Introduction
Penser avec le sinologue suisse Jean-François Billeter (1939-) en sciences de l’éducation peut paraître à la fois stimulant et improbable. Quelques cercles d’enseignants-chercheurs travaillent déjà à partir de cet auteur, on peut penser plus particulièrement au collectif de pensée du « séminaire action » travaillant sur la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD). Pourtant, à l’exception d’une recension d’Henri Louis Go1, peu de compte-rendus ont porté sur cet auteur si l’on se penche dans les revues de sciences de l’éducation francophones. Rien de surprenant tant la spécificité de l’œuvre de Billeter peut paraître « exotique » au vu des modes en vogue dans les recherches actuelles en éducation et des références utilisées dans l’ouvrage Esquisses (2016), comme Huizinga, Spinoza ou encore Gramsci.
Avant d’en venir aux contenus, il faut préciser que l’ouvrage dont je propose la recension se compose de cinquante esquisses, prolongeant l’habitude de l’auteur à procéder de manière singulière dans l’exposition de ses idées2. Billeter justifie ce terme de la manière suivante :
On fait une esquisse pour saisir une idée, une chose vue. On la refait parfois pour mieux concevoir l’idée ou mieux voir la chose.
Ces esquisses, je les ai retravaillées, mais j’en ai conservé la forme. Je m’en sers pour tenter de résumer ce que j’ai appris, depuis trois quarts de siècle, et pour ébaucher des conclusions.
(2016, p. 7).
Problématisation culturelle et politique
Une lecture originale pourrait être abordée en commençant par la fin, en inversant l’ordre des esquisses pour discuter, d’emblée, de certains éléments de cet ouvrage dans le cadre d’une problématisation culturelle et politique. En effet, les dernières esquisses sont clairement politiques, situant l’ouvrage dans une conjoncture en crise (esquisse n° 50) à un moment où l’on pourrait lutter contre le capitalisme, qui est un phénomène récent si l’on prend l’histoire de la vie sur Terre comme échelle de référence (esquisse n° 1). Billeter fournit d’ailleurs des pistes, bien connues par certains, comme la fin du salariat et la mise en place d’un revenu citoyen (esquisse n° 46). Dans cette problématisation politique, la question des rapports sociaux de production n’est pas le seul problème puisqu’il y a un enjeu de civilisation et il territorialise ces réflexions à l’échelle européenne (l’Europe étant au cœur d’un autre livre de Billeter3). En commençant par la fin du livre, on découvre donc, d’emblée, l’horizon souhaité par l’auteur : « concevoir une civilisation fondée sur une pédagogie qui, dès les premiers pas et dans toutes les étapes, aurait pour fin cette civilisation même et pour contenu principal cette connaissance du sujet par lui-même » (esquisse n° 50, p. 117)
Les dernières esquisses posent, plus ou moins explicitement, la question des moyens pour cette transition, ce moment historique par lequel les individus en finiront avec le capitalisme en s’attaquant au salariat, clé de voûte du système par lequel s’exerce « la domination des détenteurs de capitaux sur le « marché du travail » (esquisse n° 46, p. 110). Selon Billeter, cette idée n’a pas été assez diffusée et elle n’est pas encore entrée dans les faits, car elle dépend de la « volonté des citoyens » et de la possibilité de « voir »4. Or, pour le moment, « nous allons à reculons, contre notre gré » car nous n’envisageons pas la possibilité d’« une idée positive de la liberté qu’il nous resterait à “conquérir” » (ibid., pp. 10-11).
Dans l’attente, l’esquisse n° 47 envisage l’émergence d’une « nouvelle puissance d’agir » afin de « réparer le mal », ou en tout en limiter les effets, et qui consiste à voir, dire ce qu’il en est et agir raisonnablement. L’esquisse suivante (n° 48) nous rappelle que c’était le projet des Lumières : conquérir l’autonomie, être capable de juger par soi-même et « selon sa raison » (ibid., p. 113). Pour Billeter, il faut prolonger cette aventure (qui a été trahie, voire compromises, par ses continuateurs) en développant une conception singulière du sujet à partir d’une connaissance philosophique qui serait en jeu « lorsque l’observateur se dissocie du langage pour observer l’activité dont il est fait » (ibid., p. 114). Ainsi formulé, l’enjeu de cette nouvelle puissance d’agir serait de rendre possible l’émergence d’une nouvelle civilisation et d’en finir avec un système porté par un langage ordinaire très répandu dont le seul enjeu est de faire marcher la machine (« le fonctionnement du système » par « l’instruction » par le langage et pour soumettre les individus à ce fonctionnement)5.
Réflexions sur l’apprentissage et la connaissance
Billeter situe sa réflexion dans une très longue durée allant de la « naissance de la vie sur la planète Terre » aux « États », des « organisations complexes qui sont devenues de plus en plus en puissantes », puis à la mise en place d’une « révolution sociale »6 dans le contexte de la « révolution industrielle », de ses machines et de la nouvelle division du travail qui se mit en place (esquisse n° 1, ibid., pp. 7-9), causant, à moyen et long terme : inégalités, surproduction, épuisement des ressources et dérèglement de la nature.
Malgré cette situation, des possibles restent envisageables mais les contemporains ne s’en rendent pas compte. Cette possibilité est pourtant en sommeil depuis l’époque des Lumières car le triomphe de la raison a été éclipsé par l’ère du « raisonnable » et du « rationnel » laissant la place à une trahison pathétique à deux visages : celui de la défense du Capital et celui des réactionnaires (esquisse n° 4, pp. 14-15). Pourtant, le contenu même des Lumières reposait bien sur le fait d’oser se servir de son propre entendement en ayant « des notions justes de nos besoins essentiels »7. L’enjeu était alors autant d’acquérir de « nouvelles connaissances sur l’espèce humaine » que de « progresser dans la connaissance du sujet en tant que sujet » (ibid., p. 17).
Comment retrouver ce projet et comment lutter contre la double alliance entre réactionnaires et détenteurs du grand Capital sur laquelle les maux de notre monde contemporain ? Aux yeux de Billeter, un auteur emblématique pour penser une nouvelle voie serait Spinoza, « un des grands précurseurs des Lumières » qui n’est pourtant « considéré comme tel » (esquisse n° 6, p. 18). Selon Billeter, Spinoza s’est distingué par une pensée par déduction, allant du général au particulier, de la Nature au sujet humain, qui contrastait avec la prédominance de la pensée théologique ; il faudrait, dorénavant, inverser la méthode en procédant par induction (« observons notre activité, décrivons les phénomènes qui retiennent notre attention, voyons les rapports qu’ils ont entre eux ») afin de saisir « les lois de notre activité » et de parvenir « à la connaissance du sujet dont nous avons besoin » (ibid., p. 19).
Tout une méthode de pensée est alors déployée par Billeter et elle repose sur des conceptions singulières de ce qu’est l’apprentissage et la connaissance, car si les contemporains ne voient pas l’intérêt de faire et de penser autrement, c’est que leur volonté est entravée par leurs usages et leurs pratiques. Il faut « observer ce qu’il se passe » (esquisse n° 7), et le mieux est de « s’arrêter » (esquisse n° 8) pour pouvoir mener cette observation à son terme. S’arrêter, c’est « suspendre en nous l’intention » (ibid., p. 22), sachant que l’intention est au cœur de nos actes et de nos gestes, mais également de nos désirs et de nos doutes. Le monde poursuit sa route et celui qui s’est arrêt se retrouve « dans un état d’indifférence amusé » (id.). De cette suspension, moment pendant laquelle l’activité se fait « conscience pure sans objet », émerge quelque chose : « une intuition, une idée, une association d’idées » (ibid., p. 23). Un autre effet consécutif à cette posture de vacance est la disparition de l’« envie de parler » (esquisse n° 10, p. 26), sans doute seule condition pour envisager « une vraie rencontre avec l’inconnu » (ibid., p. 27).
La conscience de ce que l’on veut n’est pas sans causes et l’observation par l’arrêt est un moyen pour retrouver le fil complexe des causes déterminant notre volonté devenues ordinairement inaccessibles (esquisse n° 11). Au cœur des réflexions de Billeter, il y a « l’intégration », concept central désignant l’assemblage d’« éléments épars » s’unissant pour former « un phénomène nouveau » (esquisse n° 12). Ce concept permet de comprendre que la maîtrise d’un geste ne provient pas de nulle part ; l’intégration est au cœur de nos apprentissages : apprendre, c’est accorder des mouvements jusqu’à ce que « naisse le geste » et qu’il se répète, permettant de voir la « facilité » prendre la suite de l’« effort » (ibid., p. 29). Ici se joue l’acquisition d’une « puissance d’agir » auquel peut s’ajouter « un sentiment de liberté » permettant d’« agir de façon nécessaire dans un plus grand nombre de circonstances » (ibid., p. 30). C’est donc tout un cycle qui s’éprouve jusqu’à ce que des obstacles émergent et exigent de ralentir et de « réduire la tension ». L’arrêt pour être attentif, l’arrêt pour que les forces se recombinent et que le processus d’intégration se déploie de nouveau. Cependant, il peut arriver que nous éprouvions le besoin d’être aidé par autrui pour s’extraire du piège en jeu (esquisse n° 13).
Que se passe-t-il pendant l’arrêt ? S’observe alors au sein de notre activité une sorte de dissociation avec « une part observante » et « une part observée », une part « consciente » et une qui n’est pas (esquisse n° 14). C’est bien un « nouveau rapport à soi et au monde » qui s’invite ici, car « notre perception du monde se produit au sein de notre activité » (ibid., p. 35). Pour comprendre cette position de Billeter, il faut saisir à quoi renvoie le corps : « tantôt l’ensemble de l’activité dont nous sommes faits et qui comprend le phénomène de conscience, tantôt, relativement à la conscience, l’activité qui l’engendre, la porte et la nourrit » (ibid., p. 35). Le corps pense davantage que la conscience ne pense (esquisse n° 15), c’est ce qui joue, d’une certaine manière, dans l’hypnose. C’est ce qui autorise Billeter à penser que le corps est bien plus riche d’imagination et de puissance qu’on pourrait le croire.
C’est ensuite la question du langage qui est mobilisée, en tant que le langage se présente comme un support et un obstacle à l’observation (esquisses n° 16 et n° 17). Pour comprendre en quoi le « langage » est davantage un système qu’un vulgaire ensemble statique, Billeter entend objectiver trois systèmes différents : i) le passage du bruit aux sons et le devenir-instrument du corps s’associant à des « synthèses imaginatives » permettant d’imaginer une chose ; ii) l’émergence d’un « monde » à partir de ces ensembles de « mots » et de « choses » ; iii) le fonctionnement du langage par la phrase. Or, cette phrase est avant tout un geste et c’est ce geste qui est « le ressort et le moteur » de la phrase (ibid., pp. 46-47). Derrière la phrase (esquisse n° 21), Billeter estime qu’il y a des « gestes signifiants » qui proviennent du « jeu » et de « la faculté que possède l’être humain d’interagir pour le plaisir, à deux ou plusieurs, et de se donner dans cette activité gratuite des repères et des règles » (ibid., p. 50). Cette théorie est à l’œuvre dans l’apprentissage des enfants lorsqu’ils s’essaient à parler, par des « jeux de langage », en saisissant les gestes à l’œuvre. Ces processus préexistent à leur explicitation et leur décorticage savant (esquisse n° 23)8.
S’il s’agit peut-être d’un jeu de funambule où, à tout moment, le langage peut nous devenir « étranger », c’est bien le langage qui permet « de nous introduire dans la réflexion des autres et de la poursuivre à notre compte » (ibid., p. 64), et qui nous permet de « dire », « dire la chose » et de créer une situation nouvelle, car souvent les choses sont mal dites ou ne sont pas dites. Cette situation nouvelle naît d’un challenge : « quitter le langage, revenir en deçà et repenser la chose afin qu’advienne la situation juste » (ibid., pp. 65-66). Pour Billeter, « dire » et « parler » ne sont pas synonymes (esquisse n° 27). « Dire » est à distinguer de « parler », car l’on peut « parler pour rien dire ». Le danger réside dans le fait de laisser le langage penser pour soi alors de faire que la pensée crée du langage. C’est d’une certaine manière inévitable mais il faut bien saisir que le discours laisse dans l’ombre l’activité du corps. Faut-il s’abandonner dans le langage ? Le problème est que « le langage nous habitue à croire » (esquisse n° 28, p. 69), et qu’il peut être « imposé par un pouvoir politique, par une communauté ou par [l’] éducation » (esquisse n° 29, p. 72), jusqu’à un moment ultime de domination et de soulèvement :
Les régimes totalitaires se sont servis de la police du langage pour priver l’homme du ressort de la parole. Quand l’occasion s’est présentée, la parole a déclenché leur chute.
(id.).
Or, c’est par l’observation, et par cela le déploiement de la question complexe de l’intégration, que la connaissance de l’homme, de sa nature, et la connaissance de la nature des choses peuvent s’enrichir de manière décisive, et permettre l’émergence d’une alternative. Tous ces enjeux sont dépendants de la compréhension des processus qui se jouent dans cette autre connaissance de soi et du monde :
Le sujet se forme par intégration de l’activité, donc par un perfectionnement.
Le sujet se connaît lui-même en se perfectionnant […]
Le sujet est libre dans la mesure où il agit selon une nécessité propre plutôt que par une nécessité imposée du dehors […]
C’est son besoin essentiel en même temps que son désir essentiel d’aller vers plus de perfection, d’action nécessaire et donc de liberté.
(esquisse n° 31, p. 75).
La situation actuelle nécessite de déployer cette autre conception de la connaissance dans une conjoncture où le système dans lequel évoluent les individus a profondément évolué : système historiquement basé sur le langage puis l’écriture et maintenant les nombres qui nuit à la possibilité de ralentir et de s’arrêter. Là réside la difficulté : il faut « juguler la loi de l’infini dans notre activité commune et, pour commencer, dans notre activité individuelle » (esquisse n° 35, p. 86). Et pour cela, malgré la loi de l’infini dans lequel nous évoluons, il faut en arriver à des actes finis, car « dire est un acte fini » (esquisse n° 36, p. 87) concluant un processus reposant sur un rythme ternaire : l’arrêt, l’intégration, l’acte (ibid., p. 88).
Par cette voie, l’enjeu est de retrouver notre désir profond9 et, comme le rappelle Billeter : « la connaissance de nous-mêmes et des lois de notre activité sera le pôle vers lequel s’orienteront les boussoles » (esquisse n° 40, p. 97). Ces boussoles sont face à l’alternative suivante : capitalisme et catastrophe d’un côté et civilisation de l’autre10. Billeter fait ici une précision fondamentale : « “Civilisation” ne doit pas suggérer un ordre stable, une sorte d’état final de l’histoire. Il ne s’agit pas d’un ordre à instaurer, mais d’une jeunesse à retrouver » (esquisse n° 44, pp. 105-106). Or, comment passer de l’intégration, au niveau individuel, à l’émergence d’une « puissance commune » ? Au nom du refus de la « catastrophe générale » à venir, n’y aurait-il pas une lutte hégémonique à déployer pour les intellectuels en tant que ces derniers peuvent jouer un rôle d’« saccoucheur dans la genèse des idées » (esquisse n° 42, p. 103) ?
Pistes et lignes de fuite
Une première ligne de fuite consiste déjà pour le contemporain à chercher à s’ouvrir à des lectures autres et à des pensées d’ailleurs.
De nombreuses lignes de fuite peuvent sans doute se déployer à partir des pensées asiatiques, indiennes et de ces « épistémologies du Sud », tout comme il faut reconnaître que nous n’en avons pas fini avec certaines œuvres occidentales (comme Spinoza et Gramsci) que nous avons sans doute moins lu que de nos prédécesseurs (Balibar, 1985, 2018 ; Macherey, 1977, 1992, 1994-1998, 2019). À la lecture de l’ouvrage de Billeter, et en tenant compte de sa manière d’aborder la différence entre « parler » et « dire », on peut légitimement s’interroger sur nos propres pratiques de lecture. En effet, à lire les recensions des revues de sciences de l’éducation et à parcourir les ouvrages de ce champ, ne peut-on pas estimer que lire les choses dans un style que l’on connait déjà et que nos paroles portent déjà nous fait peut-être tourner en rond ?
Une deuxième ligne de fuite renvoie à la question de la reconstruction de la forme scolaire (Go, 2007; 2014a) et à la manière dont ce chantier peut tirer profit de l’œuvre de Billeter (Go, 2014b). Il faudrait ainsi penser des situations d’apprentissage et d’enseignement s’imprégnant des observations de Billeter sur l’apprentissage des langues et sur l’incorporation des gestes. Dans ces réflexions, la forme scolaire pourrait tirer profit de l’objectivation de situations en jeu dans des apprentissages plus informels (moins scolastiques). Néanmoins, il ne s’agit pas de reconstruire à partir de rien, mais au contraire de le faire à partir d’expériences ensevelies et/ou actuelles. Cela nécessite d’arriver à voir, penser ces expériences, et d’arriver à en dire quelque chose. Le livre de Billeter rentre ici en résonnance avec la position consistant, en histoire de la pédagogie, à décélérer, à ne pas tomber dans le piège du langage dominant, pour retrouver des langues et des patries pédagogiques oubliées (Riondet, 2017 ; Kolly et Riondet, 2020), à l’instar du travail mené sur l’histoire de l’École Freinet à Vence (Go & Riondet, 2020). Cependant, cette ouverture d’esprit et cette position méthodologique en jeu dans l’étude philosophico-historique et/ou ethno-didactique pour penser ces expériences nécessitent de comprendre comment la forme scolaire actuelle a pu, jusqu’à maintenant, mettre à distance ces expériences atypiques qui, d’une manière ou d’une autre, ont abordé quelques-uns des éléments esquissés par Billeter.
Rappelons-nous à cet égard le texte « Y a-t-il une méthode de pensée ? » d’Élise Freinet publié dans la revue Techniques de Vie dans le numéro de décembre 1963/janvier 1964. Ce texte dissertait sur la possibilité de penser par soi-même et de trouver sa voie en se référant à la médecine chinoise, la pensée indienne, à des expériences spirituelles (Védas, Oupanishas, Yogis) et en évoquant de grands maîtres (Râmakrishna, Vive-Kânanda, Gandhi, Shrî Aurobindo). Alors que le texte constitue une précieuse clé de lecture de la machine Freinet, son autrice et Freinet lui-même furent souvent maltraités par certains universitaires. Pourtant, ils dénonçaient avec argumentation comment la civilisation occidentale contemporaine portait en elle-même la maladie tout en reposant sur une logique de raisonnement méconnaissant les intuitions et les innombrables expériences de pensée d’univers sociaux et culturels pluriels.
Ces deux lignes de fuite interrogent la stratégie de l’enseignant-chercheur par rapport à ce chantier de la reconstruction de la forme scolaire et à la lecture de ces pensées d’ailleurs. En d’autres termes : comment contribuer à mener à bien cette reconstruction ? En reproduisant la parole et les discours dominants, en contribuant à leur diffusion, en ne s’arrêtant jamais, nous, enseignants-chercheurs, contribuons à la propagation et la pénétration dans les esprits de l’énoncé « there is no alternative » (TINA). Alors, comment faire ?
Tout d’abord, en ralentissant, en pensant et en maintenant des positions théoriques fermes et précises dans le champ, ce qui nécessite de ne pas céder sur des notions conceptuelles, méthodologiques et épistémologiques. En parallèle à ce front, sans doute faut-il convaincre également à un autre niveau, au niveau du terrain et des masses concernées. Seulement, ici, une question fondamentalement complexe se pose : comment prendre la parole pour dire les choses ? Cette question repose sur deux interrogations fondamentalement distinctes. Tout d’abord, comment prendre la parole lorsqu’elle est portée par différents experts et conseillers du prince ? Faut-il le faire comme on a pris la Bastille selon la formule de De Certeau ? Mais cette interrogation se relie à une autre : comment dire les choses ? Comment le dire en étant entendus et compris ? Challenge complexe tant, depuis plusieurs années, la plupart des propos sur les pédagogies alternatives ont été assujettis à la langue néolibérale dominante.