de 17,01 % pour le conseil scientifique. Néanmoins, il y avait fort à parier que la médiatisation de l’intervention musclée à Montpellier allait influer sur le cours des mobilisations locales.
Vendredi 28 mars
Les jours passant, les partisans du déblocage (certains étudiants, personnels, enseignants, administratifs) encourageaient la présence d’un maximum de personnes pour faire entendre leurs voix dissonantes et participer aux votes, ce qui contribuait à rendre légitime le fonctionnement du mouvement. Leurs adversaires faisaient de même. Le 28 mars, une Assemblée Générale était réunie dans l’amphithéâtre Déléage, que les plus anciens autochtones appellent encore par sa précédente dénomination, l’amphi 500. La séance s’ouvrait par les images d’un reportage sur les violences subies à Montpellier par un groupe d’étudiants. Il est probable que la charge émotionnelle liée à cette histoire ait influé sur la mobilisation de certains étudiants. Une fois cette introduction faite, l’heure était aux débats. Le consensus était introuvable au sein des opposants à Parcoursup. Une partie de la population composant les anti-blocage n’était pas nécessairement opposée à des manifestations ou des actions pour protester contre la réforme, mais ne voulait pas que soit imposé un blocage. Un étudiant prit la parole pour dire que les bloqueurs n’avaient qu’à manifester devant l’université ou se rendre à l’Élysée pour protester, mais que le blocage devait s’arrêter. Pour les étudiants en lutte, le blocage semblait être une des seules actions susceptibles de provoquer quelque chose. Les prises de parole se multipliaient, à chaque fois, en mentionnant la spécificité du locuteur : étudiant salarié, étudiant de Master, étudiant en situation de handicap, chargé de cours, travailleur venu assister aux débats, etc. Un groupe d’étudiants inscrits dans le campus Droit étaient également présents en tant qu’usager du campus, car une partie de leurs cours avaient lieu sur le campus Lettres et Sciences Humaines.
Après plusieurs heures d’échanges, le blocage se prolongeait à la faveur des résultats suivants : 604 pour le blocage, 366 pour le déblocage. Des rumeurs de pression circulaient sans que l’on en sache davantage sur la réalité et l’ampleur de ces actes. Pour les anti-blocage, c’était le signe d’un manque de légitimité des débats et du vote. Pendant quelques jours, la vie du campus continuait. Le personnel pouvait accéder à ses bureaux. Des cours avaient lieu dans certains bâtiments du campus. La bibliothèque était ouverte, tout comme le gymnase du campus. Des programmes d’activités étaient annoncés sur des feuilles A4 scotchées sur les portes et les murs. Chaque soir tombait un mail officiel : reconduction du blocage, suppression des cours du lendemain.
Mardi 3 avril
Le 3 avril avait lieu une Assemblée Générale des personnels coorganisée par le SNESup et la CGT. On peut noter que le rassemblement de ces personnels, qu’ils soient enseignants, techniques ou administratifs, fut relativement tardif, ce qui montre que la mobilisation étudiante ne devait rien à ces syndicats. Sans pour autant se prononcer sur le blocage, l’Assemblée discuta de la mobilisation étudiante. Des universitaires prirent la parole pour contextualiser le mouvement dans une conjoncture de détérioration des services publics et de déconstruction du système éducatif, en rappelant la fragilisation du postulat en jeu dans le collège unique mis en place en 1977 suite à la réforme Haby de 1975 et la volonté d’accroître coûte que coûte le nombre de bacheliers par génération. Certains suivirent cette lecture en déplorant que ce soit à l’université de pallier les carences d’encadrement ainsi que l’inefficacité de l’enseignement primaire et secondaire. Les voix contre le blocage se faisaient difficilement entendre.
L’assemblée des personnels, à laquelle assistaient également certains étudiants, aborda également des questions connexes : les conséquences du report des évaluations et des sessions de partiels. Il n’y avait pas de consensus sur ces questions délicates. La perturbation des examens était une question vive. Parmi les personnels les plus engagés, on y voyait un nécessaire moyen de pression mais, pour d’autres collègues, les évaluations et les examens constituent une partie de l’identité professionnelle des enseignants-chercheurs et un moment d’échange avec l’étudiant, et à ce titre, il était difficile d’utiliser cette question dans le cadre d’une mobilisation. Le report des examens entraînait des répercussions sur des publics particuliers : étudiants précaires, étudiants étrangers. Au bout de deux heures de discussions, on ne comptait guère plus d’une cinquantaine de personnels présents. Les présents s’accordèrent pour le soutien, non du blocage, mais de la mobilisation étudiante ; l’assemblée différa la question des examens.
Jeudi 4 avril
Au fil des journées et de l’évolution globale de la situation universitaire en France (actions dans les autres campus22, traitement médiatique du mouvement23, déclarations politiques), les murs du campus se couvraient régulièrement de revendications. S’exprimaient des positions politiques radicales24, des positionnements disciplinaires (voire épistémologico-politique)25, mais on pouvait également lire des citations d’œuvres philosophiques26, littéraires ou socio-historiques. Un petit groupe d’étudiants à proximité d’un panneau d’information attirait même notre attention. Nous découvrions la formulation « université populaire du sapin Nancy2 » recouvrant la mention « université de Lorraine ».
Dans le même temps, une exposition sur Mai 68 à Nancy avait lieu dans l’enceinte de la Bibliothèque Universitaire. Les spectateurs éventuels pouvaient lire des affiches, tracts et caricatures de l’époque et voir à travers une vitre un lance-pierre et une matraque, pendant que les étudiants, qu’ils soient pour ou contre le blocage, venaient travailler et réviser dans les salles de la Bibliothèque. Il y avait là un alignement de planètes, car l’exposition était prévue de longue date, et les inscriptions murales s’articulaient parfois à des références d’actualité qui n’étaient pas nécessairement en lien avec le monde universitaire. Par ailleurs, il était difficile de spéculer sur les auteurs de ces inscriptions (s’agissait-il des leaders du mouvement étudiant, de minorités de ce même mouvement ou de personnes extérieures ?). En tout cas, ces références délimitaient symboliquement et matériellement un espace de significations actives dans lequel baignaient les étudiants, qu’ils soient en lutte ou non. Sur la page Facebook du groupe pro-Blocage, nous découvrions « l’Agenda du Sapin », qui annonçait tous les jours le programme du lendemain. C’était probablement le signe que l’expérience prenait.
Jeudi 5 avril
De fait, le premier jour de blocage était le fait d’un groupe d’étudiants de taille modeste. Cependant, au bout de quelques jours de la mobilisation, il devenait difficile de quantifier cette minorité, tout comme il était difficile de se représenter la proportion d’étudiants contre le blocage, et pour la réforme. Le 5 avril, une nouvelle Assemblée Générale étudiante avait lieu. Entre 2000 et 3000 étudiants étaient présents au début des échanges en début d’après-midi. Au cœur de l’amphithéâtre, alors que les premiers protagonistes commençaient à s’installer, on pouvait observer des profils divers : on trouvait des étudiants déjà positionnés, d’autres encore indécis. Néanmoins, une impression curieuse se dégageait de ces premières venues : certains étudiants pensaient parfois simplement venir voter et partir. En d’autres termes, sans pour autant être instruits et informés sur la question (et que cette instruction soit fondée ou non), ils ne comprenaient pas, en réalité, la réalité du déroulement d’une Assemblée Générale. Finalement, l’auditoire étant trop nombreux, l’AG eut lieu en extérieur en milieu du campus. Une « sono » était installée par l’administration et le personnel. Nous découvrions à l’occasion des visages bien différents : étudiants syndiqués, politisés, du Campus ou d’un autre, des étudiants apolitiques, des étudiants curieux, timides, incrédules, ne maîtrisant pas les codes, et des étudiants captivés, et parfois enthousiastes. Après quatre heures d’intenses débats et controverses prouvant que le milieu étudiant était d’une très grande hétérogénéité, les résultats du vote furent nettement en faveur des bloqueurs (740 votes pour le blocage, 470 pour le déblocage). Enthousiastes, un groupe d’étudiants en lutte décida d’improviser une manifestation spontanée dans les rues de Nancy.
Depuis plusieurs semaines et mois, ces débats sur la loi ORE et Parcoursup avaient eu lieu ponctuellement et informellement entre enseignants. À l’occasion de cette nouvelle AG, ces débats se déroulaient en présence de la communauté étudiante dans lesquelles nous retrouvions certains étudiants de sciences de l’éducation dans les trois positions suivantes : i) pour la réforme et contre le blocage ; ii) contre la réforme et contre le blocage ; iii) contre la réforme et pour le blocage. Il fallait reconnaître au moins une vertu à cette mobilisation : elle avait permis à la communauté étudiante d’inciter à la réflexion sur les questions vives de l’enseignement supérieur français. Si chaque camp prêtait à l’autre des volontés de désinformation et demandait perpétuellement de citer les sources, la mise en place de ces assemblées avait produit une instruction de ces questions et un débat contradictoire entre les différentes positions. Dans une ambiance où se superposaient et se répondaient sifflets et acclamations, il y avait bien, entre deux positions parfaitement délimitées (pour le blocage, contre le blocage), une masse relativement indécise. Pour autant, les résultats du vote allaient inévitablement mettre le camp perdant sous la pression du camp gagnant27. Ces AG n’étaient pas particulièrement bien vécues par certains, car elle induisait la prise de parole publique, le fait d’affronter l’autre et ses réactions, l’argumentation et la rhétorique. De fait, la plupart des étudiants présents, alors même qu’ils étaient majeurs et que l’on attendait d’eux ces compétences, ne maîtrisaient pas ces pratiques, ce qui en disait long sur l’efficacité de notre travail éducatif et scolaire relatifs à la formation du citoyen28. Même si l’affluence avait été plus grande, les étudiants anti-blocage demandaient la tenue d’un vote électronique pour que la communauté étudiante concernée puisse statuer sur le blocage.
Les discussions mettaient en exergue des situations étudiantes très hétérogènes. Le blocage impactait de manière très différente les étudiants, dont certains passaient des concours, avaient besoin de finir leur master, ou ne pouvaient se permettre de voir le calendrier universitaire bousculé car il avait un loyer sur une période limitée ou un titre de séjour qui s’achevait. Une partie des débats portait sur l’opposition entre primat des situations individuelles (« je n’ai rien contre vos idées, mais ma situation personnelle est rendue difficile par vos actions ») et primat revendiqué des intérêts collectifs (« nous faisons cela pour tous, pour eux »). On comprenait l’hétérogénéité des camps pro et anti-blocage. Un autre thème de discorde était la question du mérite. Pourquoi s’opposer à une loi et un dispositif qui met fin à l’arbitraire du tirage au sort au profit d’une étude des dossiers des élèves ? À cela, une étudiante répondit en évoquant le travail de Bourdieu et Passeron, sous-entendant que le mérite était biaisé et la réactivation d’un capital culturel dans une configuration qui favorisait les favorisés et défavorisait les défavorisés.
Néanmoins, quelles que furent les lignes de fracture derrière un apparent consensus contre la sélection29, la grande vertu de ce rassemblement fut l’émergence d’un véritable débat sur la loi par les étudiants, dont certains avaient préparé une argumentation et une lecture du texte. Il faut reconnaître qu’il n’y avait pas que des positionnements anti-réforme. Un étudiant avait d’ailleurs pris la parole pour commenter la loi, en mettant en exergue les aspects positifs, selon lui, du texte et du projet. Les bloqueurs lui opposaient une lecture dépassant le texte, en la réinsérant dans un contexte social, économique et politique. Les anti-bloqueurs hurlaient « sources » (« quelle source ? ») dès qu’un bloqueur évoquait des points extérieurs au texte et à la loi (notamment sur la disparition de la compensation). Les bloqueurs répondaient que l’émiettement du service public et le manque de moyens ne tarderaient pas à donner à la loi un autre visage concret que sa rhétorique autour de l’accompagnement et de la réussite. La mobilisation des étudiants avait un effet concret : un nombre substantiel d’étudiants venait de faire l’effort de se renseigner sur cette loi et le dispositif Parcoursup, et de réfléchir à ses propres conditions de vie et de réussite. Le grand public semblait peu sensible à cette question car cette vertu de la mobilisation avait un coût, et en particulier pour les contribuables. L’occupation, les graffitis, les affrontements, allaient se facturer. Les médias et certains présidents d’université ayant connu des blocages ne manquaient pas de le rappeler.
Vendredi 6 avril
Le campus, d’ordinaire plus occupé que bloqué, voyait un certain nombre d’accès restreint, dont certains bâtiments périphériques et la salle des professeurs. Suite à ce constat, le président de l’université de Lorraine décida dans la journée de la fermeture complète des bâtiments. La bibliothèque et le gymnase n’étaient dès lors plus accessibles, nii aux étudiants ni aux enseignants-chercheurs. Le message du président évoquait les dégradations sur le site, mais faisait part surtout du décalage du calendrier des examens et des problèmes concrets que cela induisait. Dans le même message, il annonça la mise en place d’une consultation des étudiants.
Samedi 7 avril
La lutte idéologique se poursuivait sur les réseaux sociaux. À la date du 7 avril, la page « Blocage Fac de Lettres Nancy » était suivie par 1790 comptes Facebook. Parmi ces « suiveurs », 1357 « aimaient ça » selon l’option possible sur ce type de réseau social. Mais une page contre le blocage de la faculté avait vu le jour dans le même temps pour occuper le terrain des réseaux sociaux en criant à la désinformation véhiculée par les bloqueurs. Pour la promotion de leur lutte par rapport aux étudiants « anti-bloqueurs », les étudiants bloqueurs avaient mis en ligne une vidéo détournant une scène du Seigneur des Anneaux30 dans laquelle on retrouvait le personnage Gollum. Dans cette scène détournée, c’est un dialogue entre conscience en faveur du blocage et conscience en faveur du déblocage qui s’affrontaient avant que la première ne convainc la seconde. Ce court clip cumulait à la date du 7 avril 40 829 vues. Le camp opposé détournait à son tour une autre scène de film pour un total à la même date de 844 vues. Dans ces vidéos, les uns mettaient en scène la supposée faiblesse de caractère des débloqueurs pendant que les autres jouaient sur la prétendue illégitimité des bloqueurs dans leur « prise en otage » des étudiants non bloqueurs dans leur lutte.
Chaque camp se revendiquait plus démocrate que l’autre et stigmatisait l’adversaire pour son manque de civisme, de citoyenneté et de démocratie. Cela traduisait surtout différentes conceptions de la démocratie qui, paradoxalement, pouvaient d’ailleurs nuire à l’idée même de démocratie. D’un côté, la démocratie n’était qu’un vote à effectuer à la demande de l’institution, quand bien même on ne serait pas particulièrement instruit sur la question en jeu. De l’autre côté, la démocratie ne pouvait reposer que sur des votes en présentiel pendant lesquels, on demandait, au préalable, le départ des adversaires qui ne soutenaient pas le mouvement… Pendant que chacun se revendiquait de la démocratie face à l’autre, la situation s’enlisait.
Le 7 avril, le président de l’université de Lorraine annonçait les modalités de la consultation en ligne des étudiants du campus concerné (Lettres et Sciences Humaines) puis communiqua dans la foulée une mise au point sur le cadre de la loi ORE. Les étudiants furent prévenus des modalités pour une mise en œuvre deux jours plus tard. La consultation31, ouverte aux étudiants des UFR ALL-Nancy, SHS-Nancy et LANSAD inscrits sur la liste électorale du bureau de vote du CLSH-Nancy, eut lieu par vote électronique le 9 avril entre 8 h 30 et 17 h 30. La question posée était : « Avec la garantie de la mise à disposition de lieux pour le débat, approuvez-vous la reprise des cours le 11 avril à 08h permettant le maintien du calendrier universitaire (maintien du calendrier actuel avec des examens avec fin de la 2e session le 30 juin) ? » Un communiqué co-signé par les étudiants, personnels et enseignants mobilisés contesta rapidement cette décision et les modalités en jeu dans cette consultation.
Dimanche 8 avril
La mise en place de cette consultation avait entraîné des réactions. La faisabilité technique et les implications éthiques du dispositif mis en place faisaient émerger des interrogations. La question de la confidentialité, tout d’abord. Est-ce que l’anonymat du vote pouvait être garanti ? Ce point était important pour les bloqueurs, car le blocage et l’occupation des locaux constituaient effectivement des actes non réglementaires et illégaux. Ne pas vouloir reprendre les cours, c’était continuer le blocage, et donc poursuivre une occupation illégale des lieux. De leur point de vue, l’anonymat n’était pas un point de détail, mais l’une des conditions pour la réalisation d’une consultation en ligne, ainsi que le recomptage et la vérification des votes que la dématérialisation du scrutin rend difficile, voire impossible. La délimitation du périmètre des votants était également contestée puisque cela excluait les doctorants et le personnel global de l’établissement qui furent officiellement avertis de la consultation plusieurs heures après les étudiants. Le contexte de la mise en place d’une consultation électronique était un autre point de tension. Suite au mail officiel informant de la consultation, un message fut envoyé pour « expliquer » la loi ORE et Parcoursup. Dans ce contexte, cette consultation apparût vite comme biaisée aux yeux de l’UNEF et les groupes les plus favorables au blocage. La consigne fut donc donnée aux pro-bloqueurs de boycotter cette consultation.
Le communiqué du 8 avril des étudiants rappelait qu’à leurs yeux, l’AG constituait le seul organe légitime de l’association des étudiants en lutte. La consultation, de leur point de vue, était une décision unilatérale qu’ils ne reconnaissaient pas. Contestant les modalités et le contexte de cette consultation, appelant au boycott, ces étudiants considéraient qu’il s’agissait d’un « votre anti-démocratique et illégitime qui ne dit pas son nom ».
Lundi 9 avril
Quoi qu’il en soit, la consultation eut lieu. Un mail de la Présidence communiquait les résultats de la consultation, et fournissait également un mode d’emploi pour les lire. Sur 9252 étudiants inscrits, il y eut 3919 étudiants qui participèrent à la consultation : 2456 votèrent « oui », 1026 « non, et 437 étudiants choisirent « ne se prononce pas ». Dans le mail annonçant ces résultats, une interprétation des résultats était annoncée. Cette lecture mettait en avant le taux de participation (42,3 %) qui était supérieur aux différents votes produits sur le campus, qu’il s’agisse des élections étudiantes et des AG étudiantes. Cette remarque était stratégique car elle permettait de mettre hors-jeu l’UNEF, syndicat étudiant en jeu dans les élections étudiantes et le mouvement des bloqueurs à l’œuvre dans les AG sur le campus. Le message se concluait de la manière suivante : « 70,5 % de “OUI” dans les choix exprimés, 62,7 % sur l’ensemble des participants », ce qui donnait un résultat en faveur de la reprise des activités normales sur le campus. Sur les réseaux sociaux, on parlait bientôt de 70 % des étudiants se positionnant contre le blocage, ce qui constituait une lecture factuellement erronée, des données (70 % des personnes ayant voté ne constituent pas 70 % de la population globale) car en fait, une majorité d’étudiants n’ont pas participé à la consultation.
En prenant la décision de la consultation et en mettant en place un dispositif pour recueillir les avis, la Présidence produisait concrètement dans un premier temps un instrument de recueil des voix et délimitait dans un deuxième temps un espace symbolique de légitimité. Les personnes concernées étaient appelées à voter. L’ensemble des personnes concernées avaient la possibilité de voter, sans pression, sans le regard de l’autre. Dans un troisième temps, en donnant un aperçu « objectif » sur les avis des étudiants, cette opération légitimait un camp tout en délégitimant l’autre camp. Avec plus de 2000 votants pour la reprise des activités, la consultation mettait en exergue une part substantielle d’étudiants se prononçant pour l’arrêt du blocage, quantitativement supérieure à la part des étudiants se prononçant contre la reprise des activités. Il restait néanmoins un problème concret. Si les opposants ne reconnaissaient pas la validité de cette consultation et n’y avaient pas participé32, allaient-ils reconnaître la légitimité des résultats annoncés le lundi soir pour permettre la reprise effective des activités du campus le mercredi ? Effectivement, il n’en fut rien.
Cette non-reconnaissance de la légitimité des résultats était prévisible pour plusieurs raisons. Il était probable que les bloqueurs ne s’étaient pas reconnus dans le postulat de départ sur lequel fut pensée la consultation. Ce postulat consistait à trouver illégitimes les résultats produits par l’Assemblée Générale, ce qui n’était pas l’avis des bloqueurs qui, pour certains, se demandaient si l’évaluation de légitimité de l’AG n’était pas à géométrie variable pour les partisans du déblocage. L’implicite de la consultation pouvait être résumé de la sorte : si le vote de l’AG était en faveur du déblocage, il y avait nécessairement des raisons objectives pour faire l’hypothèse d’une action illégitime : manque de représentativité du nombre de voix, pressions entourant le vote, non vérification de l’identité des votants, etc. Dans la pratique, la consultation ne changea pas réellement l’antagonisme entre les étudiants. En procédant à une consultation dont la Présidence vantait la légitimité et le bon déroulement, l’institution avait pris deux risques : le premier était de constater un vote majoritaire en faveur du blocage (mais il était peu probable dans les faits), le second était de quantifier avec plus de précisions la proportion des partisans du blocage. Alors que le nombre de bloqueurs était jugé par l’institution comme peu important initialement (une cinquantaine de personnes, pas forcément étudiants), la consultation donnait à voir plus un millier d’étudiants pro-blocage qui avait pris le risque de voter sans savoir si l’anonymat était garanti, et qui n’avait pas respecté les consignes de boycott de la consultation. Il n’était donc pas exclu de penser que la consultation donnait à voir a minima 1000 étudiants pro-blocage, car il en restait nécessairement dans les quelques centaines d’étudiants ne s’étant pas prononcé et la masse d’étudiants (presque 5000 étudiants) n’ayant pas participé. Au final, on pouvait facilement déduire que cette consultation donnait à voir la profondeur de la crise en jeu. Un point l’illustrait en particulier lorsque l’on observait les résultats des votants par rapport au nombre des inscrits. Sur 9252 étudiants inscrits, 2456 se sont prononcés pour la reprise des activités. Cela représente seulement 26,54 % de la population étudiante concernée ; c’est-à-dire qu’entre deux positions parfaitement délimitées (pro et anti-blocage), il restait une masse d’étudiants dont il était difficile de cerner les idées, les positions, voire même l’intérêt porté à la situation.
Le matin du lundi 9 avril, un mail de la Présidence précisait que l’accès des personnels à leur poste de travail sur le campus avait pu être « rétabli ». Le message annonçait qu’il autorisait la réouverture des bâtiments officiellement fermés quelques jours plus tôt. Sur le campus, plusieurs inscriptions avaient émergé : « Rien n’est permis. Tout est possible » ; « Bure zone libre » ; « Mai 68 ils commencent… nous on recommence » ; « Paniquez pas, niquez tout ». On pouvait lire sur une porte de l’entrée principale la mention « fac rouge ». Alors que les débats faisaient rage sur les réseaux sociaux, un groupe de manifestants, composé d’étudiants et de quelques cheminots faisant son entrée sur le campus après avoir fait entendre leurs revendications dans les rues du centre-ville.
Mardi 10 avril
Le groupe Facebook des étudiants en luttes publia une lettre au président. Dans ce texte, le groupe explicitait sa position. Pour commencer, ils ne partageaient pas le point de départ des réflexions (le non-passage en deuxième année n’est pas, à leurs yeux, nécessairement un échec en soi) et revenaient sur plusieurs points à clarifier suite aux explications fournies officiellement par le président dans sa communication sur la Loi ORE. Le texte se terminait par un encouragement à destination du président de se joindre au mouvement pour contester le gouvernement.
En fin de journée, un mail du président constatait des dégradations nombreuses, des problèmes de sécurité et des problèmes sanitaires, mais également que l’échange et les débats n’avaient pu avoir lieu entre la présidence et les bloqueurs suite à la consultation et en vue de la reprise des activités normales sur le campus. Il faisait partie de la double décision suivante : fermeture administrative imminente du campus et dépôt de plainte pour les dégradations, insultes, utilisation abusive d’image, diffamation, dégradation de bâtiment public. Cette double décision en entraînait d’autres : reprogrammation des épreuves terminales qui devaient avoir lieu jusqu’au 22 avril.
En réaction, un communiqué des étudiants en lutte de « l’université populaire du Sapin Nancy 2 » répondait en pointant, de leur point de vue, les incohérences des annonces, et précisait qu’ils n’avaient pas refuser l’entrevue et le dialogue, mais les conditions de ce dialogue : une réunion entre plusieurs représentants et porte-paroles. Il critiquait enfin les dégâts collatéraux que la fermeture administrative effective allait entraîner : fermeture de la BU et d’autres structures.
Jeudi 12 avril
L’annonce de fermeture administrative avait eu lieu le mardi 10 avril. Cette fermeture était « imminente ». Plusieurs motifs étaient avancés pour justifier de cette décision à venir : dégradation, sécurité, hygiène. Seulement, beaucoup s’interrogeaient sur le caractère imminent de la fermeture. Les rumeurs commencèrent à circuler au sujet d’une intervention des forces de l’ordre. La vie suivait pourtant son cours sur le campus.
Dans l’attente, les activités continuèrent, tout comme la vie professionnelle de plusieurs agents du personnel. La bibliothèque était encore ouverte. Dans la cour, les autochtones pouvaient assister à des cours de Self-défense.
Vendredi 13 avril
Au bout de quelques jours, le campus n’était pas fermé administrativement. En fin de semaine, les bloqueurs organisaient même une fête après avoir tracté dans les rues de Nancy pour inviter la population à participer aux festivités. Dans les rues avoisinantes du campus, on pouvait lire des tracts intitulés « Aujourd’hui fac en sursis » (Étudiants en danger) annonçant : « Soirée festive en soutien contre l’expulsion du Campus Lettres à partir de 16h. Ambiance tranquillou et nourriture prix libre ».
Samedi 14 avril
Le résultat de la consultation donnait lieu à deux formes de légitimité parfaitement incompatibles. La reconnaissance de la défaite était matériellement inconcevable pour chaque camp, chacun arguait d’arguments pour s’auto-légitimer tout en remettant en question la légitimité de l’adversaire. Jusqu’alors, le campus était resté relativement « ouvert ». La Bibliothèque et le gymnase du campus restaient accessibles. Les bloqueurs étaient toujours là. À la date du 14 avril, en fin de matinée, la page « Blocage Fac de Lettres Nancy » était suivie par 2017 comptes Facebook. Parmi ces « suiveurs », 1566 « aimaient ça » selon l’option possible sur ce type de réseau social. Je fis un lien entre ce relatif enthousiasme qui perdurait et l’évolution de la tonalité. Quelques inscriptions plus politisées étaient apparues au bout d’une vingtaine de jours, comme « ACAB », qui peut être l’acronyme de « All Cops Are Bastards » ou encore « All Capitalists Are Bastards », et qui traduisait une affiliation à l’extrême-gauche. Je tempérais ce ressenti en regardant quelques clichés que je redécouvrais, et qui donnait à voir des inscriptions murales beaucoup moins politisées, comme « + 2 frites à la cantine » ou « Benzema en Équipe de France ».
Mardi 17 avril
En interne, la question des contrôles continus (CC), et plus généralement de l’évaluation, avait été anticipée par l’administration et le personnel. Nous avions d’ailleurs fait un point quelques jours plus tôt en réunion de département sans évoquer la question de la loi ORE ou de Parcoursup. Dans un contexte extraordinaire, les Modalités de Contrôle de connaissances (MCC) avaient pu être adaptées au contexte. Comme le second semestre était bien entamé lorsque la mobilisation commença, ces évolutions entraînaient de nombreux échanges par mail, mais cela pouvait rassurer les étudiants ne voulant pas être pénalisés par la situation, tout en ayant l’avantage de ne pas décaler le calendrier. Il restait néanmoins la question des Écrits Terminaux (ET), ce que l’on appelle d’ordinaire la session des partiels. Si celle-ci n’avait pas lieu dans les temps, pouvait-elle être déplacée ? Potentiellement, oui, mais cela avait une incidence sur le calendrier des personnels, qui, par conséquent, étaient susceptibles de travailler à un moment où ils auraient dû être en vacances.
Cette question fut au cœur de la nouvelle AG du personnel, qui eut lieu à quelques mètres d’une conférence étudiante autour de l’anarchisme et du communisme. Un certain consensus émergeait pour constater que les enseignants se positionnant contre la sélection et soutenant la mobilisation étudiante étaient en minorité sur le campus. Les plus expérimentés mentionnaient les précédentes mobilisations et actions menées. Clairement, il n’y avait pas de consensus sur l’action du blocage. Il en était de même pour les actions sur les partiels au second semestre. La sympathie pour le mouvement et certaines revendications n’était pas forcément synonyme d’actions et de contributions effectives. Une personne présente précisait que, de toutes façons, le mouvement étudiant existait en dehors du personnel. Une pétition pour rassurer les étudiants sur l’évaluation circulait. Un vote eut lieu pour demander la réouverture de la bibliothèque et du gymnase. La réunion se termina. Une information avait circulé : une délégation inter-syndicale tentait le lendemain une prise de contact avec la Présidence.
De fait, un certain mécontentement se développait parmi le personnel, que celui-ci soit pour ou contre la mobilisation étudiante. Les étudiants en lutte faisaient circuler le texte anonyme d’un enseignant qui avait siégé dans le précédent Conseil d’Administration. Ces propos évoquaient la spécificité des instances de l’université de Lorraine33. Se greffaient progressivement différents types de mécontentements : conditions de travail, restructuration des maquettes, etc.
Mercredi 18 avril
Le « sapin » était devenu un logo. Sans doute effectués à partir d’un pochoir, d’innombrables sapins décoraient les murs du campus. On marchait donc à travers les « sapins » symboliques lorsque l’on évoluait sur le campus, avant de se rendre en réunion, par exemple, comme si de rien n’était.
La Présidence avait décidé de fermer certains bâtiments, notamment la Bibliothèque et le gymnase. La situation restait complexe. Évidemment, elle ne pouvait satisfaire les étudiants partisans de la reprise des activités, tout comme cela ne pouvait pas satisfaire les étudiants bloqueurs. Stratégiquement, le champ des possibles se restreignait progressivement.
La veille, Le 17 avril, le journal L’Est Républicain avait rendu compte de l’assignation en justice du président de l’université par trois étudiants34. Pour comprendre cette action, il faut sans doute avoir à l’esprit que sur d’autres campus, l’intervention des forces de l’ordre avait eu lieu, et l’information avait grandement circulé. L’avocat de ces trois étudiants s’était rendu sur les lieux et avait fait part de son constat personnel de la situation dans les colonnes de l’Est Républicain.
Jeudi 19 avril
Le journal local faisait le point sur la situation suite à une rencontre entre une délégation intersyndicale CGT FSU FO SUD et le président de l’université. L’article précisait qu’aucun consensus n’avait pu être trouvé35.
Pendant ce temps, au niveau national, le système de consultation électronique fit des émules. Ces votes avaient lieu à Strasbourg, à Metz, puis à Grenoble. À Strasbourg, la question posée était « Approuvez-vous ces blocages ? ». Sur 51 000 étudiants inscrits, 16 272 avait pris part au vote : 11 696 votes « non », 3000 « oui » et 1576 ne se prononçaient pas. À Metz, la consultation portait sur la question « Approuvez-vous la fin du blocage et des entraves à la tenue des examens ? » Chacun était invité à répondre : OUI, NON, ou Ne se prononce pas. Sur 8238 étudiants inscrits (ALL, SHS, LEA), 2560 ont voté : 1899 pour le « oui », 528 pour le non, 133 NSP.
Par rapport aux étudiants et enseignants-chercheurs qui avaient un avis peu tranché sur la question de la sélection et la mobilisation étudiante en cours, ces consultations étaient un moyen de changer la direction du vent qu’une majorité devait sans doute suivre.
Vendredi 20 avril
Les demandes d’intervention des forces de l’ordre se multipliaient. Le 20 avril, au petit matin, les forces de l’ordre délogèrent les occupants de Tolbiac, un des fiefs de la contestation étudiante de ce printemps 2018. Quelques jours plus tôt, une décision préfectorale avait demandé l’évacuation du vaste campus de Montpellier3 ; les étudiants bloqueurs annoncèrent qu’ils reviendraient.
La situation de Metz avait les faveurs de la presse locale36. Dans l’édition du samedi 20 avril de L’Est Républicain, la rectrice, Florence Robine, déclara que « les examens auront lieu en temps et en heure » en insistant sur le fait que la province, et notamment la Lorraine, n’est pas exposée de la même manière que l’Ile-de-France au boum démographique de l’entrée en première année universitaire. L’estimation de cette hausse démographique était d’un millier de bacheliers généraux et technologiques supplémentaire par rapport au flux de l’année 2017-2018.
Mercredi 25 avril
C’est durant la première semaine des vacances de Pâques que la situation trouva une issue provisoire. Le 25 avril 2018, la Présidence annonçait l’intervention des forces de l’ordre sur Nancy et Metz. Deux interpellations eurent lieu, dont l’une pour rébellion, d’après le compte rendu de la Présidence. Le même jour, la Présidence annonçait la fermeture administrative effective du campus de cet établissement. L’article de presse et le communiqué officiel évoquaient les conditions de cette intervention : celle-ci eut lieu à 6 h du matin, en présence du président et d’une cinquantaine de policiers. Au final, il y avait 19 individus sur place37.
La réaction syndicale ne se fit pas attendre. Un communiqué circula par messagerie électronique dès le début d’après-midi. Dans le même temps, un rassemblement devant l’Hôtel de Police eut lieu pour protester contre la garde à vue d’un des individus présents lors de l’intervention. Plusieurs représentants syndicaux et une députée se rendirent également sur les lieux.
Ainsi s’arrêtait le blocage du printemps 2018, par cette fermeture administrative pendant les vacances de Pâques. L’institution Université de Lorraine reprenait matériellement le terrain occupé et réapproprié par « l’Université populaire du Sapin Nancy2 ».
Qu’en est-il des subalternes ? L’impossible question des enseignants-chercheurs ?
Si la thèse dominante évoquait la mobilisation d’une minorité politisée à l’extrême-gauche imposant à une majorité d’étudiants un état de blocage, on trouvait néanmoins une hétérogénéité d’individus et de groupes dans les partisans du blocage, et d’étudiants présents sur le campus pendant la phase d’occupation. Si l’UNEF et les anarcho-libertaires étaient deux groupes présents dans ces différentes mobilisations (et si, en effet, plusieurs partis politiques s’étaient exprimés lors de certaines AG), il restait néanmoins de nombreux individus mobilisés qui restaient extérieurs à ces réseaux. On pouvait légitimement estimer qu’il y avait plus d’un millier d’individus favorables au blocage et qu’ils n’étaient pas tous nécessairement identifiables politiquement du côté de l’extrême-gauche, pour la simple et bonne raison que si l’UNEF avait autant de sympathisants, elle gagnerait beaucoup plus facilement les élections étudiantes locales. Parmi les défenseurs de la thèse dominante, certains estimaient qu’il s’agissait bien d’une minorité politisée, mais qui était soutenu par des militants extérieurs à l’université qui venaient gonfler les rangs des bloqueurs lors des votes en AG. Cependant, la consultation donnait à voir plus de mille votes pour le « non » à la reprise des activités sur le campus alors même que les bloqueurs et l’UNEF avaient appelé au boycott de cette consultation. Effet pervers de la consultation : celle-ci avait donné à voir la progression quantitative d’une frange favorable au blocage (604, 740, 102638) alors même que la thèse dominante estimait initialement que simplement une soixantaine d’étudiants bloquaient un campus de 8000 à 10 000 étudiants inscrits. Il y avait sans doute un autre postulat en jeu dans la thèse dominante : le refus de la légitimité d’une parole étudiante critique. Ce postulat était manifeste dans le traitement médiatique de la mobilisation. La réduction de la mobilisation à des actes de violence (matérielle, symbolique, physique, psychologique) des bloqueurs, et l’évocation de jeunes souvent faiblement dotés en capital culturel et scolaire, inquiets pour leur avenir, avaient en commun de ne pas prendre au sérieux les réflexions et débats politiques menés par les étudiants bloqueurs et en lutte. Face à cela, il faut reconnaître que beaucoup d’enseignants-chercheurs ne sont pas nécessairement équipés pour penser ce qui arrive. Cela peut paraître paradoxal.
Mais tout d’abord, dans la pratique, les enseignants-chercheurs ont bien du mal à cerner les publics auxquels ils s’adressent. Ce n’est évidemment pas pendant des Cours Magistraux ou des Travaux Dirigés sur-fréquentés que des échanges peuvent avoir lieu. Le fait que nombre d’étudiants soient par ailleurs salariés rend difficile de proposer des rencontres entre les cours39. L’enseignant-chercheur, de son point de vue, s’adresse à une masse d’étudiants qu’il ne connaît pas : individus peu attentifs, peu concernés, peu travailleurs, etc. Il faut reconnaître qu’il existe un relatif consensus40 sur le diagnostic de la situation. D’une part, le constat d’un « niveau en baisse » chez les étudiants. D’autre part, le désir d’avoir de meilleurs étudiants pour pouvoir enseigner au niveau où l’on souhaiterait faire les cours, en faisant état de la recherche. Il n’est pas illégitime de vouloir faire ce pour quoi on est là, dans une institution universitaire, en l’occurrence : enseigner à un niveau de culture élevé (et donc avoir des étudiants, et non simplement des individus présents physiquement en face de soi).
Cette première réalité en entraîne une deuxième : la critique claire et définitive par ces enseignants-chercheurs du précédent système régi par l’arbitraire du tirage au sort. L’enchevêtrement de ces réalités contribue à une position complexe qui peut se résoudre à l’énoncé suivant : quoi qu’il en soit, il faut faire quelque chose et cela ne peut pas être pire que ce que nous vivons là. En d’autres termes : par-delà les analyses et les problématisations que l’on pourrait partager (quoi qu’il en soit), il faut un changement concret, une évolution matérielle (quelque chose) qui nous sorte de ces situations où les enseignants bradent la culture et notent avec complaisance des étudiants qu’ils jugent pourtant ne pas être au niveau, en contribuant à un jeu de dupes dans lequel tous les protagonistes sont perdants (car c’est cela, la situation actuelle, c’est de là d’où on parle41).
Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer que nous sommes susceptibles, malgré ce que nous déclarons, d’avoir davantage incorporé la logique et le raisonnement de l’État que nous le pensons, au sens où Bourdieu l’écrivait : les individus, dans leur masse, ont la maîtrise immédiate des choses d’État (Bourdieu, 2012, p. 185), ils sont, d’une certaine manière, des « hommes [(et des femmes)] d’État ». L’idée de bloquer, d’empêcher des cours, de ne pas faire les évaluations, de ne pas rendre possibles les manifestations scientifiques programmées empoisonne la pensée de l’enseignant-chercheur. La question de l’évaluation et des examens est emblématique du poids de l’État dans les esprits. Nombre d’enseignants-chercheurs opposés à la loi ORE et à l’idée de sélection à l’entrée de l’université étaient donc gênés par les stratégies du blocage et de la perturbation des examens. L’enseignement, le fait de « faire cours » à des étudiants devant soi, ainsi que l’évaluation, font effectivement partie du métier d’enseignant. Ne pas le faire serait renoncer à une part de soi. C’est d’autant plus difficile pour ces enseignants que sont invoqués médiatiquement et institutionnellement des notions comme le respect de la démocratie, que l’on implore le fait de ne pas sacrifier les élèves, et que certains discours anti-blocage insistent sur le fait que pouvoir travailler sur des livres ne remplace la présence, l’action d’un enseignant, dans une situation de classe. Sans doute était-il possible de parler de « conscience professionnelle » voire de « conscience morale », mais il serait naïf de sous-estimer la dimension idéologique susceptible de traverser ces questions. En effet, il n’est pas sûr (cela resterait en tout cas à argumenter) qu’il soit plus moral d’empêcher l’entrée dans l’université par la sélection que d’empêcher un étudiant d’aller en cours ou de passer un examen. Il n’est pas illégitime de penser ici qu’il ne s’agit pas nécessairement de morale, mais qu’au contraire qu’il s’agit du légalisme non conscientisé de certains individus aliénés à l’État. C’est plus cette peur du gendarme dont parle Althusser (1995) qui agit ici que la question morale d’éviter de nuire à autrui (et en particulier autrui que l’on a la charge d’instruire, de cultiver, de former et d’évaluer). Pour ces raisons, on peut comprendre que malgré leur connaissance de l’intérieur de l’enseignement supérieur, de la loi ORE, et de Parcoursup, les enseignants-chercheurs ne sont pas forcément les mieux placés pour penser la parole étudiante critique et des individus qui s’autogèrent, organisant eux-mêmes leur vie universitaire, les contenus et activités devant y avoir lieu42. Malgré nos cas de conscience et la schizophrénie dans laquelle se trouvent certains universitaires (qui ne sont pas forcément pour une sélection, mais qui ne veulent pas accueillir tout le monde sans conditions satisfaisantes pour le faire), le mouvement des étudiants en lutte s’est installé et s’est organisé. Ils n’ont pas attendu les enseignants-chercheurs et quelle que soit la sympathie ou l’antipathie de ces derniers à l’égard des mobilisés, le mouvement étudiant gardait une part d’autonomie bien réelle. Pour reprendre les mots de Lourau à la fin des années 1960, en parlant des assistants venus observer les assemblées se déroulant entre avril et juin 1968 : « en bons spectateurs de l’action sociale, comme toujours – ils essaient de comprendre un jeu dont ils ne sont pas les maîtres. Comme en 1968, certains thèmes (Commune, critique de la vie quotidienne) étaient encore parmi nous alors même qu’ils étaient peu en vue dans nos enseignements ».
Face à cela, nous pouvions avoir des réactions diverses. Tout d’abord, feindre l’étonnement face au jusqu’au-boutisme des étudiants alors même que le potentiel de radicalité de la jeunesse contemporaine commence pourtant à être bien connu. L’enquête codirigée par Olivier Galland et Anne Muxel (2018) sur les lycéens a récemment permis d’en savoir un peu plus sur la question. Sans être conçue pour être totalement représentative de la jeunesse française, l’enquête portait sur un échantillon de 7000 jeunes issus d’une vingtaine de lycées se répartissant dans quatre régions françaises (Nord-Pas-de-Calais, Ile-de-France, Bourgogne, Provence Alpes Côte d’Azur). Dans une société française marquée par la culture de la protestation et de la manifestation, on pouvait observer à travers cette enquête que l’expérience manifestante ne faisait pas seulement partie du paysage social mais également du « paysage mental » des lycéens (p. 224) : 13 % de ces lycées déclarent avoir participé à une manifestation de rue et 53 % déclarent qu’ils pourraient le faire43. Dans cette même enquête, on apprenait que 48 % des lycéens jugeaient acceptable une action comme « le blocage des lycées, empêchant l’accès, pour s’opposer à des projets de gouvernement » (ibid., p. 225).
Mais il faut que jeunesse se passe, voici peut-être ce qui traversa les esprits les moins outrés par les actions de blocage. Malgré la bienveillance, ou le laxisme, d’un tel énoncé, c’était une fois de plus la marque de l’évitement de la question. Le postulat d’un tel énoncé est de penser la crise de la jeunesse comme un conflit de générations, qui se joue, se répète, inlassablement. Ce serait pourtant oublier la leçon de Lapassade dans L’entrée dans la vie (1963) lorsqu’il dénonçait le manque d’outils et de données pour penser le malaise de la jeunesse44 qui s’était déployé dans les années 195045.
Renouer avec le sens historique et déceler un bégaiement de l’Histoire
Les anciens soixante-huitards ou les personnes ayant des connaissances socio-historiques sur les mouvements sociaux des années 1960 pouvaient voir dans l’actualité une réplique de ces événements. Du point de vue des étudiants les plus mobilisés, l’actualité se présentait comme un prolongement possible de Mai 68 dont Nanterre avait été l’un des épicentres. En France, cette période fut un moment d’hybridation entre critique scolaire, critique sociale et critique politique. Les années 1960 en France s’étaient distinguées par l’afflux de nouveaux étudiants issus des classes moyennes dans des universités qui n’étaient pas particulièrement en mesure de les accueillir (280 000 en 1962, puis 605 000 en 1968) (Loyer, 2008/2018, p. 25-26). En parallèle à l’ouverture progressive de l’enseignement secondaire et à l’apparition des instituts universitaires de technologie (IUT), la peur croissante de la sélection s’était amplifiée46 d’autant que la jeunesse faisait de plus en plus parler d’elle47. À la fin des années 1960, l’Université française s’était retrouvée au croisement des critiques scolaire, sociale et politique. Les préoccupations liées à la recherche dans l’université avant 1968 rencontraient progressivement d’autres types de préoccupations, notamment la question de l’emploi48. Ces problèmes de cohérence, d’inadaptation, et des velléités nouvelles dans la jeunesse ne laissaient pas insensibles les étudiants. Les revendications pour de nouvelles réglementations de la vie universitaire se lièrent à la critique des cadres organisationnels de la vie politique française dans un contexte d’aspirations tiers-mondistes et anticolonialistes (Prost, 1981/2001, p. 341). La mobilisation étudiante se développa dans les amphithéâtres, pendant les cours, puis à travers des Assemblées Générales. Sans pour autant avoir esquissé un programme de nouvelles idées ou un même un projet de réforme, cette mobilisation qui avait gagné les lycées en ayant comme relais les Comités d’Action Lycéenne (CAL) ayant suggéré quelques propositions : moins d’autorité, et surtout d’autoritarisme, plus de démocratie directe, plus de poids de la part des enseignés sur les contenus à apprendre. La parole lycéenne se diffusait et pénétra même l’une des plus influentes revues d’innovation pédagogique de l’enseignement secondaire comme Les Cahiers pédagogiques (Riondet, 2011). Cela donna lieu à des propositions utopistes : suppression de la sélection et garantie d’un emploi par la suite. L’actualité donnait à voir une vielle crainte qui ne date pas d’hier (celle de l’insertion et de l’emploi) dans un contexte de massification, et face auquel les étudiants pouvaient réactiver une grille de lecture de la situation.
Lorsqu’elle était engagée, la culture étudiante se nourrissait de références marxistes revisitées par de l’anti-stalinisme, du maoïsme, et de la sociologie critique bourdieusienne, dans un contexte international de tensions entre les blocs de l’Ouest et de l’Est. Si l’UNEF était déjà « une dame d’un certain âge » en 1946 quand la charte de Grenoble contribuait à une redéfinition de l’étudiant en tant que « jeune travailleur intellectuel » avec des droits et des devoirs (Loyer, 2008/2018, p.22), l’étudiant s’autorisa à devenir un sujet politique. Depuis le monde éducatif et scolaire, plusieurs phénomènes annonçaient implicitement l’émergence d’une mobilisation et d’une contestation d’envergure. Témoin du monde, l’étudiant avait fait l’expérience du système éducatif et prenait le pouls d’une société nationale en pleine mutation dans un contexte plus global de crises internationales. La critique de l’École s’était développée dans ce contexte en parallèle de la dénonciation des inégalités. Un livre en particulier est emblématique de ce processus : Les héritiers (1964) de Pierre Bourdieu (1930-2002) et Jean-Claude Passeron (1930-), un ouvrage qui « dévoile l’importance d’une reproduction qui favorise les déjà favorisés » (Bantigny, 2018, p. 25). Bien que portant sur l’enseignement supérieur, cet ouvrage avait montré que la situation des facultés de lettres ne pouvait être interprétée et pensée sans produire quelques réflexions sur ce qui précédait : à savoir, le système scolaire et les inégalités devant la culture.
La singularité du livre en question est d’avoir évoqué, par le moyen d’une enquête utilisant notamment des statistiques, la proximité entre le capital culturel de certains milieux familiaux et ce qui était attendu et valorisé dans l’enseignement supérieur, sans que cela ait été particulièrement explicité jusqu’alors49. Dans un pays vantant la méritocratie et l’ascension sociale, ces observations interrogeaient l’interprétation des inégalités scolaires et de réussite à l’École qui reposait donc sur une erreur : les plus méritants sont les plus doués50. Alors que l’égalité formelle semblait consacrer les plus méritants en oubliant de prendre en compte les inégalités réelles, on oubliait dès lors que les plus méritants étaient également les plus favorisés. Pendant ce temps, les défavorisés ne pouvaient tirer profit de la réussite scolaire, mais plus gravement, pouvaient intérioriser eux-mêmes leur manque de dons51.
Comment rendre possible une démocratisation réelle en élaborant une pédagogie rationnelle52. Quelques mois plus tard, Bourdieu s’attaquait à l’idéologie de l’école libératrice (1966). La mise en relief de l’adéquation entre capital familial et capital scolaire qui peut être plus ou moins heureuse selon les milieux sociaux s’inscrivait dans une production d’enquêtes établissant les inégalités devant la culture comme un fait statistique transnational. Dénoncer les inégalités devant l’École et la culture était une chose, comprendre à l’intérieur de l’École les mécanismes d’élimination continue des enfants de classes les plus défavorisées en était une autre. Il y avait là une évolution fondamentale : ne pas culpabiliser le milieu familial et penser comment l’École favorise en réalité la conservation sociale en légitimant les inégalités53.
Il est précieux de se rappeler comment cette mobilisation se termina. Edgar Faure (1908-1988), ministre de l’Éducation Nationale de juillet 1968 à juin 1969, tenta sa propre lecture de ces événements. C’est dans ce contexte qu’émergea le projet de loi d’orientation de l’enseignement supérieur. La réorganisation universitaire se réajusta atour des principes d’autonomie, de participation et de pluridisciplinarité, mais surtout créa plus précisément le cadre même de l’université en instaurant à la base des Unités d’Enseignement et de Recherche (UER) administrée par des conseils, et à la tête de l’université : un président et conseil scientifique compétent (Prost, 1981/2003, p. 351). Un autre enjeu de cette réforme était en lien avec la participation des étudiants aux décisions54. Seulement, participation n’est pas synonyme de cogestion et encore moins d’autogestion. En décembre 1968, la revue Autogestion évoquait les suites des mobilisations de mai 1968 et la mise en application proche de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur (à partir du 1er janvier 1969). Georges Lapassade (1924-2008) et René Lourau (1933-2000) revenaient notamment sur la participation et la cogestion qui sont en jeu dans cette loi. Les deux auteurs évoqués dénonçaient clairement le leurre en jeu et la captation des mouvements sociaux et étudiants. En décembre 1968, Lourau revenait sur son propre parcours lorsqu’il avait participé avec d’autres à l’avant-gardisme des années 1964-1968, lorsque la non-directivité pénétra dans le système éducatif et tenta d’introduire à sa manière la démocratie à l’école. Cela faisait dire à Lourau que la contestation des institutions, notamment éducative et universitaire, liées à l’appareil d’État ne pouvait faire l’économie de l’autocritique d’une « idéologie pédagogiste » (p. 27)55. Pour autant, quelque temps plus tard, l’émergence des DEUG dans les années 1970 commençait à prendre en compte l’initiation aux pratiques professionnelles (Prost, 1981/2004, p. 391) ; l’université s’adaptait au contexte socio-économique.
De fait, les problèmes en jeu dans la mobilisation n’ont pas été pleinement réglés et l’on peut dire que la situation s’est même complexifiée. La « citabilité »56 de Mai 1968 dans notre actualité n’empêche pas de concevoir que le monde de 2018 reste différent du monde de 1968. Si mars-avril 2018 constitue sans doute l’une des « vies ultérieures »57 possibles de Mai 68, la conjoncture est sensiblement différente. Notre actualité se distingue par l’affaiblissement du gauchisme, par la faiblesse théorique des outils conceptuels pour penser le contexte économique, social et politique, ainsi que le poids du monde du travail dans les institutions d’enseignement. Dans ce contexte, on doit aux analyses de Christian Laval et de plusieurs de ces collègues (2011) de nous avoir alertés de la spécificité de la période actuelle marquée par des politiques néolibérales transformant des institutions en fonction de normes liées à l’entreprise. Si la dénonciation de la contribution de l’École ou l’Université à un système économique et politique est dénoncée de longue date par la sociologie critique d’inspiration marxiste, Laval et ses collègues expliquent que l’actualité montre une accélération du processus avec la perte de l’autonomie scolaire et universitaire et nécessite de parler d’une nouvelle école capitaliste et du néolibéralisme à l’œuvre dans les contenus et le fonctionnements de ces institutions de savoir, d’enseignement et de recherche.
À bien des égards, si la mobilisation de 2018 sembla prolonger celle de 1968, cet « air de famille » ne doit pas faire oublier la spécificité de notre conjoncture contemporaine qui est marquée par un certain nombre de représentations (« tout le monde a le bac », « tout le monde obtient un diplôme dans le supérieur », etc.). D’apparence, le constat de crise scolaire et universitaire n’est pas universellement partagé car la massification des publics dans l’enseignement secondaire et supérieur reste souvent l’arbre qui cache la forêt. Les nombreuses sorties du système éducatif sans diplôme, la stagnation des chiffres relatifs à l’obtention de baccalauréat pendant plus de deux décennies, ainsi que la filiarisation à l’œuvre dans le système éducatif montrent le caractère très relatif de la démocratisation scolaire à l’œuvre depuis cinquante ans (Peugny, 2013). Le poids de l’école, de la certification et de la diplomation dans l’insertion sociale et professionnelle des individus est par ailleurs de plus en plus important. Dans ce contexte, comme le rappelle Peugny : « Si le diplôme constitue aujourd’hui la meilleure protection contre le chômage et les emplois précaires ou routiniers, chaque diplôme pris isolément voit sa valeur absolue diminuer » (ibid., p. 76). Dans ce contexte, il est important de faire remarquer que les inégalités qualitatives se sont superposées à des inégalités quantitatives car le problème n’est pas seulement de pouvoir accéder à l’enseignement secondaire puis supérieure, mais que « le jeu des filières permet aux enfants de classes favorisées de maintenir leur avantage » (ibid., p. 80), puisque, d’une part, ils sont surreprésentés dans les bacs généraux, dans les filières sélectives, et que d’autre part, l’origine sociale continue d’influer sur les destins professionnels, à diplôme égal, plusieurs années après l’obtention de certains diplômes universitaires. Aux yeux de ces analyses, la question du mérite reste encore et toujours socialement déterminée à l’heure où la stigmatisation des chômeurs et des personnes en difficulté remplace de plus en plus la compassion pour les publics vivant dans la pauvreté. Ce qui est plus étonnant encore, c’est que le recrutement dans le supérieur a été en France conditionné par les évolutions du secondaire et le contexte socio-économique. L’évolution du corps enseignant du supérieur a connu en effet plusieurs vagues d’expansion alors que les universités françaises ont été de plus en plus déterminées par la demande sociale et politique depuis les années 1970 (Soulié, 2017, p. 474). À la fin des années 1980, cette expansion était clairement liée à l’objectif politique du ministre Jean-Pierre Chevènement de 80 % d’une classe d’âge au bac (Soulié, 2017, p. 475). Pour cette raison, il est assez curieux que les enseignants-chercheurs n’aient pas eu grand-chose à dire des événements de 2018.
Quelles que soient les motivations et la bonne volonté éventuelle des personnes ayant pensé la réforme de l’entrée à l’université, ce projet s’inscrivait dans une histoire complexe et tumultueuse, et allait entraîner mécaniquement des réactions diverses. Il était prévisible qu’un retour du refoulé allait réapparaître à la surface. En effet, la question, non réglée, de la participation des étudiants à l’université, de la sélection et de la démocratisation, allait se mêler à un contexte plus complexe d’inégalités et de détérioration des conditions d’éducation, d’enseignement et de formation. Restituer brièvement la généalogie de la mobilisation est intéressant pour s’interroger sur les conditions de possibilité de notre présent. Cela ne va pourtant pas contribuer à faire comprendre ce qu’il se passe concrètement au local, d’autant qu’il faudrait postuler chez les acteurs la maîtrise de ces éléments socio-historiques et une conviction politique homogène. Malgré cette mise en intrigue, il était inconfortable de se contenter de parler de « rémanences soixante-huitardes ». En effet, même s’il s’agit d’une des « vies ultérieures » de Mai 68 (Ross, 2002/2010), les événements du printemps 2018 ne sont pas non plus la réactivation précise, programmée, et assumée, de Mai 68. D’ailleurs, il serait facile de trouver des individus s’étant ralliés aux bloqueurs et à l’expérience autogérée sans l’avoir prévu et anticipé58. Nombre des étudiants en lutte étaient certainement peu instruits sur ces questions. Il faut aussi démystifier le regard du chercheur venant éclairer l’obscurité en disant : « Voilà ce qui se passe »59. Il y avait quelque chose qui déborda les enseignants, même si certains s’empressèrent de récupérer ces événements60.
Le bégaiement de l’Histoire était rendu difficile analysable par la complexité de notre conjoncture contemporaine, mais également par la difficulté de comprendre l’expérience des étudiants. La réalité de la vie universitaire française est bien éloignée des clichés véhiculés par certaines séries américaines en vogue dans la culture juvénile et l’accès à la parole étudiante est difficile. Les étudiants sont effectivement une catégorie sociale très particulière. Comme les lycéens, ils appartiennent au groupe des gouvernés dans la logique scolaire et il n’est pas illégitime de considérer que l’historiographie scolaire a régulièrement été produite par les gouvernants, à savoir d’anciens enseignants devenus universitaires. Si beaucoup de travaux ont porté sur les positions et réflexions des enseignants et des chercheurs, peu de choses ont mis en exergue la pensée des lycées et des étudiants. À cet égard, on pourra avoir à l’esprit la célèbre formule inspirée d’Howard Zinn (1922-2010) : « Tant que les lapins n’auront pas d’historien, l’histoire sera racontée par les chasseurs » (cité par De Cock, Larrère, Mazeau, 2019, p. 14). Mais, dans le cas d’une analyse contemporaine, c’est peut-être davantage le terme de subalterne qui sied le mieux à la situation. Spivak désigne par le terme générique de « subalterne »61, toute catégorie de la population ignorée l’histoire officielle (Spivak, 2006)62, mais celle-ci ne correspond pas, pour Spivak, à la catégorie classique de l’opprimé ou du dominé, car elle désigne celle et ceux qui sont privés de toute capacité de parler parce que nous n’avons pas la capacité de l’entendre : si les subalternes parlaient, au moment où il faudrait entendre leur parole elle ne serait pas entendue. Il y a une forme de domination radicale qui exclut le subalterne de toute représentation, faisant de lui un sans-voix, et lui interdisant tout rôle significatif dans l’histoire63. S’il peut paraître excessif d’appliquer à des étudiants occidentaux une catégorie utilisée pour évoquer certaines femmes indiennes, il faut néanmoins se rendre compte de l’impossibilité matérielle de rendre compte de cette parole étudiante64, qui est restée orale, produite par des anonymes difficiles à retrouver a posteriori, et dont les rares traces observables (notamment sur les murs) ont rapidement été effacées, si bien qu’il ne restera que le montant des factures produits par l’institution pour chiffrer les dégâts qui « parlera » pour les étudiants mobilisés. La concomitance de ces différents éléments fait que cette parole étudiante risque toujours de rester inaccessible aux contemporains.
Comprendre la thèse des subalternes et leurs pratiques pendant la période de blocage
La thèse dominante excluait la rationalité possible des étudiants en lutte en la considérant comme une situation anomique. Au niveau médiatique, on entendait davantage parler de leurs comportements les plus primaires et les rapprochant des animaux : ils crient, ils ont une sexualité débridée, ils détériorent, etc. Cette thèse faisait des étudiants en lutte des subalternes. Les subalternes peuvent parler mais on ne les entend pas. Il s’agit d’un état de domination qui fait clairement du subalterne un sans-voix. Il faut déduire de ces quelques lignes qu’entendre ces voix nécessite déjà une pratique et une épistémologie, voire une pratique théorique et peut-être une lutte des classes dans la théorie.
Comme l’énonçaient les intéressés eux-mêmes, ces mobilisations étudiantes s’inscrivaient dans une vieille tradition : Mai 68, Loi Devaquet en 198665, CPE en 2006, etc. Les étudiants le revendiquaient d’ailleurs clairement. On peut sans doute aussi inscrire ces perturbations dans une longue généalogie de révoltes juvéniles. Si l’histoire de l’éducation et de la socialisation de la jeunesse, l’histoire de sa scolarisation, ont toujours rencontré des épisodes de crise, ces moments n’ont pas toujours été pleinement mis en évidence, car, reconnaissons-le, l’histoire de l’École a souvent été menée du point de vue de l’institution. Pour le dire en d’autres termes, l’histoire du gouvernement des enfants et des jeunes générations a toujours été faite du point de vue des gouvernants, et non des gouvernés (Riondet, 2014). Ces phénomènes récurrents pendant lesquels les gouvernés (les enfants, les adolescents, les lycéens, les étudiants) cherchaient à perturber la machine ne sont pensables qu’à partir d’un pas de côté du chercheur66.
Face à ces phénomènes d’indiscipline et de soulèvements, l’institution et l’État ont ainsi régulièrement fait des concessions tactiques67. C’est ainsi qu’apparaissaient le délégué et le foyer après 1968 pendant que les Surveillants Généraux devenaient des Conseillers Principaux d’éducation. C’est dans ce type de rapport de force que la vie lycéenne connut des mutations symboliques suite aux importantes manifestations lycéennes dans les années 1990. Pourtant, dans ces évolutions, la structure même des rapports entre adultes et enfants, et l’atmosphère des établissements n’avaient pas évolué de manière spectaculaire. D’un certain point de vue, l’École-Caserne se portait encore bien68.
Pour le chercheur, prendre en compte ces marges de l’histoire officielle, se munir de sens historique pour mettre à distance certaines interprétations, est une chose, mais il doit pouvoir aborder le terrain concret et rencontrer ce que les synthèses livresques ne lui permettent pas d’approcher. En cherchant à décrire le réel en prenant en compte une diversité d’éléments sans préjugés, en prenant en compte une mise en intrigue historique, en tentant de désamorcer le biais de notre regard d’agent institutionnel, nous tentions de plus en plus de devenir observateur lambda, cherchant à comprendre sans jugement a priori, en arpentant le campus, en collectant des données, pour déceler quelques éléments significatifs par-delà les discours médiatiques et les communications politiques. Cela permettait progressivement un triple déplacement : envisager la parole des étudiants (faite d’arguments et de significations), l’insérer dans une histoire et une actualité, prendre en compte la critique en actes derrière les discours. Comme nous allons le voir : le mouvement des étudiants en lutte n’était pas simplement un discours critique de la réforme universitaire à venir s’inscrivant dans une histoire particulière, c’était également une expérience collective propre.
Penser cette expérience nécessitait de réfléchir au terme le plus approprié pour désigner ce qui était à l’œuvre. Rapidement, une interrogation s’imposa : s’agissait-il tout d’abord de grève ou d’un blocage ? L’écran d’informations de l’entrée principale du Campus Lettres et Sciences Humaines indiquait : « Campus occupé ». Lors des AG, certains étudiants n’hésitaient pas à dire qu’ils étaient moins bloqueurs que… le président qui faisait fermer les bâtiments. De fait, plusieurs étudiants en lutte occupaient le terrain, et les visiteurs du site ne pouvaient que constater une réappropriation des locaux. Il est sans doute symptomatique d’observer comment la cafeteria (facteria) est devenue par un tag la ZADteria. Cette référence aux ZAD (Zone à Défendre), était également visible dans d’autres formules : « ZAD ta FAC ». Plus qu’une référence à un mode de résistance, c’était surtout une manière de revendiquer une autre manière d’habiter le campus qui répondait sans doute objectivement à une évolution effective de la condition des étudiants69 que l’on ne cherche pas à voir. Sur place, on voyait apparaître des fauteuils, des restes de canapé, des filets de badminton, du matériel pour cuisiner, une balançoire. Bref, la cour centrale muait en gré des réagencements de ces autochtones.
Un symbole fort de cette réappropriation fut le changement de nom du campus. Le groupe d’étudiants en lutte décida de renommer le campus « université populaire du sapin Nancy2 ». Sans doute était-ce au départ une blague, qui se mua en véritable concept. Alors que l’université Nancy2 avait laissé place il y a plusieurs années à la terminologie Université de Lorraine en regroupant les différentes universités locales, le campus Lettres et Sciences Humaines de Nancy revenait à une formulation antérieure, « Nancy2 », que l’on croyait ensevelie. Quant à la référence au sapin, elle faisait référence à l’un des deux arbres au cœur du campus70. (Re)Nommer un « commun » n’était à l’évidence pas un geste anodin. Cette nouvelle appellation (complétée parfois par les termes, « libre » ou « autogérée ») était un marqueur identitaire qui caractérisait l’expérience par-delà les différences politiques (au point d’avoir un logo, qui fleurissait sur les murs du campus), elle était une manière de repenser l’espace, elle était également un programme.
L’occupation s’entendait au sens large. À plusieurs reprises, des étudiants effectuèrent des manifestations improvisées ou se joignirent à des regroupements plus officiels. Indépendamment des rassemblements avec les personnels précaires de l’Éducation Nationale et les cheminots, ils se mobilisaient également le 28 mars contre les violences policières et l’Extrême Droite, puis le 09 avril contre les affrontements à Notre Dame des Landes. Par ailleurs, le terme d’occupation peut s’entendre de différentes manières, on occupe un territoire, mais on s’occupe également, et on s’occupe en particulier de soi. Tous les jours, un programme était proposé. Cela pouvait être des cours, des conférences, des ateliers. Toute cette inventivité n’a-t-elle pas échappé aux enseignants-chercheurs ? Les cours pouvaient être donnés par les étudiants eux-mêmes, ou par des enseignants. Les sujets possibles étaient larges : « Transformations de l’enseignement supérieur britannique dans les années 1970 » (11/04), « Le peuple, les étudiants et la révolution de 1848 appuyés sur l’Éducation Sentimentale » (12/04), l’expérience carcérale (13/04), « Anarchisme, communisme, mouvement ouvrier », « Les mouvements étudiants en Turquie » (16/04), les pédagogies critiques et Paulo Freire (20/04). Il y avait des ateliers : la pratique de la sculpture, la maîtrise technique d’un ordinateur, flouter les photos, faire de la poésie, du théâtre improvisé, les arts du cirque, etc. Les ateliers étaient aussi en lien avec le corps : « Comment pratiquer l’auto-défense ? », « Comment faire entendre sa voix en toute circonstance ? » (12/04). En parallèle à ces activités, il y avait des comités constitués et la vie quotidienne tout simplement : organisation de repas (pizza, barbecue, etc.), concerts et projections (l’expérience de Nuit Debout, Le Spectre du Fer, Le jour d’après, Into the Wild, L’an 01).
L’occupation donnait lieu à des formes d’expression diverses, et notamment sur les murs. Du point de vue de la Loi, un tag ou un graffiti sur un mur non autorisé est un délit. Pour l’institution propriétaire des murs, c’est une dégradation qui entraîne un coût et une réparation. Pour les auteurs du tag en question, le sens est évidemment différent. Se pose ici la question suivante : « le tag peut-il être autre chose que du vandalisme ? » (Go, 1998, p. 255) En considérant l’expression de soi, la volonté de se faire connaître d’exister dans le gigantisme urbain, le chercheur peut légitimement considérer que le tag constitue « une pratique sociale aléatoire qui n’entre pas dans un cadre institutionnel ou académique », « qui lutte contre le pouvoir d’effacement de l’institution collective qui pénalise » (p. 255-256). Si le tag peut incarner le cri d’un individu pour exister qui, matériellement, décide de laisser une trace dans son environnement, il est aussi le moyen de faire émerger une parole, un discours, des références. Il n’est plus la mise en évidence de son surnom, mais un moyen de faire entendre ce que l’on tait, faire émerger une revendication, quelle qu’elle soit. Dans le contexte local du campus étudié, il est intéressant de porter attention à l’émergence de ces pratiques, leur accélération, d’autant que dans un contexte d’occupation, ces inscriptions ont une durée de vie plus longue que d’ordinaire (puisque, d’habitude, l’institution les fait effacer le plus rapidement possible) et parce que ces inscriptions délimitent un espace de pensée dans lequel baignent les étudiants présents sur le campus, qu’ils partagent ou non initialement ces références.
Le quotidien de l’expérience autogérée de « l’Université populaire du sapin Nancy2 » en est l’expression la plus signifiante. Les étudiants n’ont pas attendu l’avis des enseignants, fussent-ils d’accord avec eux d’un point de vue politique. Ils se sont affranchis de la manière dont on les considérait. Ils ont recréé un commun. Dans l’élaboration de ce commun, les citations délimitaient autant matériellement que symboliquement une « communauté de références » (Hess et Deulceux, 2009b). Or, ces références ne venaient pas de nulle part. Elles sont sans doute le fruit de socialisations diverses. Cela peut être en lien avec une socialisation hors École, par le biais de la famille, de réseaux, d’associations, de syndicats, mais ces références peuvent être aussi des rémanences d’enseignements suivis dans la trajectoire des étudiants. Il est évident que cette communauté fut bel et bien traversée de différents apports. Ces apports pouvaient être des thématiques de cours, mais également des types d’activités liés à des pratiques non scolaires et touchant à la quotidienneté. Certains venaient poser la question du genre, du veganisme, de l’expérience en milieu carcéral, etc. Chacun donnait de soi dans une entreprise éducative globale de jeunes adultes. Potentiellement, chacun concevait de poursuivre un travail de formation de soi.
Les premières vagues de tags semblent être apparues au bout d’une semaine, voire d’une dizaine de jours. Il faudrait recenser les types d’énoncés et les calligraphies, pour isoler les tendances composant ces pratiques qui ne sont, sans doute, pas le fait des mêmes personnes. Parmi cette diversité, un type d’énoncé faisait référence à des productions livresques : il s’agissait de citations ou d’extraits d’auteurs. On trouvait même de la philosophie. En l’occurrence, les étudiants faisaient référence au philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862), un poète naturaliste, dont l’œuvre majeure fut Walden qui influença de nombreux philosophes et intellectuels, comme Gandhi (1869-1948), à travers l’idée et la pratique de désobéissance civile. Cette notion était d’ailleurs explicitement évoquée sur l’un des murs des bâtiments du campus. Ces références ne sont pas anodines, elles sont actuellement au cœur des réflexions sur le perfectionnisme moral en philosophie. Elles permettent sans doute de comprendre le mode de pensée de certains bloqueurs, la manière de se légitimer, mais également pourquoi cette mobilisation a pu être a minima suivie.
Dans les différentes AG, les bloqueurs ou pro-bloqueurs n’eurent de cesse d’opposer au discours critique les présentant comme égoïstes et prenant en otage la majorité des étudiants, l’action au nom des intérêts collectifs. Les débats animés entre étudiants faisaient émerger à cet endroit une problématique fondamentalement philosophique : la question morale. Est-il moral de bloquer un campus contre l’avis de la majorité ? Pour d’autres, l’interrogation avait un préalable : qu’est-ce que la morale ? Il est intéressant de faire remarquer que le perfectionnisme moral (et la désobéissance civile) peut apparaître comme une « forme d’individualisme radical qui n’est pas une revendication de l’intérêt privé, mais au contraire, public, ordinaire » (Laugier, 2010, p. 349). Il n’est alors pas illégitime de penser que, du point de vue des bloqueurs, la morale était en fait de leur côté.
Si tout cela était bien réel et effectif, il ne faudrait pas sur-interpréter le nombre de participants ou sous-interpréter les difficultés d’organisation concrètes. Néanmoins, ces élaborations sont bien le signe de quelque chose, que le chercheur en sciences humaines et sociales peut chercher à analyser. C’est dans ces expériences alternatives en marge des normes que parfois l’observateur peut découvrir des phénomènes instructifs à analyser et objectiver. Cette expérience pouvait sembler ne concerner qu’entre une vingtaine et une centaine d’individus (nous parlons ici des bloqueurs71), mais elle nous montre clairement que l’on n’émancipe pas quelqu’un, car au contraire quelqu’un s’émancipe d’une autre personne, d’un regard, d’une assignation, d’un milieu, ou même d’une identité trop cloisonnée. Être étudiant, c’est avoir un corps, et un rapport à son corps, un certain lot de capacités et d’incapacités. Comme l’écrit Rancière : l’émancipation induit une rupture avec cette « corporéité » du quotidien (2009, p. 57). Il n’y a qu’à entrer dans la salle des professeurs ou assister à une réunion d’équipe pédagogique pour se rendre compte que la représentation de l’étudiant lambda qui circule dans ces espaces renvoie à la perception de l’étudiant comme un être passif, discret, peu engagé, comprenant laborieusement les longs développements du professeur, et qui part du campus dès que les cours sont terminés.
Par rapport à la thèse dominante ou le surplomb de la lecture historique, nous proposons ici de lire différemment la situation en suggérant d’interpréter le réel à partir d’éléments inspirés de la pensée de Henri Lefebvre (1901-1991). Cette situation, pendant quatre semaines, peut être considérée comme la résultante d’une œuvre collective et sociale (l’expérience du sapin), en tant que celle-ci constitue « un centre provisoire qui rassemble ce qui, par ailleurs, se disperse » (Hess, 2009, p. 207). Cette œuvre est le croisement de différents « moments » vécus par des individus, rassemblant diverses personnalités ayant choisi de ne plus être emportées par leur quotidien72. Il y aurait là un double postulat de départ. D’une part, le refus d’une certaine quotidienneté traditionnelle, délimitant l’étude, la vie familiale, les loisirs, et le refus même d’une quotidienneté universitaire contemporaine classique, et de son séquençage. D’autre part, le postulat de l’égalité à partir duquel l’étudiant peut parler, penser, créer. À travers cette expérience, émergerait l’idée d’un « homme total » ou d’une nouvelle « femme totale », pouvant « réaliser ses possibles dans plusieurs dimensions : le travail manuel, la vie intellectuelle, la création artistique » (Deulceux et Hess, 2009, p. 115).
Il ne s’agissait pas de nihilisme pur, mais d’une manière de faire émerger une autre institution universitaire dans laquelle les étudiants assumeraient d’être davantage instituants qu’institués. Cette nouvelle institution serait ouverte sur le monde et ses questions vives ; elle développerait des contenus qui ne seraient pas directement impactés par le thème de l’insertion professionnelle ; elle serait connectée à des activités qui seraient d’une extrême diversité73 ; elle renverrait à une vie locale, intense, collective. En cela, et en actes, le mouvement a profondément interrogé l’hypothèse de base74 de l’enseignement universitaire, qu’il s’agisse de son recrutement, de sa conception de l’enseignement, mais également de la jeunesse, de la culture, de la recherche, de ses enjeux, de ses objectifs. Dans cette nouvelle institution universitaire adressée à tous (populaire et ouverte sur l’extérieur, les non-enseignants), on voulait sans doute en finir avec une représentation implicite de l’étudiant comme un individu présent par défaut, assistant laborieusement à des cours, souvent marqué par l’enjeu d’insertion socio-professionnelle, dans des formations disciplinaires cloisonnées, n’ayant pas le temps de rester sur le campus, d’avoir une vie étudiante, attendant de valider sa formation, de passer une évaluation, sans se poser la question de l’instruction ou de la découverte.
Plusieurs éléments pouvaient sembler proches des caractéristiques des événements de Nanterre en 1967 et en 1968. Relisons ce passage que l’on croirait écrit récemment :
Le faible niveau de l’enseignement secondaire et du baccalauréat, l’absence de numerus clausus à l’entrée dans les Facultés, l’aspiration généralisée aux études supérieures entraînent en effet l’aspiration généralisée aux études supérieures entraînent en effet l’admission d’un pourcentage croissant d’étudiants qui n’arrivent pas à les suivre. Un tiers d’entre eux s’avère au bout de quelques mois inaptes. Les uns sont d’un niveau intellectuel insuffisant. Chez les autres ni la famille ni le lycée n’ont développé les qualités mentales requises pour cette réussite : concentration soutenue de l’attention, aménagement du travail personnel, capacité de réorganisation rapide des données
(Epistémon, 1968, p. 116-117).
Bien des enseignants actuels pourraient tenir ce type de discours. Anzieu expliquait également qu’il y avait trois facteurs expliquant la montée du mécontentement étudiant : la saturation de la faculté, la désorganisation du personnel enseignant et administratif dans le contexte de la réforme universitaire Fouchet, l’inadaptation du campus et ses alentours. Bien que la situation nancéienne soit globalement incomparable au contexte de Nanterre, ces trois points (saturation, désorganisation dans un contexte de réforme, implantation du campus) existent néanmoins, dans une certaine mesure. Anzieu précisait aussi qu’il y avait un certain climat intellectuel à Nanterre : la sociologie d’Henri Lefebvre et les courants liés à la pédagogie ou l’analyse institutionnelle ; une philosophie anti-structuraliste ; une psychologie très marquée par la dynamique des groupes et la psychologie sociale. À Nancy, il n’y a pas, semble-t-il, d’écoles de pensée suffisamment ancrées localement pour marquer les esprits des étudiants locaux, ni de discrédit du savoir. Enfin, Anzieu parlait du déni de parole et d’expression des lycéens et des étudiants dans les années 1960, de la demande de certains d’avoir plus de pouvoir et parfois même d’une forme de nihilisme diffus ; tout cela ne correspond pas vraiment à la conjoncture nancéienne. Si un « air de famille » caractérise ces deux moments car les questions de l’égalité, de l’enseignement supérieur de masse et de la sélection à l’université sont toujours d’actualité, on voit facilement que les conjonctures sont bien différentes75.
L’expérience nancéienne était sans doute vouée à l’échec, car elle ne pouvait être représentative de la population estudiantine d’un « grand établissement » qui comprend une multitude de cursus, de formations, d’instituts et de campus, où notamment la faculté de Lettres et Sciences Humaines est totalement marginalisée. Plus que jamais, aujourd’hui, le milieu étudiant est hétérogène. De fait, il ne fut pas surprenant que la mobilisation n’ait pas « pris » sur des campus où les options politiques et le recrutement social différaient nettement de la situation du campus Lettres. Il ne fut pas non plus surprenant qu’à Nancy cette mobilisation ne fît pas d’émules en dehors du campus. En tant qu’étudiants, ils sont titulaires du baccalauréat ou d’un équivalent, ils ne sont donc pas les plus lésés dans la compétition sociale qui est à l’œuvre dans le système éducatif76. Mais en tant qu’ils sont inscrits dans des formations en sciences humaines et sociales, ils sont néanmoins déjà à l’écart de certaines formations, notamment pour les grandes écoles77. Curieux entre-deux, pour ces étudiants mobilisés, qui constituait peut-être une difficulté presque insurmontable pour se faire entendre par d’autres.
L’expérience du blocage, un analyseur de la situation de l’enseignement supérieur contemporain ?
Pour le chercheur, le problème en jeu était le suivant : comment penser cet épisode du blocage dans le cadre de ces mobilisations étudiantes ? Nous avons émis plusieurs hypothèses pour comprendre la prudence, la réserve, l’inconfort, l’incompréhension massive des enseignants-chercheurs sur cette expérience du blocage : manque de liens avec le terrain, manque de sens historique, manque d’une pensée de l’État (qui penserait l’État dans notre pensée).
Ni la thèse dominante (thèse de la criminalisation du blocage), ni la simple mise en intrigue historique (thèse de la répétition mécanique de l’Histoire) ne permettent de comprendre le ralliement d’une masse d’individus à l’éventualité de l’expérience du blocage (alors même qu’ils ne sont ni sous le joug d’agitateurs professionnels, ni particulièrement instruits sur ces questions touchant à l’histoire de l’enseignement supérieur, à l’histoire et la philosophie politique, ainsi que la sociologie critique), et encore moins, le consentement, le laisser-faire ou la désertion du campus.
Il restait néanmoins une question. Par-delà le manque d’organisation et de culture de la lutte, comment cinquante à cent étudiants, dont une petite vingtaine restent habiter sur place, peuvent maintenir une situation de blocage sur plusieurs semaines ? Par la force ? La persuasion ? L’argumentation ? De fait, au niveau local, il serait imprécis de réduire la situation sur le campus à un blocage d’une extrême minorité, en force, d’étudiants ou d’agitateurs professionnels, face à la majorité des usagers et personnels. Rarement, en réalité, les accès ont été totalement bloqués et empêchés, ce qui exige pour l’observateur de penser ce curieux phénomène de respect de la chaise symbolique. Pour quelles raisons, des étudiants et des personnels, technique ou enseignant, ont pu autant respecter la présence d’obstacles modestes ? Peut-être les non-bloqueurs ne voulaient-ils pas entrer dans un conflit ; sans doute l’administration redoutait-elle l’usage de la force et ses éventuelles conséquences. D’autres scenarii sont envisageables. Des étudiants ont pu trouver une occasion de rester chez eux ou de profiter du printemps. Certains enseignants ont pu se concentrer sur d’autres tâches de leur quotidien professionnel (la recherche par exemple). Des membres du personnel ont pu adhérer à une critique des conditions de travail, etc. Peu importe les raisons officielles, implicites ou inconscientes, le fait est que la présence de ces chaises fut actée78. Sans pour autant que les bloqueurs soient nombreux et officiellement encouragés, la mobilisation est davantage reconnue qu’on ne le pourrait le croire. Sous des formes d’adhésions qu’il conviendrait de décrypter en détails, la mobilisation était sans doute relativement légitime pour différents groupes d’individus sur le campus sans pour autant que ces personnes ne soient favorables à un blocage de longue durée ou soient heureux de la situation.
Si l’on va au bout de l’hypothèse d’un perfectionnisme moral en jeu, même dans des proportions qui ne seraient pas importantes, on peut produire quelques remarques sur ce respect de la chaise. En philosophie politique, on a coutume de penser dans le sillage des théories sur le contrat social que le consentement est la base de toute société. Pour Marrati (2010), la responsabilité de chacun est engagée dans la société, même quand les grandes décisions semblent être prises par une minorité de personnes concentrant les pouvoirs. Une question fondamentalement éthique, politique et démocratique pour un perfectionniste moral est donc la suivante : à quoi suis-je en train de consentir ? Pour les bloqueurs les plus actifs et véhéments, l’expression de soi-même, dans les AG, en manifestations, sur les murs, est sans doute, de leur point de vue, la recherche de leurs vrais besoins et de leurs désirs légitimes. Dans ce contexte, on assistait à un processus de déliaison par rapport au langage dominant, les bloqueurs ne parlaient pas de compétences ou d’insertion professionnelle, ils parlaient de culture, savoirs, d’ateliers, d’activités, de critique, en multipliant les références à des expériences de soustraction (Thoreau, Mai 68, mais également la référence à la Commune sur le site de Tolbiac). Dans cette expression émergea également toute une production, une lecture critique de la situation universitaire actuelle. De fait, ces actions ont conquis, ou en tout cas, ont interpellé des étudiants qui hésitaient dans leurs positionnements, mais également des personnels, qui, sans être particulièrement engagés, ont suspendu leur consentement à ce « nous » de l’université auquel ils participent. Certes, il y a sans doute des individus parmi le personnel qui peut-être se reconnaissent dans ce blocage. Certes, il y a, à l’inverse, des membres du personnel qui n’auraient rien contre une intervention des forces de l’ordre, qu’ils soient ou non favorables à Parcoursup. Entre ces deux opposés, il y a une masse de personnel qui doit être habitée par des tensions contradictoires : faire cours, travailler normalement, faire en sorte que les examens aient lieu, ne pas déranger la routine quotidienne, mais concédant parfois que certains arguments avancés dans la mobilisation se défendent, cultivant peut-être une sympathie avec une mobilisation montrant que les étudiants sont plus actifs qu’on ne le pensait, ou partageant peut-être l’idée qu’il y a bien des contradictions fondamentales dans la réalité de l’enseignement supérieur français. Cependant, à l’ère des sociétés de communication, l’adage « qui ne dit mot consent » a sous doute plus de conséquences que par le passé.
Nous avons essayé d’adopter un point de vue plus internaliste aux événements locaux, tout en les resituant dans une histoire, et en essayant d’analyser les propres résistances d’enseignants-chercheurs. L’enjeu de ce texte n’était pas d’instruire le débat sur la sélection à l’université, mais de penser des fragments du réel. Pour reprendre une formulation propre à l’Analyse Institutionnelle, il s’agit de « démêler le social-en-train-de-se-faire » (Monceau et Savoye, 2003, p. 7). Dans ces épisodes, une parole étudiante critique, si hétérogène soit-elle, avait bel et bien fait effraction au milieu de nos propres représentations. C’était la question fondamentale qui était sous nos yeux. Reconnaître une parole ne consiste pas nécessairement à faire la promotion de ce qui est dit ou à légitimer ce qui est fait. Il était néanmoins nécessaire de relever cette curieuse rencontre manquée : un mouvement étudiant qui a émergé en dehors des enseignants et personnels, et dont ces derniers ont parfois peiné à comprendre les actions. Bien que certains enseignements ne soient pas encore devenus des « biens vacants » à l’image de la sociologie à l’automne 1968 à Nanterre, il est sans doute permis de penser que le Campus Lettres et Sciences Humaines de Nancy a connu, l’espace de quelques semaines, et à l’échelle d’un petit campus de province, un épisode de « transe institutionnelle », au sens donné par Lourau d’une l’institution qui ne correspond plus à ses fins officielles, délestée de certaines « évidences » par des actions diverses et trahissant « l’illusion comique (théâtrale) sur laquelle repose la société » (1968, p. 34-35). L’expérience de « l’Université populaire du sapin Nancy2 » montrait qu’il n’avait pas eu besoin de nous, enseignants-chercheurs, ni de nos regards biaisés. Cependant, il ne faudrait pas surdéterminer le début de lecture que nous proposons ici, car l’expérience autogérée qu’il conviendrait d’objectiver plus en détails, n’est qu’un aspect des événements. Il est tout aussi important de saisir ce nouveau « commun » à l’œuvre que de comprendre ses conditions de possibilité, à savoir le silence de la masse des étudiants et le relatif consentement global des agents de l’institution. Cette interprétation est d’autant plus importante à faire qu’elle est difficile car la conjoncture universitaire et intellectuelle s’est considérablement modifiée en cinquante ans79, conduisant à criminaliser un blocage sans chercher à comprendre l’enjeu d’émancipation d’une occupation80.
Dans notre texte, les prémisses d’une recherche possible ont été jalonnés. Nous avons ici commencé à aborder une réalité, l’enseignement supérieur aujourd’hui, à travers le contexte hétérogène des événements concrets sur un des campus d’un établissement de l’enseignement supérieur. Il conviendrait de prendre le temps de le réinscrire dans une mise en perspective historique, à la fois locale (Nancy), régionale (l’éducation, l’enseignement, l’université) et globale (au niveau culturel, social, politique). Ce que l’on commence à apercevoir, c’est un espace d’opinions et de positions beaucoup plus hétérogènes81 et incertaines82 que l’on ne pourrait le penser, et des tensions souvent déterminées socialement, culturellement et politiquement, qu’il faudrait décortiquer. Il resterait à analyser certaines mises en opposition (sociales et scolaires) à l’œuvre dans les discours produits par certains étudiants (déjà recrutés dans le supérieur, inscrits dans des formations avec débouchés et socialement plus valorisées, sans doute sur les rails d’un niveau de qualification supérieur) à l’encontre de leurs congénères bloqueurs défavorisés qu’ils estimaient ignorants, mal informés, se trouvant des excuses, en dehors de la vraie vie, ayant des comportements douteux et fondamentalement « anti-démocratiques83 ». Il resterait également à analyser la répartition des rôles et des légitimités au sein même des étudiants en lutte par rapport à leur trajectoire sociale, scolaire, militante, pour observer si les étudiants les plus défavorisés, les moins pourvus en capitaux culturels, les plus en difficultés à l’université ont réellement pris part à cette mobilisation ou s’ils n’étaient déjà plus sur le campus en cette fin de second semestre.
À l’évidence, il n’y a pas de conclusion à écrire dans un texte de ce type, car il s’agit d’un ensemble d’hypothèses, de propositions et d’amorces. Il resterait maintenant à prolonger ces réflexions, à prendre en charge ces chantiers, à affiner les analyses. Pas de propos conclusifs, car, de toutes façons, le mouvement social continuera sa route, quel que soit le regard du chercheur. Celui-ci peut se rêver observateur privilégié du haut de sa tour d’ivoire, les gens ordinaires feront leur vie. Quelle que soit la position que l’on peut défendre sur la question de la loi ORE et de Parcoursup, et par-delà les éventuelles positions de principe, il reste des réalités à étudier et dans lesquelles, en tant qu’enseignants-chercheurs, nous sommes impliqués, et que nous avons à penser. De fait, ces événements de mars et avril 2018 auront donné à voir un kaléidoscope de personnes et un alignement des planètes. Si la mobilisation s’arrêtait d’elle-même ou si, quels que soient les moyens et les stratégies, on venait à bout de ces événements, la disparition des symptômes ne résoudrait pas mécaniquement l’effectivité d’une crise. Si dans une lecture althusserienne, l’apparail universitaire est bien au croisement de plusieurs autres appareils (scolaire, syndical, politique) et qu’il s’y joue des processus contradictoires de politisation et de dépolitisation (Sibertin-Blanc, 2010), on a pu voir dans cet exemple local que des expériences sans lendemain avaient pu émerger. Il est significatif que les enseignants-chercheurs en sciences humaines sociales ne s’y soient pas particulièrement intéressés alors pourtant qu’elles révélaient sans doute un malaise très profond au sujet de ce que peut être de nos jours l’enseignement supérieur français, et en particulier dans un campus de province estampillé « sciences humaines et sociales ».