Ce texte qui repose sur un intérêt déjà ancien pour cette période clef de l’histoire de la pédagogie (Riondet, 2003, 2005) s’appuie, par moments, sur l’étude de certains dossiers du fonds « Daniel Hameline » conservés aux Archives Institut Jean-Jacques Rousseau (AIJJR) à l’université de Genève. Je remercie très chaleureusement les AIJJR, et notamment Rita Hofstetter et Elphège Gobet, de m’avoir rendu possible la consultation de ces précieux et passionnants documents.
Introduction : l’œuvre d’Hameline, une clef de lecture de l’histoire de la pédagogie et des sciences de l’éducation françaises ?
En France, la mise en place du Collège unique via la loi Haby en 19751 constitue un moment fort de l’histoire scolaire française et symbolise également l’éclipse d’autres processus et synergies du champ éducatif. Un moment fort, car le système éducatif français s’est longtemps caractérisé par la constitution de deux « écoles » et de deux types de « scolarisation » (Prost, 1968 ; Baudelot et Establet, 1971)2. Ainsi, la mise en place du Collège unique est venue sanctionner les nombreux efforts et tentatives pour en finir avec cette ségrégation scolaire et réformer l’enseignement secondaire (Donegani et Sadoun, 1976, p. 1125)3. Cependant, et paradoxalement, cette date de « 1975 » représente aussi l’éclipse de tout un ensemble de réflexions sur l’enfance, la pédagogie, l’école et la société, par lequel on a pu assister à la montée d’une nouvelle hypothèse pédagogique au cœur de l’appareil scolaire dans un contexte de critique plus globale qui traversa la formation sociale française. Il n’est pas illégitime d’estimer rétrospectivement que ces réflexions ont été ensevelies, presque effacées tel un visage de sable après le passage de la mer4. Dans ces histoires et historiographies entremêlées (histoire des réformes, histoire des mouvements et des revues pédagogiques, histoire de la pédagogie et des pratiques éducatives), nous souhaitons évoquer le « cas » de Daniel Hameline. En le formulant de la sorte, nous ne sous-entendons pas que Daniel Hameline serait un cas, au sens pathologique du terme, mais qu’il pourrait être un cas que l’on pourrait qualifier d’emblématique.
Emblématique, Hameline pourrait l’être de deux manières. Tout d’abord, par sa pensée et ses travaux qui ont reflété des préoccupations pédagogiques d’une grande importance, notamment dans le contexte des années 1960 et 1970, ce qui constitue d’ailleurs, n’en déplaise aux amnésiques, l’arrière-plan de l’émergence d’une discipline comme les sciences de l’éducation en France (en tout cas sous sa forme contemporaine). Ensuite, cette pensée pourrait être emblématique à un autre niveau, car elle montre comment les avertissements de Bourdieu (1986, 2016) sur la compréhension des trajectoires étaient légitimes. Dans le prolongement de ces réflexions, on peut estimer que la compréhension d’une vie et d’une trajectoire nécessite de ne pas en rester à la grille de lecture fournie par l’état-civil. Celui-ci correspondait aux yeux de Bourdieu à « l’ensemble des propriétés attachées à des personnes auxquelles la loi civile associe des effets juridiques » (Bourdieu, 2016, p. 485). C’est le cas de la nationalité, du sexe, de l’âge et de la profession. Rappelons-nous à cet égard que Michel Foucault n’appréciait pas, par exemple, cette fameuse « morale d’état-civil »5 contre laquelle son œuvre entière s’inscrivait6. Au-delà de l’état-civil « strict », il en est de même par rapport aux réseaux de sociabilité, groupes sociaux, lieux de socialisation que l’on va repérer dans une trajectoire et qui, parfois, vont servir pour dire qui est l’individu et la personne au cœur de l’étude sans nécessairement percevoir son incontestable singularité ainsi que les évolutions et les détours qui ont marqué sa trajectoire. Pour en revenir au sujet qui nous intéresse et en prenant en compte ces remarques, pourrait-on dès lors réduire Hameline à un seul groupe social (les philosophes, les pédagogues, les chrétiens, etc.) et comprendre son travail au prisme d’une seule « identité » ? Nous verrons que non. Le « cas » Hameline serait à ce titre « emblématique » de la complexité de l’étude des trajectoires et des champs scientifiques à tel point d’ailleurs que l’on pourrait sans doute estimer que la pensée d’Hameline reste inclassable et relativement insaisissable.
Dans la mémoire des sciences de l’éducation françaises, l’année « 1967 » constitue le moment fondateur de la discipline dans sa forme contemporaine. On oublie trop souvent dans quelle conjoncture éducative cette discipline universitaire s’est développée7. La réduction des réflexions des années 1960 au slogan soixante-huitard « il est interdit d’interdire » empêche sans doute les contemporains d’accéder à la réalité des débats qui se sont déployés dans le champ éducatif à cette époque. Nul doute que Daniel Hameline constitua un des éléments de ce riche paysage pédagogique des années 1960 et 1970 et qu’il en fut même un élément spécifique qui échappe aux classifications idéologiques que l’on serait tenté de faire entrer en jeu dans nos grilles de lectures rétrospectives. Parmi les productions récentes sur l’histoire des sciences de l’éducation, certains collègues se sont intéressés au rôle des revues (Rogers, 2015), des ouvrages « paradigmatiques » (Savoye, 2015) et à ce qu’on pourrait appeler les « infrastructures éditoriales » du champ en question (Périsset et al., 2002). Du point de vue de la circulation des idées et de l’objectivation des « bastions » intellectuels, cette entrée est judicieuse car elle permet de voir les grandes tendances, les écoles de pensée et les luttes à l’œuvre dans le champ qui ont pu se jouer dans les premières années du processus d’institutionnalisation des sciences de l’éducation en France. Par son rôle de « producteur » d’ouvrages et de « contributeur » aux différentes revues qui ont accompagné ces processus, Daniel Hameline représente incontestablement un acteur clef pour saisir les forces à l’œuvre et les controverses dans le champ étudié, la densité de la vie académique et intellectuelle de cette époque tout en cernant l’évolution de ses positions au fil des lectures, des rencontres et des échanges.
Contextes emmêlés
À trop rester figé sur les grandes « dates » de l’histoire du système scolaire français, on passe sans doute à côté de nombreux phénomènes plus diffus. On peut prendre l’exemple de cette nouvelle conception de l’enfance qui a été à l’œuvre sur tout le long du xxe siècle et qui s’est imposée culturellement au fil des décennies. Cette évolution décisive ne s’est pas jouée simplement à travers des décrets et des lois. L’essor de l’Éducation Nouvelle, via le développement de la psychologie de l’enfant, a donné lieu à une véritable effervescence pédagogique qui traversa les frontières durant toute la première partie du xxe siècle. Cet engouement pour repenser la relation éducative et les situations d’enseignement s’est prolongé après la Seconde guerre mondiale. Si l’on s’attarde sur les grands textes institutionnels relatifs aux droits des enfants, on peut se rendre compte de l’évolution du statut social et juridique de l’enfance entre 19248 et 1989. Si le texte adopté en 1959 ne fut pas nécessairement novateur par rapport au précédent datant de 19249, la Convention de 1989 apporta une évolution fondamentale : des « droits-libertés » complétaient les « droits-protection » des textes de 1924 et 1959 (Renaut, 2002). Ces droits-libertés que sont la liberté d’opinion, d’expression, de présence, de conscience, de religion, d’association, de réunion pacifique et le droit de respect de la vie privée représentent à la fois l’apport de ces synergies pédagogiques déployées en différents contextes et la nouvelle donne pédagogique contemporaine. Seulement, il est important de reconnaître que l’évolution des normes et des valeurs ne s’effectue jamais, l’air de rien, de manière spontanée.
En parallèle aux discussions autour des projets de réforme dans le champ éducatif et scolaire et à ce mouvement culturel en faveur de l’enfance, les années 1960 ont vu l’émergence d’une problématisation de la relation entre le maître, l’enseignant, et l’élève dans un contexte de critique du carcan scolaire. Cette réflexion était plurielle et reposait sur différents « transferts » et « imports » entre les champs psychologique, psychanalytique et pédagogique. C’est effectivement dans cette conjoncture que les études de la psychosociologie américaine (et notamment l’expérience de Kurt Lewin au sujet des réactions de groupe face aux trois phénomènes que sont l’autorité, l’anarchie et la démocratie) commençaient à être connues. C’est aussi à cette époque que furent diffusées les positions de Rogers visant à souligner « le caractère thérapeutique, mais aussi formateur, de la relation empathique non-directive ». Aux yeux de certains, et en particulier pour Jacques Ardoino (1927-2015)10, le groupe de diagnostic était à l’origine d’une nouvelle hypothèse pédagogique à l’intersection de plusieurs processus : prise en compte de l’inconscient et de l’apport de la psychanalyse pour penser à nouveaux frais les rapports sociaux, ainsi que la prise de compte de l’importance du groupe, du fonctionnement démocratique d’un groupe et de l’idée d’une non-intervention de l’adulte.
Rétrospectivement, on peut estimer que ces années 1960 et 1970 se sont caractérisées par d’intenses processus circulatoires traversant le monde de la pédagogie française (Go et Riondet, 2020). Par leurs ouvrages, leurs enseignements ou leurs responsabilités éditoriales, Gilles Ferry (1917-2017), Jean-Claude Filloux (1921-2017), Jean Maisonneuve (1918-2017), Max Pagès (1926-2018), Guy Palmade (1920-2006) ou encore André de Peretti (1916-2017) invitaient à cette époque le monde pédagogique à tirer profit de la dynamique des groupes, la psychosociologie et de la non-directivité11. Malgré quelques divergences, ces réflexions avaient en commun :
le même souci de repenser cette « théorie pratique » qu’est la pédagogie à la lumière des progrès récents des sciences humaines, notamment en ce qui concerne la connaissance du fonctionnement des petits groupes, ainsi que la classification des phénomènes d’autorité et de dépendance dans les relations interpersonnelles et sociales
(Filloux, 1966, p. 12).
Signe de la pénétration de ces idées et de ces savoirs : les mouvements pédagogiques « historiques », comme le Mouvement Freinet, évoluèrent parfois à l’appel de ces nouvelles sirènes. On peut songer ici à l’émergence de nouveaux mouvements, à l’instar de la création du Groupe Techniques Éducatives (GTÉ) qui lança l’idée de pédagogie institutionnelle en étant « traversé par une interrogation non-directive » (Go et Riondet, 2020) et se scinda finalement en deux groupes : le Groupe d’Étude Théorique (GÉT), devenu en 1966 le Groupe d’Éducation Thérapeutique (GÉT), comprenant notamment Fernand Oury (1920-1998), Aïda Vasquez (1937-2015), Jacques Pain (1943-2021) et le Groupe de Pédagogie institutionnelle (GPI) de tendance autogestionnaire qui comprenait Raymond Fonvieille (1923-2000) et se liait aux réflexions de Georges Lapassade, Michel Lobrot (1924-2019) et René Lourau (1933-2000). Les « institutionnalistes » restaient convaincus qu’ils participaient à un « dépassement » de la pédagogie Freinet historique.
Cette effervescence pédagogique et épistémologique se nourrissait également d’interactions militantes et politiques12. La circulation de ces différents savoirs donna lieu par exemple à des foyers d’expérience à l’instar de l’action de Lapassade lors des stages de l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF), en utilisant les concepts de dynamique des groupes mais en leur donnant un sens de formation et de contestation politique des nouveaux modes de relation (Lapassade, 1972). De son côté, René Lourau évoquait ces interactions dans L’illusion pédagogique (1969) en rappelant qu’en mars 1965 une réunion à la Mutualité avait été l’aboutissement de multiples contacts entre les militants de « Socialisme ou Barbarie »13 et le « Groupe de Pédagogie institutionnelle », avec le sentiment qu’avant-garde pédagogique et avant-garde politique pouvaient s’entremêler14.
Ces remises en cause de la relation enseignant-enseigné s’inscrivaient dans des revendications plus larges au sein de l’espace scolaire. Toute une littérature contre l’école-caserne et l’école disciplinaire proliféra à partir des années 1960 (Riondet, 2020) en dénonçant la forme de vie et les relations humaines et institutionnelles en cours dans les établissements scolaires (Oury et Pain, 1972). Ces réflexions ne restèrent pas suspendues dans le ciel des idées. Le monde éducatif et étudiant se mobilisa pleinement à la fin des années 1960, à l’instar d’un numéro emblématique des Cahiers pédagogiques intitulé « Des lycéens parlent » et restituant les débats et les revendications des lycéens, et plus particulièrement des Comités d’Action Lycéenne (CAL). Si les lycéens avaient pris la parole comme d’autres avaient pris auparavant la Bastille, pour reprendre une célèbre citation de Michel de Certeau, leur mobilisation ne se réduisait pas à des revendications scolaires. La critique était en effet beaucoup plus large et elle débordait du cadre des classes. Par-delà ces revendications lycéennes, diverses mobilisations d’acteurs et de milieux sociaux différents purent, en partie, se déployer les unes avec les autres. Dans l’ouvrage sur 1968, l’historienne Ludivine Bantigny (2018) évoquait justement la convergence des luttes durant les événements de mai 68 malgré les nombreuses interprétations expliquant que c’est justement le manque de convergence qui précipita l’échec du mouvement social. Pour mieux comprendre ce qu’il s’était passé, le philosophe Étienne Balibar (2020) utilise la notion deleuzienne de « synthèse disruptive » pour rendre compte des événements de mai : il y avait bien une « synthèse » dans les mobilisations et le regroupement de plusieurs acteurs groupes sociaux différents, mais cela ne déboucha pas sur une « synthèse politique » (ibid., p. 100)15. Dans l’interprétation rétrospective de Balibar (2020), ce dernier met en exergue le fait que l’esprit de révolte qui marqua une bonne partie de la génération étudiante de cette époque était lié à la discipline scolaire traditionnelle structurant l’appareil scolaire qui reproduisait « la forme de dépendance à la fois patriarcale et paternaliste » au cœur de l’appareil familial. En réalité, un nombre conséquent d’« appareils » étaient en crise : la famille, l’école, l’université, l’usine, les syndicats (notamment étudiants) et les partis.
Cependant, comme l’ont fait remarquer les historiens, mai 68, malgré l’intensité des mobilisations, fut « largement refusé » par la société française (Prost, 1981/2004, p. 363), puisque c’est bien la droite qui gagna les élections à la suite des événements. Tout en prenant quelques décisions allant dans le sens de certaines revendications, l’administration chercha alors à éviter un retour de l’agitation et souhaitait rassurer les parents. Après les espoirs de mai, c’était l’heure du « reflux » et d’un nouveau rapport de force. Comme l’a écrit Prost : « Reflux du gauchisme et durcissement de la droite pèsent sur tout l’enseignement » (ibid., p. 365). Dans cette nouvelle conjoncture, la place des professeurs était inconfortable puisqu’on les avait rendus responsables des événements et des excès de mai 68. Par ailleurs, une bonne partie des enseignants se trouvaient « dans l’opposition », avec le sentiment « d’être gouvernés par des adversaires » (ibid., p. 382).
Dans l’ouvrage collectif L’autogestion pédagogique publié en 1971, Lapassade procéda à un état des lieux de ces mobilisations du monde éducatif dans quelques pages intitulées « La désertion ». Lapassade se demandait si finalement l’autogestion pédagogique ne constituait pas un problème qui avait été posé trop tard. Dorénavant, ce qui semblait dominer selon lui, c’était l’absentéisme, l’absence de participation. Ce phénomène, Lapassade, le nommait alors « dépolitisation » en évoquant une apathie collective synonyme d’un désintérêt pour des choses comme les problématiques de pouvoir, comme le militantisme ou encore l’organisation et la participation à des groupes, des assemblées générales16. Pour autant, malgré ce désengagement, les années 1970 voyaient la critique continuer d’essaimer17. Durant cette décennie, les radicalités se superposèrent et se croisèrent.
Au niveau éditorial, trois publications vinrent nourrir ces réflexions sur l’éducation et l’école. Évoquons tout d’abord la publication en langue française Libres enfants de Summerhill d’Alexander Sutherland Neill (1883-1973). Pédagogue que l’on qualifiait souvent de « libertaire », Neill avait créé sa propre école, en 1921, à Summerhill. L’œuvre de cet acteur majeur de la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle (LIEN) fut profondément marquée par la psychanalyse et certains auteurs comme Freud et Reich ; il devint progressivement une des références de la pédagogie « auto-autoritaire »18. Il faut préciser que Summerhill était à l’origine un thème d’initiés. Bien peu de libraires aux États-Unis, se risquèrent à commander Libres enfants de Summerhill en 1960, mais dix ans après, Summerhill se retrouvait « au programme de six cents classes d’université pour le moins »19. De 1968 à 1969, les ventes progressèrent et au début des années 1970, l’ouvrage fut traduit dans de multiples langues (français, italien, espagnol, portugais, japonais, etc.) suscitant débats et controverses20.
Mentionnons ensuite la publication de l’ouvrage Une société sans école d’Ivan Illich (1926-2002). Né en Yougoslavie, il suivit des études en Italie et se spécialisa en théologie et en philosophie. Prêtre, il partit aux États-Unis comme assistant d’un pasteur dans une paroisse portoricaine à New York. Vice-directeur de l’université de Porto Rico, il créa un centre de formation pour sensibiliser les prêtres à la culture latino-américaine (Paquot, 2011). Il cofonda le Centro Intercultural de Documentación (CIDOC) à Cuernavaca au Mexique. Si Illich est progressivement devenu un penseur de l’écologie politique, il aborda la question éducative dans Deschooling society, qui fut traduit en France en 1971 sous le titre Une société sans école21.
Terminons ce tour des publications critiques22 en faisant référence à l’ouvrage L’école capitaliste en France publié aux éditions François Maspero en 1971. Cette production cosignée par Christian Baudelot (1938-) et Roger Establet (1938-), deux normaliens qui allaient s’investir en sociologie, se connectait aux travaux menés autour du philosophe marxiste Louis Althusser (1918-1990) dans le cadre du groupe « Écoles » (Riondet, 2020) et contribua à l’émergence d’une sociologie de la reproduction en parallèle aux travaux de Bourdieu et Passeron (Les Héritiers en 1964 puis La reproduction en 1970). Ce type de problématisation se déploya dans le contexte de l’althussérisme (proposant une relecture profonde des sciences humaines et sociales au prisme d’une relecture de Marx, Lénine et Mao, mais aussi de Lacan) et constituait une tendance parmi d’autres au sein des nombreuses réflexions croisant alors communisme, marxisme, éducation et pédagogie (Cogniot, 1963 ; Sève, 1969 ; Lindenberg, 1972 ; Snyders, 1976).
La critique de l’École, en tant qu’institution et appareil dans des formes de société se caractérisant par un mode de production capitaliste, circulait donc activement dans les milieux sociaux s’intéressant à ces questions, à tel point que le numéro 49 de la revue La Nouvelle Critique titra en janvier 1972 : « Brûler l’école ? ». De fait, cette critique n’était pas uniquement théorique ou abstraite, elle s’incarnait dans des pratiques. Critique effective interne à l’école, avec le prolongement de certaines prises de paroles de lycéens, via les Comités d’Action Lycéenne (CAL) (Riondet, 2008, 2012 ; Krop, 2020, 2021) et la publication rapidement interdite du Petit livre rouge des écoliers et des lycéens (Andersen, Hansen et Jensen, 1970), traduit en langue française par Étienne Bolo (1928-1985). Critique effective à l’œuvre également dans certains faits divers. Le numéro 1127 de L’Express, en date du 12 février 1973, avait pour titre « L’État brûle-t-il ? » et s’attardait sur l’incendie du Collège d’Enseignement Secondaire de la rue Édouard Pailleron. À l’image du groupe punk Bye Bye Turbin et de son titre « CES Pailleron » évoquant l’incendie du collège parisien en 1973 (Pécoud, 2017), cette catastrophe marqua les esprits, à tel point que la revue Les Cahiers pédagogiques consacra un numéro entier sur le sujet23. Ce numéro faisait le tour des articles de presse : le journal Le Parisien du 12 février écrivait que « 6 écoliers avaient mis le feu pour se venger de mauvaises notes », le même journal le lendemain décrivait « un groupuscule de criminels », et Minute évoquait « des enfants d’une sale époque »24.
La conjoncture critique globale25, qui se déployait pendant cette période, se répercutait à tous les niveaux du champ éducatif, y compris dans l’enseignement supérieur et la recherche (Berger et al., 2015, p. 193) et les débats au sein du monde scientifique cherchaient à discuter de ce contexte tout en essayant de jouer un rôle, direct ou indirect, au niveau du champ éducatif. C’est dans ce mouvement que se développèrent les sciences de l’éducation dans leur forme contemporaine. Nous allons voir ci-dessous comment Daniel Hameline participa à ces réflexions et fit évoluer sa propre pensée. Dans le cadre de cet article, nous avons travaillé à partir de trois épisodes de la vie académique et scientifique des années 1960 et 197026 qui nous permettent de mieux saisir la conjoncture du moment et les positions d’Hameline.
Hameline, lecteur et recenseur des théorisations autour de la pédagogie institutionnelle
À l’évidence, la trajectoire de Daniel Hameline appellerait de nombreux commentaires tant elle se compose d’une suite d’épisodes et d’événements importants qu’il conviendrait d’analyser en détails27. En substance, il nous faut insister sur quelques aspects en lien avec notre étude : en toile de fond, une expérience d’enseignement d’Hameline pendant laquelle ce dernier tâtonna en éprouvant la force et les limites de la non-directivité dans les pratiques, puis sa contribution aux sciences de l’éducation dans leur forme contemporaine et aux débats sur la pédagogie au fil de ses écrits (Liberté pour apprendre en 1967, Du savoir et des hommes en 1971), de ses productions académiques (avec notamment une thèse d’État intitulée L’appareillage ou l’instauration didactique. Contribution à l’analyse de l’intention d’instruire en 1971) et au fur à mesure de son ascension dans le champ universitaire (à l’Institut Catholique de Paris, à Dauphine) jusqu’à devenir professeur de philosophie de l’éducation et d’histoire des idées pédagogiques à l’université de Genève où il cofonda les Archives de l’Institut Jean-Jacques Rousseau.
Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, le monde pédagogique des années 1960 voyait circuler en son sein diverses publications proposant des compte-rendus d’expériences jugées significatives et des essais de théorisations. Nombre de novateurs et de militants pédagogiques de cette époque furent en réalité les acteurs des sciences de l’éducation de la décennie qui suivit. Durant cette période, Hameline intervenait dans la revue Orientations et restait très marqué par les enjeux à l’œuvre dans l’enseignement catholique28. Créée en 1963, cette revue avait la particularité d’être financée par les Frères des Écoles chrétiennes. Le sous-titre de la revue était évocateur, il s’agissait d’une « revue de pédagogie chrétienne en milieu scolaire », que l’on peut qualifier de novatrice29 et qui en paya sans doute les frais puisqu’elle disparut en 1975 lorsque les « financeurs » se retirèrent suite aux idées défendues et traitées par les articles30. Dans cette revue, Hameline se distingua notamment par des recensions et des comptes-rendus. Dans une recension datant de 1967 que nous commenterons ci-dessous, Hameline écrivait :
Notre époque, parce que tout le monde s’y trouve obligé de penser pour survivre, est caractérisée à la fois par la convergence et la dispersion des efforts de renouvellement que la conjoncture nous impose. Convergence, parce que l’identité des problèmes et l’usage pratique des solutions à trouver limitent le champ des investigations et forcent les imaginations sur les voies qui apparaissent bientôt comme les seules possibles. Dispersion, parce que les foyers de réflexion sont nombreux, situés chacun à l’intérieur de réseaux relativement fermés, nés dans des familles d’esprit jusque-là antagonistes ou sans relation. C’est ainsi à l’heure même où l’on publie le compte-rendu de ses propres recherches en matière de pédagogie, un ouvrage arrive sur votre bureau et vous révèle qu’un collègue dont vous ne soupçonniez pas l’existence a passé, parallèlement à vous, de longues heures sur la même question, mené des expériences similaires et abouti à des conclusions voisines
(Hameline, 1967, p. 117).
Les recensions produites par Hameline à cette époque étaient l’occasion de recenser et cartographier les innombrables efforts convergents mais dispersés menés ici ou là pour faire évoluer les questions éducatives et de se positionner au milieu de ces tentatives. Une des recensions les plus emblématiques de ce double mouvement porta sur un ouvrage de Michel Lobrot. Précisons pour les contemporaines que ce dernier faisait partie des vingt-huit pédagogues mis à l’honneur dans l’Anthologie des pédagogues français contemporains publiée en 1974 aux Presses universitaires de France. Si son nom n’est peut-être plus très connu au sein de la discipline actuellement, il put jouir, il y a plusieurs décennies, d’une certaine notoriété dans les milieux pédagogiques et universitaires. Agrégé en philosophie, il enseigna cette discipline pendant plusieurs années avant de s’intéresser aux questions de psychologie puis de psychosociologie et d’évoluer au Centre National de Pédagogie Spéciale de Beaumont-sur-Oise et de publier plusieurs ouvrages sur la lecture et la pédagogie (Cambon, Delchet et Lefèvre, 1974, p. 240). Entre Psychologie de la langue écrite (1963) et Troubles dans le langage écrit et remèdes (1972), Lobrot se rapprocha du groupe qui contribua à lancer la pédagogie institutionnelle dans les années 1960. Le compte-rendu d’Hameline portait justement sur l’ouvrage La pédagogie institutionnelle (1966) qui constitua une première théorisation de la spécificité et des enjeux de la pédagogie institutionnelle dans laquelle pouvaient être repérées quelques germes des revendications à l’œuvre en 1968.
Les enseignants de la pédagogie institutionnelle avaient décidé d’aller plus loin dans leurs pratiques que certains de leurs prédécesseurs. Comme remettre en question la gestion des établissements, et donc de l’Éducation Nationale, n’appartenait pas d’emblée au champ des possibles, les « tenants de la pédagogie institutionnelle » choisirent « d’établir là où ils pouvaient, c’est-à-dire dans leurs classes, un nouveau rapport maître-élève permettant l’autogestion de leur classe » (Lobrot, 1966, p. 203). L’auteur s’évertua dans ce livre à rendre compte de l’option théorique qui s’y jouait en réfléchissant à l’idée de « vacance du pouvoir » :
La pédagogie institutionnelle se définit donc d’une part par la vacance du pouvoir dans un groupe donné et d’autre part par la possibilité donnée au groupe de se trouver des institutions satisfaisantes, grâce aux initiatives divergentes des participants
(ibid., p. 215).
Dans ce livre, la reconfiguration des relations au sein des situations éducatives se connectait à des enjeux sociaux et politiques plus larges : l’émergence et le déploiement de l’autogestion dans la société. N’adhérant pas à l’hypothèse marxiste basée sur la destruction du pouvoir de la classe exploitante, remplacée par un autre pouvoir par le moyen d’une révolution, Lobrot défendait une position que certains commentateurs qualifiaient d’« hypothèse institutionnaliste du changement socio-politique » (Jouvenet, 1982, p. 140). Une stratégie nouvelle voyait le jour pour permettre une révolution puisque le fait d’éradiquer l’État ne pouvait changer à lui seul la société, ce raisonnement inspirant à Lobrot cette phrase : « on ne peut changer la société qu’en changeant l’homme » (Lobrot, cité par Jouvenet)31. L’objectif de Lobrot résidait ainsi dans le fait de penser et d’instituer une nouvelle forme d’éducation, une nouvelle école et par conséquent de nouvelles relations. Puisque les institutions de l’école étaient ancrées dans un système de domination, il fallait entrer en lutte de manière externe et interne avec ce qu’il appelait des « instruments de conditionnement et d’aliénation » et faire proliférer de nouvelles formes de fonctionnement des institutions32.
Le choix de ce livre pour nourrir la rubrique consacrée aux recensions dans la revue Orientations était motivé par la volonté d’Hameline d’inviter les lecteurs, et plus particulièrement les praticiens mobilisés dans l’enseignement confessionnel, à se pencher sur cet ouvrage qui est à la fois l’évocation d’une manière de penser les pratiques éducatives et de problématiser ces pratiques dans une perspective politique. La recension s’intitule « L’école contre la bureaucratie. Les implications politiques de l’auto-gestion pédagogique ». S’adressant au lectorat de la revue, Hameline écrivait dès la première page qu’il s’agissait d’« un livre à lire » en avançant plusieurs raisons très différentes. Tout d’abord, parce que c’était un ouvrage « déroutant », l’auteur en question abordant la question de la « pédagogie non-directive », à sa manière, en la reliant à Carl Rogers et aux travaux de l’ARIP. Le livre de Lobrot avait la particularité de ne pas aborder la relation éducative concrète33 mais de constituer un « essai théorique, pour légitimer une pratique mais surtout pour la situer dans le contexte plus vaste d’une hypothèse politique » (p. 118). À ce titre, la démarche de Lobrot prenant en compte de manière centrale la dimension sociologique pouvait sembler différente du lectorat d’Orientations34, un espace de réflexions amené à se cantonner à la dimension psychologique de la psychosociologie.
Une autre raison avancée par Hameline pour s’intéresser à ce travail était l’« hypothèse unitaire » qui y était à l’œuvre. En effet, l’ouvrage La pédagogie institutionnelle n’évoquait pas seulement les méthodes pédagogiques, mais également la fonction éducative dans la société avec un arrière-plan philosophico-historique se déployant sur une longue durée historique. Tout en évoquant la polémique en jeu dans l’ouvrage (entre la préface d’Ardoino, par ailleurs directeur de la collection éditoriale, et le propos de Lobrot), Hameline reconnaissait que derrière la théorisation singulière du propos, il existait une parenté et un air de famille, dans ce qu’écrivait Lobrot, entre certains aspects de la pédagogie institutionnelle et d’autres réalisations35. Il restait néanmoins à définir davantage cette attitude non-directive, car « ne pas diriger ne peut être érigé en impératif absolu » (p. 118). Dans ce qui se jouait « positivement », Lobrot évoquait la mise en place de l’auto-gestion là où Hameline parlerait d’« auto-direction » afin de « désigner le fonctionnement “positif” du groupe » (id.). Dans la perspective de Lobrot, lue par Hameline, se jouait au préalable et en parallèle un moment de renversement : « avant de passer à l’autogestion, il est nécessaire d’abolir la gestion ». Hameline restituait le problème en ces termes :
Pour que l’instituteur institue en vérité, il lui faut d’abord se désolidariser de l’Institution reçue, refuser d’être un instrument de Pouvoir et de se donner dans le groupe les moyens d’un quelconque pouvoir. Or, précisément l’enseignant, dans le système pédagogique traditionnel, est condamné au Pouvoir. Se remettre en cause dans la relation au groupe, c’est remettre en cause la conception même d’une pédagogie générale dont l’enseignant est payé pour être le représentant. Voici le professeur enfermé dans le cercle vicieux de la Bureaucratie. La question qui se pose déborde le cadre de la simple présence au groupe d’élèves : l’école est-elle irrémédiablement bureaucratique ? La conception verticale de l’autorité du maître ne s’inscrit-elle pas dans une perspective politique plus générale marquée par l’absence d’auto-gestion d’une société par elle-même ?
(ibid., p. 118)
Cette interrogation nécessitait le détour par une « sociologie historique de l’École bureaucratique » qui était un des traits les plus distinctifs de l’ouvrage de Lobrot. La pédagogie était à circonscrire dans une réflexion plus large prenant en compte le passé et l’actualité de l’institution scolaire et de la société. Au fil des pages, c’est bien l’école publique telle qu’elle s’était développée à partir de Napoléon qui était au cœur du propos. Ce moment du xixe siècle était l’enjeu de plusieurs commentaires, notamment pour relever que la fonction enseignante s’était alors intégrée au « projet bureaucratique » en cours. Hameline y décelait là une proximité d’analyse avec l’ouvrage Propos actuels sur l’éducation de Jacques Arnoino lorsqu’était débusqué derrière l’ambition d’acculturation de l’école républicaine l’« intention bureaucratique » qui y était en jeu pour « fournir une main d’œuvre efficace à une société en voie d’expansion » (p. 119). Hameline faisait part d’une nuance importante : pour Lobrot, les fondateurs de laïcité française étaient de « bonne foi », mais beaucoup passaient à côté d’une « analyse sociologique du phénomène de l’Institution ». Le livre de Lobrot était riche de longs développements cherchant à mettre en évidence la longue tradition française consistant à contraindre la démocratie à la verticalité des rapports à travers l’organisation d’un système unifié, centralisé et pyramidal.
Faisant le constat de la tonalité critique explicite au cœur du projet de Lobrot, Hameline estimait qu’il y avait dorénavant quelque chose de nouveau et « quelque chose d’indéniablement changé » dans la mentalité des enseignants :
Nous ne sommes plus à l’époque où le front commun de la laïcité faisait un devoir aux enseignants publics de se garder de la moindre réserve qui « pourrait donner des armes à l’adversaire ». Nous ne pouvons que nous réjouir que le corps enseignant de l’État parvienne ainsi à une liberté d’expression face aux problèmes qui le concernent vitalement, sans que les perspectives de sa recherche soient faussées par des considérations de stratégies extérieures
(ibid., p. 120-121).
La théorisation de Lobrot reposait sur une interprétation particulière de l’histoire de l’éducation. Certains des passages de Lobrot sur l’histoire scolaire, et notamment à l’époque du xixe siècle, concernaient l’Église. Pour l’auteur, ce siècle fut le théâtre d’une lutte entre deux « bureaucraties ». Si Hameline s’accordait sur cette lecture de la stratégie ecclésiastique dans la lutte scolaire, il restait plus circonspect des autres interprétations. C’était le cas justement de l’interprétation de Lobrot au sujet de l’accession au pouvoir de Robespierre dans laquelle il voyait la scène de « la démission du peuple entre les mains d’Homme providentiel », le seul à même de remédier à la situation et qui était, selon lui, la résultante de la « mystification permanente » en jeu dans la prédication religieuse : « C’est le providentialisme religieux qui engendre la bureaucratie » (ibid., p. 121). Lobrot défendait également d’autres positions originales. Hameline décrivait avec précision ce thème de l’angoisse au cœur des êtres humains poussant l’homme à la « désappropriation » et à l’« aliénation » de lui-même. Hameline faisait remarquer comment Lobrot passait de la sociologie politique à la psychologie religieuse en le rapprochant de la psychanalyse, ce qui le conduisait à une position que Hameline jugeait embarrassante : l’abolition de l’image du Père. C’est aux yeux d’Hameline, mais également d’autres lecteurs (dont Ardoino et d’autres), la faiblesse en jeu dans le raisonnement de Lobrot car la question de l’autorité y était abordée sans aucune nuance36.
Le manque de distinction entre autorité et pouvoir posait problème à Hameline dans cet essai, car le Pouvoir « demeure instrumental, coercitif, à vocation bureaucratique, en constante déperdition par rapport à la richesse du réel vécu, agent du rétrécissement de l’Institution instituante en Institution instituée » alors que l’autorité « ne lui est pas réductible » (p. 123). S’appuyant sur Mounier et De Peretti mais également sur sa propre expérience de mise en place d’un enseignement non-directif, Hameline insistait sur ce qui jouait, « positivement », au niveau de l’autorité. Le développement apporté était d’une grande richesse. Il partait tout d’abord d’un constat :
La leçon de la pédagogie non-directive, c’est que le réel, – mais tout le réel –, est le seul maître. Or la perception du réel dans sa globalité ne peut être le fait d’un seul individu, quel que soit son statut ou sa fonction. La perception du réel ne relève pas de la cratie, elle ne peut, en aucune manière être imposée ou gouvernée par autre chose qu’elle-même. Car une perception, pour ne pas être hallucination ou illusion, ne dispose que de la référence au réel qui est seul juge en dernier ressort. Mais parce qu’elle comporte en même temps une composante subjective irréductible, la perception qui est en situation de tension permanente pour atteindre sa limite qu’elle ne pourra jamais que tangenter : ce mouvement vers l’appréhension d’un réel complexe des personnes, des situations et des événements, prend donc le profil d’une courbe possible d’apprentissage en commun. Et l’autorité peut être définie comme la fonction qui « préside » à l’établissement de cette courbe. Elle ne lui est pas extrinsèque. Mais si elle comporte le risque de se scléroser dans la formule, elle garantit en même temps la forme que devra prendre toute véritable intervention ; « optimiser » les capacités d’apprentissage et de formation mutuelle. Perception du réel et libération de la capacité de changement apparaissent les deux critères d’un exercice de l’autorité. Ce sont là deux données incompatibles avec le dogmatisme intellectuel ou le conformisme des conduites
(ibid., p. 123-124).
Dans la pensée d’Hameline, l’autorité n’était non seulement pas mauvaise en soi, mais elle était nécessaire :
C’est dans la mesure où l’on s’arme pacifiquement d’un projet pédagogique (à condition de définir ce dernier par le refus du pédagocratisme) et non parce qu’il est armé par le Pouvoir des instruments d’une répression possible, que l’enseignant peut faire autorité, c’est-à-dire peut « autoriser » au sens de « rendre auteur » et non au sens d’arbitraires permissions. Et ce qui est vrai de l’enseignant l’est, semble-t-il, de toute fonction de formation
(ibid., p. 124).
Dans son argumentation qu’il faudrait mettre en lien avec les propos déployés dans ses ouvrages, Hameline était à la fois conscient des phénomènes de manipulations possibles dans un groupe sous influence et lucide pour reconnaître qu’on ne pouvait laisser faire et s’abstenir totalement sans cadre : « Mais qui ne voit que l’absence d’une présence régulatrice non-directive entraîne un préjudice tout aussi grand ? Celui de livrer le groupe humain aux influences informelles occultes des relations affectives, entraînant la régression vers l’instinctif et l’inexprimé » (ibid., p. 125). C’est à ce titre qu’Hameline s’intéressa à l’ouvrage Vers une pédagogie institutionnelle d’Aïda Vasquez et de Fernand Oury37 qui ne reposait pas sur une grille de lecture aussi radicale que Lobrot et rendait compte de la dimension instituante concrète du Conseil de classe en abordant de manière pragmatique la dialectique inégalité-égalité38. Quelles que furent les réserves de Hameline à la théorisation de Lobrot, il reconnaissait qu’il s’agissait d’une invitation à penser par soi-même et à pratiquer l’auto-gestion.
Au risque d’être schématique, on pourrait dire que le compte-rendu reposait sur deux parties : la pédagogie au prisme des nouveaux savoirs et l’articulation pédagogie-politique. La dernière partie de la recension évoquait l’arrière-plan « anarchiste » ou « anarchisant » des analyses de Lobrot. Il est intéressant d’observer qu’Hameline déploya son propos à partir d’un écrit d’Emmanuel Mounier (1905-1950) intitulé Communisme, anarchie et personnalisme (1967) pour conseiller à Lobrot de davantage chercher un « modèle conceptuel » de l’autogestion dans la philosophie politique anarchiste que dans la référence à certains épisodes de la Révolution française. Une des questions centrales dans l’essai de Lobrot est la suivante : comment penser l’éternel retour de la bureaucratie dans les sociétés démocratiques ? Pour Hameline, le « tort » de Lobrot était de « conserver une notion que l’ensemble de sa perspective devrait l’amener à exclure et que, précisément, les auteurs anarchistes récusent, eux, de façon radicale, c’est la notion de “gouvernement” » (p. 126). Pour Hameline il faudrait peut-être se demander si, à l’instar de Bakounine et Proudhon, la démocratie, en tant que « gouvernement du Peuple », ne serait qu’« une cratie parmi les autres », et peut-être même « la pire », car la mobilisation et l’engagement du peuple n’ont rien de spontané. C’est la figure de Proudhon qui émergeait ici aux côtés de la notion de « République fédérative », d’« an-archie positive » ou d’« équilibre vivant d’autorité non coercitive et de liberté » (p. 127). Aux yeux d’Hameline, c’était à cette figure que Lobrot devrait se référencer pour « affirmer de façon beaucoup plus radicale la thèse de la nécessaire autonomie de la fonction démopédique par rapport à la question du gouvernement ». Qu’en déduire pour la pédagogie ? Si le devoir d’éducation consiste à avoir des idées et rendre capables les autres, la pédagogie de l’autogestion demande une attitude particulière du professeur (« un type de présence originale de la part du professeur vis-à-vis de la constitution des pouvoirs dans le groupe auto-directif ») qui assume la « fonction de vigilance bureaucratique » (régulant les tendances instituantes et instituées en jeu dans le groupe) dans une optique de « séparation des pouvoirs »39.
Au-delà des réserves émises par Hameline, ce dernier estimait que le travail de Lobrot était utile pour les enseignants confessionnels car cet ouvrage mélangeant pédagogie, sociologie et philosophie politique permettait d’aborder la question de la « résistance au centralisme ». Les novateurs en pédagogie n’étaient pas cantonnés à l’enseignement public et ces réflexions au sein de l’enseignement privé n’empêchaient pas une pratique éclectique de la lecture. À partir d’une multitude de références et d’un dialogue entre disciplines, cette contribution mettait en valeur le pouvoir d’agir des acteurs du champ éducatif (par-delà les effets de pouvoirs liés aux institutions et aux appareils) et leur capacité à déployer de nouvelles situations d’enseignement sans chercher à esquiver les aspects théoriques et politiques. Si cette recension est la preuve d’une tentative de « transfert » de la problématisation pédagogico-politique au sein de l’enseignement catholique, elle reste emblématique de l’évolution globale des réflexions sur l’éducation déployées avec un double souci théorique et politique à partir d’un dialogue entre différentes disciplines de pensée. Ces traces de débat et de controverse témoignaient du type d’intérêt qui se retrouva au cœur des sciences de l’éducation françaises quelques années plus tard.
Hameline, témoin de l’essor de l’illichisme dans le champ éducatif
Le deuxième épisode retenu pour cette étude ne renvoie pas à un compte-rendu, mais à une intervention lors d’un colloque portant sur la référence à Ivan Illich dans le champ éducatif. Les débats qui eurent lieu durant cette manifestation furent retranscrits en partie dans la revue des Cahiers pédagogiques. Cette dernière avait vu le jour aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et des nombreuses réflexions en lien avec la commission Langevin-Wallon et le projet de réforme scolaire qui devait se concrétiser. Initialement liée aux classes nouvelles ouvertes par Gustave Monod (1885-1968), alors directeur de l’enseignement du second degré, la revue restituait les compte-rendus d’expériences et les réflexions qui s’étaient déployés dans ce contexte. Elle devint par la suite, notamment après la disparition des classes nouvelles (1945-1952), la revue des acteurs et actrices de l’enseignement secondaire engagés dans la rénovation pédagogique (Riondet, 2013a). Si Daniel Hameline fit partie du comité de rédaction de la revue et en fut une figure importante dans les années 1980, on retrouve sa trace dans ce numéro très particulier qui discuta en 1972 de ce qu’on a appelé par la suite le « phénomène Illich » (Hannoun, 1973, p. 13) au moment où la revue connaissait quelques tracas pour la dimension politique prise par ces contenus (Riondet, 2013b).
Comme évoqué plus haut dans l’article, Illich, penseur emblématique de l’écologie pour nos contemporains consacra plusieurs textes à la question scolaire au début des années 1970. Deux ouvrages d’Illich furent publiés en langue française à cette époque : Une société sans école et Libérer l’avenir. Ces publications connurent un certain écho en France. Preuve de cet intérêt en France : la revue Esprit lui consacra un numéro spécial, « Illich en débat », paru en mars 1972, et dans lequel plusieurs contributeurs40 réagissaient à un essai intitulé « Inverser les institutions ». Durant plusieurs années, les articles et les productions vantant, discutant ou critiquant la pensée d’Illich se succédèrent41. C’est ainsi que cette réflexion sur Illich se diffusa dans les milieux s’intéressant à l’éducation et devint le thème d’un colloque organisé par les Cahiers pédagogiques à Paris le 24 juin 197242 : « Une alternative illichienne est-elle possible ? »43
Figure majeure des Cahiers pédagogiques à cette époque, Jean Delannoy, était parfaitement conscient des contradictions en jeu : discuter avec des acteurs du monde scolaire d’une œuvre annonçant, d’une certaine manière, la fin de l’école. Cette atypie correspondait à l’esprit des Cahiers à cette époque où certaines plumes dépassaient les positions réformistes pour envisager la transformation radicale de l’institution et parfois son dépassement. La singularité des débats fut d’aborder les positions d’Illich depuis le champ éducatif alors qu’il ne s’agissait pas de l’unique territoire qui intéressait ce penseur critique. C’est Jacques Vidal qui signa l’introduction du dossier et sans doute la mise en page où les extraits d’échange du colloque se mélangeaient à quelques citations emblématiques d’Illich. Le dossier s’ouvrait sur la description du Centre de Documentation Interculturelle de Cuernavaca et sur une synthèse de la pensée globale d’Illich à partir d’un entretien entre François de l’ Espinay et Vidal. Les pages suivantes rendirent compte du colloque. Près d’une centaine de participants s’étaient rendus à la Maison Internationale, passage Dauphine à Paris. On trouve dans le fonds Hameline précieusement conservé à Genève une retranscription des positions prises par quelques-uns des participants de cette manifestation, mais la publication des Cahiers pédagogiques fait apparaitre ces positions de manière fragmentée dans une version dialoguée entre les participants. Cette retranscription dans la revue se composait de plusieurs parties intitulées « Diagnostic », « Un problème d’institution », « Le problème du savoir », « Changer l’école pour changer la société », « Stratégies » et « L’opération Illich » qui précèdent deux textes critiques44 et une synthèse du dossier signé par Vidal.
Comme l’indique la revue, l’assistance se composait de pédagogues, d’enseignants de tous niveaux, de sociologues de l’éducation et de psychopédagogues45. Il est intéressant de relever la présence de plusieurs responsables de revue, comme Paul Thibaud (1933-), rédacteur en chef de la revue Esprit, et Étienne Verne (1939-), directeur de la publication Orientations. S’ils venaient d’horizons parfois très différents, les participants faisaient souvent partie des acteurs en vue du monde pédagogique des années 1970. Pierre Barberis (1926-2014), alors maître de conférences en littérature à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, fut président de l’Association française des enseignants de français et un des premiers rédacteurs de la revue Le français aujourd’hui. Frère Didier Piveteau (1924-1986)46 était une autre figure importante de la revue Orientations. Présenté dans le dossier avec la fonction de directeur des études à l’Institut Supérieur de Pédagogie à Paris, Daniel Hameline était également présent, tout comme Marie-José Dardelin (avec qui il avait cosigné Liberté d’apprendre). On pouvait aussi noter la présence de Bernard Ginisty, chargé de mission au Centre technique national pour l’Enfance et l’Adolescence Inadaptée. D’autres profils contribuèrent à l’événement. Le philosophe Jean Petite (1924-2014) figurait parmi les participants en tant que responsable pédagogique du Syndicat national des enseignants du Second Degré (SNES). Plusieurs intervenants étaient universitaires, en poste à Paris 8 Vincennes ou déjà fortement pressentis dans cette université : Guy Berger, René Lourau (1933-2000), Georges Lapassade (1924-2008)47. D’autres, sans être stricto sensu universitaires, étaient proches de ce réseau (et notamment du mouvement de l’Analyse institutionnelle), à l’instar de Raymond Fonvieille (1923-2000), identifié dans le dossier comme « psychopédagogue » et « instituteur ». Les sciences de l’éducation étaient également représentées par Jean-Claude Filloux (1921-2017), de formation philosophique et figure importante de la psychosociologie œuvrant à l’université de Nanterre. On trouvait d’autres profils universitaires, comme Eugène Angelier du Laboratoire d’hydrobiologie de l’université de Toulouse, ainsi qu’un informaticien en la personne de Jean-Louis Leonhardt. D’autres noms figurent dans les retranscriptions présentes dans le fonds Hameline : Suzanne Citron (1922-2018), agrégée d’histoire puis universitaire, membre du Parti Socialiste Unifié (PSU) qui fréquenta les milieux catholiques de gauche après la Libération avant de s’intéresser aux questions (anti)coloniales ; Jacques George (1927-2006), agrégé de géographie, membre du comité national du Syndicat général de l’Éducation Nationale (SGEN) et figure émergente des Cahiers pédagogiques ; Jean Beaussier (1912-1984), membre de la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN), professeur de psychologie œuvrant comme spécialiste des questions éducatives pour les organismes européens ; Michel Sauvêtre, membre du Bureau pédagogique de la revue Orientations ; Maurice Catani et Cécile Arsène.
Le dossier des Cahiers pédagogiques se présente comme un aperçu des différents échanges qui eurent lieu durant ce colloque qui avait commencé par la présentation de l’interview inédite d’Illich réalisée par l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) à Cuernavaca, au Mexique. Sous l’intitulé « Diagnostic » du dossier de la revue coexistent tout d’abord des points de vue assez généraux sur la scolarisation évoquant les limites économiques de son développement dans certains pays, les biais qu’elle induit par rapport à de nouveaux besoins et son inadéquation globale par rapport à l’évolution de la société. Cependant, ces diagnostics convergeaient vers l’interrogation suivante : si l’on améliore l’action des maîtres ou si l’on renonce à l’école, la crise disparaitrait-elle ? En d’autres termes : quelle était alors la crise centrale du monde éducatif ? En effet, d’autres propos, de Guy Berger notamment, semblaient s’interroger sur le problème réellement en jeu dans la crise de l’École et sur les « masques » qui contribuaient à se leurrer sur la situation contemporaine. Fonvieille en profitait pour interpeller l’assistance et poser la question des écoles nouvelles. En effet, le colloque était organisé par une revue pédagogique, fortement mobilisée dans la rénovation pédagogique, et Illich s’était distingué en comparant certaines tentatives d’écoles nouvelles aux messes-folk déployées par l’Église pour redynamiser les pratiques religieuses. La question était pertinente : les tentatives pédagogiques sont-elles vouées à être récupérées et détournées par une « institution sclérosée » ?
Cette interrogation permettait d’entrer dans la deuxième partie (« Un problème d’institution ») dans laquelle une prise de parole d’Étienne Verne venait clarifier la discussion : ce ne sont pas les écoles nouvelles et les « gadgets pédagogiques » qui vont venir au secours de l’école, le problème du moment est « un problème d’institution »48. Plusieurs intervenants réagissaient à cette problématique. Ginisty s’attaquait à la « structure de médiation entre les enfants et la société » qu’est le système scolaire et essayait de saisir l’alternative offerte par l’auteur d’une Société sans école pour lutter contre cette nouvelle Église que représentait l’École : Illich permettait de « constater l’échec de la confiscation de l’enseignement et de l’éducation par une caste appareillée à une des bureaucraties les plus ubuesques du monde » et de « susciter des expériences pédagogiques très différentes ». Guy Berger se lançait dans une lecture philosophique globale pour saisir la singularité de la position illichienne. L’école et son représentant qu’est le maître constituent « l’intermédiaire obligé entre le monde, le savoir, les autres et les élèves ». L’action et le travail des mouvements pédagogiques consistent principalement, aux yeux de Berger, à « faire sauter la membrane qui sépare le maître et l’école, des gosses » pendant que « tout ce qui se passe dans l’école consiste à créer l’osmose entre l’élève et le système dans lequel il se trouve et qui sert de véhicule de ce qui se passe dehors […] ». La radicalité illichienne consisterait à dire que rien de ce qui se passe dans l’école ne peut affecter le rapport que l’on peut avoir avec le dehors de l’école. À ce titre, l’objectif d’Illich n’était pas, in fine, de s’attaquer à la « membrane » entre le maître et l’élève, mais consistait à faire « sauter la membrane entre l’institution éducative et le monde ». Plusieurs participants évoquaient à la suite de ces propos différents exemples pouvant nourrir ou illustrer ces réflexions illichiennes. Ces témoignages et fragments d’analyse amenaient cependant Didier Piveteau à réagir de la manière suivante : « Ce n’est pas Illich qui pourrait tuer l’école. Il y a longtemps que la chose a été faite par les systèmes scolaires ». Cette formulation permettait à son auteur de revenir sur un aspect polémique en jeu dans les débats sur la publication Une Société sans école. Piveteau précisait ici que le terme « déscolarisation » qui fit couler beaucoup d’encre, était le fait de l’éditeur (et non de l’auteur) et ne devait pas nuire à la compréhension de la position réelle d’Illich49.
Un désaccord pouvait s’observer au sein des participants. Le constat de Georges Lapassade était le suivant : « Nous n’arrivons pas à penser la disparition de l’institution scolaire ». Sans doute était-il difficile pour les individus de penser d’autres aménagements même si rien ne pouvait être éternel. Piveteau n’était pas du même avis. Selon lui : « Il ne peut y avoir d’institution sans consensus » ; or, ce consensus n’existait plus50 et cela pouvait signifier « le mort d’une institution ». Étienne Verne complétait les propos de Piveteau en expliquant qu’Illich ne souhaite pas la fin des institutions et des structures mais qu’elles soient habitées différemment, ce qui ne serait pas sans rappeler la position des institutionnalistes lorsque ces derniers travaillaient à « redonner à chaque groupe, à chaque individu, un pouvoir instituant ». Cette idée se prolongeait chez Thibaud qui comprenait la position illichienne comme un parti pris pour que le réseau scolaire soit « à la disposition de ceux qui viennent s’instruire » et que « l’école appartienne réellement à ceux qui l’utilisent ».
Suivant ce raisonnement, le type de pédagogie mis en œuvre n’était pas fondamentalement décisif. Évidemment, l’énonciation d’une telle position dans un colloque organisé par une revue pédagogique ne pouvait pas laisser insensible. Les propos suivants abordaient ainsi « le problème du savoir ». Pour Pierre Barberis, l’évolution de la société moderne repose sur l’exploitation la plus satisfaisante de la nature, ce qui ne peut avoir lieu sans le développement de la technique et du savoir. Jean Petite soulignait pour sa part l’absence de réflexion chez Illich au sujet justement de la science et de l’accès au savoir. C’est un aspect qui apparaissait comme problématique pour Barberis : il est question de partage des connaissances mais pas de production de nouvelles connaissances51 et l’« éloge de l’ignorance » qui était ici sous-tendue pouvait donner à la pensée Illichienne une dimension « fondamentalement réactionnaire ». Guy Berger précisait néanmoins que l’on peut considérer des savoirs « suspects » sans pour autant se prononcer pour une ignorance généralisée, d’autant que cela ouvre un espace de réflexions au sujet du savoir « critique » ou « polémique ». Ces questions donnèrent lieu à des échanges vifs d’autant qu’elles posaient la question de la place et du rôle des enseignants, à l’instar de cette remarque de Verne :
nous [les enseignants] sommes le meilleur produit de l’école puisque nous nous sommes appropriés le savoir de l’école, nous en sommes les dépositaires et les capitalistes, au sens propre du terme. On est tous d’accord pour dénoncer le capitalisme financier, moins pour se désapproprier de son savoir
(p. 10).
Un intervenant qui avait participé à l’expérience du CIDOC, Leonhardt, estimait qu’il était injuste de prétendre que Illich était hostile au savoir et favorable à l’ignorance car si l’intéressé avait observé « la destruction complète de la relation enseignant-enseigné », il reconnaissait qu’Illich proposait « des solutions concrètes et nouvelles de transmission des connaissances ».
La partie suivante s’intitulait « Changer l’école par la société ou la société par l’école », ce qui allait sans doute inspirer quelques années plus tard l’épigramme « historique » de la revue dans sa forme contemporaine (« Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société »). Les débats portaient ici sur les liens entre changement de société, évolution des rapports sociaux de production, et évolution de l’institution scolaire et de son articulation avec la société. De fait, expliquait Verne (en s’appuyant sur Paul Goodman), l’école (ou en tout cas une structure scolaire) est le point commun de tous les contextes nationaux et pourtant, les révolutionnaires socialistes auraient tous échoué à penser la question de l’école52 (p. 11).
L’évolution de la discussion des diagnostics aux stratégies était également animée. Pour Lapassade, les personnes présentes n’avaient pas à proposer quelque chose, leur rôle consistait à exercer une activité critique53. Fonvielle estimait quant à lui que les différentes sociétés ont trop besoin de l’école (en tant qu’« instrument de conditionnement ») pour envisager de se passer de l’école, ce qui restreignait le champ des actions possibles. Il reconnaissait pourtant avoir adopté une posture de repli, qu’il estimait en résonance avec la pensée d’Illich, en expliquant s’être « retiré » de certaines synergies collectives en lien avec l’Éducation Nouvelle pour ne pas être récupéré au bénéfice d’une œuvre de « scolarisation à outrance » et aux mépris des intérêts des scolarisés. Aux yeux de Verne, c’est une « utopie » que rendait possible le travail illichien en prenant l’exemple qu’il croyait identifier dans la Chine de l’époque avec la désinstitutionnalisation de l’école dans le contexte de la révolution culturelle. Ce qui intéressait Verne dans les propos de Fonvieille, c’est la transgression qui y était à l’œuvre : « Nous ne pouvons pas échapper aux institutions ; il faut donc apprendre à les habiter pour les trahir ». En parallèle à ces positions de principe s’ajoutaient différentes autres interrogations.
Désinstitutionnaliser signifie-t-il déprofessionnaliser ? Est-il possible de parler au singulier de l’école en postulant son unité ? Enfin, des questions proprement françaises se posaient qui s’éloignaient de la problématisation illichienne. Faut-il accepter un monopole scolaire ? Que peut être un service public d’éducation ?
Les réactions suivantes mettaient en évidence des angles de vue différents. Pour Barbéris, l’école est un « lieu de contradiction » qui n’est pas simplement ajusté à l’ordre établi puisqu’il s’adresse à des individus qui ont besoin d’apprendre. Lapassade, de son côté, nuançait certaines interprétations en expliquant qu’Illich n’écrit pas qu’il faut détruire l’école, mais qu’elle se détruit. En cela, selon lui, s’adresser aux enseignants en leur faisant réagir à l’éventualité de la destruction de l’école conduit ces derniers à rejeter Illich sans l’avoir lu et compris54.
Une dernière partie intitulée « L’opération Illich » structurait la retranscription du colloque en s’interrogeant sur la diffusion et la réception d’Illich. Pour Jean-Claude Filloux, on pouvait prendre Illich « au pied de la lettre » en le restituant dans un contexte global qui ne concernait pas uniquement le cadre scolaire et on pouvait également s’en emparer comme un « analyseur » en s’intéressant à son succès ou son échec selon les milieux et les réseaux. Pour Lapassade, c’était le « diagnostic social et politique » qui l’intéressait, tout comme Lourau qui trouvait important le « constat » effectué par Illich55. Néanmoins, beaucoup d’aspects restaient problématiques, notamment de nombreuses affirmations séduisantes mais marquées par la confusion conceptuelle et le manque de clarté. Pour Piveteau, la question qui demeurait était la suivante : est-ce que le discours utopique peut encore jouer un rôle dans la société ? Pour Petite : « le discours utopique n’est valable que s’il peut déboucher sur une pratique efficace ». La réponse de Piveteau concluait cette retranscription dans la revue :
La preuve que le discours utopique est valable, c’est qu’on est ici aujourd’hui, on a fait bouger quelque chose. Qu’Illich ramasse quantité de billes qui traînaient dans le ruisseau, c’est sûr. Mais pourquoi ce discours a-t-il eu cette fonction révélatrice à un moment donné ? On dit à la fois qu’Illich n’apporte rien et qu’il est gênant ! Comment expliquer cela ? Effectivement, il n’apporte rien et cependant il apporte au niveau de la structure par la combinaison d’un certain nombre de discours institués : on ne pourra jamais changer les institutions si on ne change pas les discours sur les institutions. La fonction d’Illich, c’est de nous donner des « intervalles de parler » pour nous permettre des « intervalles de penser ». Tant qu’on s’enferme dans un discours, il est impossible de changer, on ne peut faire que des combinaisons. Le mérite de l’utopie, ce n’est pas tellement de décrire des paysages nouveaux, c’est de nous donner un langage qui nous permette de nous situer dans les failles du discours précédent
(p. 14).
Étant donné la diversité idéologique, syndicale et politique des participants, il n’est guère étonnant de retrouver ici un kaléidoscope de positions très variées. Il existait néanmoins un consensus autour de la problématisation caractérisant les écrits de Illich même si les constructions théoriques et les éventuelles propositions concrètes ne retinrent pas l’attention de la plupart des intervenants. À la lecture des retranscriptions, c’est bien Verne et Piveteau de la revue Orientations qui semblaient les plus sensibles à la pensée d’Illich. La réception de cette pensée par les universitaires présents différait sans doute car certains prismes théoriques, comme le marxisme ou l’analyse institutionnelle, avaient contribué à réduire Illich à un analyseur de la structure scolaire française. Il est intéressant de relever que dans les retranscriptions présentes dans le fonds Hameline ce sont les deux intervenants de la revue de pédagogie chrétienne qui furent les plus prolifiques. On y trouve notamment la position d’Étienne Verne, que l’on identifia quelques années plus tard comme « diffuseur de l’Illichisme en France » (Guigou, 1975, p. 225)56, déployée avec plus de nuances dans un texte complet de plusieurs pages intitulé « Déscolarisation et éducation permanente ». Dans ces quelques lignes, on comprenait qu’il ne s’agissait pas d’en rester à la suppression de l’école mais de penser des alternatives à celle-ci. C’est dans cet esprit, notait Verne, qu’il fallait comprendre la formule « inverser l’école » d’Illich57 : l’alternative ne consiste pas à re-créer une « nouvelle institution » en charge de « faire apprendre les gens » mais à « créer un nouveau style de relations éducatives entre l’homme et son environnement ». Dans ce document, Verne remettait explicitement en cause l’évidence de la forme scolaire dans la formation sociale contemporaine58 tout en reconnaissant les difficultés de déployer des alternatives et les limites des actions pouvant être entreprises. Changer de mode de pensée, voire de rationalité, était en soi un premier enjeu59 qui nécessitait un travail de conscientisation à réaliser :
Nous sommes donc ramenés à introduire une autre problématique : devant l’existence d’alternatives qui ne peuvent se concrétiser, reste un travail tactique de conscientisation si la volonté de changer les structures passe aussi par un travail de changement de mentalités. Concrètement cela porte un nom maintenant : travailler à la déscolarisation de la société.
Qu’en était-il de la position d’Hameline ? Ce dernier relevait la spécificité radicale (« l’aspect iconoclaste ») des thèses d’Illich s’attaquant à une des institutions les plus installées, à savoir l’école. Pour Hameline, ces thèses agissaient comme un analyseur. Par-delà la radicalité exprimée, la ligne de front ne semblait pas bouger dans le champ pédagogico-politique : « […] on trouvera la même véhémence à critiquer Illich chez le Pape VI et chez les penseurs officiels du P.C. Français. On retrouvera le même engouement chez les intellectuels chrétiens et dans un certain gauchisme ». Si les relations entre Illich et l’Église furent complexes, les écrits du penseur donnèrent lieu à des interventions politiques explicites du côté des communistes français. La référence au Parti communiste évoquées par Hameline est sans doute liée au discours de Georges Cogniot (1901-1978)60, figure majeure du Parti durant plusieurs décennies, lors d’une séance au Sénat en mai 197161 :
« Notre lutte pour la démocratisation de l’école comporte la lutte contre le nihilisme culturel, contre la négation de l’école et de son rôle, contre les analyses obscurantistes sur la prétendue « futilité » de l’école auxquelles aiment se livrer les anarchistes de toute robe, y compris certains rédacteurs de l’organe de l’école privée Orientations ou tel évêque collaborateur de la revue catholique Esprit. Ceux qui travestissent la contestation sociale en une mode, la pensée révolutionnaire constructive en une philosophie de la négation sont les mêmes qui voudraient pervertir le sentiment anticapitaliste des jeunes en un anticommunisme et un antisocialisme vulgaires »62.
Ces propos s’inscrivaient dans un contexte où était discutée l’éventualité d’une nouvelle loi d’aide à l’enseignement privé (dans le prolongement de la loi Debré de 1959 instaurant la possibilité d’un contrat entre l’État et certaines écoles privées) et dans lequel le Parti communiste via ses revues satellites (La Pensée et L’École et la Nation) et certaines de ses « figures », s’étaient saisis du centième anniversaire de la naissance de Paul Langevin63 pour affirmer leurs vues sur les questions scolaires au début de l’année 1972 et faire pression sur le gouvernement (Cogniot, 1978, p. 559). À travers ces débats, cette effervescence autour d’Illich et dans un contexte où les communistes s’étaient positionnés sur les questions scolaires, se posait la question du « gauchisme pédagogique ». Celui-ci n’apparaissait plus, aux yeux d’Hameline, comme « fournisseur d’initiatives individualisées localisées plus ou moins sauvages » mais comme « constructeur d’une utopie avec ses deux caractères d’illusion et de plausibilité ». Illusion, car l’utopie (u-topie) est le non-lieu par excellence caractérisant les pays imaginaires qui n’ont pas d’existence concrète. Mais plausible, car l’utopie peut générer des réalisations et des actions. Dans les quelques lignes retrouvées, on décèle la volonté d’opérer un pas de côté par rapport à cette actualité pédagogique comme si le praticien s’était mué dans une posture d’observateur éclairé du monde pédagogique. Au-delà des controverses et des procédés rhétoriques, que dire de l’expérience de pensée « Illich » en 1972 ? Il est vrai que l’argumentaire illichien avait irrité Hameline, notamment lorsqu’il condamnait le réformisme et les entreprises de rénovation et enfermait ses adversaires, soit dans la catégorie des réformistes se voilant la face, soit dans celle des conservateurs partisans de l’immobilisme et du statu quo. À ce titre, Hameline expliquait qu’il était logique que le P.C. et ce qu’il appelait « l’Église hiérarchique » aient réagi avec véhémence64. Fallait-il voir nécessairement dans l’engouement pour Illich « l’apparition d’un mépris pour les valeurs de vérité » ? Hameline relevait que beaucoup de personnes, et notamment au P.C., s’inquiétaient d’un « retour du “mysticisme” analphabète, du “spontanéisme” groupiste ou de l’autogestion fédéraliste »65.
Pour Hameline, il était possible de déceler une certaine proximité entre Illich et certains « tenants » de la pédagogie institutionnelle au sujet de la dénonciation de l’articulation savoir-pouvoir66. Cependant, par-delà l’étendard du « socialisme scientifique » souvent déployé au sein des milieux marxistes et communistes pour disqualifier les réflexions et mises en œuvre « utopistes »67, comment distinguer et évaluer ce qui se joue dans l’illichisme par rapport aux synergies pédagogiques en plein essor à cette époque ? Avec nuances et souci de la complexité, et pour ne pas céder à des schémas dualistes et manichéens, Hameline s’appuyait sur des propos de Georges Snyders dans le chapitre « Peut-il y avoir une pédagogie de gauche ? » de l’ouvrage Pédagogie progressiste (1971)68 pour situer et différencier les positions en jeu dans le débat :
Une école de gauche, pense Snyders, est une école où l’on enseigne des contenus de gauche, « scientifiquement » établis en leur vérité. Et pour cette tâche doctrinale l’École est nécessaire, en sa forme reçue, moyennement quelques aménagements. La Société que décrit Snyders est une société où il y a beaucoup à apprendre mais aussi beaucoup à transmettre et des rôles à garder. La Société que décrit Illich est une société où il y a beaucoup à apprendre mais peu à transmettre et où les rôles sont interchangeables.
Dans le numéro 41 de la revue Orientations, Hameline avait en effet produit un compte-rendu critique de la première édition de cet ouvrage auquel Snyders répondit dans la troisième édition parue en 1973. Ce texte était particulièrement révélateur du travail de lecture d’Hameline qui était sensible à la tentative de Snyders de délester le progressisme du faux progrès tout en restant critique de la tradition marxiste-léniniste assumée par un Snyders toujours proche du Parti communiste et dont le marxisme semblait se vivre telle une religion69. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le champ de la pédagogie française était alors à la croisée des chemins : garder l’institution scolaire et y agir, ou en finir avec celle-ci. Pour choisir entre ces « voies antagonistes », Hameline écrivait : « Reste à savoir si la promotion des classes culturellement défavorisées passe par l’une ou l’autre voie ». Cette réflexion l’amena donc à faire ce constat :
[…] Il est clair qu’aujourd’hui, grâce à son ampleur et à son monolithisme administratif, l’École demeure un enjeu dont on cherche à s’assurer le contrôle. Mais, d’autre part, malgré son risque constant de domestication au service d’une propagande ou d’une « reproduction » (quelle qu’elle soit), l’École peut-elle être remplacée comme moyen d’appropriation de la culture au service de ceux qui ne disposent en réalité, et malgré leurs apparences, d’aucun des canaux de l’acculturation que décrit Illich ? Les laissés – pour – compte risquent, bien, en définitive, d’être toujours les mêmes.
Dans quelle mesure en finir avec l’école pouvait être bénéfique pour les classes les plus défavorisées ? Les désaccords potentiels étaient effectivement nombreux entre Hameline et Snyders. Pourtant, il est intéressant de relever qu’un consensus commençait peut-être à se dessiner au fil des innombrables échanges par livres et compte-rendus interposés entre ces deux grandes figures de la pédagogie contemporaine. Sans sur-interpréter les zones de proximité entre ces deux œuvres, on peut sans doute estimer qu’ils avaient en commun une certaine philosophie de l’école. Les philosophes étaient nombreux dans les rangs des premiers universitaires en sciences de l’éducation mais tous ne travaillaient pas sur la singularité et l’importance de l’école. La critique de la forme scolaire ne pouvait déboucher sur sa disparition, notamment car cette évolution aggraverait les inégalités. Alors que les grandes figures de la revue Orientations s’étaient enthousiasmées avec la lecture d’Illich et que Snyders représentait indirectement ce parti dans lequel certains acteurs-clefs luttaient contre l’enseignement privé, Hameline, qui s’était préalablement investi dans la revue de pédagogie chrétienne, se situait en tant que lecteur méfiant des modes dans une sorte d’entre-deux.
Hameline et le marxisme de Snyders
Le troisième document que nous allons commenter est une recension de Daniel Hameline. Le compte-rendu porte sur l’ouvrage École, classe et lutte des classes (1976) de Georges Snyders dans la Revue Française de Pédagogie, une revue emblématique des sciences de l’éducation créée en 1967 où différents processus vont se jouer (Robert, 2001) : « scientifisation » de la recherche pédagogique puis développement de la sociologie de l’éducation. Nous venons de l’évoquer : Snyders était à cette époque une figure incontournable de la discipline. Agrégé de philosophie passé par la psychologie en province70, Snyders obtint un poste de professeur de sciences de l’éducation dans une université centrale dans le développement de cette discipline en France et devint pour plusieurs décennies un acteur central de la philosophie de l’éducation en sciences de l’éducation. Portés par des universitaires, souvent relativement jeunes, dans un contexte d’évolution des champs éducatif et économique marqué par les différentes mobilisations qui s’étaient déroulées durant les années 1960, les sciences de l’éducation étaient dans une phase d’institutionnalisation progressive. Ce recrutement de Snyders, alors que l’institutionnalisation de la discipline en France se caractérisait par un rapport très particulier aux synergies militantes, reste un élément important pour saisir l’activité éditoriale du philosophe et sa réception.
L’ouvrage Pédagogie Progressiste parut en 1971 à la suite de plusieurs articles publiés dans la revue L’Enfance, une revue fondée en 1948 par Henri Wallon et Hélène Gratiot-Alphandéry, et consacrée au développement de l’enfant71. Cette production se distinguait par la position philosophique surplombante assumée de l’auteur par rapport au monde pédagogique : « Trop souvent la pédagogie d’aujourd’hui est le domaine de compromis vagues, sans principes stables » (Snyders, 1971/1973, p. 7). Il considérait que cet ouvrage était « un essai théorique, idéologique » constituant « un effort de clarification idéologique » (ibid., p. 11)72. Par la suite, Snyders continua son projet théorique, en publiant en 1973 l’ouvrage Où vont les pédagogies non-directives ? aux Presses universitaires de France. Par « non-directifs », Snyders entendait différents auteurs, pensées et courants, qui ne se seraient pas nécessairement revendiqués comme appartenant à une même chapelle non-directive. On voit, dès la préface à la réimpression de l’ouvrage, la relative proximité avec Althusser et certains proches, et la singularité de ce qu’il pouvait faire. Snyders faisait référence au conseil d’Étienne Balibar qui proposait de parler, non de pédagogie marxiste, mais de « position marxiste en pédagogie »73 (Snyders, 1973/1974, p. 9). Dans cette préface, Snyders évoquait le fait de « chercher quelle forme propre le scolaire peut exercer, et à quelles conditions historiques, et sous quelles formes historiques, pour contribuer, sans illusion et sans abdication, à la transformation du social » (ibid., p. 9). Lorsque l’ouvrage École, classe et lutte des classes fut publié en 1976, cette production commençait par un double constat. Tout d’abord, il diagnostiquait l’actualité pédagogique du moment : « il n’y a plus de pédagogie concevable aujourd’hui qui ne prenne en considération l’apport de nos cinq auteurs : Bourdieu-Passeron, Illich, Baudelot-Establet » (Snyders, 1976, p. 17). Ensuite, Snyders faisait l’auto-critique de ces ouvrages précédents qui ne s’étaient pas confrontés pas aux problèmes de structures de l’enseignement et à la sociologie de l’éducation. L’institutionnalisation des sciences de l’éducation permettait, il est vrai, cette discussion entre sous-champs disciplinaires spécifiques (ici la philosophie et la sociologie de l’éducation). C’est cette rencontre entre la philosophie et les publications critiques des années 1960-1970 qui était au cœur du livre et l’enjeu du compte-rendu signé par Hameline,
Les relations entre Hameline et Snyders furent complexes et mériteraient une analyse complète74 et un travail spécifique75. Si l’on reconstruit a posteriori le commentaire d’Hameline, on pourrait dire qu’il s’évertua à mettre en évidence la spécificité de Snyders, « le seul d’entre les mandarins sans doute à être un peu connu des instituteurs, peut-être même de quelques ménagères » (Hameline, 1991, p. 59), dans sa manière de pratiquer une forme magistrale de lecture76. Dans le livre en question, c’était une lecture qui semblait condamner à l’avance des œuvres qui « conduisent la réflexion et l’action pédagogique dans des impasses dont le seul marxisme-léninisme aux couleurs du peuple de France peut nous sortir » (1977, p. 54). Hameline y voyait un « art de pousser les pensées qu’il combat jusqu’à l’extrême d’une logique, qu’il lui faut parfois “arranger” pour qu’elle fasse vrai, mais qui, au bout du compte, se révèle souvent vraisemblable » (ibid., p. 55)77.
Pour le recenseur Hameline, la position de Snyders était singulière à plus d’un titre. Tout d’abord, par le message qui y était délivré. Il fallait voir dans cet ouvrage signé par un philosophe un hommage au « terrain » et aux militants qui œuvrent dans le champ éducatif78. D’une certaine manière, c’est à l’adresse des gens ordinaires de la pédagogie79 que Snyders avait travaillé. Ensuite, la singularité de la position de Snyders se jouait dans les risques qu’il avait pris. Selon Hameline, les propos de Snyders pouvaient être qualifiés de « réactionnaires » en référence à un sens précis (car « il faut écrire “en réaction” contre ce que l’intelligentzia de gauche et d’extrême gauche compte de plus brillant, de plus élaboré »). Cependant, s’il se devait de « parler à contre-courant des salons et des salles de cours », le philosophe parisien prenait également le risque de passer pour un « réactionnaire », au sens politique du terme (ibid., p. 56).
La critique de la sociologie de l’éducation et de certaines publications sur l’École reposait sur un principe commun puisqu’elles se caractérisaient par une « démonstration absolue » qui pouvait apparaître comme « dogmatique » puisqu’aucune « marge de manœuvre » n’était alors possible. Avec ce livre, le message de Snyders reformulé par la lecture d’Hameline était en quelque sorte le suivant : « il reste quelques brèches à travers lesquelles élèves prolétariens, enseignants progressistes et forces de gauche peuvent travailler ce système au corps et lui faire faire parfois autre chose que ce pour quoi les bourgeois veulent qu’il soit fait » (p. 56). Un premier paradoxe émergeait alors, et Hameline le relevait : dans sa critique de la critique, l’auteur apparaissait presque comme un « modéré », et en tous cas un funambule pris entre lectures radicales et réalité du terrain80. Dans cette scène où Snyders, symbole de l’érudition livresque et de l’éternel commentaire philosophique, semblait relativiser les démonstrations érudites des livres phares du monde pédagogique de l’époque81, un autre paradoxe pouvait être relevé, et il était relatif à Marx et au marxisme. C’est « le paradoxe de la vérité » qu’Hameline restituait en ces termes : « les masses savent et pourtant elles ne savent pas » (p. 57)82. C’est le « socialisme scientifique » de Snyders qui s’exprimerait ici, mais sous une forme contradictoire : « un mixte de sagesse praticienne et d’analyse théoricienne » (p. 57). Au final, Hameline pouvait parler d’un ouvrage qui pouvait faire « œuvre de militants » et permettre à l’auteur d’échapper à la « spéculation du philosophe en chambre »83.
Parmi les quelques critiques formulées, Hameline pointait des passages précis où certains éléments d’instruction et de raisonnement auraient pu être travaillés différemment (notamment au sujet des informations relatives à l’école polytechnique en République Démocratique Allemande mais également les commentaires autour de la liaison « école-vie active » et « école-travail technico-industriel »). D’autres critiques portaient sur l’usage de certains concepts marxistes. Le concept de « classe » était pointé du doigt par Hameline : qu’est-ce que désigne dans les années 1970 la notion de « classe prolétarienne » ?84 Quid également du concept d’Appareil Idéologique d’État (AIE) proposé par Althusser en 1970 ?85 Hameline soulignait à très juste titre que Snyders n’avait pas mené l’analyse des appareils à laquelle, en tant que marxiste s’intéressant à la pédagogie, il semblait prédestiné. On pouvait d’ailleurs voir à cet endroit un paradoxe : Snyders assumait de se référencer à Althusser et Balibar tout en critiquant le travail de Baudelot et Establet alors que l’ouvrage L’École capitaliste en France était en réalité issu d’un groupe de travail autour d’Althusser et comprenant, sans s’y restreindre, les quatre personnes évoquées (Riondet, 2021).
Avec cet ouvrage qui, selon Hameline, « ne manqu[ait] pas de souffre pour la “dynamisation” des lecteurs » tout en étant marqué par « quelque chose de retenu où la sagesse se fait méfiance et défensive » (p.59), le recenseur et le recensé semblaient se rejoindre autour de l’importance de la dimension culturelle de l’École :
Courageusement, Snyders illustre le propos de Jean Lacroix86 : les communistes ont de la mémoire, les anarchistes, de l’imagination87. Et il ajoute : nous sommes tous un peu communistes et un peu anarchistes. Plaidoyer pour la culture, plaidoyer pour la mémoire. L’appropriation est d’abord assimilation avant d’être, dans les meilleurs cas, création ? Et ce qui manque aux enfants prolétariens, c’est bien le moyen d’assimiler. Pour Snyders, le handicap n’est pas factice : il y a bien un manque. Sans doute, il existe un mode de vie ouvrier avec ses manières, ses richesses, ses traditions, son intelligence des choses. Et l’école a, à son égard, bien des attentes négatives ? Mais la culture, ce n’est pas Verchuren. C’est Mozart. Mozart constitue un progrès historique de la société humaine, désormais inscrit dans un patrimoine auquel le prolétaire a droit, dont il est déshérité sans le savoir. Le rôle de l’école est de rendre aux héritiers, les vrais, leur héritage. Et c’est à cette condition que l’on fera du neuf. Ne pas avoir été à même d’aimer Mozart est un manque. Même si je prends mon pied en écoutant Verchuren. Les hommes ne sont créateurs qu’intégrés dans l’histoire, qu’intégrant les acquis de l’histoire. D’où le rôle de l’école : faire accéder à la liberté par la connaissance des vraies sources et mobiliser pour l’action, qui est commencement parce que suite, suite qui prolonge et contredit à la fois
(p. 59).
Tout en acquiesçant au sujet de l’importance culturelle de l’éducation scolaire, Hameline prenait quelques distances avec la conception très restreinte de la culture scolaire défendue par Snyders88. Néanmoins, on peut se demander si cette recension ne témoignait pas de l’évolution de Hameline lui-même. Après avoir été au cœur de l’effervescence pédagogique des années 1960, il incarnait, à sa manière, la posture du philosophe face à la pédagogie (que développait Snyders depuis plusieurs années avec un style qui lui était propre). Au-delà du rôle épistémologique dévolu ordinairement à la philosophie au sein des sciences de l’éducation, quelque chose d’autre était alors à l’œuvre : une sorte de résurgence de la position surplombante du philosophe s’intéressant à l’éducation (du type science de l’éducation fin XIXe) mélangée à une tentation d’intervention au sein des sciences humaines et sociales de l’éducation (très caractéristique des années 1960-1970) et associé à un parti pris en faveur de l’action pédagogique encourageant les praticiens à faire évoluer leurs pratiques et l’institution dans laquelle ils évoluaient.
Quoi qu’il en soit, ce livre pouvait être perçu comme un hommage aux enseignants progressistes qui œuvraient au quotidien pour faire évoluer l’école, les situations d’enseignement et permettre à l’institution scolaire de contribuer à la transformation sociale. Via la recension d’Hameline, le livre prit en réalité la forme d’un double rappel. Un premier rappel était implicitement adressé aux conservateurs : il y a, de fait, différentes manières d’accéder à la culture par l’action éducative et scolaire. Un autre rappel était en jeu à l’intention d’un autre destinataire, les novateurs en pédagogie : les réélaborations pédagogiques ne doivent jamais renoncer à la transmission culturelle et à l’entrée dans la culture. Ces deux rappels convergeaient en un énoncé : tout le monde doit pouvoir accéder à la culture et la scolarisation doit en être un des moyens les solides.
Conclusion : pédagogie et sciences de l’éducation d’hier et d’aujourd’hui
Ce texte constitue un premier travail sur quelques recensions et interventions de Daniel Hameline, réalisées et publiées à des moments différents. La première recension de l’ouvrage de Lobrot est emblématique de ce qui se joua au niveau du champ de la pédagogie dans les années 1960. La seconde nous renseigne sur les théories critiques qui circulèrent entre le champ scientifique et le champ pédagogique dans les années 1970. La troisième, plus tardive, prolonge ces débats sur les théories critiques concernant l’éducation en introduisant une réflexion sur la relation entre chercheurs et praticiens. Si on attend des universitaires une activité intellectuelle critique, il est logique d’estimer que les universitaires spécialisées sur les questions éducatives puissent déployer un propos critique par rapport à ce qu’il se joue dans le champ de la pédagogie. Dans ce contexte de théorisation et de problématisation des questions pédagogiques où les références à Lobrot, Illich et Snyders proliférèrent en étant réutilisées avec plus ou moins de justesse89, on pourrait dire, avec des termes althussériens, qu’à travers ces productions, Hameline s’est débattu avec des personnages idéologiques concrets apparus sous les traits de formes déterminées qui ne correspondaient pas nécessairement à leur identité historique littérale90. À travers les trois épisodes étudiés, on peut considérer qu’Hameline, dont la position dans le champ avait progressivement évolué (d’acteur de la pédagogie à universitaire), se distingua alors par une critique de la critique pédagogique critique. Il mena à cet égard une critique argumentée d’auteurs ayant pris part à la grande critique éducative, pédagogique et scolaire des années 1960 et 1970 et qui avaient mobilisé leurs propres références et raisonnements « critiques ». Cette formulation ne signifie pas qu’il s’agissait de réduire la critique, fût-elle pédagogique, au silence, mais qu’il était nécessaire de discuter de cette critique, parfois pour la compléter, la rectifier ou la nuancer, ce qui demandait à Hameline un background de références très diversifiées.
Des études ont abordé les « ouvrages princeps » en charge de la délimitation du champ des sciences de l’éducation (Savoye, 2015) en mentionnant un contexte éditorial concurrentiel entre les Presses universitaires de France, les éditions Centurion, les Éditions Sociales Françaises91. Si ces publications n’ont pas nécessairement eu d’impact direct sur les contours de la discipline, en termes de maquettes de formation et d’enseignements, nul doute que ces productions ont été au cœur des luttes en jeu dans l’institutionnalisation du champ scientifique. Pourtant, notre modeste étude autour d’Hameline et à partir de divers documents permet de se rendre compte combien toute une histoire éditoriale et livresque des sciences de l’éducation reste encore à écrire et à transmettre.
À l’issue de cette étude qui prolonge d’autres travaux insistant sur l’importance de l’analyse des recensions et autres documents de la vie intellectuelle lorsque l’on s’intéresse à un champ scientifique (Martin, 2017 ; Riondet, 2022), c’est bien la dimension sociale de la connaissance, le caractère collectif de la production scientifique et les controverses qui se retrouvent mis en valeur. Lorsque l’on se penche sur les productions d’Hameline92, on ne peut être qu’interpellé par son érudition mais on constate également que l’activité de lecture et les relations épistolaires étaient alors particulièrement importantes dans l’élaboration de ses positions. On pourrait même faire l’hypothèse qu’elles constituent les traces d’une époque qui précéda l’émergence de l’« université de masse »93, marquée dorénavant par le manque de temps, la profusion des ressources et sans doute une évolution des usages et des pratiques intellectuelles et académiques. Se plonger corps et âme dans la compréhension de ces épisodes ensevelis de l’histoire de la pédagogie et des sciences de l’éducation constitue une occasion privilégiée pour retrouver des débats et des controverses d’une grande profondeur, pour mieux comprendre certaines périodes (comme les années 1960 et les années 1970), mais également pour se rendre compte de ce que sont devenus le champ de la pédagogie et celui des sciences de l’éducation en France.
On pourrait tout d’abord se demander si l’accélération et la productivité en jeu dans l’activité scientifique contemporaine ne sont pas devenues incompatibles avec le fait de prendre du temps pour renouer avec les expériences de pensée qui nous ont précédés. Ce geste consistant à redécouvrir des mondes de pensée ensevelis et à questionner notre rationnalisé pédagogique contemporaine au prisme de ces détours semble difficilement compatible avec le « présentisme » scientifique ne s’intéressant aujourd’hui qu’aux objets « chauds » de l’actualité (d’autant que les projets financés ont pris beaucoup de place dans la vie scientifique et dans son évaluation et encouragent ce type d’intérêt). Pourtant, cette pratique presque perdue de la lecture et de la problématisation contribuerait à faire du chercheur un penseur inactuel, ce qui constitue une position nécessaire pour accéder à un certain niveau de réflexivité dans le travail scientifique et ne pas cantonner le chercheur à un rôle d’expert au service d’un pouvoir, quel qu’il soit, et de conseiller du prince.
Ensuite, on pourrait s’interroger actuellement sur le manque de dialogues intra-disciplinaires réels94 (à l’intérieur des sciences de l’éducation et de la formation) entre approches et sous-champs disciplinaires (sociologie, histoire, philosophie, psychologie, didactique). À cet égard, il faudrait éprouver l’hypothèse d’un émiettement de la discipline suite à l’extrême spécialisation des sous-champs disciplinaires en jeu dans les sciences de l’éducation et de la formation en lien avec la nécessaire recherche de légitimité relative à l’objet étudié (l’éducation et la formation) au contact des champs de référence (faire exister la sociologie de l’éducation au sein de la sociologie, l’histoire de l’éducation au sein de l’histoire, la philosophie de l’éducation au sein de la philosophie, etc.). Si l’on considère qu’être reconnu comme sociologue, historien, philosophe ou psychologue de l’éducation, c’est à la fois dépendre d’une discipline de référence (la sociologie, l’histoire, la philosophie, etc.) et chercher à délimiter un territoire spécialisé sur l’éducation au sein de ces champs disciplinaires, on peut penser que ces processus empêchent, peut-être, la constitution d’une connaissance globale et transversale des différents types de travaux qui peuvent être menées en 70e section.
Enfin, comment ne pas relever la mise à l’écart de certaines formes de problématisation politique ? Si aujourd’hui, quelques annonces médiatiques ont réussi, semble-t-il, à convaincre l’opinion publique française de l’existence au sein du monde universitaire de travaux jugés trop engagés et trop militants (car posant les problèmes de manière critique en lien avec certaines références pourtant reconnues dans le monde entier95), on pourrait au contraire se demander si on n’assiste pas davantage, dans le champ universitaire et notamment dans les sciences de l’éducation contemporaines, à la disparition de la problématisation politique des processus éducatifs. Si ce constat s’avérait crédible, il serait intéressant de se questionner sur les processus qui ont rendu possible un tel phénomène et sur ce que notre communauté peut en faire.
Pour tenter d’élaborer ce type de problématisation, on assiste aujourd’hui à l’emploi de la formulation « pédagogie critique » (ainsi que la formulation de « penseurs critiques »). Il est difficile de dire ce que deviendra cette « catégorie » à l’avenir dans le champ de la pédagogie mais il faut reconnaître que les épisodes évoqués dans cet article restent encore trop largement méconnus. Comment penser que les réflexions mobilisées dans ces documents soient inutiles pour comprendre l’actualité et essayer de répondre aux défis éducatifs contemporains ? De plus, il faut aussi reconnaître que le monde de l’éducation s’est profondément modifié, et notamment en France, et se compose d’une multitude de situations. Aujourd’hui, la scolarisation de masse s’est imposée. Le pourcentage de réussite d’une classe d’âge au baccalauréat a considérablement progressé. L’idée d’éducation tout au long de la vie s’est institutionnalisée et l’insertion, devenue le maître-mot de notre société, repose sur les compétences et la certification de chacun et chacune pendant que la langue, mais aussi les normes et les valeurs de l’entreprise ont conquis le champ éducatif. Par ailleurs, l’hypothèse d’une forme dématérialisée d’institution scolaire a très provisoirement été mise en place lors des épisodes de confinement suite à la pandémie de la Covid-19 (complexifiant les réflexions au tour de la question des inégalités). Pourtant, les propos dénonçant les inégalités et les crises n’ont cessé de se faire entendre. N’y aurait-il donc rien à dire aujourd’hui en relisant les figures majeures des débats pédagogiques des années 1960 et 1970 que furent Hameline, Lobrot, Snyders, Illich ainsi que les autres protagonistes évoqués dans cet article et qui n’ont pas encore été « célébrés » comme de grandes figures de la pédagogie96 ?
Dans la post-face qu’Hameline signa pour l’ouvrage de Snyders intitulé Y a-t-il une vie après l’école ? (1996), le professeur qui officiait alors à Genève fit un commentaire que certains trouveront lucide et d’autres désabusé :
Est-il vraiment utile, à plus de vingt ans de distance, de rappeler ces combats d’idées dont, sans nul doute, nous ne sommes plus que quelques-uns à nous souvenir, même s’ils firent les beaux-jours des « sciences de l’éducation » de ce temps-là en France ?
(Hameline, 2017, p. 98)
Indéniablement, ces épisodes sont encore trop méconnus par la communauté (et encore plus en 2022 qu’en 1996). Pourtant, s’y intéresser est encore utile, ne serait-ce que pour prendre la mesure du travail effectué il y a quelques décennies et ne pas faire moins bien que ce qui a été déjà été fait. Cependant, au-delà de l’utilité, il faut être conscient que cet intérêt pour cette histoire ensevelie est aussi nécessaire pour rendre visible et faire perdurer une tradition de recherche et de réflexions dans laquelle la philosophie, l’histoire et la pédagogie sont liées, dans l’optique de rendre possible une attitude réflexive critique dans la recherche et dans le champ pédagogique.