« Désoccidentaliser » la pédagogie

Réflexion sur la pédagogie paysagère dans l’histoire de la pédagogie

DOI : 10.57086/lpa.344

p. 69-84

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Les liens entre sciences de l’éducation et de la formation et sciences humaines et sociales sont régulièrement évoqués et parfois débattus au sein de la 70e section1 du CNU, notamment lorsqu’il s’agit de savoir si les sciences de l’éducation produisent leurs propres concepts, élaborent leurs propres outils méthodologiques et génèrent leur propre cadre théorique. À contre-courant de cette réflexion, nous allons aborder un phénomène différent : l’import et l’usage dans la discipline d’un travail réalisé dans un contexte différent (en l’occurrence en géographie et au sujet, notamment, du Japon).

Se référer à un auteur, c’est refermer un livre, puis œuvrer dans un champ spécifique à partir de ce qu’on a lu, identifié, et que l’on s’est réapproprié. Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous intéresser à une manière d’utiliser le travail d’Augustin Berque qui présente une triple particularité : cet usage date des années 2000, il s’inscrit dans une recherche en sciences de l’éducation portant sur une pédagogie spécifique et il n’a pas eu beaucoup d’échos à l’époque. Plutôt que de se projeter sur ce qui pourrait être fait en sciences de l’éducation à partir de Berque, nous proposons donc de réinscrire un usage de cette œuvre dans un contexte pour visualiser les enjeux autour de ce type de référence lorsqu’on s’intéresse aux questions éducatives, à la pédagogie et plus spécifiquement à ce qu’Henri Louis Go (2007) appelle la reconstruction de la forme scolaire. Ainsi, la singularité de ce texte n’est pas liée à un matériau empirique mais repose sur sa dimension philosophique puisqu’il s’agit, comme l’y invitait une lecture nietzschéenne de l’apport de Foucault, de rendre compte de « ce qui est en train de se passer » (Artières et Potte-Bonneville, 2007, p. 30), de permettre aux contemporains d’entendre ces voix qu’ils ne perçoivent plus et de pouvoir parler de « ces alternatives encore possibles et parfois toujours là, sous leurs yeux ». (Riondet, 2017, p. 42).

Retour sur un usage de la référence à Berque : l’exemple de Freinet à Vence (2007)

On peut trouver dans l’ouvrage Freinet à Vence (2007) d’Henri Louis Go l’une des premières références à Augustin Berque en sciences de l’éducation2. Il s’agit, ici, de relever et de contextualiser l’usage tout à fait singulier qui a été fait du travail de Berque pour rendre compte d’une expérience pédagogique particulière liée à l’Éducation Nouvelle, il y a maintenant plus de quinze ans, dans ce livre publié aux Presses universitaires de Rennes. Cet ouvrage est issu de la recherche doctorale d’Henri Louis Go qui portait sur l’étude « ethno-didactique » de l’École Freinet à Vence, l’école historique d’Élise et Célestin Freinet. Par « ethno-didactique », il faut entendre ici que le chercheur a procédé à un travail de terrain en recourant à la fois à une approche de type ethnographique3 et à une analyse en lien avec la Théorie de l’action conjointe en didactique (TACD)4. L’enjeu était de rendre compte des pratiques spécifiques à l’œuvre dans cette école.

Alors que les apports théoriques, méthodologiques et empiriques de cette enquête étaient nombreux5, le livre d’Henri Louis Go n’a fait l’objet d’aucune recension dans les revues scientifiques. Ce n’est évidemment ni le premier ni le dernier auteur à connaître ce genre de situation. Pour autant, cela reste néanmoins un ouvrage souvent référencé, car il fait partie des travaux régulièrement cités lorsqu’il est question de « pédagogie Freinet », au même titre que de nombreux autres travaux sur d’autres écoles se revendiquant de près ou de loin de la « pédagogie Freinet »6.

Pourquoi faire référence dans ce contexte à Berque ? En faisant référence à ce travail, l’auteur ne cherchait pas à céder aux sirènes de l’illusion bibliographique7 consistant à multiplier les références et à s’adonner au name dropping8 pour donner un supplément d’âme théorique à ses propos. C’est dans le septième chapitre intitulé « Milieu d’institutions, deuxième » que le lecteur peut découvrir la référence à Berque (Go, 2007, p. 89-108). Dès la première page de cette partie, l’auteur annonce explicitement sa démarche (l’observation), l’objet de sa démarche d’enquête (les « institutions » en jeu dans l’École Freinet) et l’une des découvertes qui résulte de cette enquête (l’importance du paysage dans cette école) :

J’ai donc observé l’école en tant qu’elle organise « du » milieu qui se manifeste dans ses institutions. Si le milieu est l’ensemble des institutions, il faut logiquement commencer par l’institution du paysage. Je conjecture que l’institution du paysage est première à l’École Freinet
(ibid., p. 89).

On peut faire deux remarques. Au niveau de la structure du chapitre, l’auteur organise son propos pour passer d’une conception ordinaire du paysage à une acception plus spécifique qui permet d’objectiver la singularité de l’École Freinet9. L’auteur précise l’usage qu’il fait de la notion de « paysage » en même temps qu’il instruit l’énonciation du fait selon lequel cette école constitue un « lieu paysagé ». C’est effectivement un fait : les textes des Freinet le prouvent et les observateurs peuvent le vérifier. Au niveau de la bibliographie mobilisée, on trouve ici des références très différentes, qui vont du philosophe Henri Bergson à l’historien des sensibilités Alain Corbin en passant par le sociologue Marcel Mauss. C’est au milieu de ces références que l’on retrouve la trace de deux ouvrages de Berque, Médiance (1990/2000) et Écoumène (2000).

L’enjeu de ce passage dans l’ouvrage est de montrer comment la nature a été « instituée » à Vence (Go, 2007, p. 90). S’appuyant sur les travaux d’Alain Corbin, et sans doute via un arrière-plan nietzschéen, et en lien avec d’autres références évoquées ci-dessus, l’auteur procède à une description sensible de l’expérience éducative telle qu’elle se matérialise à Vence tout en anticipant peut-être sur ce que l’on peut « rater » dans cette description. Le paysage est aussi ce que l’on peut voir « depuis un point culminant ». C’est une spécificité de l’École de Vence, où la « vue » du paysage s’impose à tous les visiteurs. Cependant, en parlant de « lecture éthique du paysage », l’auteur introduit de la complexité et de la subtilité :

ce n’est pas la particularité du lieu lui-même qui les inspire, mais la position élevée d’un tel site, procurant l’impression de s’affranchir des pesanteurs de l’école close sur elle-même, un sentiment de liberté, une ouverture sur des possibles…
(ibid., p. 91).

Henri Louis Go montre par la suite que cette école se caractérise dès l’origine par une « perspective d’aménagement » à des fins éducatives et que c’est justement cette action d’« aménagement » qui va « renforcer son statut de paysage ». Le propos fait état de l’association d’un « caractère sauvage du lieu » et de « l’action des hommes pour l’aménager », mais au-delà de cela, d’un aménagement qui a été effectué dans « l’esprit écouménal dont parle Augustin Berque » (id.). Dans cet esprit, il s’agit d’« habiter intelligemment l’espace, c’est-à-dire équilibrer de façon pertinente le projet humain avec le donné du site, en l’occurrence une campagne qui reste une campagne » (id.). L’usage de la référence à Berque permet ici de préciser le projet de Vence, comme si ce détour permettait de rendre plus explicite ce qui est pourtant devant nous, et autour de nous : « L’idée régulatrice de Freinet qui installe sa réserve, c’est une sorte d’équilibre “halocène”, une situation d’anthropisation qui va à la rencontre de la nature sans la détruire, sans l’éradiquer » (ibid., p. 91). Faisant cela, Go clarifiait cette formulation, « L’École Freinet, réserve d’enfants », qui est le titre d’une publication d’Élise Freinet (1974)10, et qui désigne le projet en jeu à Vence :

La réserve construite par Freinet ne vise pas à parquer les enfants dans un lieu clos, mais à expérimenter une sorte de paysage scolaire « démesurable » par l’analyse inventive du milieu qu’il opère, et la trajection qu’il pratique dans ce milieu compris comme milieu d’une praxis humaine : si le paysage se laisse voir, il se définit institutionnellement par la façon d’agir des hommes qui inscrivent leur existence dans ce milieu. Ce lieu paysagé, ce milieu local, peut être désigné par le terme grec khora (pour le distinguer du topos plus abstrait) qu’Augustin Berque définit poétiquement comme la demeure (oikos) de l’être humain, « déploiement existentiel qui se poursuit en chaque être humain, et qui de fait a toujours excédé la définition géographique des corps » (2000b, p. 14), relation de l’humanité avec l’étendue terrestre, et sa manière pertinente de l’affecter
(Go, 2007, p. 91-92).

Le lecteur inattentif pourrait être tenté de considérer le paysage à l’École Freinet comme un élément conjoncturel. Selon cette lecture, l’auteur aurait choisi de présenter la pédagogie sous forme de scène en cherchant à planter le décor. Cette expression sous-entend que le décor est relativement artificiel et qu’il n’y a pas de liens réels et vivants entre les personnages, le décor et la scène. À l’inverse de cette lecture superficielle, le grand intérêt du travail de Go est au contraire de présenter le paysage comme un élément structurel de la pédagogie locale (qui comprend donc des pratiques corporelles, des rituels, des interactions avec la nature, des possibilités d’enquête, etc.). Go ne décrit pas simplement le paysage en tant que localisation où se trouve l’École de Vence. Il convoque l’idée de paysage pour rendre compte du lieu scolaire spécifique que représente l’École Freinet et pour objectiver l’un des caractères distinctifs de la pédagogie singulière qui y est déployée.

Cela signifie que dans cet ouvrage qui rend compte des institutions didactiques ordinaires de la pédagogie freinetienne historique (plan de travail, texte libre, conférence, réunion de coopérative) et de l’institution paysage, la référence à Berque (et à d’autres) rend visible ce rapport au paysage et contribue à un processus d’accélération vers ce que l’on pourrait appeler un changement de paradigme permettant de comprendre la singularité et la pertinence de cette expérience éducative.

« Désoccidentaliser » la pédagogie ?

Dire que le paysage fait partie intégrante de la pédagogie d’Élise et Célestin Freinet à Vence mise en place à partir des années 1930 fait émerger une question : est-ce une singularité de la « pédagogie Freinet » ou un élément qu’ont en commun les expériences pédagogiques de l’Éducation Nouvelle et de l’Entre-deux-guerres ?

En effet, si le propos de Go (2007) au sujet de l’École Freinet à Vence est parfaitement explicite, on peut se demander si la dimension paysagère de cette pédagogie n’est pas un élément que l’on pourrait retrouver dans d’autres expériences pédagogiques historiques. Il faut ici distinguer ces expériences de l’Éducation Nouvelle, telles qu’elles se sont déployées à un moment donné, de la manière dont les contemporains regardent parfois cette histoire en voyant et croyant « à reculons »11. Effectivement, on peut puiser dans certains patrimoines pédagogiques de l’Éducation Nouvelle des inspirations et des démarches pour mettre en œuvre des situations d’enseignement moins magistrales que ce qui est fait d’ordinaire dans le système éducatif. Néanmoins, ces usages font régulièrement abstraction des mondes de pensée qui étaient en jeu dans les expériences originelles de ce mouvement et des conjonctures dans lesquelles elles se sont inscrites.

Dans ce mouvement hétérogène, plusieurs traits distinctifs ont pourtant déjà été identifiés puisqu’il s’agissait souvent de maisons familiales situées à proximité de la nature, accueillant des enfants dans des sortes d’internat, dans lesquelles une forme de vie particulière était attendue et l’éducation qui y était valorisée tentait de relier vie intellectuelle et vie manuelle. On pourrait donc dire qu’en parallèle à la bienveillance, à l’ambiance de travail et aux gestes didactiques qui s’organisent dans ces expériences, il reste un excédent qui n’a pas été pris en charge par le processus de scolarisation de la référence à l’Éducation Nouvelle. Dans un ouvrage consacré à Vrocho, le thérapeute naturiste des pédagogues Élise et Célestin Freinet (Riondet, 2019), nous avions utilisé la formulation « désoccidentaliser l’histoire de la pédagogie »12. Nous encouragions alors une évolution dans les manières de faire l’histoire de certains épisodes pédagogiques, en proposant de « décentrer l’histoire de l’Éducation nouvelle de l’Europe et de ces cadres de pensée ordinaires » (le monde de pensée de l’Éducation nouvelle et la pédagogie européenne se constituant de nombreuses références européennes13) et, de « désoccidentaliser la pédagogie en jeu dans l’Éducation nouvelle »14 (Riondet, 2018, p. 41).

À cet « endroit » peut s’initier un dialogue entre la pensée berquienne et cette historiographie de l’Éducation Nouvelle. La pensée berquienne s’appuie sur l’objectivation de la spécificité de la mésologie. En effet, le philosophe-géographe distingue l’étude des milieux15 (mésologie) de l’écologie, dont le terme prolonge le mot Ökologie créé par Ernst Haeckel et désignant au contraire la science de l’environnement, en tant que science d’objet, là où la mésologie peut être considérée comme une « écophénoménologie herméneutique » reposant sur « la qualité de sujet des êtres vivants » pris dans une pluralité de processus d’interprétation de leur environnement (Berque, 2021, p. 44). Or, si on lie régulièrement la mésologie à Bertillon (Taylan, 2018), Berque a bien insisté sur l’apparition du terme en 1848. Dès lors, ne pourrait-on pas considérer qu’il y a peut-être une mésologie empirique qui a pu se diffuser dans les réseaux et milieux en lien avec l’Éducation Nouvelle et la pédagogie ? Dominique Ottavi (2018) évoquait récemment l’ouvrage de Romuald Zaniewski, La théorie des milieux et la pédagogie mésologique, paru en 1952, mais on pourrait également se rappeler comment une figure de l’Éducation Nouvelle aussi importante qu’Adolphe Ferrière n’a cessé de s’intéresser, dans les années 1920 et 1930, aux liens entre l’être humain et les milieux, à travers des publications et des expériences très variées (Riondet, 2019, 2021)16.

Ainsi, la référence à Berque dans le cadre d’une recherche sur des pédagogies spécifiques comme celle de l’École Freinet à Vence est un moyen de mieux comprendre17 celles-ci.

Jeu de miroir et perspectives pédagogiques paysagères

Le chapitre de Go dans lequel est utilisée la référence à Berque questionne, nous venons de le voir, notre manière de regarder ce qui nous précède : n’aurions-nous pas sous-estimé certains éléments dans l’histoire de la pédagogie ? En réalité, ce chapitre et l’usage qui y est fait de Berque nous interrogent également à un autre niveau puisque cela questionne, non pas seulement nos manières de faire de l’histoire mais également notre façon de concevoir l’éducation aujourd’hui.

Dans une conférence prononcée à Bruxelles en 1900, l’écrivain français André Gide avait réfléchi à l’influence dans la littérature :

J’ai lu tel livre ; et après l’avoir lu je l’ai fermé ; je l’ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, – mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l’avais pas connue
(2010, p. 16-17).

Cette citation illustre bien ce que l’on peut ressentir en refermant Freinet à Vence. En refermant ce livre, il est difficile d’oublier cette articulation entre pédagogie et paysage que suggère ce détour par Berque. Tel un miroir dans lequel on se voit, la référence à Berque nous force à nous regarder en face sans l’autosuffisance et le sentiment d’évidence qui caractérisent les individus qui ne se remettent jamais en question.

Qu’en est-il, dans l’éducation occidentale contemporaine de cette articulation pédagogie/paysage ? Berque utilise le terme de « paradigme occidental moderne classique » (POMC) pour rendre compte de la « subjectivité moderne » et des influences qui la sous-tendent18 ; on peut donc s’interroger sur ce que fait ce paradigme à l’éducation et en quoi l’éducation contribue à asseoir la domination et l’acceptation de ce paradigme. Sur cette question, toute une littérature nous a précédés. Les années 1960 et 1970 en France ont été le théâtre en France d’une critique radicale du modèle de l’École-Caserne (Oury et Pain, 1972). Si l’on peut reprocher à certains militants pédagogiques issus du Mouvement Freinet à l’initiative de nouveaux courants comme la pédagogie institutionnelle et l’autogestion pédagogique d’avoir sous-estimé la pensée des Freinet et les apports de l’École Freinet à Vence, ils ont contribué à documenter le processus de scolarisation urbaine et les conditions d’éducation en ville dans les années 1960 et 1970 et ont permis une première « analyse de l’école-caserne » (Copfermann, 1978, p. 51) et plus globalement de la variation urbanisée et déshumanisée de la forme scolaire.

Il est possible également d’évoquer d’autres types d’écrits. « Paysage partout, paysage nulle part », pourrait-on dire avec Berque et d’autres. La société contemporaine valorise certains paysages alors même que la notion de paysage est largement remise en cause par nos manières de vivre. L’historien Romain Bertrand faisait le constat suivant :

Je suis devenu – par mégarde – cet adulte inattentif au monde, portant sur les choses un regard distrait et distant. Puis j’ai appris comme tout un chacun, un matin qui était loin d’être beau, la disparition des abeilles et des papillons, et qu’il n’était plus de martres ni d’alouettes. Quelque chose en moi, le petit garçon d’autrefois peut-être, s’est mis alors à sangloter : apeuré, oui, honteux aussi
(Bertrand, 2019, p. 11-12)19.

Or, ce constat rétrospectif sur l’évolution et la destruction des paysages invite à se représenter, à hauteur d’enfant, ce que cela signifie. C’est ce qui est en jeu lorsque Joël Gayraud compare les expériences de l’enfant dans des villes et celles de l’enfant à la campagne :

Regardez un enfant des villes. Il suit l’ourlet gris des trottoirs, il s’arrête au passage protégé, les yeux fixés sur le piéton rouge en attendant qu’il passe au vert et lui indique qu’il peut traverser sans danger […] Emmenez maintenant l’enfant à la campagne […]. L’espace est devenu paysage. L’enfant y promène son regard, du plus proche au plus lointain, et, au fond du tableau, découvre la muette suture qui coud le ciel à la plaine, à la colline ou à l’océan
(2019, p. 9)

S’il conviendrait de nuancer cette opposition (enfance des) villes / (enfance à la) campagne pour ne pas produire de caricatures (en idéalisant la vie hors la ville et en discréditant la vie urbaine), on peut néanmoins percevoir ces extraits comme la mise en garde d’un scénario possible, dans lequel nous pourrions devenir « des êtres sans horizons ni paysages » (Riondet, 2020). Ce qui est inquiétant, c’est que dans ces témoignages il n’est même pas question de paysage au sens berquien du terme, avec une dimension trajective, mais de décor et d’environnement qui se sont largement détériorés. Berque soulignait d’ailleurs ce paradoxe : « notre époque est celle du paysage, des paysagistes, mais aussi de ce qu’un livre qui a fait date a appelé La mort du paysage (1982) » (2016/2018, p. 17)20.

Cela signifie, pour qui s’intéresse à la reconstruction de la forme scolaire, que le paysage est loin d’être un aspect périphérique des débats sur les enjeux de l’école et de la société. Depuis plusieurs décennies, un problème majeur de la forme scolaire a consisté à penser l’articulation entre éducation et démocratie. En philosophie politique, c’est souvent la notion de « commun » qui s’est jouée dans ces réflexions et elle est au cœur de publications stimulantes récentes (Laval et Vergne, 2021 ; Dupeyron, 2020, 2021). En réalité, les deux séries d’enjeux (éducation/démocratie et rapport au paysage) ne sont pas si étrangères l’une à l’autre ou distinctes l’une de l’autre..

Dans ce contexte où le terme d’anthropocène s’est invité, on songera avec nostalgie à certaines œuvres littéraires21. Dans le traité d’éducation qu’il signe en 1762, le philosophe Jean-Jacques Rousseau écrit que le seul livre qu’Émile devrait garder est Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, dans lequel évolue « Robinson Crusoé dans son isle, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être » (Rousseau, 1969, p. 290-291). Il s’agit d’un passage peu commenté par les philosophes de l’éducation que l’on peut sans doute relier au Walden de Henry David Thoreau, dans lequel l’auteur décrit comment il est parti vivre dans une cabane, à Concord, pendant plus de deux années (2017). Or, dans ces deux exemples, ce n’est pas simplement un « commun » à réélaborer entre êtres humains qui est en jeu (dans une sorte de redéfinition du contrat social), mais également un « commun » entre organismes et milieux.

On serait alors tenté d’écrire que ce recours à Berque a deux conséquences. Il entraîne à tout d’abord une condamnation de la forme scolaire actuelle puis, dans un deuxième temps, il permet de songer, avec radicalité, à ce que devrait être une autre forme scolaire soucieuse de ces questions de « commun ». Dans Le sauvage et l’artifice, Berque avait posé un premier cadre interprétatif : il y a d’un côté la société et de l’autre l’environnement. La société entretient différents rapports avec l’environnement22, mais « la société est une, dans son environnement qui est un » (1985, p. 128). Ce qui est au cœur de la proposition berquienne, c’est le refus des différents dualismes qui peuvent sous-tendre l’interprétation de ces rapports entre société et environnement (subjectif/objectif ; naturel/culturel ; collectif/individuel). La référence à Berque rend possible l’élaboration d’une nouvelle hypothèse éducative : une forme scolaire paysagère, c’est-à-dire une école pensée au prisme du paradigme mésologique, dans lequel on parle de « corps médial » et non de « corps social »23 (Berque, 2021, p. 48).

S’il y a près de quarante ans, Berque voyait dans les mots « trajet », « trajectif » et « trajection » « une souche conceptuelle qui vaut d’être exploitée » (1985, p. 286), l’heure est maintenant à en éprouver le potentiel pédagogique. Or, cette hypothèse, qui n’est pas en apesanteur puisqu’on pourrait la retrouver à l’œuvre dans certaines expériences concrètes (comme à Vence par exemple) (Go, 2007 ; Prot, 2019, 2021), s’inscrit néanmoins dans une conjoncture globale que l’on pourrait qualifier d’hostile : non seulement les débats médiatiques parlent davantage d’environnement et d’écologie que de milieux, de mésologie, de trajectivité et de médiance, mais par ailleurs, la forme sociale et le mode de production n’ont pas nécessairement incorporé réellement ces enjeux.

Dès lors, une question stratégique se pose : comment penser l’évolution de la forme scolaire dans le cadre du POMC qui recourt à l’abstraction, et à la transformation des choses en objets (Berque, 2018, p. 9) ? Gaston Bachelard avait déclaré après la Libération : « c’est l’école qui doit donner le modèle de société parfaite, car la société parfaite, c’est l’école » (1950, p. 30). À l’époque, cette phrase avait été reçue avec enthousiasme dans les milieux pédagogiques. Elle nous convie aujourd’hui à penser l’École, non pas comme le moyen unique où se joue l’évolution de la société, mais dans un rapport de conflictualité avec une forme de société, afin de rendre possible une alternative.

L’insistance sur le terme « habitat » (Prot, 2021) est ici d’une grande importance, car dans la forme scolaire classique, les élèves n’habitent pas, en réalité, leur école. Ils y vont, ils la fréquentent, mais il est difficile d’affirmer qu’ils habitent véritablement le lieu en question24 tout comme il n’est pas évident non plus de prétendre que ce lieu soit, en l’état, particulièrement habitable. Ce qui complexifie la situation, c’est que dans la forme de société actuelle, les manières d’habiter posent problème. On peut dès lors se demander s’il ne faudrait pas envisager de déshabiter pour réhabiter25. En tant que lieu où on se retirerait et où l’on (se) redécouvrirait, cela nécessiterait de penser radicalement l’agencement et le paysagement de l’École.

Dans le système éducatif, on adapte parfois l’architecture des écoles en fonction de ce que demandent les élèves en y voyant un geste pédagogique et politique progressiste. Sans doute s’agit-il d’une faute pédagogique et d’une erreur politique que l’on fait souvent dans la bonne conscience, en amalgamant encouragement à la participation et compréhension de la médiance. Faute pédagogique, car consulter les élèves pour éventuellement satisfaire à quelques demandes ne permet peut-être pas d’éduquer à la citoyenneté et de former véritablement les élèves à démocratie. Erreur politique, car cette manière de faire ne prend pas réellement au sérieux les enjeux liés à la démocratie tout en contribuant à l’appauvrissement des réflexions qui peuvent se jouer dans le rapport à l’architecture26.

Or, « l’être humain est un être géographique » (Berque, 1987/2015, p. 10), et comme le reprécise plus tard Berque : « l’existence humaine dépasse la géométrie », « elle a besoin d’architecture » (Berque, 2021, p. 122). L’enjeu d’une maison repose sur la pertinence de sa fonctionnalité, en tant que la maison constitue un « moment structurel de l’existence humaine » (id.). Il est ici pertinent de faire remarquer que les premières expériences d’éducation assumaient, de fait, cette idée de « maison », au contraire des écoles contemporaines, en étant parfois sensibles à l’idée de « vie intégrale ». Par ailleurs, comme le montre l’expérience de Vence, l’architecture nécessite un aménagement autour d’une nature instituée. C’est un point sur lequel il faut insister : c’est l’école, en elle-même, qui est un milieu paysager dans le cas de Vence alors que dans nos manières ordinaires de penser, l’école désigne, au quotidien, des bâtiments et des salles où on fait notamment cours, des couloirs, des bureaux, une cour de récréation souvent bétonnée. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’« École Dehors » renvoie à une multitude d’expériences différentes qui, implicitement, partagent un même constat, celui de l’insuffisance de l’espace scolaire et de ce qu’on peut y trouver, nécessitant par conséquent de sortir de l’École. Or, ce qui est à l’œuvre à Vence est sensiblement différent car c’est le lieu et la vie scolaire, intégrant la notion berquienne de paysage, qui assument ce rapport aux milieux et à la nature instituée, ainsi que les enjeux liés à la trajection, c’est-à-dire le « va-et-vient de la réalité entre les deux pôles théoriques du subjectif et de l’objectif » (Berque, 2018, p. 41).

Ainsi, on peut faire l’hypothèse que la relecture de Freinet à Vence et la redécouverte de l’œuvre de Berque font émerger un double mot d’ordre : désoccidentaliser la pédagogie et appréhender les paysages27. « Désoccidentaliser la pédagogie », c’est à la fois s’ouvrir à d’autres paradigmes pour faire l’état des lieux de nos normes éducatives et envisager différemment le champ de possibles. La formulation « Appréhender les paysages » peut alors être comprise de deux manières : craindre ce que fait la société contemporaine des « paysages » et tenter, par-delà le scepticisme, de se saisir pédagogiquement et politiquement de cette question des paysages28.

Conclusion

L’enjeu de ce texte ne consistait pas dans une exégèse de la pensée berquienne ou dans le tour d’horizon exhaustif des auteurs et des œuvres ayant traité des questions en lien avec les paysages29. Le propos était plus modeste puisqu’il s’agissait de relire une des premières références à Berque dans les sciences de l’éducation contemporaines. Dans le cas que nous avons abordé, le recours à Berque pour penser l’éducation permettait d’expliciter la spécificité de l’École Freinet à Vence, tant son architecture que sa pédagogie, et le type d’enquête déployée pour étudier une expérience éducative spécifique. Indéniablement, cette référence à Berque fait ici office de révélateur, elle permet de faire apparaître ce qui était devant nous et que notre regard ne saisissait pas au premier abord. Seulement, la référence ne fait pas parler l’expérience, elle s’inscrit dans une démarche particulière qui a été déployée par le chercheur. Ce type d’enquête cherchant à expliciter et clarifier la « langue » pédagogique locale et ses manières de faire spécifiques a nécessité une conversion du regard et un dispositif singulier pour observer, analyser et objectiver. Il est important ici de rappeler que la démarche ethnographique est « parsemée de surprises » et qu’elle se présente comme « une aventure » et « non la confirmation d’hypothèses préétablies » (Boumard, 2011, p. 53). Or, lorsqu’on s’attelle, comme le formulerait Boumard à « observer comment [fonctionnent] de singulières “tribus” » (ibid., p. 56-57)30, cela nécessite un rapport spécifique au terrain étudié, une pensée profonde de la pratique de l’observation et une temporalité conséquente pour s’initier et comprendre ces expériences pédagogiques spécifiques31, avant d’essayer d’en faire des modèles ou des repoussoirs.

On pourrait aller plus loin et dire que l’usage de cette référence dans cette recherche doctorale en sciences de l’éducation publiée il y a plus de quinze ans peut aussi être considéré comme la première pierre d’un édifice épistémologique toujours en construction dont l’enjeu est d’arriver à penser réellement et concrètement la reconstruction de la forme scolaire. En effet, à partir de Freinet à Vence (2007) et dans les publications suivantes autour d’Henri Louis Go, on peut observer une évolution de l’arrière-plan épistémologique. Une transition semble effectivement à l’œuvre avec une tentative de domestication de ces concepts importés32 dans un assemblage théorique unitaire, mêlant théorie de l’action et théorie des milieux (Prot, 2021, p. 89), et plus particulièrement la Théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) et la mésologie berquienne, susceptible d’être utilisées par d’autres. Or, cette évolution et cette transition nourrissent un projet global : œuvrer à la reconstruction de la forme scolaire en rendant compte d’expériences éducatives spécifiques (et en l’occurrence l’expérience « paysagère » de l’École Freinet à Vence) et en les prolongeant par des ingénieries coopératives dans l’optique de contribuer à faire essaimer ce type d’initiatives à l’intérieur même de la forme scolaire.

On comprend dès lors pourquoi la communauté scientifique a pu passer à côté de Freinet à Vence (2007) car l’ouvrage porte en réalité une vision de la recherche et de la reconstruction particulièrement singulière au sein du champ scientifique et du champ éducatif. Il est indéniable que le lieu dans lequel œuvrent d’ordinaire les éducateurs et les chercheurs induit également une manière de concevoir (ou de ne pas concevoir) l’éducation33 et que, pour reconstruire la forme scolaire, il ne sera pas de trop de faire évoluer le regard, souvent surdéterminé par la forme scolaire traditionnelle, des éducateurs et des chercheurs eux-mêmes34.

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Notes

1 Les sciences de l’éducation et de la formation. Return to text

2 En tout cas dans les sciences de l’éducation francophones contemporaines. Return to text

3 « Mon enquête adopte une démarche résolument inductive (donnant la priorité au recueil de données), d’abord indiciaire (s’efforçant d’observer les pratiques à partir de ce que les psychanalystes nomment une « attention flottante » où l’on ne préjuge pas de ce qui est important, où l’on se rend disponible à toute anecdote, à l’anodin, au détail qui pourrait être versé au compte des indices), et plus généralement clinique, s’intéressant, selon une formule hégélienne, à la « chose même », et s’attachant à la décrire minutieusement dans son apparition, au sens phénoménologique » (Go, 2007, p. 37). Return to text

4 Nous renvoyons le lecteur au travail de Gérard Sensevy dans Le sens du savoir (2011), aux nombreuses publications produites dans le cadre du Séminaire Action et plus récemment aux ouvrages du collectif Didactique pour enseigner (DPE). Return to text

5 Dans L’École, question philosophique (2013), le philosophe Denis Kambouchner évoqua d’ailleurs le « beau livre » d’Henri Louis Go (note 1, p. 338). Return to text

6 Sans que soit mise en évidence une éventuelle singularité. Return to text

7 Nous reprenons à notre compte cette formulation que Patrick Boucheron a construite à partir de la célèbre « illusion biographique » évoquée par Pierre Bourdieu. Return to text

8 « Le name dropping (littéralement le « lâcher de noms ») […] consist[e] à citer des noms connus, notamment de personnes ou d’institutions, pour tenter d’impressionner », Name dropping. Wikipédia, l’encyclopédie libre, URL : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Name_dropping. Return to text

9 Le chapitre s’ouvre sur une généalogie du terme « paysage ». Go évoque ainsi son apparition pendant la Renaissance « au moment des premières représentations picturales d’un espace géographique vu depuis un certain point de vue » (p. 89), mais décrit aussi ce qu’est parfois devenu ce terme, « une marchandise touristique » (id.). Return to text

10 Lorsque cet ouvrage est publié en 1974, Célestin Freinet est décédé depuis 8 ans. Cette publication est alors une manière de revenir sur la singularité de l’École Freinet à un moment où le Mouvement Freinet s’est éloigné de la référence à Freinet et où l’école en question, jadis « phare » du mouvement, s’est retrouvée en marge de celui-ci (cf. Go et Riondet, 2020). Return to text

11 Nous reprenons ici une formulation de Nieztsche dans Le Crépuscule des idoles (aphorisme 24) (Nietzsche, 1993, p. 125). Return to text

12 Dans le cadre de cette réflexion, nous avions été particulièrement sensible à certaines réflexions autour des travaux de l’historien indien Dipesh Chakrabarty. Dans l’ouvrage intitulé Provincialiser l’Europe (2000/2009), l’auteur insistait notamment sur le fait que l’Europe, alors qu’elle n’incarne plus l’histoire universelle, continuait de fournir les catégories de pensée et les concepts structurant les considérations intellectuelles, sociales, politiques, dans le monde. Chakrabarty estimait qu’il fallait s’affranchir de cet « historicisme » qui ne permet pas d’appréhender les réalités non-occidentales (Riondet, 2018, p. 41). Return to text

13 Nous prenions notamment comme exemples le naturisme, la théosophie, la philosophie indienne, ou encore la médecine chinoise. Return to text

14 Nous estimions que ce « geste » pouvait permettre de saisir certains éléments présents dans cette histoire de l’Éducation nouvelle : la question de l’« âme », de la spiritualité, de l’ « élan vital », et plus généralement du corps, et qui ne renvoient pas qu’à des enjeux didactiques et donnent en réalité une coloration diversifiée de la richesse possible de l’expérience éducative (Riondet, 2019). Return to text

15 Études des milieux, et particulièrement de l’écoumène, « la demeure humaine » (Berque, 2018, p. 25 et p. 16). Return to text

16 On retrouve dans les archives de Ferrière, conservées aux Archives Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève, une documentation très variée qui montre un intérêt du pédagogue pour la médecine, la psychologie, la biologie et l’anthropologie, notamment dans leurs croisements autour de la question de la place de l’être humain dans le monde et des liens entre l’homme et les différents milieux dans lesquels il peut évoluer. Cet intérêt de Ferrière peut s’expliquer dans sa conviction selon laquelle la connaissance de l’enfant n’est sans doute pas seulement réductible à la psychologie de l’enfant mais doit intégrer des aspects plus larges en lien avec la compréhension globale de ce qui caractérise un être humain. Par ailleurs, dans le cas des Freinet, on ne saurait oublier la question de la régénération dans les années 1930 à travers laquelle sont envisagées différentes thématiques : soin de l’enfance, rapport à la nature, alimentation et habitat. Return to text

17 On peut repenser à cette phrase d’Henri Louis Go : « il faut s’immerger dans l’activité jusqu’au moment où on va la comprendre […] » (2007, p. 65). Return to text

18 Berque cite : « le renversement copernicien, le dualisme et le mécanisme cartésiens, l’espace et le temps absolus de Newton, le matérialisme, le capitalisme, l’individualisme méthodologique issu du nominalisme médiéval et l’individualisme ontologique » (2018, p. 30). Return to text

19 Nous avons déjà employé cette citation dans un précédent article (Riondet, 2020). On peut considérer, rétrospectivement, que l’argumentation qui sous-tendait ce texte manquait de référence au travail d’Augustin Berque. Return to text

20 La société est tiraillée en son sein par des dynamiques contraires : d’un côté, mise en place d’actions et de stratégies de conservation et de valorisation (en lien, par exemple, avec la Convention de l’Unesco concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel et la Convention européenne du paysage du Conseil de l’Europe) et, de l’autre côté, processus variés contribuant à la détérioration des milieux. Return to text

21 Nous recontextualisons dans cette problématisation en lien avec le travail de Go et de Berque des éléments que nous avons traités par ailleurs (Riondet, 2020). Return to text

22 Berque liste les rapports suivants : « rapports écologiques, (l’air que l’on respire) ; rapports techniques (l’aménagement de l’écoumène par l’agriculture) ; rapports esthétiques (la perception et les représentations de l’environnement) ; rapports axiologiques et noétiques (les valeurs et les concepts touchant à l’environnement) ; rapports politiques (le jeu des pouvoirs qui dictent les choix de la société en matière d’aménagement) » (1985, p. 127). Return to text

23 Renvoyons ici à la thèse de Thibaut Bouchet-Gimenez (2022). Return to text

24 Sans doute les élèves y développent une forme de vie mais celle-ci est presque clandestine et dans les marges de l’institution. Return to text

25 Berque distingue écoumène (« l’habitée ») et érème (l’inhabité) en faisant le constat que « le genre humain occupe aujourd’hui à peu près toutes les terres émergées, et projette même d’aller s’établir sur d’autres planètes » (Berque, 2021, p. 48-49). Pour rendre compte du terme érème, Berque utilise la formulation : « là où se retire l’ermite » (id.). Return to text

26 Sauf à penser que la compréhension de la mésologie est du côté de la jeunesse, ce qui signifierait de facto que les adultes n’exercent qu’en partie ce qu’Arendt appellerait leur responsabilité du monde et que celle-ci se restreint à une certaine forme de culture. Return to text

27 Sans doute pourrait-on inverser l’ordre de ces deux actions et estimer qu’il faut d’abord appréhender les paysages pour être en mesure de comprendre la nécessité de la désoccidentalisation de la pédagogie. Return to text

28 De la même manière que Berque (2018) distingue « pensée paysagère » et « pensée du paysage », il conviendrait de ne pas confondre « pédagogie du paysage » et « pédagogie paysagère ». Return to text

29 D’autres références auraient pu être mobilisées (Descola, Heidegger, etc.) mais nous avons souhaité nous restreindre à la perspective « berquienne » de Go pour insister sur les aspects méconnus de ce travail et sur les enjeux que l’on peut en déduire pour penser l’actualité éducative. Return to text

30 « J’utilise évidemment le terme “tribu” dans son sens métaphorique. De nombreux auteurs français ont introduit cette notion de tribu dans le paysage de l’ethnologie “non exotique” […]. S’il est patent que le vocable “tribu” tend à être employé aujourd’hui de manière abusive, à propos de nombreux groupes sociaux pour peu qu’ils se comportent hors la norme, je l’entends ici comme désignant les auteurs de pratiques sociales identitaires étayées sur des indexalités spécifiques, comme c’est typiquement le cas à Saint-Nazaire » (Boumard, 2011, p. 56-57). Return to text

31 L’observateur ne peut pas venir avec une vision arrêtée de ce qu’il est censé observer, il prendrait ainsi le risque de procéder à une « sociologie de touriste », lorsque l’observateur agit « comme le touriste qui se trouve devant un monument qu’il visite, et se contente de lire son guide touristique sans regarder ni voir le monument lui-même » (Queré et Hoareau, 1992). Return to text

32 Nous empruntons cette distinction « concepts importés » / « concepts domestiqués » à Althusser dans Psychanalyse et sciences humaines (1996). Return to text

33 Je prends ici appui sur cette citation d’Étienne Helmer : « La plupart des philosophes semblent d’accord sur un point : nous sommes , présents à une totalité qui nous précède, nous englobe et nous dépasse, et qui a pour nom “l’univers”, “le tout”, “le monde” ou encore “le cosmos”. Pourtant, notre expérience nous dit autre chose : c’est dans les lieux physiques chaque fois particuliers et limites que nous vivons, sentons et pensons, que notre expérience se façonne et que nos repères en tout genre – affectifs, cognitifs, esthétiques, éthiques et politiques – se forgent. Sans doute sommes-nous au monde comme totalité de l’être horizon de toute expérience possible ; mais nous ne trouvons jamais que dans des lieux par définition partiels, déterminés, juxtaposés dans l’espace et que nous occupons successivement dans le temps. C’est toujours ici que nous sommes . Si notre être-au-monde est avant tout un être-aux-lieux, c’est donc au lieu qu’il faut revenir pour comprendre cette articulation entre ici et […] » (2019, p. 9). Return to text

34 Il pourra être utile de repenser à la 3e thèse de Feuerbach dans laquelle est évoqué le changement des circonstances, de l’éducation et également des éducateurs (cf  Macherey, 2008, p. 81-104). Return to text

References

Bibliographical reference

Xavier Riondet, « « Désoccidentaliser » la pédagogie », La Pensée d’Ailleurs, 5 | 2023, 69-84.

Electronic reference

Xavier Riondet, « « Désoccidentaliser » la pédagogie », La Pensée d’Ailleurs [Online], 5 | 2023, Online since 20 octobre 2023, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=344

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Xavier Riondet

Professeur en sciences de l’éducation, université Rennes 2.

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