Des pratiques alimentaires qui renforcent à celles qui font grossir.

Construction d’un problème de santé publique à l’école (xviiie-xxie siècles)

DOI : 10.57086/lpa.90

p. 70-83

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Introduction : comment naît un problème de santé publique ?

Nous partons d’un constat actuel centré sur l’obésité infantile et la surcharge pondérale, et par conséquent de réglementations alimentaires qui suivent et atteignent le milieu scolaire. Nous pourrions nous demander pourquoi notre société est tellement portée à vouloir corriger le corps gros pour le faire mincir, et ce même chez l’enfant dès le plus jeune âge, au point de vouloir cacher toute grosseur dans la sphère publique. Bien évidemment la grosseur fait peur, car elle peut entraîner des dysfonctionnements et troubles organiques, parfois jusqu’à invalider ; elle se trouve surtout bannie du tissu social, elle peut participer à l’exclusion de l’individu, à sa stigmatisation. Force est de constater que dans cette période de dictat amincissant, il n’est pas souhaitable d’être gros ni pour sa santé, ni pour son bien-être physique, psychique et social. Or, entre une obésité morbide et une surcharge pondérale, les problématiques d’ordre organique, physique, psychologique et social ne sont pas les mêmes ; pour autant les campagnes de prévention affichent les principes sans cesse répétés de l’anti-graisse à l’anti-sucre ; si bien qu’il n’apparaît pas surprenant d’avoir un PNNS (Programme National Nutrition Santé)1 qui valorise le slogan non critiqué et privilégié à l’école : « manger cinq fruits et légumes par jour ». En réponse à ce célèbre slogan un petit garçon de huit ans avait répondu lors d’une activité d’éducation à l’alimentation : « J’ai mangé cinq fruits et légumes par jour madame, j’ai mangé cinq bananes aujourd’hui ! »2. Nous n’avons jamais oublié cette remarque dans nos formations suivantes d’éducation à la santé. C’est donc ce climat général qui nous interpelle aujourd’hui et nous devons en définitive nous-même nous questionner : comment en sommes-nous arrivés à une telle peur de la grosseur, à faire de la grosseur une telle anormalité au point de réguler au centimètre près notre tour de taille, de compter au gramme près notre nourriture et valoriser une telle promotion du corps affiné, le plus favorable soit-disant à notre bien-être ? Comment en définitive sommes-nous arrivés à de telles stigmatisation et normalisation de notre comportement le plus primaire et vital : manger ?

Dans ce contexte, une recherche de type socio-historique a de l’intérêt à plus d’un titre (Guibert et Jumel, 2002) ; d’abord pour comprendre les conceptions du corps et des normes, variables d’une période à une autre, ensuite pour expliquer le rapport entre la société civile et l’école — et les dépendances qu’elles exercent l’une sur l’autre ; et enfin Norbert Elias l’aura bien montré, nous devons nous pencher sur ce qui explique qu’un problème se déclare comme tel à une période, alors qu’il était accepté auparavant : pourquoi certains comportements persistent-ils parfois et d’autres arrivent-ils à se modifier ? Autrement dit l’histoire des mentalités doit être le plus possible mobilisée également pour mieux comprendre les conditionnements sociaux et ses transformations dans le temps et la durée (Elias, 1973). Nous pourrions dire à la manière de l’anthropologie et de la psychologie sociale, qu’il s’agit pour un historien des mentalités ou du sensible (comme se qualifie Alain Corbin), de « se rapprocher du sensible qu’une époque éprouve » (Deluermoz, 2012, p. 146). C’est pourquoi nous promouvons une recherche socio-historique basée sur un perpétuel dialogue réflexif entre notre passé et notre présent, pour mieux percevoir les fondements des conceptions et les pratiques qui ont pu avoir cours. Nous rejoignons donc les propos de Marc Bloch : « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé si l’on ne sait rien du présent » (Bloch, 1993, p. 63).

Dans le présent article, nous revenons sur plusieurs éléments déterminants des changements de notre société occidentale à l’égard de l’obésité et des pratiques alimentaires, et nous tentons d’expliquer de quelle manière l’obésité a fait son entrée à l’école au point de devenir un problème de santé publique pris en charge dans les programmes scolaires de l’éducation à la santé. Il s’agira de développer quatre points principaux : la naissance de l’obésité et son évolution ; les liens existants entre la santé et les pratiques alimentaires ; les politiques scolaires concernant les pratiques alimentaires ; et enfin de présenter l’éducation à la santé et l’apparition de la question de l’obésité à l’école.

La naissance de l’obésité et son évolution : de l’obésité pathologique à l’obésité épidémique

Les regards et les conceptions des civilisations occidentales à l’égard du corps gros et très gros ont considérablement changé au cours des siècles. Même si des excès de poids ont retenu l’attention des médecins depuis l’Antiquité, car susceptibles de provoquer des morts subites ou des stérilités (Csergo, 2009), la médecine de la Renaissance (xviie et xviiie siècles) plus critique sur le gros corps lourd et flasque, entraînant des pathologies (hydropisie et goutte sont les mieux définies3), marque un premier changement dans les régimes (réductions alimentaires, pesée des objets consommés, éloignement d’humeurs superflues) et les contraintes physiques (appareils de rétention, corset). Or cette médecine de la Renaissance est une médecine qui demeure expérimentale et les mesures du corps s’effectuent avec le doigt, sans outils, ni chiffres, ne donnant donc qu’une approximation de la grosseur physique (Vigarello, 2010).

Le siècle des Lumières, en même temps qu’il stigmatise davantage le refus de la silhouette énorme, synonyme de paresse et de fainéantise, introduit des procédés de mesure pour différencier les grosseurs selon le tour de taille, qui se mesure dorénavant à l’aide d’une ficelle. Un terme nouveau et savant apparaît : l’obésité, pour spécifier un excès de graisse ou de chair. Ce terme préfigure aussi une société des Lumières davantage focalisée sur l’apparence et plus soucieuse du corps, de ses maladies et maux, de son entretien et de son soin. Cependant des ambigüités dans les représentations demeurent. La première est liée au sexe d’abord, la grosseur masculine est plus tolérée que la grosseur féminine, la femme se doit d’avoir la taille plus fine. La seconde est liée à la catégorie sociale, la grosseur du riche est enviée, car elle représente l’opulence financière, alors que le pauvre de corpulence chétive meurt de faim et n’est certainement pas une source d’envie. Quant à l’enfant, on le préfère plus en chair, synonyme de santé ; nous y reviendrons dans la seconde partie.

Plusieurs changements vont s’opérer durant le xixe siècle, dus au progrès médicaux et techniques. Dans un premier temps des appareils de mesure se font plus précis sur le poids du corps et la médecine va catégoriser davantage les différentes formes d’excès de poids distinguant l’embonpoint (provenant d’une suralimentation) de l’obésité (pathologique). Ce qui fait aussi de l’obésité un état anormal, le plus souvent héréditaire, ne constituant pas l’alimentation comme une cause principale, mais comme une possibilité de faire engraisser, nous y reviendrons dans la seconde partie. Les mentalités changent peu quant à elles, la femme se doit de faire plus attention à sa ligne, le gros incarne toujours le riche, le patron et propriétaire qui a du pouvoir, le très gros est moqué dans les foires et montré comme un monstre. La généralisation de la pesée et le recours aux balances (1870), l’exposition des corps dénudés devant un miroir en pied, ainsi qu’à la plage, amorcent la chasse minutieuse de l’embonpoint et le fatalisme bourgeois de l’obésité, dont les ouvriers seraient épargnés. Le xixe siècle investit aussi le corps de l’enfant, les mères s’inquiètent de la suralimentation et des problèmes digestifs (Rollet, 2001, p. 187 et 216). Cependant un enfant joufflu est davantage réconfortant, parce qu’il respire la santé avant tout.

Les temps vont changer et certaines mentalités s’inverser avec l’industrialisation, les progrès scientifiques et techniques, la consommation alimentaire plus abondante pour tous. Durant les cinquante premières années du xxe siècle, alors que se dessine le culte du corps mince, sportif et performant, l’embonpoint devient l’ennemi de la beauté et un facteur de dégénérescence de l’individu. L’élite se tourne vers une alimentation raisonnée et raffinée, le pauvre peut maintenant profiter d’une alimentation plus abondante, mais parfois de mauvaise qualité. Le gros pauvre est critiqué, parce qu’il mange trop, n’importe quoi et est incapable de discipliner ses passions (Csergo, 2009, p. 27). L’obsession du couple grosseur/minceur s’accompagne alors de tout un arsenal de régimes, de massages, d’exercices, de séjours à la montagne ou encore de thermalisme. La peur ne se propage plus que sur le très gros, mais également sur l’embonpoint qui pourrait faire basculer vers l’obésité et à tout moment. La tendance se concrétise davantage depuis quelques décennies, annonçant l’obésité comme une menace constante, un « malaise » de civilisation, un « défi majeur de santé publique » de notre société titre Le Monde du 20 janvier 20064. L’obésité est surtout moins héréditaire, plus consécutive à des pratiques alimentaires désordonnées et de mauvaise qualité, couplées à une activité physique de plus en plus sédentaire. Surtout l’embonpoint de l’enfance fait peur, irrémédiable et pouvant conduire vers encore plus de grosseur.

L’association de la santé avec les pratiques alimentaires : l’aliment qui conserve et soigne vs l’aliment qui rend malade et dénature

Comme le précise Didier Nourrisson l’aliment est le plus « vieux médicament » (Nourrisson, 2002a, p. 92). Il est un des premiers éléments de base de la conservation de la santé, parce qu’il permet de renforcer le corps. Les traités de conservation de la santé consacrent une bonne partie à l’alimentation, qui aide à maintenir, à se renforcer, à recouvrer la santé (Patin, 1632). L’intérêt pour l’alimentation se fait sentir dans les collèges et pensions au xviiie siècle, parce qu’elle contribue à la croissance du corps, elle est donc signe de santé de l’enfant. Nombre de témoignages de parents de catégories sociales aisées fixent leur attention sur le régime de leurs enfants scolarisés. Ainsi Panon Desbassayns, un riche propriétaire terrien de l’île Bourbon (la Réunion aujourd’hui), s’inquiète de savoir si ses enfants ont « pris du corps », s’ils ont été suffisamment nourris de façon à se renforcer physiquement (Panon Desbassayns, 1991). La composition de la nourriture garantit une qualité de l’éducation au sein des établissements scolaires et le choix des parents aisés pour le futur établissement se fait assurément aussi sur la composition des menus. Une nourriture plus copieuse est aussi revendiquée et même promue par certains médecins, pour permettre un développement parfait des organes (Rougnon, 1798). En revanche une insuffisance alimentaire est perçue comme provocatrice d’imperfection dans le développement et formatrice « d’organes débiles ». Un élément retient alors l’attention : la viande, censée avoir des vertus réparatrices et fortifiantes.

D’autres aliments vont s’ajouter à cette image de l’aliment sain au cours des xixe et xxe siècle et la publicité s’en faire l’écho. Ce sera le cas de la margarine qui « bâtit des muscles solides », du café qui « dissout la fatigue », du « lait réparateur de santé » (Nourrisson, 2002a, p. 97).

Mais à côté de l’aliment qui soigne et entretient, est véhiculée l’image de l’aliment qui cause des maladies et des maux, dont il faut se méfier. Par exemple toutes les viandes ne sont pas bonnes et le porc au xviiie siècle est banni des repas scolaires, car jugé impur, porteur de maladies, difficile à digérer. De même il ne faudrait ni manger trop gras, ni trop sucré, ni des aliments farineux, fermentés. À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle se précise la notion d’apprendre à mieux manger, de façon plus équilibrée. Les premières campagnes de tempérance apparaissent dans les années 1930, elles annoncent : « buvez sobrement-mangez sainement » (Nourrisson, 2002a, p 99). Nous ne sommes pas très éloignés des slogans actuels « Pour votre santé, pratiquez une activité physique régulière »5.

Les politiques scolaires concernant les pratiques alimentaires : des 1res lois alimentaires aux cantines scolaires

Les premières politiques scolaires de gestion et de contrôle des pratiques alimentaires datent des années 1850. Auparavant il existait une régulation au cas par cas par les dirigeants d’établissements et lors d’épidémies, certains aliments étant alors proscrits, les légumes et fruits lors de choléra par exemple, par peur de propagation de la maladie et des aggravations de l’état de santé des malades. Ce sont les pensionnats privés et les lycées du xixe siècle, parce que recevant des pensionnaires et demi-pensionnaires, qui vont devoir dans un premier temps contrôler davantage les pratiques alimentaires. Par arrêté du 1er septembre 1853 le régime alimentaire des lycées se trouve régulé et contrôlé6. L’attention de l’État se fixe alors sur la quantité, la qualité et la préparation de la viande. L’époque favorise l’accroissement du corps, la robustesse et la rigueur physique. Assurément l’aliment indispensable pour acquérir plus de force physique demeure la viande. La quantité de viande se trouve être déterminée selon l’âge avant de l’être en rapport à la constitution physique. Le texte du ministre de l’Instruction publique Fortoul fixe la quantité de viande cuite, désossée et parée, donnée à chaque élève par repas à 70 g pour les grands élèves, à 60 g pour les moyens et 50 g pour les petits (art.1er)7. Il est demandé de servir la viande rôtie ou grillée, plus tonique et donc plus facile à digérer et largement plus savoureuse. Concernant les autres repas, il faut remédier à un déjeuner composé d’un simple morceau de pain, considéré comme beaucoup trop frugal, et proposer la soupe le matin pour les grands élèves.

Cette conception de l’aliment réparateur, qui renforce et maintient la croissance, perdure dans les mentalités jusqu’à aujourd’hui encore. L’aliment prédominant, qualifié de sain pour la santé et nettement favorable au développement de l’enfant, peut varier d’une époque à une autre, au xixe siècle la viande, puis le lait après la première guerre mondiale, et aujourd’hui les fruits et légumes. Les politiques ont pu faire preuve d’activisme à leur égard, n’hésitant pas à s’afficher avec l’aliment réparateur. Ce fut le cas de Pierre Mendès-France (1907-1982), député de l’Eure et radical-socialiste, après la Seconde Guerre mondiale avec le lait cette fois, qu’il faudra promouvoir pour revigorer une jeunesse étiolée par le conflit. Il montre l’exemple en buvant un verre de lait à la tribune de l’Assemblée Nationale et en tant que président du Conseil en 1954 fait voter la distribution de lait et de sucre dans les écoles (Nourrisson, 2002 c, p. 89 et 95)8.

La démocratisation alimentaire s’opère aussi par une politique scolaire plus tournée vers une régulation des menus. Au xixe siècle les enfants sont loin de partager des repas identiques. Ceux qui ont la chance d’être pensionnaires de lycée ont un régime alimentaire plus copieux que ceux qui sont scolarisés en école primaire. Ces derniers n’ont pas de lieux appropriés pour le déjeuner, viennent le plus souvent avec un petit panier donné par leur famille se résumant à un morceau de pain, grignoté rapidement à même le sol dans la classe. Les politiques ne sont pas forcément indifférents à ces variations entre classes sociales et pour certains il importe de régénérer la population dans son ensemble : cela doit passer par une alimentation plus conséquente pour tous. Dès 1844 une première cantine scolaire s’ouvre à Lannion (côtes du Nord) sur l’initiative du maire. Le repas se résume à du pain trempé dans de l’eau chaude et agrémenté de pommes de terre. Mais une avancée est engagée, l’État et les municipalités commencent à s’occuper de la restauration scolaire et de l’insuffisance alimentaire des pauvres. Durant la seconde moitié du xixe siècle naissent dans les grandes villes des cantines scolaires. En 1936, une grande enquête sur l’alimentation des élèves et les cantines scolaires recensent 8045 cantines, mais certains départements en sont encore dépourvus (Nourrisson, 2002 b). Même si les médecins inspecteurs des écoles sont chargés d’établir les menus, de choisir les aliments, la quantité, la préparation et les effets bénéfiques pour la santé, l’absence de légumes frais, de fruits, l’insuffisance de calcium, des menus répétitifs demeurent, et il faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour voir apparaître une alimentation plus rationnelle, l’apparition de la formation à la diététique, portée notamment par Raymond Paumier (1902-1975), instituteur originaire de la Sarthe qui travailla sur l’alimentation des enfants et expérimenta le premier restaurant pour enfants à l’école. Le mauvais épisode de la sous-alimentation et de la mauvaise-alimentation à l’école semble définitivement passé. L’attention peut alors davantage se centrer sur la préparation d’une alimentation équilibrée et diversifiée.

L’éducation à la santé et la question de l’obésité à l’école : prémisses et évolution

Si la société médicale fut préoccupée par l’obésité chez l’adulte dès le xviiie siècle, le système scolaire dans son ensemble fut surtout attaché à contrôler la mauvaise nutrition des élèves et les manques alimentaires. Nous n’avons retrouvé aucun texte pour l’instant provenant du milieu éducatif et des politiques scolaires, mentionnant un contrôle de l’obésité infantile à l’école du xviie siècle à la Seconde Guerre mondiale. On peut cependant noter dès le xviiie siècle une attention de la santé infantile à l’école, qui se concentre dans un premier temps sur la salubrité des locaux, la protection contre les épidémies, les activités physiques, les pratiques alimentaires et de propreté du corps (Parayre, 2011). L’école a donc tenu compte de la santé des élèves de façon croissante depuis le xviiie siècle mettant en exergue le lien unissant la santé et la réussite scolaire. Les préoccupations de santé ont varié avec les époques, avec les maladies et maux différents, les avancées médicales et scientifiques et les conceptions modifiées à l’égard du corps. Par exemple l’alcool à l’école et le vin servi coupé avec de l’eau au xviiie siècle dans les collèges et pensions, ne devint un problème de santé publique qu’à la fin du xixe siècle, l’État décidant d’instaurer un enseignement antialcoolique (Nourrisson, 1990). L’alcool pose alors d’autant plus de problème à la fin du xixe siècle qu’il provoque des maux corporels et psychiques, qu’il détruit des familles et désocialise, que la peur d’une société dégénérée se propage au sein de la population. Cela signifie qu’une attitude pouvait être jugée à une époque salutaire (boire du vin à l’école au xviiie siècle) et a contrario un fléau et un problème de santé publique à une autre époque (fin xixe siècle), dû à des conceptions différentes d’appréhender cette pratique, à des découvertes de pathologies imputées à cette même habitude, passant du statut de salutaire à néfaste.

Il en est de même pour l’obésité infantile. Il se produit un changement crucial, l’obésité infantile jusqu’ici déclarée pathologique relative à quelques cas seulement et le plus souvent héréditaire, commença à inquiéter la société à la fin du xxe siècle. Le phénomène s’accentue depuis les années 2000 d’autant que les habitudes sédentaires, la malbouffe et la déstructuration des repas se répandent. Les épidémiologistes indiquent une prévalence de surpoids infantile passant de 3 % en 1960 à 16-17 % en 2007 (Péneau & al, 2009, Garandeau, p. 51). Ce n’est pas seulement l’obésité, mais aussi la surcharge de poids qui inquiète, du fait de pouvoir conduire à l’obésité, et aux problèmes intrinsèques de santé qu’elle implique, diabète, hypertension etc. La courbe de poids se trouve suivie au plus près, le calcul de l’IMC systématiquement renouvelé. L’État une fois de plus se mêle de prévention9.

On parle alors d’épidémie, car personne ne pourrait être épargné. Le dépistage et la prévention s’organisent dès la petite enfance et les programmes d’éducation à la santé depuis les années 2000 développent l’éducation nutritionnelle et la promotion des activités physiques. Car c’est aussi sur l’activité physique qu’on s’attarde, non pas pour rendre plus robustes les corps comme au xixe siècle, mais comme un équilibre et un contrepoids par rapport aux calories absorbées et à éliminer au plus vite. Comme l’alcool en fin de xixe siècle, l’obésité au xxie siècle inquiète au point de rentrer dans les programmes scolaires d’éducation à la santé. L’école constitue un lieu favorable au développement des principes de précautions et de prévention, un levier aux problèmes de santé publique. Elle peut devenir un modèle où se transmettent les soit disant « bonnes »10 pratiques alimentaires et physiques, quand les familles ont baissé les bras ou demeurent impuissantes, désorientées. Pas de changements donc avec le siècle passé sur l’attitude performative que pourrait avoir l’école et sur son remplacement de l’éducation familiale. Pas de changement non plus sur la stigmatisation des pratiques de certaines catégories sociales, celles aussi plus touchées par les problèmes de poids, les plus démunies ne pouvant suivre toutes les prescriptions alimentaires (à l’exemple de la prescription du PNNS : cinq fruits et légumes par jour) et de pratiques d’exercices physiques assurément coûteuses.

Une question constante demeure parmi le corps enseignant : l’école aurait-elle pour principe d’entrer dans l’intimité des individus et de vouloir et pouvoir tout contrôler ?

Si bien que quelques enseignants, parents et médecins réussissent à développer une réflexion constructive qui ne se limite pas au seul calcul de l’IMC, mais favorisent une hygiène de vie plus équilibrée accompagnée d’activités physiques. Ces actions, quand elles existent, ne sont certes pas généralisées à l’ensemble de la communauté éducative, car il faudrait que tous puissent y avoir été formés et sensibilisés. En la matière certaines communes se mobilisent davantage, à l’exemple de la mairie de Lille qui a développé des innovations portées par leur service de promotion de la santé associé à un nutritionniste de l’instituteur Pasteur de Lille avec la création d’un livret de recettes simples, peu coûteuses, et équilibrées pour des familles qui n’auraient pas beaucoup de temps et de moyens11. Il peut donc exister des initiatives à la portée de tous et qui s’efforcent de ne pas stigmatiser les populations et les comportements alimentaires. C’est aussi le message véhiculé par l’éducation à la santé, qui se veut dorénavant ne plus être une éducation moralisatrice ; mais les anciennes conceptions ont parfois la vie longue et le changement des mentalités prend du temps. Les acteurs reviennent parfois à la facilité des slogans tout faits et simplifiés, par manque de temps, d’investissement, de recul, d’envie etc.

Conclusion : l’éducation à la santé parcourue par des normes

La problématique du corps gros au sein de la société est ancienne, elle s’est de plus en plus démocratisée. Cela d’autant plus que l’augmentation de la médicalisation, c’est-à-dire de l’accès aux soins et d’une approche biomédicale de la santé, a également mis en évidence un certain nombre de problèmes organiques qu’entraîne un excès de poids. Si bien que la médecine a contribué à modifier les relations au corps des sociétés successives. Cette même médecine a apporté au fur et à mesure un ensemble de techniques permettant de modifier l’apparence, d’agir sur l’excès de poids. Elle a été rejointe par d’autres procédés d’éducation physique et sportive, de régulation du régime alimentaire, de techniques plus approfondies de pesée et de mesure, puis de programmes d’enseignement et d’éducation nouvelle de la nutrition ; offrant ainsi toute une palette d’actions sur le corps que tout un chacun peut s’appliquer. Dans le même temps, des techniques de conservation et de production alimentaire de plus en plus développées ont permis que les corps chétifs au sortir de la Seconde Guerre mondiale puissent tout au long de la seconde moitié du xxe siècle reprendre en masse. Si bien qu’aujourd’hui bien mieux nourris qu’auparavant, les corps sont aussi plus grands, plus forts et plus en chair. Nous sommes confrontés au revers de la mondialisation, nous serions trop nourris (bien souvent mal nourris) et trop sédentaires, nos corps en supportant leur poids, risquent de dysfonctionner. Or dans ce contexte, l’école et l’éducation à la santé n’offrent encore que peu de perspectives non moralisatrices. Quelques enseignants, quand ils en ont suffisamment le temps, l’envie et le courage, font une éducation nutritionnelle que nous pourrions qualifier de plus raisonnée, à l’image de ce que promouvait Raymond Paumier dans les années 1950, une alimentation équilibrée et diversifiée, encadrée matériellement. Mais l’école est aussi démunie confrontée à une malbouffe et une mauvaise nourriture croissante, et bien que certains enseignants se préoccupent d’une alimentation équilibrée, ils ne peuvent contrôler les habitudes alimentaires et les activités physiques de la famille, celles qui ne sont pas toutes choisies, et qui demeurent bien souvent subies, par manque de moyens, de possibilités, de temps, d’éducation. Est-ce à l’école de répondre à cette problématique qui la dépasse et la déborde largement ? Peut-elle vraiment le faire avec si peu de moyens, et si peu d’aide et de collaboration de la société ? Enfin, et cela nous paraît un point essentiel, la problématique du corps gros est d’autant plus intéressante quand nous la rapprochons de celle des normes et du rapport au corps et à l’apparence de nos sociétés. En définitive, faudrait-il se conformer aux normes de notre siècle (de plus en plus poussé vers l’uniformité des corps) ou l’école (et ses programmes d’éducation à la santé) pourrait-elle aussi aider à faire disparaître les stigmatisations et nous faire accepter nos différences plutôt qu’à accentuer des malaises physiques et psychiques chez certains enfants ? C’est peut-être de cette manière que les programmes d’éducation à la santé peuvent avoir cours à l’école. Autrement dit, il apparaît urgent de réhabiliter les réflexions de Georges Canguilhem et de Michel Foucault avec un travail réflexif sur le rapport de notre société aux normes (Canguilhem, 2007 et 2009 ; Foucault, 2001). Nous devons donc davantage nous emparer à l’école de leurs réflexions, qui ouvriraient l’éducation à la santé à un véritable changement et qui pourraient conduire à penser différemment le rapport à la santé et au bien-être, à l’exemple de celle développée par Canguilhem : « L’homme n’est vraiment sain, que lorsqu’il est capable de plusieurs normes », et « la santé est une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement » (Canguilhem, 2009, p. 215), rappelant combien donc la santé est une expérience individuelle et collective dont la maladie, le handicap, le risque font partie.

Nous pouvons ainsi proposer plusieurs défis à la promotion de la santé auprès de la jeunesse : accepter un jour que les corps ne ressemblent pas aux images filiformes, souvent fabriquées numériquement, qui nous sont présentés et véhiculés dans les médias ; à l’image de certaines pratiques physiques et de détente et certaines autres modèles de sociétés, nous pourrions être davantage à l’écoute de nos corps plutôt que concentrés sur ce que représente notre apparence et enfin de réussir à concilier le respect du corps et de l’identité et respect de la santé et du bien-être.

1 Cf. https://www.mangerbouger.fr/ressources-pros/le-plan-national-nutrition-sante-pnns.

2 Garçon de huit ans, classe de CE2 de la région Nord de France, lors d’une activité d’éducation à l’alimentation, année 2011.

3 « L’hydropisie est une accumulation anormale de liquide dans les tissus de l’organisme ou dans une cavité du corps » (Doctossimo). La goutte

4 Cité par Georges Vigarello, in. Csergo, 2009, p. 133.

5 Cf. Arrêté du 27 février 2007 fixant les conditions relatives aux informations à caractère sanitaire devant accompagner les messages publicitaires

6 Archives Nationales, carton F17 7585, Régime alimentaire des lycées, septembre 1853.

7 Ibidem.

8 Circulaire du 26 novembre 1954.

9 Cf. le plan obésité 2010-2013 :

https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Obesite_2010_2013.pdf.

10 Nous mettons bonnes entre parenthèses, car le terme de bonnes pratiques peut être critiquable, existe-t-il des bonnes pratiques ? Qu’est-ce-qui

11 Ce livret s’intitule Les petites recettes illustrées 2, (préface du docteur Lecerf, chef de service nutrition de l’institut Pasteur de Lille)

Bibliographie

Archives

Archives Nationales, carton F17 7585, Régime alimentaire des lycées, septembre 1853.

Documents imprimés (xviiie à xxe siècles)

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Vigarello Georges (2009). « L’obésité et l’épreuve du moi », in. Julia Csergo (2009). Trop gros ? L’obésité et ses représentations. Paris : Autrement, coll. Mutation, p. 123-135.

Georges Vigarello (2010). Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, du Moyen Âge au xxe siècle. Paris : Seuil.

Rollet Catherine (2001). Les enfants au xixe siècle. Paris : Hachette.

Références internet

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https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Action_sanitaire_et_sociale/97/8/education_comportements_responsables_114978.pdf

https://eduscol.education.fr/cid47664/education-a-la-nutrition.html

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000426255&categorieLien=id

Notes

1 Cf. https://www.mangerbouger.fr/ressources-pros/le-plan-national-nutrition-sante-pnns.

2 Garçon de huit ans, classe de CE2 de la région Nord de France, lors d’une activité d’éducation à l’alimentation, année 2011.

3 « L’hydropisie est une accumulation anormale de liquide dans les tissus de l’organisme ou dans une cavité du corps » (Doctossimo). La goutte primitive est due à un excès d’acide urique dans le sang.

4 Cité par Georges Vigarello, in. Csergo, 2009, p. 133.

5 Cf. Arrêté du 27 février 2007 fixant les conditions relatives aux informations à caractère sanitaire devant accompagner les messages publicitaires ou promotionnels en faveur de certains aliments et boissons <https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000426255>.

6 Archives Nationales, carton F17 7585, Régime alimentaire des lycées, septembre 1853.

7 Ibidem.

8 Circulaire du 26 novembre 1954.

9 Cf. le plan obésité 2010-2013 :

https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Plan_Obesite_2010_2013.pdf.

10 Nous mettons bonnes entre parenthèses, car le terme de bonnes pratiques peut être critiquable, existe-t-il des bonnes pratiques ? Qu’est-ce-qui peut justifier que certaines pratiques seraient bonnes et d’autres mauvaises ?

11 Ce livret s’intitule Les petites recettes illustrées 2, (préface du docteur Lecerf, chef de service nutrition de l’institut Pasteur de Lille), Éditions Étagère, Lille, 2009.

Citer cet article

Référence papier

Séverine Parayre, « Des pratiques alimentaires qui renforcent à celles qui font grossir. », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 70-83.

Référence électronique

Séverine Parayre, « Des pratiques alimentaires qui renforcent à celles qui font grossir. », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 octobre 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=90

Auteur

Séverine Parayre

Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, Institut catholique de Paris. Chercheure associée au TEC Paris Descartes (Techniques et Enjeux du Corps).

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