Introduction
C’est avec l’espace comme fil conducteur et ressource pour l’analyse didactique et avec la formation des professeurs comme terrain d’action que nous nous saisissons de l’invitation faite à penser l’école, l’éducation et les apprentissages avec Augustin Berque.
Ces prémices établies depuis la géographie et les sciences de l’éducation et de la formation nous ont conduits à rencontrer la pensée d’Augustin Berque, en parallèle « des chercheurs qui réfléchissent sur la question du milieu où se jouent les transactions/trajections dans l’action conjointe professeur/élèves [et que] depuis une quinzaine d’années, les travaux d’Augustin Berque intéressent » (LPA, 2021).
Plus précisément, c’est par nécessité d’explicitation d’un choix conceptuel et méthodologique que cette rencontre autour de la dimension spatiale du travail enseignant (Thémines et Le Guern, 2016 ; Le Guern et Thémines, 2017) a pu se faire. De cette rencontre, nous avons retenu et nous développerons ici l’idée que l’espace est une dimension du didactique dont la conceptualisation – inégale et diverse nous y reviendrons – a un impact à la fois sur la saisie du réel dans les salles de classe, sur l’identification même du didactique dans le travail enseignant et sur les pratiques de formation initiale des professeurs.
La principale leçon, pensons-nous, de la mésologie d’Augustin Berque lorsqu’on y entre par l’espace, est de permettre de penser nos environnements en tissus relationnels situés que parcourt le sens des actions qui s’y nouent. L’espace chez Berque – et pour nous le didactique saisi à partir de sa dimension spatiale – n’est pas une affaire de positions, mais bien plutôt d’activation, de mise en rapports qui nécessitent de prendre ensemble dans l’analyse les « choses » et les humains.
Le texte repart donc de cette question de savoir de quelle conceptualisation de l’espace a-t-on besoin pour appréhender les pratiques enseignantes et les apprentissages des élèves d’un point de vue didactique, puis en montre la pertinence au moyen d’une étude qui différencie des cas de pratiques du tableau, avant de proposer quelques repères en formation, toujours en ayant la mésologie pour guide.
Penser l’espace de la classe en didactique : le point de vue de la médiance
Un séminaire consacré aux méthodes de recherche en didactiques et dont la 4e édition proposait de « questionner l’espace » (Cohen-Azria et al., 2016) nous a donné une première occasion de faire usage de la mésologie d’Augustin Berque. Nous nous sommes attachés alors à la question suivante : « Peut-on décrire des situations d’enseignement-apprentissage sans s’intéresser à leur dimension spatiale ? Certainement non, mais alors comment s’y prendre ? » (Thémines et Le Guern, 2016, p. 35).
En effet, la composante spatiale du didactique est thématisée principalement de deux manières : par la mention d’espaces qui seraient autant de mondes distincts en rapport avec l’enseignement-apprentissage : espace scolaire, espace extrascolaire, espaces théoriques, espaces des recherches (Reuter, 2007) ; par une caractérisation de la position des acteurs dans le système didactique, celle-ci étant définie par leurs rapports aux objets de savoir (Chevallard, 1999 ; CDpE, 2022). Pour autant, la rareté des questionnements concernant l’espace ou les espaces du point de vue des méthodologies de recherche interrogeait les organisateurs et participants du séminaire. Dans la conférence introductive pour laquelle il s’appuie sur les envois préalables des communicants, Joël Lebeaume qui se réfère alors à la géographie, souligne que « la dimension spatiale du didactique tend à se limiter à une approche positionnelle, dans un espace surtout absolu » (Lebeaume, 2016, p. 23).
Une conception relationnelle et relative de l’espace
Depuis la géographie qui a conduit pour elle-même un travail important de conceptualisation, concomitant avec sa redéfinition comme discipline d’études de la dimension spatiale du social, on peut en effet caractériser les conceptions souvent implicites de l’espace mises en œuvre dans les recherches en didactique. Les adjectifs utilisés par Joël Lebeaume sont à rattacher à deux principes de conceptualisation de l’espace formalisés en géographie (Lévy, 1997 ; Lévy et Lussault, 2003) et que nous avons nous-même utilisés et mis en œuvre.
Le premier principe distingue un espace positionnel, dans lequel les objets sont qualifiés par leur position (dans l’espace), d’un espace relationnel où les objets sont appréhendés à partir de leurs capacités d’action, les considérant comme de possibles opérateurs spatiaux.
Le second principe distingue un espace absolu, sorte d’espace géométrique indépendant des objets qu’il contient, d’un espace relatif défini par les distances qui les mettent en rapport.
Dans l’œuvre d’Augustin Berque, l’espace est relationnel et relatif. Voyons comment lors d’une excursion organisée par l’administration japonaise des rivières, d’où sortira sa première élaboration du concept de médiance, il appréhende la vallée de la Toné-gawa. Cette dernière est un court mais puissant fleuve côtier situé au nord de la capitale du Japon. Lors de l’excursion, le géographe marche sur des digues anciennes, discontinues et disposées en chevrons de part et d’autre de la rivière. En cas de crue, le flot peut s’écouler entre ces chevrons. Son élan brisé, il s’étale dans le fond de la vallée et avance moins rapidement vers Tokyo située environ cinquante kilomètres au sud. C’est donc non seulement la position de ces digues qui est importante dans leur rapport avec la vallée et la région métropolitaine voisine, mais leur disposition, leur orientation, leur hauteur et les propriétés qu’elles confèrent au milieu dans lequel elles s’inscrivent (espace relationnel). Ce milieu a été transformé à partir de la fin du xvie siècle pour constituer « un système à la fois naturel et artificiel […] qui lie intimement l’existence de Tokyo à celle de la Toné. Le fleuve, la campagne, la ville s’y entre-composent, s’y entre-édifient » (Berque, 1990, p. 21). Les travaux commencèrent pendant l’ère Tokugawa lorsque les shoguns – chefs militaires et à ce titre particulièrement aptes à penser l’espace en distances – entreprirent de protéger leur capitale contre les crues, d’améliorer l’irrigation de la plaine du Kanto – assurant ainsi l’approvisionnement de leur population et de leur armée – et de protéger la capitale d’attaques venues du Nord en détournant le fleuve (espace relatif). Les digues sont un élément d’un milieu dont il serait vain de démêler la part du naturel et celle du social. Ce qu’Augustin Berque résume ainsi :
dans cette partie du monde, l’air du temps et l’écoulement des choses ne peuvent être ce qu’ils sont ailleurs. Ils y ont, en effet, un sens à nul autre pareil : le leur, qui est aussi celui de l’existence des hommes qui le vivent, et qui le ressentent, et qui le comprennent, et qui l’entretiennent, et qui le déploient
(ibid., p. 21).
C’est précisément là l’idée de médiance chez Augustin Berque, à savoir « le sens unitaire [conféré] au fonctionnement d’un milieu donné » (ibid., p. 43).
Penser l’espace de la classe : le point de vue de la médiance
Changement d’échelle, changement d’objet. Que veut dire penser l’espace de la classe avec Augustin Berque comme un espace relationnel et relatif ? Notre proposition consiste en une grille d’analyse mise en œuvre pour caractériser des usages du tableau dans divers contextes d’enseignement. Cette grille présente deux caractéristiques majeures.
Première caractéristique, elle se focalise sur les relations entre objets et avec des acteurs dans l’espace de la classe (espace relationnel). Ainsi le tableau est conçu comme pouvant être – ou ne pas être s’il n’est pas installé dans un ensemble de relations qui le fait fonctionner ainsi – un opérateur central ; soit :
un objet privilégié dans l’agencement spatial d’une situation d’enseignement-apprentissage. Il est privilégié au sens où une grande partie des efforts réalisés en vue d’apprentissages, est orientée par des usages de cet objet ainsi que par les propriétés qui en découlent […] Tout tableau utilisé dans le cadre d’un cours, n’est pas nécessairement un opérateur central, comme nous allons le voir. Qu’un objet soit un opérateur central n’est avéré qu’après analyse de son appropriation didactique
(Thémines et Le Guern, 2016, p. 47).
La description des relations spatiales distingue trois échelons : celui des rapports entre le tableau et les acteurs dans la salle de classe (surface exposée), celui du tableau et des autres surfaces constituant ensemble l’espace visible de la salle (surface située) et celui du tableau en lui-même (surface support).
Seconde caractéristique : cette grille soutient la description des façons qu’ont les acteurs d’activer ces relations à des fins d’enseignement-apprentissage. L’idée d’activation lie les objets utilisés aux actions menées par les acteurs qui les mettent en rapport. Une première déclinaison de cette idée se focalise sur l’écriture, l’activation graphique et privilégie la surface support du tableau.
L’intérêt se porte sur les transformations opérées sur l’objet support de l’inscription (ce qu’il devient par le fait qu’une inscription s’y porte) comme sur l’énoncé (ce qu’il devient par le fait d’être apposé sur cet objet)
(ibid. p. 47).
La seconde déclinaison est dite « activation médiale » par référence explicite à Augustin Berque. Elle s’étend à la mise en rapport d’un objet (le tableau) avec d’autres objets présents dans la salle ou absents de celle-ci à la faveur d’une consigne, d’une interaction verbale, d’une production écrite, etc. L’intérêt se porte alors sur le changement d’état des opérateurs mis en fonctionnement (les objets activés devenant opérateurs) comme sur la production permise par cette mise en route (le contenu élaboré à la faveur de l’activation de ces opérateurs).
Le tableau opérateur d’apprentissage est comme la digue en temps de crue. Lorsque le fleuve atteint la digue, celle-ci rompt le flux, le divisant en une part qui s’épanche dans les rizières et une autre qui s’écoule plus lentement jusqu’à la digue suivante. Pour qu’elle fonctionne ainsi, outre la condition de crue, il aura fallu qu’elle soit construite ainsi qu’elle l’est, à la suite d’une observation des milieux, non sans tâtonnements et au sein d’un système hydraulique déployé à l’échelle de la région. De la même façon, l’usage du tableau s’inscrit dans un aménagement didactique du milieu et cela se passe ainsi parce qu’un professeur aura mis au point des façons de faire et non du fait de sa seule position spatiale près du tableau.
L’intérêt didactique du concept de milieu théorisé par Augustin Berque
L’intérêt didactique du concept de milieu tel qu’il a été théorisé par Augustin Berque serait donc de prendre ensemble ce qui ne peut être séparé et que trop souvent dans une quête de distinction et de clarification, mais aussi de simplification, les recherches séparent.
Le concept permet d’insister alors sur des prises de position en didactique telles que celle d’Élisabeth Nonnon concernant les recherches sur l’écriture au tableau. Ces recherches ne doivent pas, souligne-t-elle, s’intéresser uniquement aux écrits en eux-mêmes comme s’il s’agissait d’un genre textuel, mais bien porter sur la prise en compte par l’enseignant qui écrit en considérant ce que les élèves font, disent, répondent. Enfin, s’il s’agit de travailler non pas seulement d’un point de vue ergonomique mais dans le champ de la didactique en considérant les savoirs enseignés et appris, il est nécessaire de s’enquérir de l’appropriation par les élèves de ce qui est écrit au tableau. À la lumière d’Augustin Berque, qui n’est pas un auteur auquel elle se réfère, contrairement à Nelson Goodman ou à Jack Goody dans les travaux desquels elle ancre les siens, son insistance sur le « milieu de travail commun » (p. 77) et la singularité des situations et des usages (p. 76) résonne fortement et signifie ce découpage du réel qui doit, comme dans le Phèdre de Platon, respecter les articulations. Outre la nécessité de prendre ensemble les acteurs qui œuvrent à une situation, il est à noter également dans un esprit très proche de celui de Berque et qu’une attention à Berque permet de remarquer, que ces situations ne se donnent pas à voir immédiatement. C’est par cette considération qu’Élisabeth Nonnon commence à dire son étonnement de l’absence de travaux d’ampleur sur l’écriture au tableau :
C’est bien l’exemple type de ces pratiques et savoirs invisibles malgré leur fréquence, leur importance et leur complexité, méconnus des acteurs eux-mêmes comme le montrent les questionnaires cités par R. Hassan […].
(Nonnon, 2011, p. 73).
Le tableau est bien comme la digue en temps de crue, savamment construit, concentration des savoirs en un paysage, qui ne se donne pas immédiatement à voir. Le tableau fait la classe comme paysage. La classe-paysage n’est pas ainsi seulement la classe dehors (Considère et al., 1996) mais est une façon de regarder et de considérer la salle de classe.
Prise, lieu et milieu : exercice de mésologie à propos du tableau
On peut dès lors envisager une approche mésologique du didactique à partir des salles de classe. Ce que nous conduirons en nous appuyant sur deux notions clés de la mésologie, la prise et le lieu, pour étudier les cas de professeures d’anglais, d’éducation musicale et de français observées dans le cadre d’une recherche intitulée Culture écrite et prévention du décrochage : enjeux cognitifs, culturels et sociaux, et conduite dans le quartier de la Duchère à Lyon, sous l’égide d’un partenariat entre l’IFÉ (Institut français de l’éducation) et la Fondation de France.
La notion de prise
Construite à partir de la notion d’affordance forgée par le psychologue américain Gibson (Berque, 1990, p. 101-103), la notion de prise est au cœur de la théorie mésologique de Berque. Elle lie le physique et le social qui sont souvent séparés dans les analyses géographiques des milieux. La dimension physique de la prise correspond à une ou des propriétés de l’objet considéré du point de vue de la personne qui la perçoit et va l’utiliser. Sa dimension sociale correspond aux intentions, perceptions, savoirs, techniques, représentations qui fondent un usage de l’objet dans une situation donnée.
« Qu’est-ce qu’en effet une prise ? C’est la branche quand la main la saisit, l’aspérité si l’orteil s’y cale » (ibid., p. 102). La notion de prise condense bien l’idée de relation, d’un « faire avec », d’un « avec soi » dont la réalisation suppose une perception préalable et une forme de savoir pratique. Elle est en quelque sorte une apparition de la médiance.
Par extension, on doit considérer qu’« un milieu se manifeste […] comme un ensemble de prises avec lesquels nous sommes en prise » (ibid., p. 102). Parce qu’il s’adresse prioritairement à des géographes, Augustin Berque associe la notion de prise à celles de ressources et de contraintes, de risques et d’aménités développées dans d’autres spécialités de la géographie (géographie des risques, géographie économique, etc.). Pour une approche géographique des salles de classe, il s’agit de l’associer aux questions d’apprentissage.
La notion de lieu
Dans la mésologie de Berque, la notion de lieu fait l’objet d’une distinction éclairante, reprise du philosophe Jean-François Pradeau (1995), entre les deux termes grecs de topos et chôra. Le topos désigne le lieu où se trouve un corps, un objet, tandis que le terme chôra est utilisé pour signifier l’appartenance de ce corps ou cet objet à un milieu nécessaire pour qu’il existe à cet endroit, à ce moment, sous cette forme. En somme, si le lieu est « là où quelque chose se trouve ou/et se passe » (Lévy et Lussault, 2003, p. 555), il est tout à la fois topos, place sans laquelle rien n’est possible et chôra, ce tissu relationnel qui permet que pour quelqu’un, en cette place (topos) quelque chose se passe. Ajoutons que pour Augustin Berque, le « lieu mésologique » n’a de sens que dans une région du monde, celle où fonctionne, où s’est installée la médiance qui lui permet d’être reconnu et utilisé comme prise ou ensemble de prises ; ce que le topos seul ne saurait permettre.
S’agissant des espaces de classe1 et d’un point de vue didactique, cela doit nous indiquer qu’on ne saurait considérer tel objet, telle disposition matérielle, tel dispositif comme un lieu d’apprentissage a priori. C’est bien la prise que constitue telle propriété de l’objet ou de l’équipement, utilisée d’une certaine façon par un professeur et/ou par des élèves, qui en fait un lieu d’apprentissage, un lieu tout à la fois relationnel et situé. Si la propriété en question passe inaperçue ou est négligée, l’objet n’offre pas de prise ; plus précisément, la prise n’existe pas. Rien ne se passe qui témoignerait d’une relation porteuse d’un sens dont d’autres personnes ont pourtant l’expérience et une certaine maîtrise.
Si la mésologie de Berque s’attache à de vastes espaces et à de longues durées, son auteur n’en envisage pas moins qu’au sein d’une même société
pour réelles que soient les prises médiales, elles ne le sont jamais pour tout le monde […]. Les prises n’existent que dans certains milieux, de manière plus ou moins consistante, collective, précoce ou tardive suivant les acteurs sociaux considérés
(Berque, 1990, p. 103-104).
On peut donc envisager qu’une telle disparité puisse exister dans la saisie par les professeurs d’espaces de classe ressemblants quand on les considère comme des agencements d’objets. Le point de vue de la médiance conduit pourtant à distinguer les pratiques enseignantes en fonction de la capacité ou non de professeurs à « faire lieu » à partir d’objets ordinaires, comme le tableau.
Ce qui fait qu’un tableau est un tableau… Étude de cas de professeures d’anglais, d’éducation musicale et de français
Les travaux antérieurs que nous visitons à nouveau à la lumière d’Augustin Berque montrent des élèves et leur professeur dans des salles de classe qui sont diversement des milieux d’apprentissage. Ainsi, interrogé sur le tableau de la classe, dans les différents cours et les différentes salles de classe du premier trimestre de son année de sixième, H. déclare « on apprend tous ensemble, en anglais » et prend conscience que ce n’est pas le cas dans toutes les disciplines scolaires. Il répète l’expression « apprendre ensemble en anglais » mais ne sait en rendre compte. L’analyse d’un corpus photographique des cours d’anglais avec le professeur de la classe de sixième de H., corpus constitué par immersion à plusieurs moments de l’année scolaire, montre ce qu’Augustin Berque appelle « médiance » en effet offrant des prises : un tableau où la professeure se fait scripteur des paroles des élèves devenus alors les auteurs des écrits du tableau ; des murs où ce qui est affiché dit la relation de ces élèves à leur enseignante et la relation de cette professeure avec les élèves des différentes classes à qui elle permet d’apprendre l’anglais.
Les mêmes élèves, en classe de français, dans une salle qui n’offre pas un espace optimal en raison d’un agencement qui ne permet pas à la professeure de circuler facilement et en raison en particulier d’un tableau très petit et étroit, sont non seulement enrôlés dans la tâche mais engagés dans les apprentissages. La leçon n’est pourtant pas facile, s’agissant de grammaire et de conjugaison.
Le même groupe d’élèves, dans une salle d’éducation musicale, en revanche n’apprend pas « ensemble » et la professeure peine à faire travailler la classe.
Nous avons analysé ces différentes situations ou cas en posant la question de savoir ce qui faisait que le tableau de la classe, dans le cours d’anglais, comme dans le cours de français est un lieu jusqu’à poser la question de savoir si ce qui fait qu’un tableau est un tableau n’est pas précisément qu’il est un lieu : « Qu’est-ce qu’un tableau sinon un lieu ? Du lieu du tableau au tableau comme lieu » (Le Guern, 2014, p. 128).
Avec Augustin Berque, il est possible de poser la question de savoir quelles sont les prises et ce qui fait prise en considérant à la fois les objets (le tableau, les affiches, les cahiers, les stylos, les feutres ou craies, les ordinateurs et vidéoprojecteurs) et les sujets qui saisissent ou pas ce qui est sous leurs yeux et à disposition (zuhanden dirait Heidegger) mais qu’ils prennent ou pas. La prise a lieu et produit le lieu. Quelque chose se passe et produit le lieu. À l’inverse, sans prise, il n’est pas de lieu possible (voir annexe 1).
À l’école de la mésologie : de la recherche à la formation des professeurs
Augustin Berque ne s’est pas préoccupé de pratiques scolaires, d’aménagement et d’usages des salles de classe ou de rapport des écoles avec leur environnement. Pour autant, la question de l’éducation et des apprentissages n’est pas étrangère, on l’aura compris, à sa conceptualisation de la médiance. Nous y revenons avant de proposer quelques pratiques en formation des professeurs à l’école d’Augustin Berque.
Apprendre en mésologie
Partant du principe que les « réalités mésologiques [ne sont] ni l’en-soi de la physique, ni le pour-soi de la psychologie, mais l’avec-soi d’un potentiel qui se réalise dans la relation d’une société à l’espace et à la nature » (Berque, 1990, p. 103), on peut convenir qu’apprendre, c’est être capable d’appréhender le déploiement d’un milieu à partir de la concrétude d’une chose en laquelle il se condense (Berque, 2000, p. 94-99). Par exemple, pour un élève, c’est être capable d’appréhender la classe comme un milieu d’apprentissage, à partir des usages du tableau qu’un professeur aura su installer ; ce qui suppose donc que le professeur aura permis à cet élève de se saisir de ce milieu comme tel.
Pour s’insérer dans ce tissu relationnel tout à la fois condensé et déployé à partir d’endroits et d’objets, encore faut-il que quelqu’un nous apprenne à percevoir ces signes : c’est le rôle du professeur dans une classe. Augustin Berque le rappelle pour son propre parcours vers la médiance : la première fois, « je n’y ai vu que du vent » (Berque, 1990, p. 24).
Moi, sous la pluie de ce printemps-là, m’attardant à contempler ce que l’on me disait être une ancienne digue et où je n’avais aperçu d’abord qu’un taillis, je commençais à me figurer quelque chose, mais de si vague… Plus tard, certes à la lumière de la lampe, je me suis essayé à y appliquer des mots grecs, genre « chiasme du physique et du phénoménal ». Mais s’ils m’ont permis a posteriori de voir une certaine logique dans mon expérience, ces mots tardifs n’ont pas fait naître le sens que je commençais à discerner dans ce paysage ; d’abord, il m’avait fallu y être. En être, à ma mesure d’étranger
(ibid., p. 21).
Apprendre suppose d’opérer ce passage du « y » de « y être », ici, en une localisation, un lieu géométrique – au « en » de « en être », de ce tissu de relations.
Enfin, l’éducation prend place dans la mésologie d’Augustin Berque au moment de sonner la charge contre l’aménagement du territoire lorsqu’il va « à contre-sens du milieu où il s’effectue » (ibid., p. 148) et de formuler des perspectives pour un aménagement mésologique.
La règle d’or d’un développement respectueux des médiances, c’est que la société locale puisse constamment rester avertie (par l’éducation en particulier) de l’échelle [entendre ici le rapport] qui s’instaure entre son acquis et ce qu’elle doit acquérir, afin que jamais le fil du sens du milieu ne soit interrompu
(ibid., p. 152).
Apprendre s’envisage donc aussi dans une perspective de formation critique ou de constitution d’un projet commun.
Quelques pratiques possibles en formation des professeurs
S’exercer à la mésologie en formation d’enseignants nous semble alors possible autour de pratiques qui seront simplement évoquées ici.
Un enjeu essentiel est d’amener les étudiants à penser l’espace du travail enseignant de manière relationnelle. Les conceptions implicites dominantes sont positionnelles. Sans accompagnement, la conduite de classe peut être perçue par eux à partir d’indices peu opératoires qu’ils vont chercher à reconstituer au moment de la pratique, particulièrement les positions dans l’espace : la leur, celle des enfants, celle de dispositifs qui les ont séduits. Ils peuvent aussi être exposés à des discours institutionnels ou de formateurs prônant la substitution d’un environnement de travail généralement dit flexible, aux environnements existants renvoyés au passé et à une tradition forcément dépassée. Il s’agit précisément là d’une pensée du « déménagement du territoire » qui disjoint les unités relationnelles qui parce qu’elles ont un sens didactique doivent être préservées. À l’inverse, il s’agit en formation d’observer des pratiques qui construisent un « milieu de travail commun » (Nonnon, op.cit.) à partir d’agencements divers et, par conséquent, de conduire une réflexion sur les découpages analytiques qui permettent de se saisir de ce réel souvent invisible aux acteurs eux-mêmes. Les corpus constitués dans la recherche précédemment évoquée associant entretiens de professeurs, entretiens d’élèves et photographies des espaces et des moments de classe peuvent soutenir cette réflexion méthodologique en formation.
Conduire avec les étudiants une réflexion sur les échelles (spatiales) de l’école nous paraît également nécessaire. Une confusion fréquente à ce sujet consiste à penser l’échelle comme un rapport de taille et à emboîter des espaces à l’image des poupées russes, la classe prenant sa place dans l’école, l’école dans la circonscription, etc. Or, l’échelle est d’abord en géographie, un rapport à établir entre des échelons pertinents (ils constituent l’échelle) au regard d’une problématique donnée (l’échelle est donc construite et non donnée a priori comme avec les poupées russes). La problématique de l’aménagement amène à définir les échelons à partir d’un rapport entre le ou les milieux qui seront affectés par l’opération envisagée et la représentation sur laquelle repose la réalisation de cet aménagement. Augustin Berque souligne qu’en aménagement du territoire, il existe deux types d’erreurs d’échelle, les erreurs chiffrables car elles ont un coût résultant d’une mauvaise appréciation des effets d’entraînement recherché et les erreurs non chiffrables car elles touchent au qualitatif, c’est-à-dire au paysage, au sens du milieu (la médiance). Ce type d’erreur produit des dégâts importants, puisque dans ces cas-là, littéralement, « on ne s’y reconnaît plus ». En éducation, comme en aménagement nous semble-t-il, l’erreur principale consiste à « Tout ramener à une vérité (comme le projet moderne), c’est une erreur proprement utopique, négatrice des lieux réels » (Berque, 1990, p. 108). Il s’agit d’une erreur d’échelle parce que la représentation sur laquelle repose le projet est qu’il est porteur d’une amélioration où qu’il soit implanté, indépendamment du milieu dont on s’est souvent abstenu d’identifier les échelons de fonctionnement. Considérer la logique scalaire, dans l’éducation à l’instar de l’aménagement, c’est se préoccuper de la pertinence du rapport entre représentation du changement souhaité et milieu d’accueil de la nouveauté que l’on cherche à introduire.
C’est ce à quoi précisément la formation doit selon nous s’attacher à rendre sensibles les étudiants, c’est-à-dire à l’exploration du sens que revêt l’éducation dans le milieu local, ce en quoi elle le structure et mobilise (ou non) ses acteurs professeurs bien sûr, mais aussi enfants, parents, collectivité locale, associations, etc. Cette investigation préalable permet d’identifier les conditions sur lesquelles il est possible d’agir, à une échelle pertinente donc (sans importation irréfléchie de dispositifs modèles ou autres « méthodes » réputées universelles) comme jeune professeur auprès des élèves et d’autres acteurs. Cette perspective peut s’adosser en formation à la recherche, à la réalisation de monographies d’école et de territoires éducatifs associant documentation sur le territoire local, sur ses acteurs et ses ressources éducatives, entretiens avec les enseignants, les élus et observations notamment photographiques des espaces des écoles et de leurs alentours. Le partage et la mise en série de ces monographies au sein des groupes d’étudiants rend tangible la diversité des milieux locaux (de Saint-Martin et Thémines, 2021), y compris la diversité des échelons repérables de l’un à l’autre, et convainc aisément de la nécessité de prendre en compte cette logique scalaire.
Conclusion
Parce qu’il conceptualise le milieu en y incluant les acteurs et l’action, Augustin Berque aide à penser une recherche en éducation capable d’agir depuis la formation en outillant les étudiants futurs enseignants. Nous en retenons trois apports : l’attention dans l’observation à un découpage du réel qui en respecte les articulations, les « nœuds » relationnels ; l’aptitude à rendre compte (comme praticien) ou à faire rendre compte (comme enquêteur) d’une activité qui a d’autant plus de chances de passer inaperçue qu’elle semble s’insérer comme naturellement dans un milieu qu’en réalité elle configure ; l’identification de la logique scalaire qui doit « gouverner » l’action didactique ou plus largement éducative de sorte que toute intervention s’inscrive dans une perspective de préservation ou d’enrichissement du milieu.
Sans doute ces apports qui sont autant de directions de travail avec les étudiants en formation disent-ils quelque chose d’un sens donné à la formation entendue à son tour comme un milieu, que tissent et parcourent des relations qui, au-delà de la salle où se déroule la formation, s’étendent aux salles de classe : celles que l’on observe à distance via des matériaux collectés, celle que les étudiants observent dans les écoles.
Il s’agit bien là pour les chercheurs qui sont aussi des formateurs, de se jouer des prises et des plis du milieu en créant les conditions de visibilité et d’observabilité nécessaires à ce « monde commun » (Arendt, 1983) dont la condition est celle d’un faire partagé que les objets rendent possible. On retrouve là les caractéristiques d’un régime d’action conjointe identifié dès 1996 en anthropologie urbaine comme un régime propre aux configurations sociales de rassemblement (dans l’espace public ou au travail) par différence avec l’action collective caractéristique des groupes constitués (Joseph, 1996).
Avec Augustin Berque, il est alors envisageable de rehausser la valeur heuristique de la dimension spatiale du didactique, qui avec la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) renvoie explicitement, dans le triplet des genèses, à la topogénèse, soit un rapport de position relative entre acteurs qui prend pour indicateur la densité épistémique de leurs actes. Nous pensons avoir montré l’intérêt de ne pas séparer dans l’analyse didactique la dimension sensible de la dimension d’appropriation des savoirs.