Singularités
La sociologue Rose-Marie Lagrave signe avec Se ressaisir (2021) un travail original évoquant ses origines sociales, son parcours scolaire, sa trajectoire, et son lot de cheminements complexes. Comme elle l’explique elle-même, ce livre porte sur « l’examen d’un processus qui, d’un village à Paris, d’une école primaire rurale à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), [l’] a façonnée, en tant que femme et féministe, en transfuge de classe » (p. 6). Depuis quelques années, les ouvrages dans lesquels les acteurs proposent un retour sur leur propre trajectoire sont légion. Ce genre de production ne date pas d’hier. Il faut d’ailleurs reconnaître que certaines œuvres le méritent bien, la richesse et l’ampleur de certaines carrières académiques et intellectuelles légitimant parfaitement de telles entreprises éditoriales.
Dans les sciences humaines et sociales, ce type de travail où l’on parle de soi peut être désigné par des termes très différents : « égo-histoire » (Boucheron, 2016), « auto-analyse » (Bourdieu, 2004), « autobiographie transfigurée en analyse historique et théorique » (Eribon, 2009/2018, p. 22) ou même « auto-hétéro-biographie » (Althusser, 1995). Dans certains champs scientifiques et certaines disciplines universitaires, ce type de travail est à la fois un rite et un passage obligé. Dans le cadre de l’habilitation à diriger des recherches (HDR), on recommande parfois de produire un volume sur sa trajectoire, d’autres fois la réalisation de cette « égo-histoire » est obligatoire. Cet exercice est plus ou moins bien « vécu » selon les collègues. Les enseignants-chercheurs ont sans doute un rapport ambigu1 à la rédaction de cette fameuse note de synthèse provenant de la loi de 1984 sur l’Enseignement Supérieur. (Boucheron, 2016, p. 44). La tentation de se livrer à un exercice d’auto-consécration (« ma vie, mon œuvre ») est réelle pour certain-e-es, pendant que d’autres, par pudeur, peuvent se retrouver en difficulté pour s’épancher sur leur parcours. Ce travail sur soi et les contradictions de sa réception dans la « communauté » sont à l’image des paradoxes à l’œuvre dans la profession où la modestie et l’accessibilité se lient parfois à des positions mandarinales et dogmatiques. Une chose est sûre : le fait de passer de l’usage du « nous » dans l’écriture de la thèse à celui d’un « je » durant l’exercice de l’habilitation ne doit rien au hasard et témoigne assurément d’une multitude d’épisodes institutionnels (et peut-être de la vie personnelle) dont il faut, sinon faire l’analyse, au moins faire la description2.
Cette idée de prendre sa vie, sa trajectoire et son entourage comme objets d’étude n’est pas nouvelle et elle produit parfois des résultats stimulants. On peut penser ici à l’ouvrage de Richard Hoggart, 33 Newport Street (2013), dont le sous-titre est parfaitement explicite : « Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises ». Son ouvrage majeur, The use of litteracy, traduit en 1970 sous le titre La culture du pauvre aux Éditions de Minuit se caractérisait par le fait que ces observations et ces analyses au sujet des différents aspects de la vie des classes populaires anglaises étaient déployées par un universitaire issu lui-même de ce milieu dans une approche sociologique. Pour autant, ce type de travail n’avait rien de facile d’un point de vue méthodologique et épistémologique. Bernard Lahire soulignait à cet égard : « Contrairement à ce que l’on peut penser spontanément, le fait d’être issu d’un groupe social ne prédispose pas systématiquement à faire la sociologie du groupe » (1993, p. 221). Envisager l’histoire et l’« ethnographie de soi » exige d’être sensible à la pluralité des processus à prendre en compte3 et la diversité des matériaux à envisager pour un tel travail4.
Si le jeu en vaut la chandelle, il convient d’être attentif aux biais possibles. On connait le célèbre refus de la biographie de Bourdieu (1986) avant de s’atteler à l’étude de sa propre trajectoire en utilisant le terme d’« auto-analyse » (Bourdieu, 2004) et en utilisant ses propres notions d’« habitus » et de « champ »5. Ce court texte intitulé « L’illusion biographique », qui éclipsa parfois d’autres travaux d’envergure sur la biographie, est resté dans les mémoires comme l’avertissement ultime des usages abusifs de l’approche biographique. Dans les séances que Bourdieu donna au Collège de France, le sociologue est revenu justement sur les multiples problèmes posés par le genre biographique. D’une part, la biographie repose sur une mise en histoire de la vie humaine qui présuppose un ordre, une logique, une cohérence, un début et une fin qui font « sens ». D’autre part, ce type d’étude se déploie à partir des catégories en jeu dans l’état-civil devenant à cette occasion des « institutions », voire des « performatifs », qui biaisent la description et l’analyse des épisodes composant la vie des êtres sociaux. Néanmoins, en dépit de ces critiques, Bourdieu envisageait la possibilité de « l’étude de la vie humaine comme processus se déroulant dans le temps », mais il parlait ici d’« analyse des trajectoires » (ibid., p. 890) en faisant référence à l’espace et à l’idée de mouvement. Pour lui, la biographie traditionnelle consiste « à décrire des voyages sans dire les pays traversés » (ibid., p. 891) alors que cette approche par trajectoire exige en préalable la connaissance précise des espaces et des champs en jeu, pour saisir à leur juste valeur les changements et les déplacements, pour observer comment des possibles se ferment pendant que d’autres s’ouvrent, selon les circonstances (Riondet, Hofstetter et Go, 2018).
Le travail de Lagrave n’est ni une « autobiographie » ni une « auto-analyse », écrit-elle, tout en reconnaissant travailler avec Bourdieu, dont elle était proche, « en s’emparant de ses méthodes » (p. 14). Elle parle d’« enquête » et réfute le terme d’« auto-analyse »6, peut-être parce que Bourdieu lui-même n’alla pas au bout de sa propre démarche sur lui-même dans Esquisse pour une auto-analyse. Une question s’impose : hormis peut-être le lien très fort de l’autrice à Bourdieu, qu’est-ce qui singularise le travail de Lagrave par rapport à beaucoup d’autres récits de transfuges de classe que l’on peut trouver chez les sociologues ? Tout d’abord, le titre de l’ouvrage est également le titre d’un article, « Se ressaisir », publié dans la revue Genre, sexualité et société et portant sur son frère. Ensuite, les premières pages de l’ouvrage permettent également de répondre précisément à l’interrogation relative à la spécificité de l’ouvrage de Lagrave. Les récits de transfuge de classe évoquent principalement des hommes, issus du monde ouvrier, dans des familles marquées politiquement par ce milieu social. Dans Se ressaisir, il s’agit d’une femme issue d’une famille catholique. Dans cette différence réside l’enjeu intellectuel et scientifique de l’ouvrage car il met au cœur de l’analyse des mobilités sociales la question du genre. Dès 2011, Lagrave s’était positionnée pour « une lecture genrée des transfuges de classe ». Plusieurs années plus tard, Lagrave critique « la cécité analytique à l’égard des effets de [l’] habitus genré » des récits de transfuge de classe (p. 17), allant jusqu’à écrire : « être un homme est un privilège dont les “grands hommes” n’ont pas conscience » (p. 270). Ces « miraculés » qui ne se vivent pas comme « miraculeuses » dans l’enseignement supérieur et dans la société constituent le point aveugle de ce genre éditorial des récits de soi et l’intérêt premier de l’ouvrage Se ressaisir.
Structures du livre et matériaux utilisés
La structure du livre suit un ordre chronologique, des premières années de la vie de l’autrice à sa vie en tant que septuagénaire. Les trois grandes parties du livre, pensées en fonction de « trois âges » distincts (enfance/adolescence, âge adulte ; vieillesse), retracent la trajectoire de Lagrave, en l’inscrivant dans des champs et en explicitant son rapport aux institutions et son évolution au contact d’autres personnes, au fil des rencontres et des expériences.
La première partie, « L’incertitude jugulée par l’école », commence par un ferme démenti : tout ne se joue pas avant 6 ans. Ce serait en effet minorer le poids des institutions et l’influence des processus de socialisation :
[…] il aura fallu pas moins de quatre institutions pour modeler mon être social. La famille, l’Église, l’École, l’État inculquent des dispositions toujours prêtes à être vivifiées quand on s’y attend le moins. À travers cet exercice rétrospectif, je vais explorer ces institutions une à une, pour déceler leurs effets sur la conformation de mon enfance et de mon adolescence, ceux de ma famille d’origine au premier chef
(p. 25).
Lagrave revient sur les générations qui l’ont précédée et sur ses parents, dont la propre trajectoire fut marquée par le déclassement social et une « migration géographique de la ville au village ». Plusieurs lignes sont consacrées à cette ascension sociale stoppée par les aléas de la vie et les contraintes du moment : la tuberculose et la Seconde guerre mondiale. Outre ces jeux de territorialisation, de déterritorialisation et de reterritorialisation, l’autrice revient sur son éducation familiale, évoquant notamment une « socialisation enfantine faite corps » encadrée par un catholicisme omniprésent. Son enfance et son adolescence furent marquées par des mécanismes complexes dans lesquels se conformer et se distinguer de ses frères et sœurs constituaient deux réalités entremêlées7.
Le poids de la mobilité de ses parents sur ses premières années de vie complexifie une lecture trop rapide de l’« état-civil » de ses parents. En effet, ces derniers subirent un déclassement qui fut compensé par la position occupée par la famille dans le village où Rose-Marie Lagrave passa sa jeunesse. Les dispositions culturelles et morales acquises par les enfants au sein de la famille purent répondre aux attentes des instituteurs dans un contexte scolaire où l’accès au lycée n’avait rien d’une évidence8. Cette complexité fut aussi à l’œuvre dans le processus de scolarisation dans l’école publique laïque pour cette jeune fille issue d’un milieu catholique qui pouvait être défiant de ce genre d’institution. Les pages consacrées à l’école, à partir de dossiers de carrières, d’entretiens et de photographies, sont passionnantes et retracent l’itinéraire de deux couples d’instituteurs ayant fait office de « premiers alliés d’ascension » (p. 121), mais également d’une enseignante de lycée en parallèle aux descriptions liées à ses passages à l’école, au lycée, à la MJC ou encore à l’internat. Parmi les pages qui retiendront probablement l’attention des historien·nes de l’éducation, on peut évoquer la prise en compte de la notion de « couple »9, les lignes consacrées au Certificat d’Études Primaires (CEP), le « passage » au lycée (lorsque Lagrave rencontre « Mademoiselle Châtelet », Yvonne Châtelet, une enseignante novatrice dont le père est bien connu des collègues s’intéressant aux recteurs et aux réformes scolaires)10 et la référence aux « vieilles filles » et à ces « mademoiselles » œuvrant dans les institutions éducatives.
Les pages consacrées aux liens entre le rapport au corps et le catholicisme sont également instructives et témoignent de l’importance de ces formations religieuses souvent minorées (et parfois reniées rétrospectivement par les acteurs eux-mêmes) lorsqu’il s’agit de s’attarder sur les trajectoires et l’incorporation d’attitudes et de dispositions, quelles qu’elles soient. L’éducation catholique offre parfois un « corset », une formation de soi dont certains aspects peuvent perdurer sans pour autant que ce lien à la religion ne se publicise et se visibilise par la suite. Dans cette partie, Lagrave accorde également de l’attention à ce qu’on pourrait appeler les jeux de solidarité familiale, en référence au travail d’Isambert-Jamati (1995) dans le cadre des recherches sur la trajectoire du philosophe Edmond Goblot (Kergomard et al., 1937 ; Establet et Marchi, 2012 ; Lallement, 2015), auteur de La barrière et le niveau (Goblot, 2010/1925) et sur sa famille.
Dans la deuxième partie, « Se déplacer et faire sa place », Lagrave raconte comment elle « mont[a] » à Paris et accéda à la Sorbonne, avant de découvrir l’EHESS. Lagrave évoque ses apprentissages universitaires, mêlant savoirs et codes sociaux, mais décrit également sa vie d’étudiante marquée par une identité multiple d’« étudiante salariée boursière » (montrant que le « milieu étudiant » est moins homogène que l’on ne le pense) et sa rencontre passionnée avec Paris (« Paris ne m’a jamais déçue, cette ville m’habite autant que je l’habite »). En parallèle à son avancée dans l’université, Lagrave fait part de ses premières expériences professionnelles et de son auto-formation au « goût » et à la vie culturelle parisienne. Les propos retracent la découverte par Lagrave des clivages entre situations étudiantes. Certains lecteurs se reconnaîtront dans la découverte tardive des grands cursus académiques. Elle mentionne aussi le Groupe des étudiants en sociologie de l’université de Paris (Gésup), un « collectif d’alliés » (p. 216), marqué par certains événements politiques et qui aidait les étudiants salariés et boursiers pour récupérer les notes de cours et dénoncer les retards de paiement des bourses, tout en faisant office de « pont » possible entre les professeurs et les étudiants. Certains passages intéresseront les collègues travaillant sur l’histoire de l’enseignement supérieur et l’histoire des sciences humaines et sociales en France, notamment quand Lagrave décrit le fonctionnement et l’ambiance de la licence de sociologie à la Sorbonne. L’inscription en maîtrise sous la direction de Georges Ballandier (« en sociologie de l’Afrique noire ») permet de comprendre la transition de la Sorbonne à l’EHESS, en revenant sur la volonté de l’autrice de travailler sur la condition des femmes algériennes aux croisements d’une actualité (la Guerre d’Algérie, la décolonisation), d’une formation universitaire spécifique (la sociologie, l’Afrique) et d’une opportunité (faire du terrain en Algérie où sa sœur travaillait). Précision importante apportée par Lagrave : elle était déjà mariée et mère de deux enfants. C’est cette réalité qui permet de comprendre comment la rencontre tant attendue avec Germaine Tillion autour d’un projet qui semble s’imposer (travailler sur le terrain en Algérie) donne lieu à d’autres projets avec d’autres personnes (Henri Desroches puis Placide Rambaud). Travaillant dorénavant sur le village dans la littérature, Lagrave faisait le constat suivant : « Avec deux enfants en bas âge, je ne partais pas pour un terrain lointain ; je pouvais me faire rat de bibliothèque et concilier travail de mère et formation doctorale » (p. 227). Ce retour sur cet épisode est l’occasion de souligner, après-coup, la « concordance entre des dispositions homologues » en jeu dans les trajectoires de Lagrave et de Rambaud : « Tous deux non héritiers, issus du milieu rural, lui prêtre, moi socialisée à un catholicisme rigoureux, ayant grandi dans un village, ces homologies étaient bien faites pour que l’on se soit rencontrés » (p. 229). Décrivant sa « réussite » dans l’enseignement supérieur, l’autrice fait le constat suivant : « je constate que je suis le pur produit de la démocratisation de l’enseignement supérieur favorable à une classe d’âge née après la Seconde Guerre mondiale » (p. 231). Cette réussite lui permet d’« entrer » dans l’EHESS « par la petite porte » (« une porte dérobée, quasi par effraction ») dans un lieu relativement privilégié au sein de l’enseignement supérieur. Le langage utilisé est important, il est question de « saut inespéré » et d’une « entrée un peu étrange et paradoxale », car Lagrave ne jouissait pas du « capital symbolique » caractérisant nombre de protagonistes de l’enseignements supérieur (agrégation, formation à l’ENS, etc.). Les éléments décisifs dans sa trajectoire pour évoluer au sein de l’institution et dans le champ se constituent de « moments de bifurcation », de soutiens apportés par certains collègues, d’engagements et de sollicitations (p. 235), à travers lesquelles Lagrave, membre du Centre de sociologie rurale, s’orienta progressivement vers la lecture de Bourdieu, Passeron et Grignon. Se jouaient ici le renouvellement de la pensée de Lagrave et la construction progressive de son autonomie intellectuelle qui devaient, en retour, mettre l’intéressée dans une situation inconfortable car Rambaud lui proposa, quelque temps plus tard, de reprendre le CSR, ce qu’elle refusa. Elle rend compte de ce choix avec des mots émouvants :
Ma fidélité envers lui était devenue un carcan dont je devais me défaire. Mon refus avait profondément attristé Rambaud, et après son décès, en 1990, j’ai voulu payer ma dette et ma culpabilité en reprenant et en publiant un manuscrit inachevé qu’il était alors en train d’écrire. Lors de la cérémonie d’enterrement à Labiez-le-Vieux, je pleurais plus que de raison, car Rambaud emportait dans sa tombe quelque chose de mes premiers affranchissements
(p. 242).
Ce passage soulève une interrogation difficile à la réponse incertaine : jusqu’à quel point peut-on et doit-on se sentir redevable dans son rapport à ses « maîtres » et ses « bienfaiteurs » lorsque l’on progresse dans son parcours intellectuel et institutionnel ? Vaste question…
Lagrave évoque ensuite sa non-arrivée au Centre de sociologie européenne. Sa proximité avec Bourdieu laisse entrevoir une facette du sociologue méconnue du grand public (un Bourdieu touché et fatigué par les critiques), mais permet de rendre compte d’un paradoxe : alors que tout la prédestinait à rejoindre le Centre de sociologie européenne, il n’en fut rien, et pourtant, elle exerça une influence importante auprès de cette grande figure de la sociologie qu’était Bourdieu. Si le terme d’« allié » est utilisé à plusieurs reprises, c’est la formulation d’« éveilleur scientifique » qui est employée pour rendre compte du rôle de Bourdieu dans la trajectoire de l’autrice.
Par la suite, Lagrave rejoint l’équipe de direction de l’EHESS. Cette « ascension » fut vécue comme « signe de reconnaissance » (p. 249). Au fil des pages, les lecteurs se font les spectateurs de son arrivée à la Division des relations internationales de l’EHESS et se retrouvent symboliquement au premier rang pour observer l’évolution de Lagrave au sein de l’institution. La trajectoire de Lagrave est complexe, faite d’incorporation à l’institution sans mise en questionnement de sa légitimité et de différentes expériences institutionnelles, notamment dans le cadre de l’École Doctorale de Budapest. Par la suite, l’autrice explique aux lecteurs sa réorientation en direction de l’Europe centrale, qui contribua d’un point de vue scientifique à envisager « une histoire croisée de l’Est et de l’Ouest sur les engagements et les dissidences paysannes dans les partis communistes », ce qui permit à la sociologue de développer une « relation plus sereine au monde rural » (p. 259). Lagrave fait également part de son expérience syndicale qui fut l’occasion de mieux cerner l’institution et ses prises de parole. Cet engagement syndical, que l’autrice pensait constituer « un handicap », eut d’ailleurs des effets plus positifs. Le récit amène les lecteurs jusqu’à son élection en tant que directrice d’études en 1993, récompensant dossier scientifique et dévouement institutionnel.
Lagrave relève néanmoins que l’accès à une fonction et à un groupe de pairs n’empêche pas la survivance de quelques mécanismes, notamment liés aux origines sociales, maintenant une certaine distinction entre « héritiers » tirant dans leur investissement davantage de capital symbolique et « oblats » qui continuent de « compenser une carence en capital ». Ces passages permettent de mieux comprendre l’« envers du décor » de l’assemblée des enseignants qui constitue une instance singulière dans une institution tout aussi singulière. Au sein de ces multiples « lieux » de l’institution, l’autrice fait part de la difficulté à incorporer certaines pratiques, de son renoncement à chercher la légitimité dans le regard de ses collègues, en choisissant « une voie de salut alternative » consistant à « s’investir dans et pour l’institution » (p.268). Évoquant les logiques et les mécanismes à l’œuvre, Lagrave fait la synthèse suivante : « l’EHESS ne fonctionne qu’avec des oblates et des oblats, héritiers ou non » (p. 269).
Cette partie est aussi l’occasion d’évoquer des expériences en lien avec le féminisme. Plusieurs citations significatives peuvent être relevées : « Je suis devenue féministe par un cumul d’expériences » (p.293) ; « le féminisme m’a fait devenir femme » (p. 271). Ce qui prédestinait Lagrave n’est pas de devenir féministe, c’était en réalité de ne se préoccuper que d’« égalité en termes de classes sociales » (p. 272). Quelques épisodes jouèrent un rôle à cet égard dans l’évolution de Lagrave : le manque d’informations précises sur la contraception dans le contexte des années 1960 (et ses conséquences), la désillusion liée à certaines expériences de vie en communauté dans lesquelles la femme fut parfois vouée aux activités domestiques et de maternage et la division sexuée du travail éducatif qui perdurait dans certaines expériences sociales et éducatives11. Au fil du temps, l’autrice se rapprocha du MLF (Mouvement de Libération des Femmes) ou du Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception (MLAC) et d’un des nombreux groupes du mouvement féministe, les « femmes mariées ». Cette expérience humaine, sociale et politique décisive impacta directement et indirectement ses travaux et sa vie : « cette socialisation féministe a eu deux grandes conséquences sur ma vie privée et professionnelle : un divorce et une détermination à poursuivre le métier de sociologue, mais autrement » (p. 283-284).
Lagrave fait remarquer que cet intérêt de recherche pour les femmes était présent en réalité lors de ses premières recherches, notamment lorsqu’elle fit converger intérêt pour les femmes et intérêt pour la paysannerie en travaillant sur les agricultrices. Elle raconte ainsi différentes étapes à travers lesquelles cet intérêt se densifia, en particulier lorsqu’elle s’orienta vers des collectifs de recherches généralistes et/ou pluridisciplinaires en collaborant avec des historiennes (dans le cadre du Groupe d’histoire des femmes) comme Michelle Perrot et Arlette Farge.
Cette partie se termine par l’évocation d’un paradoxe : la trajectoire d’oblate hésitant à retourner le travail critique contre l’institution qui l’avait accueillie et un engagement féministe questionnant pourtant inévitablement le rapport à l’institution.
Lagrave livre alors différents éléments permettant de comprendre comment les institutions, en l’occurrence dans le champ de l’enseignement supérieur, n’évoluent pas toutes seules :
Ressaisir cette lutte académique tenue à bas bruit, c’est contribuer à la sociohistoire des nouvelles offres pédagogiques en sciences sociales, mais également à leur inscription dans la mémoire des luttes féministes, en rétablissant la généalogie de leur évolution
(p. 297).
Les lecteurs (re)découvrent alors des luttes diverses, pour la diffusion et l’installation des études de genre ou pour que la parité soit effective dans l’institution. Au fil des pages apparaît un enjeu crucial : la préparation de la relève. Lagrave raconte également ces nouvelles étapes qui s’imposèrent dans son processus. La direction de thèses, par exemple, constitua une étape singulière permettant d’« élargi[r] le périmètre [des] connaissances » (p. 302), tout comme la création d’un master « Genre, sexualité, politique » qui donna lieu à des controverses féministes. Ces épisodes permettent de comprendre que c’est également dans les maquettes de formation, et pas seulement dans les grandes entreprises éditoriales, que se joue l’aura des intellectuels.
Un point important est mis en évidence dans l’analyse de cette trajectoire : Lagrave est entrée dans le champ en tant que « jeune ». C’est une évidence de rappeler que l’on intègre l’enseignement supérieur comme étudiant, mais lorsque l’on « entre » plus précisément dans un « champ scientifique », le jeune chercheur est parfois plus proche de l’étudiant et de ses réalités du quotidien que du chercheur professionnel parfois en retrait du monde social. Cet aspect permet de bien comprendre ce processus complexe d’évolution (au sein de l’institution « EHESS » et au sein de la recherche) mais il permet de songer aux divers processus qui peuvent se jouer en fin de carrière, et notamment lorsque les universitaires se rapprochent de la retraite.
Dans la troisième partie, « La vieillesse, heure de vérité », l’autrice se saisit de la vieillesse comme une opportunité, « une occasion propice pour réaliser un zoom » (p. 314). De passionnantes pages sont consacrées à la retraite des enseignants-chercheurs, aux « émérites », « honoraires » et autres cum merito. Indéniablement, le départ à la retraite peut donner lieu à une pluralité de situations. Lagrave insiste sur les possibilités de travailler avec moins de contraintes administratives qu’offre la retraite. Elle fait néanmoins remarquer que ce confort a un prix, celui de la perte de pouvoir dans le champ. Cette situation permet en tout cas de ne pas vivre la retraite comme un coup d’arrêt, ce qui peut être déstabilisant chez certaines personnes. Ces passages rendent compte de la manière dont les acteurs peuvent se confronter aux institutions, aux règles et à ces fonctionnements qui « bougent » et évoluent à grande vitesse. Plusieurs situations sont évoquées : la violence symbolique du dossier de retraite, les rites d’hommage avec notamment une analyse des rencontres organisées à l’occasion de son « départ », les liens avec les anciens étudiants et doctorants ou encore les récits des enfants.
Cette partie au sujet de l’avancée dans la vie, de cette entrée dans un « monde » dont on ne ressort pas, est des plus émouvantes. Si l’on peut sortir d’un quartier, s’extraire d’un milieu, on ne revient pas de la « vieillesse ». Incontestablement, plusieurs des thèmes abordés (rapport à la retraite, au vieillissement, le regard de la société sur soi) mériteraient d’être prolongés en étant attentif à l’idée d’une « approche féministe de la vieillesse ».
Cette partie est à l’image de ce livre en se distinguant par la très grande finesse des descriptions et des analyses. Dans cet ouvrage, Lagrave multiplie les descriptions de scène, mettant en évidence la dimension « cinématographique » de l’écriture. Grâce à ces choix d’écriture et d’argumentation, elle souligne l’omniprésence de l’expérience corporelle du monde (rapport des corps entre eux, poids des événements sur les corps, sens et ressentis) tout en montrant comment les inégalités se déploient de manière complexe et via des modalités différentes, au quotidien. Ainsi, l’autrice donne de la matière à ces analyses, démontrant que cette matérialité des descriptions est absolument fondamentale pour procéder à une « auto-analyse » et à l’analyse des champs auxquels on participe.
En conclusion, Lagrave revient sur plusieurs aspects.
Tout d’abord, elle insiste sur un point absolument crucial : « s’en sortir » est un « verbe collectif » (p. 376). Si la réussite est considérée institutionnellement à un niveau individuel, « réussir » renvoie à un processus qui se « joue » à un niveau collectif. Autre élément mis en valeur par cet ouvrage : ce qui permet la fabrication du « transfuge » contribue également à « [jeter] un trouble dans la frontalité des classes sociales » (p. 21). Les questions soulevées sont l’occasion d’évoquer la notion de « transclasse » de Chantal Jacquet12 et la pluralité de situations que cela peut induire : les rebelles à la nouvelle classe d’accueil, les caméléons qui font peau neuve avec leur nouvel environnement, celles et ceux qui errent dans un entre-deux incertain, etc. Dans ces situations, chaque acteur fait comme il le peut lorsque divers processus de socialisation, d’identification et de projection se succèdent et parfois se superposent les uns avec les autres. Il n’est pas inutile, ici, de rappeler cette citation d’Althusser sur sa propre trajectoire complexe en guise de conclusion provisoire :
Lorsque l’idéologie religieuse se met directement à fonctionner en interpellant le petit enfant Louis en sujet, le petit Louis est déjà-sujet, pas encore sujet-religieux, mais sujet-familial. Lorsque l’idéologie juridique (imaginons que ce soit plus tard) se met à interpeller en sujet le jeune Louis en lui parlant non plus de Papa-Maman, ni du Bon Dieu et du Petit Jésus mais de la Justice, il était déjà sujet, et familial et religieux, et scolaire, etc. Je saute des étapes morales, esthétiques, etc. Lorsqu’enfin plus tard, du fait de circonstances auto-hétérobiographiques, du type Front Populaire, Guerre d’Espagne, Hitler, Défaite de 1940, captivité, rencontre d’un communiste, etc., l’idéologie politique (en ses formes comparées) se met à interpeller en sujet le Louis devenu adulte, il y a beau temps qu’il était déjà, toujours-déjà sujet, familial, religieux, moral, scolaire, juridique… et le voilà sujet politique ! qui se met, une fois de retour de captivité, à passer du militantisme catholique traditionnel au militantisme catholique avancé : semi-hérétique, pis à la lecture de Marx, puis à s’inscrire au Parti communiste, etc. Ainsi va la vie. Les idéologies ne cessent d’interpeller les sujets en sujets, à « recruter » des toujours-déjà-sujets. Leur jeu se superpose, s’entrecroise, se contredit sur le même sujet, sur le même individu toujours-déjà (plusieurs fois) sujet. À lui de se débrouiller
(Althusser, 1995, p. 229).
À chacun de se débrouiller. On voit ici comment la description de scènes, où des mécanismes complexes peuvent être à l’œuvre et générer de l’inégalité, reste parfaitement compatible avec la mise en évidence de l’agentivité qui caractérise la jeune puis la moins jeune Rose-Marie Lagrave. Or, l’évolution et la réussite de certain·e·s ne doit pas éclipser la réalité et l’expérience des autres. À cet égard, on pourra songer à cette citation très significative :
Encenser le mérite, c’est faire porter le poids d’une hypothétique réussite sur les individus, en gommant la fonction de la reproduction sociale de l’école. Encenser le mérite, c’est donner une bonne conscience à ceux et celles qui mettent l’accent sur une école aplanissant les inégalités sociales, et ne cessent d’agiter les exceptions pour confirmer la règle. Je ne veux pas, avec mon cas, donner bonne conscience
(p. 377).
Faisant cela, Lagrave permet d’éviter un dilemme stérile : insister sur le mérite d’une minorité en mésestimant la force de ce qui se joue dans la société ou, l’inverse, n’évoquer que le fait de la reproduction en minorant les autres types de phénomènes. Elle écrit à cet égard : « Ne pas se résigner à son sort, c’est savoir qu’aucun sort n’est jeté par avance, mais qu’il faut lutter collectivement pour abolir la domination masculine et la société de classes, de sorte qu’on n’aurait plus à passer d’une classe à une autre » (p.390). Ce livre permet de répondre à certaines prises de position insistant sur le « pessimisme de principe » de la sociologie des inégalités qui « renforce les inégalités qu’elle dénonce » (Blanquer et Morin, 2020, p. 72). Ainsi, en lien avec la passionnante réflexion d’Allouch (2021) sur le mérite, le travail de Lagrave permet de remettre en question la place symbolique qu’occupe la référence au « mérite » dans une société profondément marquée par les inégalités et la fonction idéologique qui lui est attribuée implicitement sans pour autant nier que telle ou telle personne puisse être effectivement méritante.
Parler de soi et matérialiser les inégalités
On peut s’interroger sur les raisons profondes qui motivent ce type de travail et la convergence de ce type de publications depuis plusieurs années. Sans doute ici le progrès de certaines stratégies de conservation de documents et de traces (numérisation et stockage) a permis aux collègues de pouvoir davantage garder de précieuses archives et annotations en marge de leurs productions scientifiques. Si cela explique la faisabilité de ces entreprises, cela ne permet pas de statuer sur les raisons, conscientes et/ou inconscientes, qui ont motivé ces productions.
Enzo Traverso a proposé récemment un passionnant ouvrage sur les écritures de l’histoire à la première personne dans lequel « il s’interroge sur le pourquoi de leur naissance » (2020, p. 217). Selon l’auteur, et en s’appuyant sur les travaux de François Hartog, le néolibéralisme a donné lieu à un « régime d’historicité », que l’on pourrait qualifier de « présentiste », et qui aurait des conséquences indirectes sur la manière d’écrire l’histoire : évolution des rapports avec les morts devenus, selon la belle formule de Ludivine Bantigny, des fantômes du passé » (2019) et disparition de l’horizon ancrant les individus dans le présent ; apolitisme de la conjoncture avec l’ensevelissement de références historiques qui ne se matérialisent plus que comme des « patrimoines », voire des « marchandises ; et retrait dans la sphère de l’intime » (Traverso, 2020, p. 199-204).
Cette caractéristique contemporaine que Traverso objective est stimulante, mais elle ne permet pas d’expliquer la tendance et la prolifération spécifique des récits de transfuges ou de transclasses. Le petit ouvrage Histoire de moi-même (Thoreau, 2019) commence par ses lignes : « Je n’aurais pas la prétention de parler autant de moi et de mes affaires comme je m’apprête à le faire dans cette conférence si l’on ne m’avait pas posé des questions très détaillées et personnelles sur mon mode de vie » (ibid., p. 21). Parler de soi, dans le cas de Thoreau, parti vivre dans les bois, c’est répondre à un choix de trajectoire qui est à la fois une manière de se positionner dans un monde déjà-là et une manière d’y déployer des marges de manœuvres autres. Cette centration sur « soi », loin de se réduire à l’idée d’un sujet roi se contemplant, consiste à rendre compte de sa propre expérience du monde, faite d’observations, d’analyses, de choix et d’expérimentations au milieu d’obstacles, de contraintes mais aussi de « prise d’appui » possibles.
Dans le cas de Rose-Marie Lagrave, on peut estimer que la centration sur soi s’articule à un regard et une expérience du champ et de la société dans lesquels elle a évolué et qui restent marqués par des processus de fabrication et de reproduction des inégalités. Deux processus coexistent peut-être ici, comme si une indignation se donnait à voir, à lire et à entendre, en s’articulant à d’autres synergies de ce type. Il est en effet intéressant de se rendre compte comment ces récits sur soi et cette littérature sur les trajectoires se relient, se répondent et se prolongent, d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre. Pensons, ici, aux dernières lignes de Bourdieu dans sa propre auto-analyse » :
[…] rien ne me rendrait plus heureux que d’avoir réussi à faire que certains de mes lecteurs ou lectrices reconnaissent leurs expériences, leurs difficultés, leurs interrogations, leurs souffrances, etc., dans les miennes et qu’ils tirent de cette identification réaliste, qui est tout à fait à l’opposé d’une projection exaltée, des moyens de faire et de vivre un tout petit mieux ce qu’ils vivent et ce qu’ils font
(2004, p. 142).
Au cœur de l’auto-analyse et de la socio-analyse bourdieusienne se trouve la réflexivité (Bourdieu, 2022 ; Muel-Dreyfus, 2021). Il n’est pas exclu de penser que cette conviction dans l’intérêt épistémologique et politique de la réflexivité dans les champs scientifiques se nourrit des expériences concrètes et personnelles des individus et des incitations de certains travaux à les regarder en face dans un jeu de miroir. Rappelons-nous cette phrase de l’historien militant Howard Zinn : « on ne peut pas rester neutre dans un train en marche » (Zinn, 2013, p. 11). On peut sans doute faire l’hypothèse que ces récits de soi objectivant les inégalités émergent d’autant plus que les tendances dans les sociétés consistant à nier ces inégalités sont fortes, comme si les processus dans lesquels les agents se trouvent « pris » et par lesquels ils « existent » ne pouvaient plus être cachés.