Résumés

L’espace classe n’est pas l’espace de la vie privée et dans cet espace d’interactions subjectives, consciemment ou non, l’enseignant se met en scène, tente de donner une bonne image de lui que l’attention des élèves conforte. Aborder la question centrale de la présence nous invite à réfléchir à la question du corps, de la voix dans l’enseignement. Un jeu de perceptions et de ressentis en miroir, d’intercorporéité, où il y a une place à tenir, celle du maître dans un espace classe où l’évènementiel imprévisible peut surgir, les affects et les émotions prendre le devant de la scène. Comment être soi, présent ? Comment avoir cette disponibilité, cette curiosité de l’autre, comment se préparer à l’imprévisible de tout rencontre ?

The classroom is not a private space, and in this space of subjective interaction, consciously or unconsciously, the teacher puts on a show, trying to give a good image of himself, which the attention of the students reinforces. Addressing the central question of presence invites us to reflect on the question of the body and the voice in teaching. A game of mirrored perceptions and feelings, of intercorporeality, where there is a place to be held, that of the teacher in a classroom space where unpredictable events can arise, and affects and emotions take center stage. How can we be ourselves, present? How can we be available, curious about others, prepared for the unpredictability of any encounter?

Plan

Texte

Introduction

Et le professeur crie :
Quand vous aurez fini de faire le pitre !
Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
L’encre redevient eau
Les pupitres redeviennent arbres
La craie redevient falaise
Le porte-plume redevient oiseau.
 
L’élève dit au maitre déboussolé : « maitre, êtes-vous avec nous ? »
L’élève dit au maitre ailleurs : « maitre où êtes-vous ? »
L’élève dit au maitre isolé : « maitre, revenez avec nous ! »

Je pourrais écrire à l’infini des dialogues maitre-élève dans tous ces moments où l’enseignant, face à l’imprévisible, perd le contrôle, se perd, s’emporte, disparait, est ailleurs, les élèves évacués du paysage, ignorés, transparents, abandonnés. Le savoir seul fait présence, élèves apprenant, élèves épistémiques, élèves réifiés.

Comment peut-on ne pas être là, ou comment peut-on être ailleurs alors que l’on est là ? Comment peut-on désirer être ailleurs ? Est-ce une affaire d’ambiance ?

« Qu’est-ce que je fous là ?1 ».

Cette question de Jean Oury maintes fois posée, inaugurale, fondatrice de notre présence. Le là où je suis, interrogation vertigineuse de l’enseignant, des élèves, basculant vers des rêveries d’ailleurs.

Les outils de la psychanalyse peuvent nous éclairer pour répondre à ces questions, réfléchir aux obstacles, aux empêchements que rencontrent les enseignants pour penser leur présence en classe, l’être là avec les élèves, ce travail qui constitue la part invisible de l’enseignement, « la moindre des choses » aurait dit Jean Oury (2008), tous ces petits riens du quotidien de l’enseignant qui sont au fondement même de l’ambiance.

Lorsqu’on « travaille sur du vivant, l’autre nous touche parfois, nous résiste souvent […] on s’en protège par une armature institutionnelle […] nous le transformons en un objet manipulable qui ne doit pas nous “embêter” et dont l’agressivité doit être matée » (Cifali, 1996, p. 122). Cette contingence, ce qui peut ne pas arriver, quand les aléas de la classe font que les tensions se crispent, que les affects deviennent un impossible à supporter, une tempête émotionnelle à traverser, tant chez l’enseignant que chez l’élève. L’inconscient y est à l’œuvre, c’est le fondement même de la pédagogie institutionnelle : « dans la classe comme ailleurs, les inconscients parlent, même et surtout si on ne les entend pas, ça hurle parfois, sous forme de blocages, de symptômes, de passages à l’acte et d’explosions dites imprévisibles » (Vasquez et Oury, 1971, p. 17).

Réfléchir à la question de la présence, c’est s’interroger sur cette part singulière et subjective de notre présence à l’autre car « la relation éducative ne se situe pas seulement au niveau visible de la communication interpersonnelle, elle se déroule aussi au niveau des affects, des fantasmes, donc sur un registre de l’inconscient » (Postic, 1979, p. 213). Comment accéder à la conscience de sa présence ? Présence dont le seul enjeu, avant même la transmissions des savoirs, est d’y être, là, rencontrer l’élève et le faire advenir : « Qu’est-ce que je fous là ? »

Présence : accueillir et rencontrer

Du point de vue étymologique2, le mot « présence » vient du latin. Il appartient à la famille du verbe « esse » (« être ») : prae-esse, littéralement être en avant, être là, en opposition ab-esse, être absent, l’éloignement, la distance. Les préfixes de ces deux mots lient la présence à l’espace de la rencontre, loin/proche. Dans un deuxième sens, ce mot présence renvoie à la présence au monde dans le sens où l’on y agit. La présence est alors liée à la notion de relation et d’existence humaine. Évoquer la présence d’une personne, d’un objet, ou sa propre présence à cette personne ou à cet objet, contextualise la présence dans l’espace et le temps.

Alain Rey évoque également l’usage théâtral de la présence, le rayonnement : « avoir de la présence, c’est […] savoir captiver l’attention du public et s’imposer ; c’est aussi être doué d’un “je-ne-sais-quoi” qui provoque immédiatement l’identification du spectateur, lui donnant l’impression de vivre ailleurs dans un éternel présent » (Runtz-Christan, 2000, p. 52).

La présence, c’est une ouverture d’emblée à l’altérité, la rencontre avec l’autre. « Sérénité, quiétude, désinvolture de l’être, étonnement » sont, nous dit Jean Oury, les quatre indispensables de la rencontre3. Il y a pour l’enseignant dans ce face-à-face avec les élèves, cette acceptation du risque de rencontrer l’inédit, l’étonnement, l’invention, la surprise et y développer une possibilité de jeu/je avec l’imprévisible.

Mireille Cifali nous affirme qu’on ne peut rencontrer l’autre « qu’à travers une présence, une authenticité » (Cifali, 1996, p. 121). Dans l’instant même de l’entrée en classe, l’accueil à la porte, être attentif à l’autre, une attention flottante, désinvolte, où les sens sont en éveil. Henri Maldiney évoque la dimension pathique de l’homme, c’est-à-dire notre capacité émotionnelle et affective à accueillir l’autre mais aussi l’imprévisible, cette contingence inhérente et constitutive de toutes situations d’enseignement-apprentissage, s’en étonner pour ne pas la mettre de côté, accueillir sereinement. Les émotions prennent au dépourvu, bouleversent, déstabilisent, créent de l’incertitude, une discontinuité, voire une rupture, qui oblige parfois à changer de cap, une bifurcation. Cela nous met en mouvement, nous bloque, nous révèle ainsi notre disponibilité ou indisponibilité à l’événement : une réceptivité de l’ouvert, sans aucun a priori, le « sentir », « l’être-avec » (Maldiney, 2007). Ainsi, pour reprendre une expression de Philippe Meirieu, « l’être-pour-moi » est de fait un « être-pour l’autre » (Meirieu, 1991, p. 39).

L’enjeu de cette présence est d’offrir une place à l’élève, c’est lui permettre d’avoir un bord solide sur lequel il puisse se tenir, se reposer, être en confiance, en pleine sécurité pour entrer dans les apprentissages. Autrement dit, dans cette préoccupation attentive de l’autre, la présence est tout à la fois une présence physique et une présence psychique, être désirant pour autrui. L’espace classe devient une scène où exister, un espace potentiel dirait Winnicott (1991). Paradoxalement, accompagner, être présent pour faire exister l’autre, c’est inévitablement prendre une place seconde dans laquelle « on donne importance à l’autre, pas à soi ». (Cifali, 2004, p. 12).

Ainsi, cette « complicité de présence » (ibid., p.12), cette rencontre avec les élèves, à chaque heure de cours renouvelée, est aussi un face à face avec soi-même dans un rôle que l’on n’est pas forcément prêt à incarner, entre excitation, peur, paralysie, plaisir, jeu… dans une imprévisibilité inquiétante de ce qui peut jaillir, « l’autrement que prévu » (Lévine, 2001). Il y faut comme dit Jean Oury, du rythme :

Le rythme de la vie ce n’est pas seulement les cloches qui sonnent, pas seulement le temps qui passe. C’est le rythme immanent, c’est-à-dire vécu dans le corps […] Le rythme, ce n’est pas la cadence […] La présence, c’est la manifestation même de ce fait qu’il y a du rythme
(Oury, 1986, p. 15).

Apparaitre en tant que présence – et pour que cette présence s’accomplisse – il y a la nécessité d’une scène, des autres, des semblables. Une mise en scène de la continuité et dans cet agir en scène notre corps prend consistance : il est là, avec nous, il faut y aller, commencer, s’introduire, accueillir, marcher vers, se retirer, laisser la place à l’autre… Le monde des sensations prend le dessus, le pathique, parfois la peur, l’ennui, la lassitude, l’impuissance émue, les « remuements intérieurs » (Moll, 2003).

Danièle Roulot (2014) nous dit que si le thérapeute « fonctionne dans le spéculaire, dans son statut, s’il se prend pour un “sujet supposé savoir”, il ne rencontrera que du vide » (p. 51). Car pour qu’une rencontre véritable soit possible, cela nécessite de ne pas être statufié dans son statut, de garder une liberté de circulation, d’expression (pas seulement verbale) et de mouvement. « Être là pour de vrai, tout entier, ne pas être à côté, ni auprès d’eux : être parmi, être avec » (Norgeu, 2013, p. 22). Ainsi, toute rigueur, toute routine de la posture, dès lors qu’elle est pensée comme un protocole, court-circuite toute possibilité de rencontre. « L’accès aux apprentissages dépend grandement de la qualité de l’environnement affectif. Minimiser la part du “relationnel” pour lui opposer la seule “vérité” de la transmission des savoirs mène à une impasse. » (Levine et Moll, 2001, p. 13) ; ne pas tout sacrifier à l’obligation d’efficacité didactique mais revenir à la source, à l’élan, au surgissement, à la manifestation du désir.

Corps, voix, regard : l’intercorporéité de toute rencontre

De la salle des professeurs à la classe, le cheminement dans le couloir, la traversée de la cour de récréation, le temps de se penser enseignant, d’aller à la rencontre des élèves, les accueillir, être l’hôte. Quand l’enseignant entre dans la classe, se trouve face aux élèves, ce qu’il découvre à chaque fois, immédiatement, presque malgré lui, est cette permanence des yeux qui le regardent, observent, scrutent, parfois transpercent, des oreilles qui écoutent – ou pas – avec cette sensation que rien ne leur échappe ; une réalité percutante que l’on est sur scène, un corps public donné à voir, une voix d’orateur à faire entendre, des regards qui se croisent, s’interpellent, une posture d’enseignant à asseoir, un statut à incorporer, « entre plaisir et souffrance » nous dit Blanchard-Laville (2001).

Face aux élèves les enseignants disent « jouer un rôle », adopter des postures, des attitudes qui différèrent de ce qu’ils sont dans leur vie privée. Claude Pujade-Renaud considère que l’enseignant se met en scène mais sans savoir forcément quel personnage jouer ou alors incarnant parfois celui qui est suggéré en creux par les élèves, il « enfile un costume […] il s’abrite derrière le masque […] il travaille ses entrées, prépare ses effets gestuels et vocaux […] il lui arrive d’avoir le trac. Il se crée un personnage et des rôles de composition. » (Pujade-Renaud, 1983, p. 146). Pour cette auteure, l’enseignant s’exhibe dans « une théâtralisation symbolique » dans un idéal de maîtrise à enjeu narcissique dans laquelle « plutôt que d’être passivement exposé aux regards, l’enseignant opère une mise en scène active du corps. Il tente de s’assurer ainsi d’une prise de possession des regards enseignés, de métamorphoser l’exposition passive en captation. » (ibid., p. 74).

L’enseignant peut y être comme un technicien – un peu à l’image des hôtesses de l’air, des vendeurs, des caissières (SBAM)4. Un professeur stagiaire demande : « Ma tutrice m’a dit de me mettre à la porte, souriant, bras ouverts, pour accueillir les élèves un par un. Dois-je dire bonjour à tous les élèves avec son prénom ? Faut-il mettre les bras dans le dos ? Puis-je croiser les bras ? ». Un technicien vise l’efficacité du geste, l’acte rentable pour atteindre un but. Ce langage technique, ces gestes professionnels de la « bonne pratique » nous barrent l’être, un protocole de l’accueil, des déplacements, qui empêche la rencontre, empêche l’authenticité de l’être là. Il y a donc là une impossibilité à concevoir cette présence en terme de savoir, de protocole, de techniques, de gestes professionnels :

On oscille alors entre deux positions : celle d’une grande proximité, une participation et confusion avec l’autre et celle d’un grand éloignement qui se traduit par de l’indifférence. On oscille de l’une à l’autre… Nous acceptons d’abord d’être touchés et comme cela devient dangereux pour notre propre survie psychique, nous mettons en place des mécanismes de défense. Comme l’on ne peut pas vivre tout le temps touché, on se distancie ; on met, entre l’autre et nous, des théories, des outils techniques.
(Cifali, 1996, p. 122).

La rencontre pose l’intersubjectivité doublée d’une intercorporéité qui fascine autant qu’elle peut faire peur. Il est probable que l’essentiel de toute rencontre réside dans ce gisement d’imaginaire. Les modulations du visage ou de la voix, les gestuelles, les rythmes personnels enracinent la rencontre et l’orientent parfois bien plus que toutes paroles signifiantes, tous propos de l’enseignant : un corps exposé, en proie aux regards, parfois en attaque-défense. L’enseignant capte l’attention des élèves, les séduit, les fascine, par l’utilisation du regard (dont la force, la pénétration veut faire « pénétrer » le savoir), « sa manière de circuler, d’étayer sa parole par des gestes, de faire varier la hauteur de son corps, l’intensité de sa voix » (Pujade-Renaud, 1983, p. 74).

Le corps, dans son expression la plus intime de soi, dévoile ce que chacun met en œuvre face à l’imprévu de la classe.

Entre engagement et distanciation, ce dialogue corporel est à l’œuvre, entre interprétations subjectives et intentionnalité. Mais l’intentionnalité du corps telle qu’en parle Merleau-Ponty s’articule à cette particularité qu’a le corps d’être à la fois sensible et sentant : il est vu et il voit, il est touché et il touche. Il y a toujours un double engendrement sans évidemment un rapport de causalité de l’un à l’autre, le senti et le sentant adviennent simultanément, de même le touché et le touchant. (Merleau-Ponty, 1964, p. 180-181). Le corps comme sujet de sensations. Le corps ressenti, le corps éprouvé. Se laisser surprendre, étonner, affecter, sans anticipation, accueillir l’évènement. L’espace classe devient un espace d’expériences éprouvées, un espace senti pour « être au monde ». La merveille du métier d’enseignant est que l’autre est là, immédiatement, il est là comme perçu.

Posons-nous la question de Jeanne Moll :

Et si l’on s’aventurait à penser que ce qui se tisse, dès les premiers moments de la vie d’un enfant, dans le corps à corps avec sa mère, avait quelque analogie avec ce qui se joue dans une classe qu’un enseignant aborde pour la première fois ? Je veux parler essentiellement des effets du regard et de la voix, et de ce qui en émane
(Moll, 2003, p. 50).

Le regard est au fondement du rapport à l’autre, un regard subjectivant qui institue l’existence de l’élève comme un être de valeur, une intentionnalité. Le regard adresse et reconnait. L’interpénétration des regards enseignant-élève signe une double présence, celle de l’enseignant, celle de l’élève, une co-présence. Jeu en miroir, je-s en présence : « Que je me distingue de l’autre ou que je me sente semblable à lui, que je me sente autonome ou que je dépende de lui, j’ai toujours besoin de l’autre pour être moi » (Nasio, 2014, p 210). Je pense à l’insupportable de l’enseignant non regardé en retour : « regarde-moi quand je te parle » dit le maître. Et que dire des élèves transparents, des élèves non perçus ? L’être reconnu, « il y a là un point d’épreuve narcissique radicale : difficulté de se voir dans le miroir de ce qu’on a fait, ou dans la mémoire de ses actes » (Sibony, 1989, p. 18).

Jeanne Moll pose le regard comme outil de reconnaissance, une « façon de poser les yeux sur l’autre et une façon de penser l’humain » (Moll, 2012, p. 43) : en effet « l’être humain, être de désir et de langage, ne peut se construire et s’ouvrir à la relation que s’il est regardé comme un sujet, inconditionnellement respecté dans sa dignité, dans son intégrité physique et psychique et appelé à exister comme tel » (ibid., p. 41). L’élève a besoin psychiquement d’être regardé avec attention, d’être respecté en tant que personne, « il a besoin de compter aux yeux des autres » (ibid., p. 43), d’être vu et reconnu, reconnaissance qui est « le fondement de l’accès à la connaissance » (ibid., p. 48). Offrir à l’élève une place de sujet, un « sentiment d’intégrité narcissique » (Blanchard-Laville, 2001, p. 222), un sentiment de sécurité, l’école « hors menace » de Fernand Oury (1967).

Mais le regard ne peut pas enclore tout l’espace de la classe. La perception de l’espace classe n’est pas que visuelle, elle est également sensuelle, sonore, elle sollicite tous les sens de chacun, oriente ce qu’il s’y vit et s’éprouve, les déplacements, le climat sonore, les positionnements, les mouvements, les attitudes, l’interpénétration des regards… Il s’agit de penser l’espace classe comme une extension de son propre corps, une continuité de soi tant les émotions et les affects s’enracinent tans les éprouvés et les ressentis corporels.

La voix, la tonalité, le « grain de la voix » (Barthes, 1981) participe à la rencontre avec l’autre, elle marque la singularité du sujet, la « prise en compte de l’autre en tant qu’autre » (Moll, 2012, p. 39). Jeanne Moll ajoute qu’« elles [les paroles, par la teneur et leur tonalité] participent de notre personnalité profonde et ont une résonance affective que nous ne soupçonnons pas » (ibid., p. 44). La musicalité de la voix « nous touche… sans contact physiquement matériel et pourtant au plus près de notre être » (Décamps, 2006, p.52).

Mais la voix est aussi cet imprévisible qui peut nous lâcher à tout instant. « Elle nous met en émoi et en effroi de ce qui peut advenir et est en position d’attente. » (Décamps, 2007, p. 46). La voix est reliée à notre intériorité, et quand « la voix se met en route, elle se déterre : quelque chose peut sortir de soi… qui se dirige vers quoi ? Elle s’altère, à la recherche de l’autre, l’alter » (ibid., p. 45), elle passe de l’intériorité à l’extériorité, tout comme le corps, elle lève le voile sur l’intime.

Pour Claudine Blanchard-Laville, la voix de l’enseignant fabrique l’« enveloppe sonore » (2001, p. 223). Sa tonalité, « son rythme, son amplitude, sa hauteur, etc. participent à la construction du climat psychique de l’espace didactique » (ibid., p.225). Cette enveloppe sonore créée par la voix de l’enseignant fait écho au « lien mère-enfant, où les dimensions de la voix de la mère sont nécessaires à la constitution du lien et à la construction du soi du bébé » (ibid., p. 225).

Ainsi, corps, voix, regard participent à la fabrication de cette enveloppe psychique. Un « holding » au sens de Winnicott (1991), soit le maintien, la façon dont l’enfant est porté physiquement et psychiquement par la mère qui lui assure ainsi une sécurité affective et procure à l’enfant le sentiment d’exister dans un continuum d’existence. L’enveloppe corporelle, l’enveloppe sonore et le regard, participent à cette édification du « self » (Winnicott, 1991). Comment être la surface de réception de l’autre, une sorte de surface d’agrippement mais dans une dynamique non pas fusionnelle mais bien de « symbiose/séparation » (Oury, Roullot, 2008) de l’autre pour le faire advenir en tant qu’unicité d’être. C’est « une sorte de contenant créateur de l’espace psychique de la classe, un contenant dynamique et organisateur des turbulences psychiques de cet espace » (Blanchard-Laville, 2001, p. 221). Deux enveloppes psychiques, deux contenants psychiques primaires, pour signifier cette présence, ce bord à l’autre : l’enveloppe corporelle avec son regard et l’enveloppe sonore.

Vignette : Paul, élève en classe de seconde générale, cours d’EPS. Au retour des vacances de la Toussaint, Paul sort du vestiaire avec sa casquette sur la tête, entre dans le gymnase. Il me toise du regard, passe tout près de moi, attend ma réaction. Je lui demande de poser sa casquette sur le banc. Refus. Je réitère ma demande, calme, hors menaces. Refus. Une fois, deux fois, trois fois. « Allez Paul s’il te plait on démarre l’échauffement, on y va ». Paul pose sa casquette sur le banc et démarre l’échauffement. Ce « rituel d’accueil » avec Paul, qui dure à peine une minute, va se poursuivre tout le mois de novembre, toujours dans un face-à-face, physiquement proches, regards soutenus et pour ma part, toujours dans l’incertitude de savoir si oui ou non Paul ira poser sa casquette. Je réalise au fil des semaines que ce rituel hebdomadaire fonctionne comme un bonjour mais « me fatigue » à la longue. Un matin, au moment où Paul va poser sa casquette sur le banc, je lui demande « pourquoi — Pourquoi quoi — Pourquoi la casquette ? »… silence – Je poursuis : « mon grand-père m’a appris enfant qu’en public les hommes enlevaient leur chapeau par politesse et par respect pour les femmes » – … silence – Paul enlève sa casquette, revient et me lance « Mais là au moins vous vous intéressez à moi, vous me regardez » – silence, je reste muette, bouche bée, déconcertée – « Que proposes-tu pour mardi prochain ? » Paul part commencer l’échauffement, se retourne « vous verrez bien ! — D’accord Paul, je te fais confiance ». Le mardi suivant, Paul arrive sans casquette, grand sourire, me tend son poing, nous « checkons », poing contre poing. Une rencontre. Ce nouveau « rituel d’accueil » durera jusqu’aux vacances de Noël. À la rentrée, je propose à Paul la responsabilité des échauffements. Une responsabilité, une reconnaissance, le « chek » du bonjour hebdomadaire laisse place à un regard.

Présence et fonction contenante

Les relations entre l’enseignant et les élèves ne sont pas seulement ce qu’elles donnent à voir et à entendre de prime abord. Des phénomènes inconscients et transférentiels sont à l’œuvre et comme le disent Vasquez et Oury (1971) : « L’inconscient est dans la classe et parle… Mieux vaut l’entendre que le subir ». L’espace classe est cet espace qui met en jeu – en je – les affects dont le corps, le regard et la voix sont les premiers vecteurs. L’inconscient y est à l’œuvre, c’est le fondement même de la pédagogie institutionnelle : « dans la classe comme ailleurs, les inconscients parlent, même et surtout si on ne les entend pas, ça hurle parfois, sous forme de blocages, de symptômes, de passages à l’acte et d’explosions dites imprévisibles » (Vasquez et Oury, 1971, p. 17).

Comment rester entier dans la relation, avoir cette « capacité d’accueil et de métabolisation des éléments négatifs » qui sont adressés ? (Blanchard-Laville, 2013). Comment s’exposer au regard de l’autre sans se sentir en danger ? Tout le monde perçoit bien que dans le jeu il y a du je : « Lorsqu’un futur enseignant s’interroge sur les difficultés qu’il rencontrera dans un proche avenir, des peurs surgissent. Il ne les rencontrera pas toutes, tant s’en faut : certaines sont en pointillé ; d’autres apparaissent en majuscule » (Cifali, 2005, p. 249). Il y a bien sûr une prise de risque à se laisser impacter par l’autre. Le pathique et le devenir sont liés, tout comme le sentir et le se mouvoir sont articulés l’un à l’autre, tout comme le subir et l’agir.

La fonction contenante de l’enseignant est une « enveloppe filtrante mais non clôturant, un espace de sécurité discret mais avec un niveau d’excitation suffisant et stable pour soutenir la pensée. » (Blanchard-Laville, 2018, p169), et mettre en mouvement les désirs. Cette fonction contenante de l’enseignant est nécessaire à chacun des élèves. Elle est posée par le cadre et par la position assumée de la relation asymétrique, statutaire enseignant-élève, générationnelle adulte-enfant, et didactique sachant-non sachant ; triple asymétrie des places qui est fondement de toute relation d’éducation et de transmission.

Pierre Delion la définit dans un cadre d’accueil et dans une fonction phorique, comme pour traduire le « holding » de Winnicott, et signifiant « porter jusqu’à ce qu’il puisse se porter lui-même dans une proximité vivante et humanisante » (Delion, 2018, p. 22), dans la construction de l’altérité, dans un double aspect physique et psychique, une « sorte de holding institutionnel, à la fois organisationnel et concret, mais aussi psychique et déjà contre-transférentiel » (Delion, 2005, p. 33). Il insiste sur l’aspect limitant de la fonction phorique pour border les pulsions, dans une présence et un cadre, une philosophie du soin qui consiste à accueillir l’autre et à le porter tout le temps nécessaire, jusqu’à ce qu’il puisse se porter lui-même, physiquement et psychiquement ; cela implique cette capacité déjà évoquée à être disponible pour l’autre dans une relation humaine partagée dans un certain « art de la rencontre » Oury (1986). Claudine Blanchard-Laville qualifie cette fonction contenante comme une

capacité d’accueil et de transformation des éléments psychiques et émotionnels désorganisés, déliés, bruts, pour les rendre un peu plus tolérables, en somme, la capacité […] à métaboliser les éléments négatifs qui lui sont adressés […] [et dont] les éléments non verbaux émanant de l’enseignant contribuent à l’exercice de cette fonction contenante
(Blanchard-Laville, 2001, p. 222).

Pierre Delion métaphorise la fonction contenante du corps comme une « paroi concave » (Delion, 2018, p. 25), être en creux pour accueillir l’autre, dans une solidité psychique qui oscille entre souplesse et fermeté en y associant les regards, les mimiques. Le corps borde, fait du bien, absorbe les affects, les pulsions, et les humanise. La fonction contenante permet non pas « tant de décharger la parole, ni de voir ses fantasmes dévoilés et rendus conscients. C’est plutôt faire l’expérience d’une vie émotionnelle, troublée, perturbée, douloureuse, trouvant un espace dans lequel elle est reçue et contenue » (Ourghanlian, 2009).

Groupe classe : un collectif

Comment faire vivre le Je et le Nous ?

Une « école sur mesure pour tous » nous dit Aïda Vasquez (Oury, Vasquez, 1967, p. 77).

La fonction d’accueil du corps, de la voix, du regard, revêt un triple enjeu : tisser une relation avec chacun des élèves, une reconnaissance en je, apprendre – comme Claire Simon le signifie dans son documentaire, apprendre pour l’enseignant et pour l’élève – et faire du groupe classe un collectif au sens de Jean Oury (1986).

Le groupe n’a pas d’existence en soi. Pour qu’il naisse, il faut de « l’humus » pour reprendre l’expression chère à Jean Oury : « un terrain vivant dans lequel repose toute une histoire, une tradition, toutes les habitudes dans lesquelles ce qui va se passer prend racine » (Oury, 1989).

La classe est ce lieu institué et instituant où chacun va déposer ses attentes, son désir, où chacun va apporter sa personnalité, mais également parfois en filigrane, son histoire de famille, son histoire d’élève, son histoire d’enfance, ses joies, ses souffrances, ses espoirs, ses désillusions. C’est bien le différentiel qui est en question et le passage de l’un à l’autre. Le groupe en soi n’existe que dans le lien à tous les autres groupes et le passage de l’un à l’autre. C’est la raison essentielle pour laquelle il faut qu’il y ait une « greffe d’ouvert » (Oury 1986), pour qu’il y ait du sens, du passage possible de la maison à l’école, de la famille au groupe de copains, de la cour de récréation à la salle de classe…

Il ne s’agit nullement d’un seul groupe. On vit dans des groupes différents, et on passe et l’on doit passer d’un groupe dans un autre groupe, aussi bien dans le processus d’individualisation ou de personnalisation que dans la praxis de la vie sociale, qui est appartenance
(Tosquelles, 1961, p. 37).

Ainsi, nous ne pouvons parler d’un groupe qu’à partir d’un autre groupe. « À l’extrême, chaque personne peut être considérée comme une sorte de groupe, ou plutôt comme un carrefour, un entrecroisement d’appartenances à plusieurs groupes. C’est ce qui fait la diversité des personnes, leur singularité. » (Oury, 1989). Il se vit une mise au travail tout à la fois collective et individuelle, au un par un, où se construit un savoir y faire singulier en écho avec ses propres résonances. L’enjeu est de faire exister le singulier dans le groupe où « à travers quelque chose qui apparemment est collectif, doit être mise en question quelquefois d’une façon fulgurante ou simplement passagère la question de la “singularité” de tout un chacun. » (Oury, 2003, p. 160).

Créer le groupe classe et articuler l’individuel et le collectif est l’amont nécessaire des premiers moments de classe pour qu’il puisse y avoir des apprentissages : l’enfant y trouve une place, sa place singulière, « un parmi les autres » (Imbert, 1994). Ce groupe classe, pris dans l’élan du collectif, signe la présence de tous au singulier.

Le groupe parle à plusieurs voix, parfois congruentes, parfois contradictoires voire incompatibles entre elles. Il ne s’agit pas de construire un consensus mais d’en élaborer du sens de ce qui s’y joue dans ces points de vue, chacun à l’écoute de l’autre dans un chœur où je suis tout à la fois chef de chœur et choriste. Le groupe instaure un système d’échanges « où le “don” et le “renoncement” se comptabilise en “dépenses” tandis que la “sécurité” s’inscrit en “recettes”. Il faut alors une “ambiance” » (Oury, 2003, p.159) pour que tout le monde, tant l’enseignant que les élèves, puisse se « dürfer » soit, « oser se permettre ». Le groupe est vécu sous tous les tons affectifs qui vont de la menace à la protection et aux réassurances, il offre à chacun les possibilités de déplacements, de projections, de transferts. (Tosquelles, 1961). Chacun, enseignant, élèves, est dans une sécurité suffisante pour agir, vivre, éprouver, et dans tous ces temps de paroles offerts, échanger, partager, associer, élaborer, apprendre, grandir.

Conclusion et pistes praxis

Enseigner est un métier de l’humain qui pose l’autre, l’élève, l’altérité au fondement même de la profession où « le rapport à un autre vivant nous renvoie immanquablement à nous-mêmes. » (Cifali, 2005, p. 42). Si l’être-là est pensé comme présence, alors pour les enseignants, être là c’est organiser ce fond paysagé, cette ambiance de laquelle se dégage non pas un élève en particulier, mais le mouvement même d’apparaître de l’être là, l’advenir en lui-même dans le collectif du groupe classe. Être animé par une interrogation sur l’existence – et non sur un problème à résoudre – qui débouche sur une ouverture des possibles, l’advenir de l’élève.

Toute transmission de savoir, toute relation d’enseignement-apprentissage, se soutient d’une rencontre intersubjective entre être humain. La rencontre, cette disponibilité offerte à l’autre est, à la façon de François Jullien, « cette possibilité de garder son attention diffuse et non focalisée, c’est-à-dire non régie par quelque intentionnalité […] et par là, on se rend apte à accueillir constamment, sans attendu, toute sollicitation apparue » (Jullien, 2013, p. 27). Ne penser qu’à la posture (qui fige), c’est prendre le risque d’une imposture. Pris dans nos valeurs idéalistes de travail, l’enseignant n’arrive parfois plus à faire le pas de côté nécessaire pour être-avec l’autre, l’élève, et pouvoir l’accompagner à son rythme, là où il en est et non pas là où nous voudrions qu’il soit.

Rencontrer quelqu’un – si on le rencontre vraiment – ce n’est pas se confondre avec, mais c’est le situer, et se situer dans le même paysage. Dans un paysage, notre position, variable, joue sur la mobilité, sur le mouvement des structures de l’horizoné. Les horizons seront variables suivant la position qu’on va prendre – à condition d’être dans le paysage. Si on reste devant, on reste dans une vue traditionnellement « scientifique » – au sens logico-positiviste, qui sévit encore beaucoup – on est devant le paysage, et on va regarder « objectivement » les choses
(Oury, 1986).

Ainsi, prendre le parti pris de la rencontre, de l’être avec, est une décision éthique : accueillir l’autre tel qu’il est, dans son paysage et le respecter dans ses manifestations singulières et subjectives, dans son cheminement et son désir d’apprendre, mais également dans son désir à être avec autrui. Penser le groupe classe, le singulier dans le collectif, est une donnée essentielle ; une ambiance à construire dont l’enjeu est que chacun existe, soit reconnu et prenne place dans le groupe. L’enseignement repose sur et dans la scène pédagogique, elle-même assujettie aux mouvements inconscients de chacun, cette « autre scène, la scène de l’inconscient où s’anime le désir des partenaires du rapport pédagogique, désir de celui qui éduque, qui instruit, désir de celui qui a le projet d’être éduqué et de s’instruire » (Filloux, 1983, p. 16).

Quand le temps du sujet se réduit au temps didactique de l’apprenant épistémique, la subjectivité de chacun est barrée, l’avoir du savoir en place d’être. Prendre le temps n’est parfois pas possible. Il y a à décider d’être, décider d’exister, décider de créer un groupe classe et l’ambiance de l’être là des élèves qui nous demandent du « je », le leur, le nôtre aussi. Le « je » qui permet la rencontre. Notre chance est que l’élève a du mal à se cantonner dans son rôle d’élève, métier d’élève entend-on parfois. Ainsi, enseigner c’est, chaque jour, chaque heure, accueillir l’inattendu, ce qui nous chatouille, ce qui nous gratouille, ce reflet de soi dans le miroir, miroir de soi dans ce que nous renvoient les élèves, résonances inattendues. Être présent à la parole de l’autre, porter attention à ce qui apparait, ressentir l’autre, sa temporalité singulière, l’espace dont il a besoin. Il lui faut exister, être le « là » sans quitter sa position subjective humanisante, y faire advenir l’être soi authentique pour y faire advenir l’autre, l’élève mais aussi et peut-être surtout, y faire advenir le groupe classe.

Sur un plan empirique, les « institutions » telles que pensées par la pédagogie institutionnelle nous donnent des pistes praxis de réponses. Elles « agissent avant tout comme des activateurs et régulateurs de l’ensemble des échanges sociaux, intellectuels et affectifs dans la classe » (Bénévent et Mouchet, 2014, p.372). Ce ne sont pas des recettes, elles répondent aux besoins de la classe et agissent « comme piège à désir » (Ibid., p. 372). La classe avant toute chose comme « un milieu de langage » où les émotions se disent, les corps et les regards s’éprouvent, une attention conjointe de ce qui se vit dans la classe.

Instituées et instituantes – donc humanisantes – ces institutions, parfois appelés dispositifs, techniques, outils, orchestrent ainsi la vie du groupe classe : le quoi de neuf, le conseil, les métiers, le journal… (Geffard, 2019), autant de dispositifs mis en œuvre en classe et travaillant les statuts et les rôles pour une mise en responsabilité de chacun, un espace de circulation de la parole pour tous, un espace de rencontre permanant où « chacun participe à la reconnaissance de l’autre » (Blanchard-Laville, 2001, p. 212), enseignant, élèves, préambule nécessaire à tout apprentissage.

Vignette : Lou est une élève de seconde étiquetée « difficile, remuante, instable » par l’équipe éducative. En EPS, en début d’année, différents métiers sont organisés afin que chacun des élèves assure une responsabilité dans la classe : matériel (installation, rangement, distribution), appel, échauffement, fermeture des vestiaires… Lou ne désire pas de métier, « ça me gonfle » me dit-elle. Elle se met en binôme avec une camarade pour le matériel. Un jour, je me laisse prendre par le temps, le cours déborde sur la récréation. Les élèves expriment leur mécontentement. Le cours suivant, je suis vigilante au temps, cela me gêne, m’empêche. Je pense alors à Lou et lui propose comme métier d’être responsable de mon temps, me prévenir quand il est l’heure de ranger le matériel. Elle est ravie et aura ce métier « responsable du temps ». Et quand, à son tour, elle laissera filer le temps, ses camarades seront là pour lui rappeler. Une reconnaissance du sujet qui inscrit le singulier dans le collectif. Le temps qu’il faut.

Quelques perspectives

L’être-là de l’enseignant, sa présence, n’est pas une évidence, y réfléchir est nécessaire. Les temps de formation mais également, les groupes de paroles d’inspiration Balint, les groupes d’analyse de pratique, les groupes de soutien au soutien, participent de cette réflexion indispensable. Mireille Cifali donne, selon moi, un début de réponse : elle nous rappelle que les enseignants sont animés, qu’ils le veuillent ou non, de conflits psychiques : pulsions d’agressivité, désir d’emprise, de séduction, angoisses : « Je suis animé, quand j’éduque, par mon histoire inconsciente […]. Je n’ai pas à me rendre coupable de mes bricolages psychiques, de mes aveuglements. Mais si je les nie, alors je deviens irresponsable » (Cifali, 2005, p. 24). Un « je-nous » éthique et authentique de la présence pourrais-je ajouter.

Cette question constitutive du métier, ce « qu’est-ce que je fous là », n’a eu de cesse de m’animer. J’ai présenté ici ce cheminement de pensée qui m’a permis de construire un dispositif clinique de formation (Jourdan, 2014, 2018). Dispositif qui n’a eu de cesse d’évoluer et dont l’enjeu est de mettre en mouvement les enseignants en formation continue et les professeurs stagiaires en formation initiale, les faire réfléchir – accéder ? – à la conscience de leur présence corporelle et vocale en classe face aux élèves. Former à la présence, à l’imprévisible de la rencontre, penser le corps, la voix, le regard, comme des outils de compréhension de ce qui se vit en classe en y intégrant la part d’inconscient qui nous gouverne, ce qui nous échappe. Lors de ces formations, il y a en premier lieu des saynètes à jouer, à inventer, à improviser, où chacun est tour à tour acteur et spectateur. Ces moments de jeu sont inséparables d’un temps d’échanges, une mise en écho, une mise en résonance des éprouvés et des ressentis. Une mise en « Je » du corps et de la voix dans le regard et le miroir de l’autre : pas de formation qui ne soit celle d’un sujet.

Cette alternance fondatrice du faire, du voir et du dire interroge tout à chacun sur sa présence face à l’autre. Un miroir comme une caisse de résonance pour se mettre en mouvement et travailler sur ce qui est constitutif de chacun quand on est face à l’imprévu : se saisir de l’évènement comme une opportunité pour être avec et prendre conscience qu’il ne suffit pas d’être là pour y être. C’est un travail permanent d’ajustage au groupe classe et à l’élève, un ajustage de la distance, du regard, une attention désirante.

Y réfléchir et s’y éprouver c’est se questionner à ce que nous sommes, notre façon d’être, d’y être avec soi et aux autres, l’élan d’une invention commune pour cheminer de concert, un élan d’accueil de l’autre, de rencontre qui ouvre au désir. « Qu’est-ce que je fous là ».

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Notes

1 Formule de Jean Oury qui illustre un des axiomes de la psychothérapie institutionnelle. Pour exemple, Oury, Jean (1986). Le Collectif. Scarabée édition, p. 84. Retour au texte

2 Le Robert (1998). Dictionnaire historique de la langue française. Alain Rey (Dir.) Retour au texte

3 Oury, Jean (1986, 1987). Séminaire de Saint-Anne : la vie quotidienne. Non publié. Retour au texte

4 SBAM : Sourire – Bonjour – Au revoir – Merci. C’est ce qui est appris en formation aux stagiaires vente / caissière en grande surface. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Isabelle Jourdan, « L’être là de l’enseignant », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 7 | 2025, mis en ligne le 22 octobre 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1113

Auteur

Isabelle Jourdan

Professeure agrégée de STAPS, université de Toulouse.

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