Hommage à Guy Avanzini

Prudences et audaces de la via media

DOI : 10.57086/lpa.234

p. 229-239

Plan

Notes de la rédaction

Ce texte a été prononcé par Daniel Hameline en conférence de clôture du « Colloque Guy Avanzini » à l’université catholique d’Angers les 10 et 11 mai 2001.

Il nous a été offert par Daniel Hameline le 18 octobre 2022 à l’annonce du décès de Guy Avanzini. Le comité éditorial de La Pensée d’Ailleurs a eu le plaisir de l’insérer dans ce numéro 4 le jour même de sa communication.

Texte

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Est-il nécessaire de préciser, en clôturant ces journées, que nous ne nous sommes pas réunis, même dans les locaux de cette université fort catholique et fort romaine, pour faire le « panégyrique » du saint ? Un tel exercice amène l’orateur à célébrer l’héroïcité des vertus. Il nous contraindrait donc à faire l’apologie de l’excès. Certes, il est édifiant de contempler l’excessif en ses entreprises. L’excès annonce le dépassement de soi. Il révèle ce qu’un tel dépassement peut revêtir de magnanime. Mais, plus prosaïquement, l’excès peut rendre compte de la présence troublante de la passion.

Le trouble surgit du fait que l’on ne sait pas à quoi s’en tenir. Il s’installe, tout autant, du fait qu’on ne le sait que trop. On ne le sait que trop, car, selon la célèbre formule de Fourier, « l’intelligence survient dans le prolongement des passions ». Une vie intellectuelle ne peut être pleinement vécue que dans une réciprocité partageante mais aussi conflictuelle. Elle n’est passionnante que passionnée. Un tel énoncé est banal. Il a l’innocence des vérités communes. La réalité, elle, en est singulière. Elle est de chair et d’émoi. Néanmoins sa vérité n’est pas de ce monde.

Nous ne sommes pas là pour faire l’inventaire des mérites du mortel Avanzini, mais pour préjuger d’une certaine immortalité de son œuvre. En usant d’une pareille emphase, je me garderai de prédire qu’elle est appelée à se pérenniser au point d’assurer à son auteur quelque entrée dans la gloire : nous ne sommes pas concierges des panthéons futurs. Parler d’immortalité ici, sans ridicule, c’est évoquer le simple fait que l’œuvre est séparable de l’ouvrier. N’importe qui, dès lors, peut, illo absente, la faire revivre pour son usage et pour l’usage d’autrui, tout de suite, ou plus tard. Le « produit » est « livré », en quelque sorte.

 

L’œuvre est là, par les acquêts dont nous pouvons maintenant, disposer. Mais si elle est interrogeable en tant que « produit », elle l’est, par le fait même, en tant que « processus ». Car le « produit » manifeste le « processus » : la manière, les modalités, l’entreprise.

Un exemple de la via media dans le travail de la pensée

Toute œuvre intellectuelle se qualifie par les champs qu’elle explore. Et les champs que parcourt l’œuvre d’Avanzini sont variés. Ils le sont beaucoup plus que beaucoup l’imaginent. Ses apports conceptuels à la compréhension de l’éducation des adultes, par exemple, méconnus par bien des réseaux de « spécialistes », demeurent éclairants et originaux. Son concept – car c’en est un – d’« anthropolescence » devrait être de référence classique, comme l’ont rappelé Charles Hadji ou Jean-Pierre Boutinet, au cours du présent colloque.

Mais une œuvre intellectuelle trace aussi des voies. Ces voies peuvent être des chemins de détour, des promenades buissonnières, ou, au contraire, ce que les alpinistes appellent des « voies directes ».

De façon préférentielle, l’œuvre intellectuelle d’Avanzini trace une voie. Peut-on aller jusqu’à dire que cette œuvre est un constant discours de la méthode ? Si methodos désigne, en grec, la « route tracée au beau milieu », je vous proposerai de comprendre cette œuvre en l’affectant de ce constant souci de méthode. Mais la condition sera de tenir ce « souci », non pour une anxiété paralysant l’intelligence des choses, mais pour une détente de l’esprit qui en assure la mobilisation.

Mobilisme

Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire : que l’on me permette de paraphraser le titre de la thèse soutenue par Guy Avanzini en 1973. La « route au beau milieu » nous conduit à promouvoir, comme milieu juste (la mesotès d’Aristote) non le point central, punctum immobile, mais le passage du mobile, le perpetuum mobile potentiel. Je tiens la pensée d’Avanzini pour un « mobilisme », et la via media, comme exemplaire du passage de la mobilité.

Mais Jankélévitch (cf. 1947) nous a cent fois mis en garde : la lecture de la médiété est équivoque, et elle l’est par définition. Seul l’excès est simple, parce qu’il est « entier ». L’homme de la via media est double. Il risque à tout moment le flagrant délit de duplicité. Voyez la métaphore de l’ondoyance, telle qu’elle fut appliquée parfois à la pensée d’Alain. Ce qui caractérise toute mobilité médiane, c’est la ténuité de l’équilibre donné en montre. Le funambule suscite l’ambivalence des sentiments : il tient, il tombe, il va tenir, il va tomber, qu’il tienne, qu’il tombe… mais qu’on en finisse, avec ce jeu du risque qui n’en est peut-être que le mime.

Revendiquer la médiété est équivoque. Philippe Perrenoud n’a pas tort de trouver que mon éloge récurrent de la « médiocrité » constitue une ruse plus qu’une argumentation.

Guy Avanzini serait-il passible du même grief ? L’usage qu’il fait de la via media n’est point d’un rhéteur, même si la rhétorique en est démontable. C’est un usage d’usager. Cette route, il l’emprunte, comme on dit. Mais – chacun le sait – c’est l’emprunteur qui fait que la route est « route » et non point seulement chaussée. Qui « fait route », fait la route. Il est donc de sa responsabilité qu’elle soit via media. Et c’est précisément la manière dont il fait route qui permet de marquer la cohérence entre l’opus et la via, entre l’entreprise et la méthode.

Une rhétorique de la concession

L’un des indicateurs de cette manière avanzinienne est son approche résolument concessive. L’activité grammaticale concessive est l’un des moteurs du « mobile » sur toute via media. Celle-ci ne nie pas les extrêmes, mais fait route entre eux. Antoine de la Garanderie, qui, lui, est un excessif par jubilation créative de la pensée, disait tout à l’heure d’Avanzini, qu’il n’était ni un intermédiaire, ni un entremetteur, mais que son art était de « rendre ». Rendre aux excessifs leur dû, une fois que l’arpenteur a pris la mesure de ce qu’ils proposent.

Le shifter de la pensée sur la via media, est le « certes… ». Cet adverbe « concède ». Mais la concession est une manœuvre qui exile, pour un temps, la certitude chez les interlocuteurs. La concessive est évidemment dialogique. Elle est prévenante, pratiquant la prolepse : « vous me direz, bien sûr… ». Elle multiplie les incises atténuatrices ou spécificatrices. S’il fallait lui trouver une métaphore en rapport avec la locomotion, on pourrait adopter celle du frein-moteur. Une telle syntaxe conduit résolument le propos, mais au prix de le freiner perpétuellement. La subordonnée ou l’incise, selon toute apparence, le retardent. En réalité, elles « négocient », comme disent les pratiquants de la formule 1.

On pourrait multiplier les exemples de cette rhétorique de la via media. On en proposera quelques-uns, à titre illustratif, laissant aux rhétoriciens ou aux linguistes le soin de pousser plus loin mes analyses. Ces dernières avouent la métaphore, ce qui est reconnaître l’approximation impressionniste.

Dans un article consacré au couple notionnel « Éduquer/instruire » (1985), Avanzini entreprend de « préciser pourquoi les années 68 furent marquées par la priorité de l’éducation et la défaveur de l’instruction ». Avanzini est un de ces penseurs qui connaissent l’exacte portée du vocabulaire qu’ils emploient. Notons que, sous sa plume, le verbe « préciser » introduit une véritable période de onze lignes. On y relèvera les incidentes où se marque la constance d’une « négociation » avec la « route ». Le mouvement de la pensée, inséparable de son flux oratoire, y trouve ce jeu de statique et de dynamique où se réalise l’avancée méthodique sur la methodos.

Cela tenait à ce que, quoiqu’il en fût d’autres tendances, diverses publications notoires et plusieurs secteurs de l’opinion accusaient alors l’école de tout sacrifier – encore que sans y parvenir – aux savoirs et de ne reconnaître que l’intelligence verbo-conceptuel ; cette mise en cause s’est amplifiée dans un climat naïvement anti-intellectualiste qui, indépendamment de l’authenticité des doctrines mobilisées, se réclamait à tort ou à raison de la non-directivité de Rogers, de la pédagogie institutionnelle d’Illich et de quelques autres…
(p. 11).

On retrouve la même démarche de pensée dans une notice historique de 1984 « à l’occasion du centenaire de l’enseignement de la “science de l’éducation” ». Avanzini effectue la captatio benevolentiae du lecteur en citant un texte particulièrement sarcastique sur le « fourre-tout universitaire » que constituerait tout département de sciences de l’éducation. Avanzini commente. Il concède :

Quoi qu’il en soit des méprises et des outrances dont il n’est pas exempt, l’article dont ces passages sont extraits mérite attention. Publié dans une revue très sérieuse, il exprime un point de vue qui, pour excessif, incomplet ou inexact qu’il soit, est, même à tort, trop fréquemment partagé et proclamé pour ne pas requérir de chercher ce qui en permet la diffusion et l’audience. Certes, il cède à la tentation de caricaturer […]. Il reste qu’on ne saurait se contenter de lui opposer des protestations et qu’il doit aussi inciter à s’interroger sur les déviations que, à sa façon, si mauvaise soit-elle, il dénonce.
(p. 7).

« Outrances », « excessif », « à tort », « caricaturer », « mauvaise façon » : l’article cité a tout pour être écarté par l’homme de la via media si ce dernier se définit par sa répulsion vis-à-vis des écarts de langage et des exagérations dans la pensée. Mais l’homme de la via media, selon ce que nous en montre Avanzini en ce passage, est un dialogique. Il n’écarte pas l’écart. Il lui concède une place, mais il multiplie les avertissements : lui « rendre » sa part de vérité n’est pas fournir le gage qu’on l’approuve. Néanmoins, il appelle les excessifs de l’autre bord, qui seraient tentés de récuser cet auteur sans l’entendre, à lui prêter quelque attention méthodique.

Le vigile de la méthode

En 1986, Guy Avanzini adopte de nouveau cette posture de vigile de la méthode. On pourrait presque la qualifier de « méthodiste », si le terme n’était pas déjà réservé à une signification religieuse qui en empêche tout autre usage… Son emploi aurait ici un avantage : il permettrait de ne pas qualifier Avanzini en lui attribuant le souci de la « méthodologie ». Ce serait, certes, apparemment le flatter : un « méthodologue » est autre chose, n’est-ce pas, qu’un « agent de la méthode » … En réalité, « méthodologie », apparié à « problématique », est devenu un fusil d’opérette pour fantassins du rang dans la troupe des sciences humaines… Le suffixe -logie, loin d’en renforcer le sens, n’est là, le plus souvent, que pour assurer une amplification pseudo-scientifique. Cette inflation use le vocable. Et si l’on veut qualifier l’agent de la méthode, il me paraît salubre d’écarter ce terme rendu exsangue par un usage intempérant, dont l’œuvre d’Avanzini est un fidèle contre-exemple.

L’article porte un titre qui dit bien le projet : « À propos de la didactique : il n’y a pas de “consensus” ». « À propos de… » : voilà bien l’annonce d’un exercice de vigilance. Ici ce sera la vigilance sémantique. Une notion – celle de didactique – est « à la mode » (p. 3). Son essor devrait être apprécié, « si l’on n’avait mille raisons de craindre qu’il ne s’accompagne de dénaturation ou de contre-sens insolites, donc de le soupçonner » (id.). Nous avons montré l’agent de la méthode dans la fonction dialogique. Le voici maintenant dans le rôle du « soupçonneux ». Un consensus est-il en vue ? Le « méthodique » propose de consacrer « quelques lignes » à chercher dans quelle mesure cette promotion d’un vocable au rang de terme consensuel constitue une régression ou un progrès.

Cette posture semble passée à l’état de « métier » chez Avanzini : elle est à la fois réitérée chez lui, et attendue désormais de lui, constituant sa « marque propre » et son apport singulier à la pensée commune. On la retrouve ainsi en 1988. L’objet n’en est plus la didactique mais une autre « mode » qui a saisi le « monde » des formateurs d’enseignants, voire le monde des enseignants lui-même : la différenciation, l’enseignement différencié. Avanzini se propose d’en examiner les « mérites, obstacles et exigences ». Et c’est effectivement le même type de vigilance sémantique qu’il déploie méthodiquement, pour recommander, avec André de Peretti, « la recherche de formules de compromis qui ne soient pas compromissions » (1988, p. 10).

La via media pédagogique

Mais la pensée de Guy Avanzini n’est pas « pensée de méthode » à cause de la seule posture adoptée, et la voie n’est pas « médiane » par la seule manière de saisir les objets et de les tenir à distance dans le même mouvement. Cette attitude intellectuelle vaudrait quels que soient ces objets étudiés par celui qui l’adopte.

C’est en tant que pensée de l’éducation qu’on peut juger l’entreprise intellectuelle de Guy Avanzini comme exemplaire d’une via media prudentielle et audacieuse. Précisons tout d’abord, comme l’a fait Michel Soëtard au cours de ce colloque, que la pensée d’Avanzini n’est pas simplement « éducative », elle est proprement pédagogique. Son souci est bien de cerner les tenants et aboutissants de toute action éducative, et d’en dégager les finalités, avouées ou non.

Action éducative

Pour Avanzini, une action éducative, quel que soit le contexte où on la mène, est affectée d’une myopie plus ou moins contrôlée. L’action a pour nécessité logique d’être aporistique. Elle ferme le cercle en vue de l’ouvrir. Elle pose les contraintes comme conditions et déterminations des ressources. Elle conduit à s’instaurer dans les contradictions pour s’y enchevêtrer et en tirer parti. J’ai eu l’occasion de développer cette pensée de l’action éducative, lors du colloque tenu à Lyon, en 1989, sous la présidence de Guy Avanzini, pour le 20e anniversaire de l’instauration des « sciences de l’éducation » dans cette ville universitaire (cf. Avanzini, dir., 1992). Je tentais de montrer en quoi une action éducative n’est pas une action moyenne, mais une action modale. Elle cherche des modalités, en vue d’une faisabilité, comme on dit dans le management, qui compose avec la donne et qui, de ce fait, est sans issue qui satisfasse l’esprit.

La via media y est circulaire. Le cercle est-il vicieux ou vertueux ? Le destin de l’action est-il de passer, sans y voir vraiment clair, d’une qualification du cercle à son contraire ? Guy Avanzini décrit cette incertitude essentielle de façon particulièrement parlante. Ainsi, il vient de montrer comment l’acte d’enseignement mobilise nécessairement des variables d’ordre différent. Et il commente :

(Ces variables), l’acte d’enseignement consiste à tenter de les harmoniser. Or cela n’est jamais garanti à l’avance et, s’il y a précisément des échecs, c’est le signe que leur accord n’est ni donné, ni promis, mais à rechercher, avec des risques et au terme de tentatives qui n’en comportent pas inéluctablement l’heureuse issue. De ce point de vue, attestant que l’on a, au moins dans certains cas, réussi la conciliation, le succès de l’éducation est aussi étonnant que son contraire.
(1986a, p. 5).

Même lorsqu’un accord a été dégagé par des formateurs sur les finalités qu’ils poursuivent :

La manière de les atteindre n’en est pas déductible, mais doit être inventée, avec tous les risques que cela comporte
(1986b, p. 33).

Pensée de l’éducation

Pour Avanzini, la pensée de l’éducation est une clairvoyance plus ou moins menacée. Elle a pour finalité praxique de n’être pas aporistique. Il lui faut trouver une issue intelligible, discursive, voire diaïréique, sous le signe de la cohérence pensée. Cette cohérence « compose » elle aussi, mais avec des exigences d’intelligibilité. Elle consiste à assumer une antinomie : être fidèle à ce qu’on a posé, admettre dans la construction ce que, au premier abord, on n’y avait pas mis. Au contraire de la déontique de l’homme d’action, celle du penseur tient à une totalisation sans clôture.

Aussi bien, écrit Avanzini en 1983 (p. 151), notre propos délibéré demeure-t-il de soutenir simultanément, sans jamais oublier l’une des composantes, la double démarche que met en œuvre toute pratique éducative, donc de traiter, sans jamais les confondre, les deux registres autonomes et indissociables, dont la gestion articulée fait la difficulté spécifique de la recherche en la matière.

Action, pensée, institution

Mais Guy Avanzini, comme il se doit pour qui tente de comprendre, ne peut pas ne pas inscrire cette cohérence de la pensée dans le temps et l’histoire, c’est-à-dire l’institution. C’est dans le rapport des choses instituées et des initiatives instituantes que l’action éducative et la pensée de l’éducation trouvent leur conjonction à la fois nécessaire et hasardeuse.

Sur la via media le penseur prend le temps de l’acteur, mais l’acteur est pris par le temps de l’instituteur, au sens ancien de qui introduit dans l’institution. Ce temps est le temps de qui innove en faisant durer, de qui fait durer en innovant. Avanzini ne répugne pas à pratiquer la métathèse, qui est l’une des manifestations paradoxales de l’inversion pratiquée par les penseurs de la via media. « Des illusions d’une politique à la politique des illusions », titre-t-il quelque part.

Dans bien des cas, la métathèse est une facilité que l’on se donne. Mais la formulation métathétique est tout autant exploration, « pour voir », d’un répondant de la pensée. Le jeu est aussi méthode, à la condition qu’il ne s’érige pas en système, en raison de quoi il redeviendrait jeu, voire coquetterie.

Guy Avanzini, progrediens in media via, fait sien le paradoxe de Gourmont dans ses propres Promenades philosophiques (1905-1909) : « la constance est la raison de l’évolution, et l’évolution est la condition de la constance » (cité par Meylan, 1939, p.13). Le temps du passé qui dure, l’imperfectum des anciennes grammaires latines, inclut dans la stabilité récitative de cette durée – il était une fois… –, l’instabilité effective des hommes et des choses. Penser sur la via media, c’est corriger les excès de la doxa par les labilités du paradoxe. Mais toujours à la même condition : que le paradoxe ne soit pas le masque d’une absence de la pensée et qu’il fournisse toujours à l’interlocuteur le moyen d’opérer la contrebalance.

Ennemi de l’excès, adversaire du consensus

La via media donne à voir le risque du malentendu. On y pratique un « ni… ni » qui, malgré ses apparences de refus des extrêmes, ne consacre pas leur diérèse. Combattre ouvertement le malentendu n’est pas exclure le noir pour la seule ostentation du blanc, ni vice versa. Quand le « pédagogiquement correct » est à l’assertion excessive, l’audace est de passer pour timoré. Cassandre dissuadait ses compagnons non pas de leurs audaces, mais de leurs témérités. Une fonction monitorale est à exercer. Un penseur comme Avanzini l’assume, non sans art oratoire, non sans ironie parfois et, même quelquefois non sans véhémence. Il l’assume in via, et non pas in situ, non pas extra muros super monticulo, mais in sinu plebis ambulantis.

Se gardant bien d’être le prophète imprécateur, juché sur son promontoire et montrant du doigt la citée perverse et ses excès, l’arpenteur de la via media marche, quasiment perdu dans la foule de ses semblables. Il n’y joue pas, néanmoins, le rôle d’entremetteur de la bonne entente. Du prophète qu’il ne veut pas être, il assume la fonction d’empêcheur qui dévoile les feintes du « bien entendu ». Rien n’est jamais bien entendu. Ce roulier pratique une médiété mobile, la médiété du débat toujours à reprendre contre la fausseté dialogique des optimalismes et la médiocrité nomologique des maximalismes.

Le passant de la via media est à la fois l’ennemi des excès et l’adversaire du consensus. L’excès est un mélange très résistant de naïveté et de mauvaise foi. Le consensus est un mélange non moins résistant de bonne volonté et de restriction mentale. La via media n’est pas le juste milieu. Elle est, au contraire, le contournement juste du milieu. Quelqu’un m’a demandé un jour, s’imaginant m’offenser : ne seriez-vous pas le Raymond Devos de la pédagogie ? Inspirons-nous un instant de ce maître en son inimitable jonglerie avec les mots : le milieu juste n’est pas juste au milieu (ce serait quand même un peu juste…). Le milieu juste est au beau milieu.

L’erreur vient de ce qu’on imagine que le centre est le milieu. Le centre est un point virtuel et calculable. Le milieu est l’espace des allées et venues que mène la via media dans les multiples entre-deux de la contradiction. Si l’on veut changer de métaphore, on pourra se tourner vers ce sport populaire qu’est le football. J’y pense, parce que mon père fut, au début des années Trente, un des très bons « milieu de terrain » du Championnat de France amateur. À cette époque-là, on nommait ces joueurs des « demis ». C’est effectivement leur jeu qui montre combien le beau milieu est mobile. Le rôle des « demis » était de « passer », quand la tactique exigeait que ce ne fut ni par le « centre », ni par les « ailes ». « Passer » et surtout « faire passer ». La mobilité du jeu passe – c’est le cas de le dire – par le travail des « milieu de terrain ». À leur sujet, vient à l’esprit, comme au sujet du roulier de la via media, cette pensée de Pascal : « on ne montre pas sa grandeur pour être une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux » (Lafuma, 229).

Ainsi, commentant la fonction de « postulat déontologique » de l’assertion selon laquelle tous les êtres humains disposent d’un potentiel intellectuel égal, Guy Avanzini (1992, p. 6) insiste, en quelque sorte, sur ce même devoir de « passer » et de « faire passer » le postulat, sans attendre que la question théorique ait trouvé la réponse intellectuellement satisfaisante. Et s’il faut prononcer l’éloge du « faire comme si », on le célébrera non pas uniformisateur, mais mobilisateur :

Dire que l’égalité de potentiel est un postulat, c’est dire qu’elle n’est pas l’objet d’un savoir. Nous devons faire comme si tous les enfants étaient égaux. Mais nous n’en savons rien. Et, à la limite, ce n’est nullement notre problème. Il faut postuler sans savoir, mais pour savoir. Si nous ne faisons pas « comme si » avant de savoir, nous ne saurons jamais…

Cette « note » fournit une nouvelle illustration de cette fonction qu’assume Avanzini dans la communauté intellectuelle des éducateurs et formateurs : proposer, avec courtoisie et fermeté, les éléments de réflexion médiane « à l’intention des zélateurs comme des détracteurs » pour les aider à sortir, via media, d’un « débat pédagogique nourri, souvent confus, assez confus pour se prolonger sans issue » (id., p. 5).

Évoquant la figure de Cassandre, j’ai proposé de qualifier cette fonction de « monitorale ». Le « moniteur » antique est celui qui, depuis le milieu des hommes et des choses, fait l’annonce sans complaisance ni agressivité. La péroraison de cette note d’Avanzini révèle bien l’absence d’illusion, et, partant, le devoir d’être courageux, chez qui assume cette forme de présence intelligente aux autres. La figure n’est plus Cassandre, mais Socrate :

Avec la même inefficacité pratique que celle de Socrate mais avec la même assurance que la vérité n’a nul besoin d’assentiment pour être ce qu’elle est, la pensée pédagogique ne doit cesser de rappeler en vain, mais à la fois, que l’égalité de dignité affecte tous les êtres humains et que le postulat de l’égalité diversifiée de leurs talents s’impose aux éducateurs
(id., p. 7).

Audace, prudence et assurance

Sapere aude : le conseil de Kant à l’émancipé est-il entendu par celui qui fait route sur la via media ? Aude : c’est bien de l’audace qu’il faut quand on veut penser. Contourner, contrer, contrarier, tendre entre eux les extrêmes : c’est « accuser » la pensée, pour la protéger mieux. Et l’« accusation » est à pratiquer dans toutes les directions. Sapere : y a-t-il, sur la via media, quelque chose à savourer ? Oui, sans doute : quelque chose de l’ordre de la mesure, sous le signe du medèn agan prudentiel de la sagesse athénienne. Et pour détourner les moqueries que réserve Jankélévitch (1947, 62, 325-326, 758) à l’absence de saveur de cette sagesse trop sage du milieu juste, on proposera à ce musicien un éloge du tempo giusto. Cette indication de « mouvement » est des plus difficiles à définir, alors que sa signification semblerait « tomber sous le sens ». Il rappelle à l’interprète quatre critères de l’exécution. Il lui faut discerner et réussir l’adéquation entre toutes les règles en jeu, fussent-elles contradictoires : les règles de la partition, bien sûr, mais aussi la règle de l’instrument, la règle du vaisseau sonore, ou la règle de l’audience. Il lui faut pratiquer l’économie rusée des moyens. Il lui faut s’armer d’une résolution : prendre le temps nécessaire, pas plus et pas moins.

L’arpenteur de la via media allie la fermeté des prises et la souplesse de la démarche. C’est ce que, sur la via ferrata des alpinistes, on appelle « assurer ». Finissons dans l’équivoque de ce verbe que détestent les enthousiastes. L’assurance dit l’angoisse et la prudence calculatrice. Elle dit aussi le risque assumé et l’absence d’émoi d’une pensée droite.

Oserai-je alors vous assurer, cher Guy Avanzini, de notre haute estime et de notre affection ? Nous vous dirons : continuez, monsieur, à marcher parmi nous avec cette assurance.

Bibliographie

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Meylan, L. (1939). Les Humanités et la personne. Neuchâtel et Paris : Delachaux & Niestlé.

Pascal, B. (1670/1952). Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets. Avant-propos et notes de L. Lafuma. Paris : Delmas.

Citer cet article

Référence papier

Daniel Hameline, « Hommage à Guy Avanzini », La Pensée d’Ailleurs, 4 | 2022, 229-239.

Référence électronique

Daniel Hameline, « Hommage à Guy Avanzini », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 19 octobre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=234

Auteur

Daniel Hameline

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