L’école vraiment libérée de l’antique servitude ne peut avoir de franc développement que dans la nature. Ce qui de nos jours est considéré dans les écoles comme fêtes exceptionnelles, promenades, courses dans les champs, les landes et les forêts, sur les rives des fleuves et sur les grèves devrait être la règle. Car c’est à l’air libre seulement que l’on fait connaissance avec la plante, l’animal, avec le travailleur et qu’on apprend à les observer, à se faire une idée précise et cohérente du monde extérieur. C’est bien timidement que les parents et éducateurs s’engagent dans cette voie de l’« école buissonnière ». Et pourtant quel bienfait d’arriver à combiner la santé physique et la santé morale par le travail joyeux au dehors, en plein air et libre campagne.
(Élisée Reclus1)
Faire l’école buissonnière ?
Faire l’école buissonnière est une idée pour le moins incongrue lorsqu’il est question d’éducation. Car elle nous renvoie immédiatement à son exact contraire, c’est-à-dire à l’interruption de l’apprentissage, à la fuite de l’institution, au refus de l’instruction. Il semble ainsi aller de soi de l’assimiler à des comportements de déscolarisation tels que l’absentéisme, le décrochage, l’échec, ou encore la phobie scolaire. Cela paraît d’autant plus légitime à l’époque de la fameuse et interminable « crise de l’école » (crise multidimensionnelle de l’enseignement, de l’apprentissage, du recrutement, du financement, de l’équipement, de la répartition territoriale, etc.), où appeler à faire l’école buissonnière serait à l’évidence une proposition irrecevable, à la fois irrationnelle et dangereuse, dans la mesure où elle consisterait à défaire l’école en laissant faire ce contre quoi il s’agit de lutter, voire pire, à encourager sa généralisation par une promesse utopique d’éducation hors de l’école et sans contraintes. À l’évidence, faire l’école buissonnière serait donc un symptôme de la crise de l’école dont il faut définir les causes profondes et les modes de résolution bien plus qu’une critique de ses conditions d’existence, de ses modalités de fonctionnement, de sa vocation institutionnelle ; elle serait plus gravement encore une incitation à fuir les problèmes qu’il s’agit de résoudre et les responsabilités qu’il s’agit d’assumer pour réussir l’éducation de la jeunesse et son intégration à la société.
Cette manière quelque peu définitive de juger l’idée de « faire l’école buissonnière » repose en réalité sur une conception négative et surtout réductrice, alors qu’elle n’est pourtant pas la seule existante ni la seule possible. Si l’on en croit l’origine historique de l’école buissonnière, elle désigne une réalité à l’opposé de la déscolarisation et de l’irresponsabilité. Initialement, l’école buissonnière est une école clandestine qui se tient dans les champs. Mais cette situation de clandestinité n’est pas celle d’une école cultivant l’idéalisation de la campagne, celle qui fut notamment initiée par les lettrés de l’antiquité gréco-romaine pour qui elle était le lieu privilégié du loisir contemplatif (skholè, otium) en dehors de l’affairement et des tumultes de la ville2. La clandestinité en question résulte en fait de l’excommunication de Martin Luther par le Pape Léon X en 1521, suite à la Réforme protestante qu’il venait d’instituer par ses « 95 thèses » en ne reconnaissant que l’autorité de la Bible comme source de la foi chrétienne. Après un long procès, Luther est finalement mis au ban du Saint-Empire de Charles Quint et ses compagnons protestants sont alors contraints de se réfugier dans les campagnes, prêchant dans les bois, derrière les buissons, dans le secret de ce qui ne peut plus se montrer sur la place publique. Mais un tel refuge hors de la ville n’est pas réductible au seul effet de la décision de l’autorité dominante. Il est à la fois un refus et une institution de l’autorité : refus de l’autorité qui interdit, celle de l’Église catholique ayant l’autorité légitime de l’institution religieuse, juridique et scolaire ; et il est l’institution d’une nouvelle autorité, celle de l’Église protestante, qui se présente comme une restauration de l’autorité, de la seule autorité, celle du texte biblique. L’école buissonnière se tenant à la campagne est en ce sens bien plus qu’un refuge par mise au ban de la vie publique, puisqu’elle est à la fois le lieu de la fuite de l’oppression, le lieu du rassemblement des exclus, le lieu de l’instauration d’une religion et le lieu de l’institution d’une Église. Dans ce cas, l’école buissonnière fait bien école, au sens où elle opère une rescolarisation, une réinstitutionnalisation et une refabrication de l’école avec ses maîtres, ses programmes, ses livres, ses titres, sa langue… qui s’imposera de nouveau en ville.
Dans l’imaginaire collectif actuel, ce n’est évidemment pas cette histoire qui s’est imposée. C’est plutôt celle qui nous transporte dans le récit enfantin où l’on sort de l’école pour aller gambader gaiement hors du village, rejoindre les bois après avoir traversé les champs, jouer avec insouciance parmi les buissons pour débusquer des bestioles, sauter à pieds joints dans les mares, fabriquer des cabanes de fortune, monter en haut de la colline pour voir au loin. Malgré son caractère empreint de stéréotypes « romantiques » et « bucoliques » (sur lesquels il faudrait revenir), ce récit souvent repris dans la littérature et le cinéma populaires contient cependant une image puissante capable de charger positivement l’idée d’école buissonnière et de motiver des individus ou des groupes à vouloir l’expérimenter et l’instituer d’une manière ou d’une autre. Cette image puissante est celle de la joie simple de l’enfant qui décide d’aller où il veut, d’échapper à l’autorité des maîtres, pour faire l’expérience directe du monde, tel qu’il s’ouvre à mesure que son regard avide de découvertes dessine un chemin à vivre de tout son être, dans l’instant, sans penser ni au départ ni au retour. Il y a dans cet élan passionné – trop rapidement esquissé ici – tout autre chose qu’un conflit avec la raison et qu’une perdition dans le plaisir sans but. C’est bien au contraire un besoin essentiel de l’existence qui s’exprime, celui de récréation, c’est-à-dire moins celui du divertissement des impératifs du travail que celui de la recréation de soi. Une telle recréation de soi dépasse en effet le défoulement des membres engourdis, la vacance d’activité et la reconstitution des forces pour le travail, elle est une expérience vécue pour elle-même dans la tonalité et les vicariances de la situation. N’obéissant à aucun programme prédéfini ni à aucune discipline établie, elle ne peut se faire réellement et profondément que par une libération du corps, un éveil des sens, un esprit curieux de tout et un jeu engagé au milieu de la nature.
L’école buissonnière prise en ce sens n’a pourtant qu’un temps, elle est comme un épisode, celui de l’enfance ou d’un moment de la vie qui ne peut durer ad vitam aeternam. Car cette image d’arcadie enfantine n’est pas supposée être un état permanent, un mode de vie alternatif, une condition d’existence. Le « mythe moderne » qu’est ici l’école buissonnière suppose en effet non seulement l’institution scolaire comme étant ce que l’on quitte, ce que l’on fuit, ce que l’on oublie ; mais ce récit suppose surtout que le passage par l’école buissonnière ne soit justement qu’un passage, un passage des limites assignées, mais surtout un passage entre un départ et un retour. Après une échappée au dehors, après un détour par la nature, après une recréation de soi, il s’agit inévitablement d’effectuer un retour à l’institution scolaire, au cours de la vie ordinaire, à la place qu’il faut occuper dans la société. Dans sa version la moins romantique et la plus encadrée, elle donne les « classes vertes » qui alternent les cours académiques à l’école et le loisir plus ou moins dirigé à l’extérieur dans la campagne. Dans une version plus spirituelle ou engagée, elle donne les écoles alternatives où l’immersion dans la nature est décisive pour la pédagogie et pour l’épanouissement de l’enfant (comme chez Decroly, Steiner-Waldorf, Dewey, Zaniewski, ou dans toutes les farm schools, forest schools, etc.). Mais dès qu’il s’agit d’aller plus loin et de manquer à l’appel du retour à l’école après avoir manqué à l’appel de la présence en classe, il n’est plus question d’un acte innocent et inoffensif au caractère exceptionnel, mais d’un acte volontaire s’inscrivant dans une démarche de contestation, de rébellion voire de sédition. En un sens, il y a toujours, si l’on peut dire, un horizon de menace de l’institution qui entoure l’expérience de l’école buissonnière. La réponse à cette menace se traduit aussi bien dans le discours de légitimation de l’école, dans la pression sociale d’inscription dans son cadre, que dans l’appareil de sanctions scolaires, économiques, psychiques et sociales qui sont appliquées lorsqu’elle a lieu.
Pour continuer dans cet esprit subversif, il est intéressant de rapprocher celui qui fait l’école buissonnière de la figure oubliée du bien nommé « buissonnier ». Jusqu’à la Renaissance tardive3, le « buissonnier » désignait non pas un enfant flânant hors de l’école et gambadant dans la campagne sans surveillance, mais un être libre, sans entrave, sans compte à rendre à la société. Cependant on ne manquait pas d’assimiler le buissonnier aux personnages peu recommandables que sont les filous, les vagabonds, les contrebandiers… à tous ces individus toujours prêts à se soustraire à l’autorité de l’État, à transgresser les lois comme les limites des territoires, à tirer profit des forêts impénétrables, à s’associer aux animaux sauvages, à se cacher dans les buissons pour élaborer leurs machinations en vue de commettre leurs vils forfaits. Faire le « buissonnier » en n’allant pas à l’école obligatoire implique donc un jeu avec les limites de l’autorité qui suscite un imaginaire ambivalent au sein de la modernité : d’une part, celui de l’aventure au-delà des principes et des règles en vigueur où faire l’école buissonnière se fait soit à la manière d’un ensauvagement par retour à la nature (en soi et pas seulement hors de soi), selon une sorte de devenir « loup-garou » ou « indien », soit à la manière d’une transgression provocatrice mue par le désir de savoir sans respect pour les interdits de la tradition, de l’éducation et des lois instituées, selon une sorte de devenir « Icare » ou « Faust ». Et d’autre part, celui de l’oisiveté suspecte (voire vicieuse), tant critiquée par la modernité, qui attise les perversions d’une vie sans principes ne résistant pas à la facilité criminelle. Mais cette figure marginale et dissidente du buissonnier est bien là pour rappeler par contraste que la vie vraiment humaine requiert au contraire une vie civile nécessitant de s’engager dans la voie de la raison, de la tempérance, du respect de l’autorité et du labeur utile à la communauté. C’est précisément ce à quoi l’école moderne forme pour réaffirmer le fondement de la civilisation.
Sortir de la prison de l’école avec Élisée Reclus
Poussé jusqu’à sa dernière extrémité, cet esprit subversif du buissonnier produit ce qu’on pourrait appeler le « comble » de l’école buissonnière, c’est-à-dire la sortie définitive de l’école. Pour les partisans d’une telle sortie, c’est toutefois moins la vie marginale hors de toute école qui est le plus souvent revendiquée que la remise en question de ce qu’est l’institution scolaire pour en proposer une alternative sérieuse et émancipatrice.
Dans un texte remarquable de 1876, le géographe Élisée Reclus parle ainsi de l’école comme d’une « prison » qui enferme les enfants depuis l’Antiquité dans des lieux où l’on pratique un « dressage » violent pour les obliger à se conformer aux exigences de l’Église ou de l’État4. Selon une telle conception oppressive de l’éducation, ce n’est pas le développement personnel des enfants qui importe dans de telles écoles (les enfants étant aussi bien de la matière brute à informer, des objets à manipuler que des animaux à domestiquer), mais l’adaptation par avance et par la force aux « nécessités » de la société, c’est-à-dire avant tout aux intérêts de la classe dominante. Contre cette école qui impose une relation d’assujettissement par la menace et la terreur pour servir tout autre chose que l’intérêt de l’enfant, Reclus prône une relation de « collaboration » entre le maître et l’élève. Cette collaboration n’est pas fondée sur le contrat social ou le pacte institutionnel, elle est fondée sur l’amour et le respect, sur la douceur et le soutien, donc sur un ensemble de valeurs et de conduites humaines mises au service de l’épanouissement de l’enfant (Reclus retrouvant ainsi l’esprit de Rousseau où l’enfant existe pour lui-même et non pas à travers l’adulte exerçant un métier5). Cela ne signifie pas pour autant la suppression du rôle de l’enseignant comme tutelle, c’est-à-dire la négation de l’autorité de son expérience et de son savoir, ni celle de sa responsabilité d’adulte majeur. Par ailleurs, une telle collaboration doit également exister entre les élèves pour apprendre à œuvrer collectivement dans l’entraide et assurer une émulation constructive dans le travail. Elle doit enfin permettre à l’école d’adapter ses conditions « aux individus et aux milieux », ce qui n’en fait plus un cadre imposé abstraitement de l’extérieur à tous les élèves indifféremment mais une réalité organique capable de se transformer selon les situations.
Mais pour y parvenir, il faut selon Reclus faire l’école autrement : en sortant de la routine, en sortant des programmes rigides et surtout en sortant de l’école elle-même pour rejoindre la nature. Selon Reclus, il est tout simplement impossible pour l’être humain de se connaître en dehors de la nature. Il est la « nature prenant conscience d’elle-même » comme il l’écrit dans L’Homme et la Terre. Une telle prise de conscience ne peut donc pas se faire uniquement par le langage et par les livres, dans la salle de classe et sous l’égide du maître. Il faut aller dehors, à l’air libre, à la campagne, et le plus souvent possible. C’est pourquoi Reclus n’hésite pas à affirmer qu’il faudrait convertir tout ce qui est considéré à l’école comme une exception ou une fête en règle : à savoir les
promenades, courses dans les champs, les landes et les forêts, sur les rives des fleuves et sur les grèves […]. Car, ajoute-t-il, c’est à l’air libre seulement que l’on fait connaissance avec la plante, l’animal, avec le travailleur et que l’on apprend à les observer, à se faire une idée précise et cohérente du monde extérieur6.
Faire l’école buissonnière n’est donc pas un simple renversement des priorités entre l’exception et la règle qui passerait par un renversement des temps entre le temps de la récréation (au sens de jeu surveillé) et le temps de l’apprentissage (au sens d’écriture et de lecture dirigées), puisque la sortie de l’école est un temps pleinement pédagogique de découverte, d’apprentissage et de travail. Pour Reclus, faire l’école buissonnière est ainsi autant une question d’éducation à la vie, d’institution des connaissances, que de santé physique et mentale de l’enfant. Elle n’est donc pas l’absence d’école ni d’apprentissage, de maître ni d’autorité, de discipline ni de cursus, de méthode ni de livre, mais elle est une tout autre école que celle de l’assujettissement des individus, de la compétition pour un examen, du conditionnement à un rôle social et de l’humanisation de la nature.
Autrement dit, faire l’école buissonnière, c’est bien faire l’école, c’est-à-dire enseigner pour les maîtres et apprendre pour les élèves, mais c’est faire l’école pour la vie, pour l’épanouissement des enfants et pour la rencontre avec la nature. Et c’est le faire sans opposer nature et culture, c’est-à-dire sans considérer que la nature est extérieure à l’Homme ni que la culture est le résultat de la domination de la nature (domination qui l’enlaidit jusque dans les endroits les plus reculés, écrit Reclus) ; même si la différence entre nature et campagne n’est pas toujours nette dans ce texte, au risque de « surnaturaliser » la campagne alors qu’elle est déjà largement aménagée à cette époque par le développement de l’agriculture en cours d’industrialisation et par l’urbanisation croissante. Quoi qu’il en soit, cette sortie pour rencontrer la nature n’est pas un retour à un état « primitif » ou « sauvage » qui serait plus originaire et plus vertueux que toute culture, ni un repli rassurant sur une identité « éternelle » et « authentique » qui serait plus légitime que la culture cosmopolite et internationale moderne. Reclus ne rejette en rien le progrès (notamment scientifique et technique à travers la médecine et la diffusion médiatique des connaissances) ni l’universel (celui des valeurs humanistes, des universités populaires mais aussi celui d’une langue universelle) ; bien au contraire, il considère que faire l’école buissonnière est en quelque sorte la volonté de produire un lieu où le progrès et l’universel sont cultivés dans leur vérité profonde pour préparer la société à venir, celle de l’harmonie joyeuse et solidaire des peuples, de l’art, de la science et de la nature.
Utiliser le milieu géographique avec Mabel Baker
Dans la droite ligne des idées de Reclus, la géographe et théoricienne de l’éducation Mabel Baker entame ainsi son ouvrage intitulé Utilisation du milieu géographique7 paru en 1931 :
L’éducation basée sur l’influence du lieu dans lequel se développe la vie s’impose fatalement à tous les organismes. Seul, l’homme moderne a cru à la possibilité d’arriver, en dehors de cette influence, à ce qu’il appelle l’« Éducation ». Il se développe, en effet, dans une curieuse ambiance, qu’il s’est créé lui-même et qui est devenue en quelque sorte son milieu habituel, mais n’en est pas moins un artifice interposé entre lui et son milieu géographique
(Baker, 1931, p. 9).
Le constat ainsi posé par Baker est clair : nous vivons dans l’illusion d’une indépendance avec le milieu qui n’est pas une illusion des sens ou une erreur de l’expérience, mais une ignorance produite par l’éducation ou plutôt par l’Éducation. Baker pose en effet que cette ignorance vient d’un dédoublement de l’éducation entre l’« éducation » inséparable du « lieu » (ou plutôt du milieu8) qui s’impose directement par les conditions mêmes de la vie, y compris de la vie humaine ; et l’« Éducation », qui à la fois dépasse et nie cette éducation première en imposant une séparation avec le milieu. Cette « Éducation » qui prétend nous libérer de toute nécessité ou détermination naturelle, n’est en fait qu’un « artifice » qu’il faut prendre au double sens d’un écran qui s’impose entre l’être humain et le milieu, et d’un « milieu habituel » totalement artificialisé, sorte de « seconde nature » sans rapport avec la nature. L’enjeu fondamental de l’éducation contre l’Éducation est donc de retrouver ce lien par une démarche qui tient compte du milieu et se fait selon le milieu.
Baker précise alors immédiatement ce qu’il faut entendre par « éducation » et « milieu géographique » afin de les articuler dans un projet pédagogique : l’éducation est à la fois une « méthode » qui prépare la jeunesse à la « vie indépendante » et ce qui familiarise avec le « patrimoine de beauté et d’art » constituant la culture. Quant au milieu géographique, au lieu de le restreindre aux dimensions physiques strictement objectives de la science, elle l’articule immédiatement à l’éducation en lui donnant le sens de « portion de la surface de la terre où se développe celui qui fait l’objet de l’éducation, et dont l’influence une fois établie doit, convenablement dirigée, servir de base à cet enseignement » (Baker, 1931, p. 10). Le sujet de l’éducation n’est donc pas nulle part, il doit être replacé dans son milieu géographique ; mais ce geste dépasse celui d’une inscription dans l’espace terrestre objectif puisqu’il devient la « base » de l’éducation, ce à partir de quoi et à travers lequel l’enseignement a lieu. La vocation de l’éducation est en ce sens à la fois la recherche de l’autonomie de l’élève (sa « vie indépendante ») et l’incorporation du milieu (la « base » de l’enseignement) comme réalité dont cette autonomie dépend, c’est-à-dire qu’elle se définit comme une autohétéronomie. Les enseignants ont alors pour rôle de « diriger » la réalisation de l’autonomie de l’élève par l’hétéronomie du milieu à travers des dispositifs pédagogiques adaptés.
Pour concrétiser ainsi ce que peut signifier une éducation par le milieu, Baker fait appel au « regional survey » du sociologue et urbaniste Patrick Geddes (professeur de Baker qui fut influencé par Reclus pour créer son « école de vacances » et son Outlook Tower à Édimbourg). C’est une méthode d’analyse d’une région qui présente l’intérêt fondamental d’intégrer l’ensemble des caractéristiques qui en font une réalité singulière à la fois du point de vue du « lieu » (géographique) que du point de vue du « temps » (historique). Une région, c’est pour Baker suivant Geddes un microcosme, un « petit monde d’un intérêt sans borne, et infini dans ses possibilités », qu’il faut observer comme une scène où se déroule un drame, celui de la vie des habitants. (Baker, 1931, p. 16). Or, cette analyse qui documente sur le terrain tous les aspects d’un tel « drame » (à travers le diagramme de la section de vallée, les cartes, les observations et les entretiens), n’est utile que si elle révèle aussi bien les limites que les potentiels des manières de vivre, et en particulier en explicitant quelles relations au milieu s’expriment dans ces manières de vivre notamment à travers l’éducation des enfants au sein des écoles. Une évidence s’impose : l’école est fermée au milieu, parce qu’elle accorde avant tout un privilège quasi exclusif aux connaissances abstraites et qu’elle se situe de plus en plus dans des villes industrielles surpeuplées où les jardins sont rares et les expériences dans la nature encore plus. À cet égard, Baker n’hésite pas à dire que
c’est en dehors des écoles de ces cinquante dernières années que nous trouvons l’éducation la plus vivante, et que les grandes et intéressantes personnalités se sont ainsi formées, en grande partie, hors de l’école. Nous avons le cas de ceux qui « font l’école buissonnière », qui font une espèce de grève contre l’école et en tirent pour eux-mêmes des expériences vitales en plein air
(Baker, 1931, p. 29-30).
Darwin et Geddes en sont pour elle les figures tutélaires, auxquels il faut ajouter toutes les expériences en marge de l’institution scolaire que Baker décrit dans les détails pour en montrer la pertinence éducative.
Faire l’école buissonnière n’est donc pas une fantaisie ou une provocation mais une nécessité pour fonder une éducation capable de « tirer parti du milieu géographique et historique ». Pour la faire, il faut alors reconnaître avant tout que le développement de l’enfant commence par l’exploration du milieu et qu’il se poursuivra ainsi jusqu’à l’adolescence voire même au-delà tout au long de sa vie. Par conséquent, le rôle de l’éducation devrait être celui d’accompagner cette exploration en l’encourageant et en la structurant à travers des apprentissages qui en déploient les infinies possibilités, mais c’est au contraire ce qui vient l’interrompre par l’enfermement des enfants dans les écoles, par l’abstraction et la spécialisation des connaissances, par l’assignation à un avenir déjà tracé. L’éducation de l’école buissonnière vise donc à rétablir ce lien essentiel à l’exploration du milieu, en faisant des enfants des « observateurs » et des « explorateurs » capables de ressentir, d’expérimenter et de documenter par eux-mêmes grâce à l’aide des enseignants, eux aussi observateurs et explorateurs, qui leur apportent les connaissances et les méthodes en les unifiant sur le terrain. Il faut donc sortir de la salle de classe et s’approprier le milieu en regardant, en touchant, en ramassant, en dessinant. C’est ainsi que les enfants se familiarisent avec les réalités auxquelles renvoient les disciplines qu’ils étudient en classe comme la géologie, la botanique ou la zoologie.
Nous savons bien, écrit ainsi Baker, que la botanique n’est pas dans les livres, mais dans les plantes en plein air ; la géologie n’est pas dans les livres, mais écrite sur les rochers ; l’histoire n’est pas non plus dans les livres, mais dans l’héritage que les efforts de l’humanité ont laissé autour de nous
(Baker, 1931, p. 124).
Mais au-delà de l’observation et de l’exploration, l’éducation au milieu doit inciter les enfants à prendre soin de la nature pour ne plus détruire gratuitement et inconsciemment les êtres vivants qui en font la singularité et la beauté. Et ils doivent le faire sans l’opposer à la culture, mais en comprenant que la relation humaine au milieu est toujours à la fois une condition physique et biologique d’existence dont chaque individu dépend pour vivre (comme organisme uni à son milieu), et l’expression d’une culture avec ses gestes, ses pratiques, ses récits, son histoire, qui en concrétisent les caractéristiques et les possibilités.
L’éducation au milieu pour Baker est cependant une activité qui ne se limite pas à la prise de conscience de son existence, à son observation et à son exploration. Elle est une activité transformatrice du milieu, dans la mesure où l’éducation s’inscrit d’une part dans l’histoire de la « domination du milieu » depuis les temps préhistoriques jusqu’à la modernité industrielle, et d’autre part dans l’effet en retour de cette activité de domination sur les conditions de l’activité elle-même. Cette double inscription appelle donc une éducation par l’histoire de longue durée de l’utilisation du milieu (à travers les « occupations » humaines que sont chasse, pêche, pastoralisme, agriculture, extraction minière, industrie) et une anticipation des conséquences de cette utilisation (celle par exemple de la déforestation pour la construction sur le régime des pluies) ; ce qui doit impérativement se faire dès le plus jeune âge tant les adultes sont uniquement concentrés sur le présent et les intérêts immédiats ou à court terme de leur activité. Cet enjeu est capital pour parvenir à réunir ce qui a été séparé par le développement industriel et l’urbanisation de la Terre, c’est-à-dire pour rétablir le lien au milieu en vue de la « régénération de notre civilisation ». (Baker, 1931, p. 189). Or, un tel rétablissement nécessite de poser le problème concret de faire l’école buissonnière, et ce, même s’il paraît difficile à réaliser :
quoique le projet de mettre d’une part toutes les écoles à la campagne, et d’introduire d’autre part dans nos programmes la pratique des occupations primitives, nous paraisse actuellement encore un peu chimérique, il est cependant possible de s’orienter en ce sens
(Baker, 1931, p. 197).
Il ne s’agit donc pas d’inventer des occupations ex nihilo, mais « d’utiliser la terre le mieux possible » comme la région l’indique par ce qu’elle est, tout comme il ne s’agit pas de déserter toutes les écoles. Mais pour faire l’école buissonnière et qu’elle soit une « régénération de la civilisation » comme le souhaite Baker, il reste à questionner ce qu’implique une lecture historique de la relation humaine à la nature par la « domination du milieu » d’une part, et une intégration du milieu géographique à l’éducation par l’« utilisation du milieu » d’autre part, dans la mesure où ces deux concepts peuvent apparaître comme contradictoires avec une approche mésologique voulant sortir de l’Éducation qui nous coupe, par là, de la relation au milieu.
Déscolariser la société avec Ivan Illich
Dans son livre de 1971, La société sans école, Illich adopte une position plus radicale que celle de Reclus et de ses élèves. Il prend acte des bouleversements qui ont marqué l’évolution du développement humain depuis la révolution industrielle et plus encore son accélération depuis les années 1950. Illich part ainsi de l’idée que « le système scolaire obligatoire représente finalement pour la plupart des hommes une entrave au droit à l’instruction » (Illich, 2015, p. 7). Un tel constat de la « contre-productivité » de l’école nécessite selon lui bien plus qu’une réforme ou qu’une révolution de l’école, il implique une véritable « déscolarisation ». Cette « déscolarisation » est autant celle des élèves, celle de l’école elle-même comme « institution », que celle de l’« éthos » de la société toute entière, car il est tout simplement vain de vouloir imposer une « éducation universelle par l’école » lorsqu’elle est au service de « l’économie dominée par les industries de services et de production ». Il s’agit donc pour Illich de s’opposer à cet état de fait en œuvrant à une ère nouvelle du loisir (scholè) où l’on s’instruit dans un milieu sans école. Une telle proposition ne peut exister cependant que si elle est capable de nous sortir de l’impuissance devant la dégradation du « milieu physique » par la pollution et du « milieu humain » par la ségrégation sociale et l’endoctrinement à la consommation du reste de la population.
Lutter contre cette impuissance commence par la remise en question de la « croyance » que l’école obligatoire est la seule forme d’éducation possible. C’est d’abord une croyance parce qu’elle repose sur la confusion entre l’éducation et l’école, c’est-à-dire entre la nécessité de donner des règles, de transmettre des valeurs et d’apporter des connaissances aux enfants pour qu’ils deviennent des êtres autonomes et indépendants de toute tutelle, et la nécessité d’imposer l’institution scolaire comme seule forme légitime de l’éducation. C’est ensuite une croyance parce que l’école obligatoire entretient la promesse de l’égalité et de l’émancipation alors qu’elle impose en réalité la soumission à la compétition pour l’obtention de diplômes et de titres qui reproduisent un ordre économique et social discriminatoire. L’enjeu pour les enseignants comme pour les élèves n’est pas le savoir à acquérir pour se libérer de la croyance et de l’opinion commune, mais en quoi un tel savoir est utile pour tenir tel ou tel rôle prédéfini dans la société. C’est enfin une croyance parce qu’elle est renforcée par un ensemble de rites et de symboles qui justifient collectivement l’existence de l’institution, son fonctionnement et ses finalités. L’école est à cet égard une sorte de « religion » avec ses rituels, son appareil, ses prières, ses prêtres, ses dogmes, qui promet le salut à tous ceux qui s’y inscrivent avec dévotion sans s’interroger sur sa vocation.
Outre cette remise en question fondamentale de la croyance en l’école obligatoire institutionnalisée, pour lutter contre l’impuissance à préserver le « milieu physique » comme le « milieu humain », il faut remettre en question la place des enfants dans la société. La catégorie d’« enfant » est pour Illich une « création moderne » qui en fait des êtres privés de parole devant se soumettre à l’autorité des éducateurs, celle des parents mais aussi et surtout celle des maîtres à l’école. L’éducation des enfants est en effet considérée par notre société moderne occidentale comme étant le « résultat de l’enseignement », alors que pour Illich elle est bien plutôt « l’effet d’une participation sans contrainte, d’un rapport avec un milieu qui ait un sens » (Illich, 2015, p. 71). Il y a ainsi vraiment éducation quand il y a « recréation non mesurable », ce qui suppose de reconnaître la singularité des enfants, d’accompagner leur épanouissement personnel et de comprendre que « c’est sorti de l’école, ou en dehors, que tout le monde apprend à vivre, apprend à parler, à penser, à aimer, à sentir, à jouer, à jurer, à se débrouiller, à travailler » (id., p. 57). Parallèlement, il faut remettre aussi en question l’autojustification de l’enseignement, c’est-à-dire la doctrine qui consiste à justifier l’enseignement par l’enseignement, notamment par les programmes à respecter dans des termes et un temps donné, et à justifier l’emploi de l’enseignant pour exécuter ces programmes. En réalité, les programmes imposés nuisent à l’apprentissage, qu’il s’agisse de l’apprentissage d’un « métier » qui a besoin d’expérimentation concrète des situations de travail, ou de l’apprentissage d’une « activité créatrice » qui a besoin d’être hors du cadre pour que le motif de son questionnement soit découvert.
Il est en ce sens impératif pour Illich de reconnaître d’autres formes d’éducation qui relèvent de la pratique, de la libre expérimentation des connaissances acquises, de la découverte personnelle, pour dépasser la « peur profonde de l’inattendu, de la surprise » (Illich, 2015, p. 39). Et plus encore, si l’ambition est bien de changer une société scolarisée, il faudrait parvenir non pas à proposer d’autres règles, mais à élaborer une éducation où « le fortuit, l’absence même de règles, aient leur rôle à jouer » (Illich, 2015, p. 46). Ce qui implique de facto une remise en question du rôle même des enseignants. Illich en identifie trois : celui de « gardien de l’institution » qui veille à l’observance des règles à travers des rituels pour lesquels la connaissance est secondaire ; celui de « censeur des mœurs » qui assure l’endoctrinement en se substituant aux parents, à la religion et à l’État pour que les bons comportements acceptables par la société soient adoptés ; et celui de « thérapeute » qui rentre sans autorisation dans les secrets de la vie privée pour la conformer aux attentes de l’institution et de la société. Contre ces trois rôles qu’Illich assimile par ailleurs à ceux de « pasteur », de « prophète » et de « prêtre », il propose que les enseignants deviennent les acteurs de l’émancipation des valeurs de la société dite « libérale », celle qui impose en réalité aux élèves des écoles, de la maternelle jusqu’à l’université, une vie de soumission, de concurrence et de pollution ; et surtout une vie au cours de laquelle ils ne s’élèvent que rarement contre les contradictions de cette société et plus rarement encore ne s’attèlent collectivement à l’élaboration d’une « contre-société » où le savoir ne serait plus une marchandise à reproduire et à consommer.
Sortir de cette situation d’impuissance et de destruction des milieux physique et humain, ce n’est finalement pas supprimer toute « institution » comme on pourrait le croire à travers une telle critique, mais abandonner l’institution scolaire dominante et aliénante. Illich le montre concrètement en proposant à la fin de son ouvrage quatre « ébauches » d’institution d’éducation pour constituer une nouvelle société (qui est une contre-société « conviviale »). Ces nouvelles institutions reposent sur trois objectifs : donner accès aux ressources existantes à n’importe quel moment de l’existence ; permettre la rencontre entre personnes voulant partager leurs connaissances ; rendre publiques et critiquables les idées nouvelles. Ces trois objectifs ne sont pas totalement étrangers à l’idée kantienne des Lumières comme ce qui requiert la liberté à travers son exercice dans l’usage public de la raison, c’est-à-dire à l’impératif de « penser par soi-même » hors de toute tutelle en soumettant sa pensée à la raison et à la pensée des autres. Quoi qu’il en soit, cette liberté s’institutionnalise par des réseaux de services publics s’appuyant sur les technologies d’information et de communication : service de mise à disposition d’objets éducatifs ; service d’échange de connaissance ; service de rencontre entre pairs ; service d’éducateurs professionnels.
Bien que cette ébauche soit surtout destinée à l’émancipation sociale par un pluralisme éducatif, elle a toutefois le mérite de prendre en compte l’impératif d’une compréhension du « milieu artificiel » intégral produit par la société industrielle moderne. Mais pour être à la hauteur des enjeux écologiques (ne serait-ce que ceux des années 1970 à l’époque où Illich écrit), ces nouvelles institutions devraient cependant replacer la dégradation du « milieu physique » dans son couplage au « milieu humain » et interroger les effets de ces nouvelles institutions sur les milieux, comme la numérisation réticulaire du monde nous l’a tragiquement montré depuis en généralisant notre impuissance comme jamais auparavant.
Recosmiser l’éducation avec Augustin Berque
Qu’en est-il pour la mésologie d’Augustin Berque ? Apparemment, rien n’appelle formellement à faire l’école buissonnière dans son œuvre. On serait même bien en peine de trouver une théorie de l’éducation ou des textes s’interrogeant en détail sur le rôle de l’école dans le « dépassement de la modernité », dans le « changement de paradigme », dans la « recosmisation de notre existence », que la mésologie cherche à assumer et appelle à réaliser9. Cela tient sans doute en grande partie à ce qu’est la mésologie : Berque la définit au cours de ses livres comme une « science du milieu », une « étude des milieux », un « champ de recherche », un « nouveau paradigme », une « perspective »… ces différentes appellations ne lui donnant pas a priori une identité épistémologique, théorique, disciplinaire, suffisamment claire et définitive pour qu’elle soit identifiable par les institutions scolaires, universitaires, académiques, au même titre que la physique, la chimie, la géométrie, la biologie, l’histoire, la géographie, etc. Même si son objet est apparemment clair, le « milieu », il est cependant moins délimité que celui de champ en physique, ou d’environnement en écologie, et il a connu une telle extension depuis le xixe siècle qu’il en devient presque fantomatique même lorsqu’il est précisé par un adjectif comme dans « milieu naturel », « milieu social », « milieu familial », « milieu scolaire », etc10. Cette situation épistémologique difficile semble lui retirer toute pertinence à devenir un enseignement pouvant trouver sa place dans un cursus ou devenir une discipline à part entière, mais ce n’est pas là sa vocation première.
La mésologie, en tant que science, est de surcroît à la fois du côté des sciences naturelles (physique, géologie, climatologie, biologie, éthologie) et du côté des sciences humaines (géographie culturelle, anthropologie de la nature, économie territoriale, droit de l’environnement, écologie politique, histoire des civilisations), ce qui contrevient directement à la grande division académique des savoirs. Berque se tient ainsi, si l’on peut dire, en plein milieu de cette division (qui est le plus souvent une opposition) et provoque inévitablement un trouble en cherchant à réaliser leur unification ou plutôt leur dialogue constructif à travers leur « interprétation de la biosphère en écoumène par le sujet humain »11. Ce trouble devient plus vaste et plus profond si l’on considère qu’un tel dialogue entre les sciences se fait à travers une démarche philosophique posant des problèmes ontologiques, logiques et épistémologiques aux sciences elles-mêmes. Mais cela ne signifie pas que Berque ait la prétention de faire de la mésologie la « reine des sciences » ou la « synthèse définitive des sciences » dans un nouveau système du « Savoir absolu ». La logique à l’œuvre n’est pas celle d’une recherche de fondement des sciences, y compris de fondement par le milieu12, mais d’une « remise en cause des fondements du paradigme occidental moderne classique, celui [ayant] permis la révolution scientifique et, de là, engendré la modernité » (Berque, 2014, p. 67). La mésologie est en ce sens à la fois une intégration des sciences et une critique des sciences, c’est-à-dire une démarche qui intègre les connaissances et les méthodes des sciences en reposant rationnellement les conditions et les limites de ces sciences pour sortir de l’objectivisme, du réductionnisme et du scientisme, et parvenir ainsi à sortir enfin de l’institution de la modernité.
Car la vocation de la mésologie n’est pas seulement celle de l’étude au sens scientifique du terme, ni même de méditer théoriquement et réflexivement ce qu’est le milieu à partir des sciences, mais bien de répondre à l’institution de la modernité et à l’éducation hors du milieu qu’elle a imposé, produisant une situation à proprement parler insoutenable (psychiquement, socialement et écologiquement). D’une certaine manière, le fameux « paradigme occidental moderne classique » sans cesse dénoncé par Berque, celui qui repose avant tout sur le dualisme et qui nous coupe de toute connaissance du lieu, de toute relation au milieu, de toute cosmicité existentielle, est celui qui fonde, oriente, conduit, l’éducation telle qu’elle s’est formée et institutionnalisée au cours des trois derniers siècles (en particulier à partir de Bacon et de Descartes, de Galilée et Newton, des Lumières, du positivisme et de l’industrialisme). Or, remettre en question un tel paradigme et vouloir en proposer un autre, est un changement radical (au double sens des racines de notre manière de penser et d’une forme totale de renversement de l’ordre établi) d’éducation : ce qui signifie un changement dans les manières d’apprendre et d’enseigner, dans les méthodes comme dans les contenus, dans la construction et le fonctionnement des institutions, dans la vocation même de la formation en général. Ce changement radical contre l’éducation issue du paradigme moderne n’est pourtant pas pour Berque une fuite dans l’irrationalisme « à la New Age » ni dans une absolutisation du milieu comme « mondanité close » sur elle-même (comme chez Nishida), mais l’ouverture à une « raison élargie » qui intègre la relation au milieu comme étant constitutive des opérations logiques de raisonnement et l’interprétation comme étant constitutive des opérations de connaissance. C’est donc une relativisation au sens fort qui est en jeu sans que ne soit perdue à aucun moment la « base », à savoir la relation dynamique et irréductible à la Terre dont notre être procède et dépend en toutes circonstances, pour vivre comme pour penser.
Et même si Berque ne développe pas tous ces aspects en explicitant concrètement ce que serait une éducation mésologique13, il assume pleinement son rôle d’éducateur. D’abord, parce qu’il a enseigné toute sa vie, même si c’est principalement à l’université et que cette dernière rejette souvent le moment éducatif aux écoles maternelles, primaires et secondaires, se réservant l’entrée dans la spécialisation disciplinaire et la formation à la recherche. Il a par ailleurs enseigné essentiellement en France et au Japon, donc dans des traditions éducatives où les rapports au savoir, à la langue, à l’autorité, au travail, à l’individu, au collectif, à l’institution, à la nature sont complètement différents. Ensuite, parce qu’il s’est formé par le milieu, au sens où il a construit peu à peu sa propre pensée mésologique in situ et in vivo, suivant ainsi le précepte : « un géographe, ça pense avec les pieds »14 (Berque, 2014, p. 9) – et non pas seulement par les livres et les cartes. Il en a d’ailleurs souvent témoigné dans ses livres, montrant bien au-delà de toute anecdote, comment il a lui-même appris à vivre et à penser selon le milieu où il vivait et qui le formait en retour, en même temps qu’il chercherait à comprendre comment cela s’opérait dans la société japonaise qu’il étudiait. Enfin, parce qu’il a non seulement rendu publique sa pensée (ce qui est le propre de la recherche académique mais aussi ce qui définit l’éducation15), mais qu’il a surtout transmis une manière de penser, un ensemble de concepts, une culture orientale, une « émouvance » dans la relation aux choses, un engagement dans la transformation du présent pour l’avenir des êtres humains terrestres que nous sommes, bien au-delà du travail de chercheur auquel il était destiné par sa carrière.
À travers sa biographie, où vie et travail se confondent, il y a ainsi comme une éducation par l’exemplarité qui s’écrit depuis la vie, celle du cheminement de la pensée qui se fait au fur et à mesure, chaque stase étant un moment existentiel qui relance par projection la pensée à partir de ce qui a été reçu par introjection. En lisant Berque, on assiste en quelque sorte à la mise en résonance de la pensée et du milieu, ou mieux encore à la concrescence de la pensée et du milieu de la pensée à travers leur co-détermination. À cet égard, le milieu de la pensée de Berque se traduit de manière très caractéristique par l’incursion constante de termes et de sinogrammes japonais et chinois – sans oublier la présence entrelacée d’autre langues telles l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’arabe, le grec et le latin – faisant de sa pensée une pensée au milieu des langues, une pensée de la traduction des langues et de la traduction de leurs milieux ; par la citation souvent in extenso de poèmes qui ouvrent la pensée à une certaine tonalité d’existence liant de manière indissociable la langue et le son, le son et le milieu géographique depuis lequel il résonne ; et par la description de paysages réellement vécus qui transportent l’imaginaire en faisant sentir ce qui est aussi en jeu pour la pensée. Chaque livre de Berque est ainsi non seulement indissociable de l’existence de son auteur dans la mesure où il convoque le milieu selon lequel sa pensée se construit, mais surtout parce qu’il est un milieu d’apprentissage par la lecture de ce qu’est la mésologie en donnant accès au milieu de la pensée à l’œuvre ; en étant donc tout le contraire d’un recueil de connaissances articulées qui paraissent venir toutes faites de l’esprit se déployant de soi-même sans lieu ni corps.
Ces dix dernières années, Berque a cherché à transmettre plus largement la mésologie en proposant en 2014 une publication intitulée La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? qui fait le point sur l’histoire générale et personnelle de la formation de la mésologie ; puis un Glossaire de mésologie en 2018 donnant les définitions de la plupart des termes et concepts développés au cours de sa recherche ; et surtout Sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, paru un an plus tôt en 2017, et qui est le seul ouvrage à ce jour explicitement adressé à la jeunesse. Sous la forme de dialogues entre le « Dr No », un grand-père très savant (Augustin Berque), et sa petite fille Mélissa (sa propre petite fille âgée de 15 ans), lycéenne en seconde, parlent de mésologie sur les bords de la rivière l’Yvette (qui coule non loin du domicile de l’un et de l’autre). Cette fiction autobiographique propose d’animer les auteurs qui ont participé à l’élaboration de la mésologie comme des personnages, notamment à travers des prosopopées faisant parler successivement Uexküll, Panofsky, Watsuji, Leroi-Gourhan. Un dialogue dans le dialogue entre Dr No et Mélissa s’opère à travers ces prosopopées, les auteurs prenant la place de Dr No à la manière de persona, c’est-à-dire de masques successifs se substituant à Berque, qui devient alors un passeur de voix en même temps qu’un passeur de pensée. On pourrait même aller jusqu’à dire que les concepts mésologiques eux-mêmes sont des personnages qui peuplent les dialogues et qui s’expriment autant à travers eux qu’entre eux. C’est donc encore une traduction qui est mise en œuvre par Berque dans ces dialogues entremêlés, ou plutôt une série de traductions qui s’enchaînent et se mêlent : traduction de la mésologie dans le monde de la jeunesse ; traduction de la fiction par la voie du dialogue et des personnages ; traduction des pensées d’autres langues en français et dans l’alphabet occidental ; traduction de l’oralité dans l’écrit sous forme de livre. L’éducation mésologique proposée ici n’est donc plus seulement celle de l’exemplarité mais celle de la traduction au double sens d’interprétation et de transposition16. Pour utiliser un vocabulaire plus directement mésologique, cette traduction est une trajection, c’est-à-dire l’opération ni proprement objective ni proprement subjective selon laquelle l’environnement devient un milieu par l’interprétation d’un sujet vivant, mais elle est aussi et plus spécifiquement l’opération par laquelle se transmet une médiance humaine construite comme telle par l’histoire tout en donnant chair à l’histoire17.
En résumé, ce n’est donc pas trahir la mésologie que d’y voir un appel à « faire l’école buissonnière ». Là encore, il faut l’entendre comme un renversement de perspective, un changement de paradigme, un dépassement de l’héritage moderne, qui nécessite de non seulement repenser l’école comme lieu d’enseignement et d’apprentissage, mais surtout de replacer l’école sur Terre au sens profond et multidimensionnel que cela implique. Si l’école buissonnière est bien une manière de quitter l’école obligatoire fondée sur le paradigme occidental moderne classique, alors la mésologie ne peut que soutenir un tel mouvement. Mais elle ne le fera qu’en posant les bases d’une école buissonnière au sens positif et constructif d’une nouvelle éducation pour laquelle l’élève est un sujet vivant humain qui interprète son environnement en milieu dont le sens n’existe pas en dehors de la géographie (de l’emplacement en un lieu et de l’écriture de la terre ou « condition écouménale »), de l’histoire (de l’enchaînement des transmissions par une série de trajections) et de la communauté des mondes (de la diversité des mondes des sujets humains et autres qu’humains) avec l’aide compréhensive des enseignants qui donnent sens à cette école (au triple sens du mot « sens » : direction spatio-temporelle, capacité sensorielle du corps et signification mentale). Par conséquent, l’éducation mésologique ne peut pas être comprise comme l’enseignement d’une doctrine, d’une discipline ou d’une matière au sein d’un programme, elle est une formation, une Bildung, une autre manière d’être-au-monde qui implique de recosmiser, reconcrétiser et réembrayer nos existences. Recosmiser signifie alors rétablir le lien concret et la nécessité d’entretenir l’assomption d’un monde commun, la cosmophanie sans laquelle il n’y a pas de vie humaine possible. Reconcrétiser signifie sortir les objets et le langage de l’abstraction en montrant leur croissance commune, leur concrescence historique sans laquelle les objets perdent leur sens et le langage devient une aporie. Réembrayer signifie dépasser l’opposition entre nature et culture (qui permet de justifier la conquête et la domination, la transformation et l’exploitation de la nature comme condition de la culture, la culture lui étant extérieure et supérieure), par l’articulation constante de l’histoire naturelle et de l’histoire humaine. Tout cela s’apprend et s’enseigne à l’école, au dedans comme au dehors, à condition de la sortir de la forclusion médiale à l’origine de l’éducation moderne, donc en la faisant « buissonnière » dans toutes ses dimensions18.
Crise de l’école et nouvelle condition écouménale d’existence
Faire l’école buissonnière en instaurant une éducation mésologique serait ainsi une réponse possible à la « crise de l’école » et plus généralement une réponse crédible à la crise systémique de la civilisation occidentale « surmoderne » ou « hypermoderne » que nous vivons. Si toutes les civilisations sont mortelles, comme le disait le poète Paul Valéry après la dévastation produite par la Première Guerre mondiale, la fin de notre civilisation (occidentale, capitaliste, industrielle, consumériste, mondialisée) pourrait signifier la concrétisation d’une menace majeure et inédite à l’échelle de l’évolution et de la Terre : la Sixième grande extinction du vivant, celle qui emporterait notre espèce par son propre développement. Pour l’éviter, il ne suffit pas de sensibiliser aux enjeux écologiques, de limiter les émissions polluantes, de changer les modes de production, de diminuer la consommation, de légiférer sur les espaces naturels à protéger, il faut changer notre manière collective de vivre en transformant les valeurs dominantes. Mais pour qu’un tel changement de valeurs puisse advenir, en particulier dès l’enfance et par l’école, il faut impérativement repenser notre nouvelle condition écouménale : la réticulation numérique intégrale du monde.
Par définition, cette nouvelle condition écouménale concerne les trois dimensions de l’écoumène, en tant qu’il est la relation à la fois écologique, technologique et symbolique (éco-techno-symbolique) de l’humanité avec la Terre19. Le numérique bouleverse en effet ces trois dimensions : premièrement, la relation écologique à la Terre en transformant la matière elle-même par reconfiguration atome par atome ; en mobilisant des matériaux (métaux précieux, terres rares, plastiques) qui détruisent les milieux par excavation et transformation ; en dépendant d’une énergie considérable pour fonctionner dont la production est réalisée à partir de ressources fossiles non renouvelables ; en maillant la Terre entière par des infrastructures produisant une emprise au sol (data centers) comme dans le ciel (antennes et satellites) ou sous la mer (câbles) ainsi que des pollutions thermiques et chimiques ; en générant une quantité considérable de déchets à vie longue très difficiles à valoriser. Deuxièmement, la relation aux techniques en imposant une conversion des outils et des machines analogiques au numérique autant dans leur fabrication, leur fonctionnement que leur utilisation ; en virtualisant l’usage (fonctions réduites à des applications) et en empêchant la compréhension de son organisation interne (fermeture des machines et des logiciels) ; en imposant une obsolescence intégrée par l’évolution des systèmes d’exploitation, des logiciels et des périphériques limitant l’entretien et la réparation. Troisièmement, la relation au symbole en créant un « monde sur écran » qui transforme le rapport à l’écriture comme à la lecture, c’est-à-dire le rapport à l’apprentissage des savoirs nécessaires à la formation des esprits en réduisant les savoirs à de l’information cumulable car calculable, automatisable et reproductible ; en transformant les supports de mémoire nécessaires à la transmission, à l’enseignement et donc à l’histoire sans intégration de leur propre histoire ni critique de leur utilisation ; en instituant des circuits de savoirs non théorisés, non problématisés, non contrôlés sur Internet et les réseaux socionumériques ; en faisant dépendre la diffusion du savoir du marketing et de l’industrie des programmes qui réalisent du profit en captant l’attention, en conditionnant la sensibilité et en standardisant l’imagination20.
Il en résulte une situation de « cyborgie » généralisée pour reprendre le terme de Berque21 et de « prolétarisation » généralisée pour reprendre celui de Stiegler22. Cela signifie que la réticulation numérique du monde installe une situation insoutenable pour l’éducation des sujets humains : d’une part celle de la « forclusion du corps médial », c’est-à-dire de la séparation du sujet de son milieu, de la réduction du corps animal à une machine (en imposant à l’élève « les règles de son fonctionnement objectal »), et de l’artificialisation de l’environnement par l’industrialisation, l’urbanisation et la numérisation ; et d’autre part celle de la prolétarisation des savoirs, c’est-à-dire la perte de savoir-vivre (se nourrir, se protéger, se reposer, se reproduire, se lier), de savoir apprendre (être attentif, intégrer des informations, construire des liens logiques) et enseigner (instruire des connaissances, transmettre des valeurs, rendre autonome), de savoir-faire (appliquer des connaissances, organiser ses gestes en fonction d’un objectif, comprendre le fonctionnement, réparer et améliorer), de savoir être avec les autres (empathie, écoute, partage) pour former un monde commun ayant un sens.
Or, la forclusion du corps médial et la prolétarisation des savoirs sont bien les deux faces d’une même réalité qu’il s’agit impérativement de dépasser pour éviter que la « société de la connaissance » tant vantée par les industries du capitalisme cognitif ces quinze dernières années ne devienne une société de la bêtise peuplée de cyborgs au service des appareils destructeurs des conditions de la vie de l’esprit et plus gravement de la vie terrestre. Il revient donc à l’école de proposer une déclosion de la médiance et une déprolétarisation des savoirs à travers une véritable reconnexion concrète avec les milieux et avec les savoirs (les savoirs sur ces milieux et les milieux des savoirs). Mais cette reconnexion ne peut avoir lieu, c’est-à-dire être émancipatrice et instituante, que si elle est un soin à long terme des trois dimensions de notre condition écouménale, c’est-à-dire que l’on se donne les moyens de cultiver la fonction de remède plutôt que de poison de la réticulation numérique mondiale, pour en contrôler les effets et lui donner un sens pour l’avenir.
C’est là non seulement une bonne raison de faire l’école buissonnière pour répondre à la crise de l’école, mais c’est la raison majeure pour répondre de ce qui nous incombe : nous élever collectivement en êtres humains responsables parmi la diversité des mondes vivants et le faire selon la Terre qui nous porte, nous importe et nous transporte bien au-delà de nous-mêmes.