Regards sur la philosophie de l’éducation

p. 84-91

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Présentation

Initialement paru en 2011, le recueil de textes de philosophie de l’éducation proposé par Normand Baillargeon1 revient dans l’actualité à l’occasion de la présence de ce thème pour le concours d’entrée 2018 à l’École Normale Supérieure. Édité par Flammarion, ce petit livre au format poche, est structuré en trois parties. Dans un premier temps, Normand Baillargeon propose une introduction à la philosophie de l’éducation. Suivent ensuite vingt-sept textes de divers philosophes, chacun faisant moins de dix pages et toujours préalablement introduits par Baillargeon. Enfin, l’auteur propose un vade-mecum consacré à diverses problématiques de la philosophie de l’éducation. Une bibliographie est proposée en fin d’ouvrage, moins pour citer exhaustivement les auteurs évoqués que pour renvoyer le lecteur à des ouvrages « classiques » de philosophie de l’éducation. Celle-ci est d’ailleurs divisée en quatre sections : ouvrages de références, œuvres classiques non citées dans l’anthologie, œuvres contemporaines, quelques périodiques.

La totalité de l’ouvrage comprend 286 pages dont environ la moitié est constituée des textes choisis par l’auteur, l’autre moitié de ses commentaires et apports personnels.

L’ouvrage

L’introduction

L’introduction proposée par Normand Baillargeon a le double objectif de proposer au lecteur une introduction à certaines problématiques traditionnelles de la philosophie de l’éducation et de renvoyer aux textes présents dans ce recueil y apportant une contribution, soit la développant, soit y apportant des éléments de réponse. Par exemple, Baillargeon propose de montrer l’existence de différents « paradigmes fondateurs » (p.11) définissant l’éducation. Le paradigme libéral permet ainsi d’introduire les textes de Platon et de Kant. Le paradigme de la pédagogie introduit les textes de Rousseau. Dewey est censé représenter le paradigme instrumentaliste. Quant à Peters ou Lyotard, ils représentent un troisième paradigme, plus récent, que Baillargeon nomme « la reformulation du modèle libéral ».

Cette introduction permet donc au lecteur d’aborder différentes thématiques de la philosophie de l’éducation, ce qui en fait, en condensé, un véritable petit cours. Outre les différentes définitions de l’éducation que je viens d’évoquer, Baillargeon aborde la question de l’enseignement et de l’apprentissage (pp. 21-37) à travers les options épistémologiques des auteurs retenus, puis celle du rôle de l’État, de la société en éducation (pp. 38-47). Il resitue ainsi la problématique générale dans laquelle chacun des textes présents se place.

Les textes

La répartition des 28 textes suit les trois grandes parties de l’introduction. La première partie intitulée « Définitions de l’éducation : quelques paradigmes fondateurs » comprend huit textes de Platon, Kant, Rousseau, Dewey, Peters, Martin ou Lyotard. Chaque texte de cette section propose une forme ou une autre de définition de l’éducation. Il est donc avant tout question de ce qu’est l’éducation : un accès à la Vérité ? Un accès à la Culture ? Une forme de croissance ?

La seconde partie comprend neufs textes de Platon, Montaigne, Rousseau, Hegel, Dewey, McPeck, Hirst et Martin. Intitulée « Enseigner et apprendre : savoirs et curriculum », les textes présentés abordent la question de la place, du rôle et de la nature des savoirs qui font une éducation mais également celle de la place, du rôle et de la nature de l’enseignement qui la rend possible. La question fondamentale qui les rassemble est donc celle du quoi et du comment : que faut-il enseigner et comment le faire pour éduquer ?

La troisième et dernière partie lie éducation et politique dans la mesure où elle présente des textes visant à interroger les rapports entre l’éducation et le monde social. Faut-il éduquer pour préparer l’enfant à vivre dans la société ? L’État a-t-il son mot à dire en matière d’éducation ? Comment différencier éducation et endoctrinement ? L’école est-elle un moyen d’émancipation ou, au contraire, une institution disciplinaire ? Telles sont les questions auxquelles les onze textes de cette partie proposent des éléments de réponse. Ils sont issus des écrits de Mill, Condorcet, Illich, Arendt, Foucault, Harris, Dewey, Barrow et Milburn, Michéa, Noddings et Hirsch.

Le vade-mecum

Pour terminer l’ouvrage, Normand Baillargeon propose un vademecum d’une trentaine de pages (pp. 255-280) qui s’affranchit cette fois des textes présentés. Composé de onze sections, il permet à l’auteur d’aborder des thématiques qui n’ont pas ou peu été présentes dans le reste de l’ouvrage. Chaque section est relativement indépendante, ce qui peut donner à l’ensemble un aspect « décousu » mais a l’avantage de balayer un large spectre de problématiques. Baillargeon aborde ainsi brièvement le rôle du behaviorisme et de la psychologie génétique en éducation, le renouveau de l’éducation morale avec l’apparition de l’éthique du care, les potentielles tensions entre droits des enfants et droits des parents, l’apparition de la philosophie pour enfants… Mais d’autres sections lui permettent également de jeter un regard critique et politique sur certaines évolutions récentes. Baillargeon consacre ainsi une section à la question des bons d’éducation, du capital humain et de la marchandisation de l’éducation ; il interroge la notion actuelle de « compétence » et « l’approche par compétence » ; il rappelle enfin le dilemme éminemment politique auquel doit faire face l’école dans une société libérale démocratique entre mérite et justice sociale2.

Critique

Se présentant comme un recueil de textes et un ouvrage d’introduction à la philosophie de l’éducation, ce livre ne propose pas réellement de thèse sur l’éducation. Son objectif consiste davantage à présenter autant que possible les différentes positions, autour de différentes thématiques et problématiques afin que le lecteur novice dispose d’une première « carte » approximative de ce champ de recherche et de débat. Saluons au passage l’effort d’introduction et de traduction d’auteurs américains, souvent issus de la tradition analytique et encore assez méconnus en France. Normand Baillargeon a ainsi traduit lui-même les textes présentés de Richard Stanley Peters, Jane Roland Martin, John McPeck, Paul Hirst, Kevin Harris et Nel Noddings.

Cependant, Normand Baillargeon semble, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, critiquer certaines pédagogies que l’on qualifierait aujourd’hui bien volontiers « d’alternatives » ou de « différentes ». Le reproche principal qui leur est fait est celui de leur relative inefficacité due à une forme de délaissement de savoirs traditionnels au profit de compétences larges et transversales (l’esprit critique par exemple) et non de savoirs précis ou bien encore d’être trop centrées sur l’enfant et de ne pas faire une part suffisante au professeur. Voici un extrait de ce que Baillargeon dit à ce propos :

On argue souvent en [la faveur d’une pédagogie basée sur l’expérience de l’enfant] que ce qui est ainsi appris l’est mieux, et est plus durablement retenu. Mais cet argument est tout juste un rappel de ce que signifie apprendre, à savoir avoir vu et saisi par soi-même et ainsi retenir durablement. Mais apprendre peut se faire de bien des manières, par exemple, par une instruction (plus ou moins directe) ou en se faisant dire les choses. C’est donc pour d’autres raisons qu’on voudra défendre un apprentissage par découverte, et en tenant compte pour ce faire de ce qu’il coûte en temps, en ressource et en ingéniosité de la part de qui conçoit l’environnement propice à la découverte. […] Mais parvenu à ce stade de l’analyse, le philosophe doit laisser place à la recherche empirique et se contenter de noter que, globalement, celle-ci tend à montrer que des méthodes d’instruction centrées sur l’enseignant s’avèrent plus efficaces que des méthodes de découverte centrées sur l’élève.

L’argument que propose ici Normand Baillargeon à l’encontre des formes pédagogiques de type « découverte », « tâtonnement » ou « centration sur l’expérience de l’élève » repose sur l’idée que celles-ci seraient moins efficaces que d’autres formes pédagogiques davantage axées sur le savoir ou faisant davantage de place au professeur. Je nomme cet argument, classique dans les débats en éducation, « l’argument de l’efficacité ». Il affirme qu’une méthode vaut mieux qu’une autre parce qu’elle permet d’apprendre plus de choses3 en moins de temps.

Cette critique est fréquente mais elle est souvent mal construite parce qu’elle est souvent lacunaire. Ce qui manque régulièrement, et c’est également le cas ici, c’est le « par rapport à quoi » la méthode peut être qualifiée d’efficace ou d’inefficace. En effet, l’efficacité d’une chose ne se mesure que relativement à un ensemble de fins donné. Dès lors, ne pas fournir cet ensemble et affirmer qu’une chose comme une méthode pédagogique, est plus efficace qu’une autre, ce n’est pas dire grand-chose.

Pour que cette critique ait un sens, deux configurations sont possibles. Premièrement, dans une optique « pragmatique » ou « comparatiste », on détermine un ensemble d’objectifs et on regarde quelle méthode y répond le mieux. Si la méthode F permet aux élèves d’apprendre davantage d’objectifs contenus dans E dans un temps plus réduit que la méthode F’, on dira que la méthode F est plus efficace que la méthode F’ relativement à l’ensemble E des fins données. Mais dans cette optique, les fins doivent être données d’avance afin que l’on dispose d’une sorte d’étalon de comparaison. Or, la manière dont Baillargeon critique, grâce à l’argument de l’efficacité, certaines pédagogies, ne mentionne pas les fins en vue. On serait donc en droit de lui demander de préciser en quoi les pédagogies centrées sur les savoirs et l’enseignant sont-elles plus efficaces que celles centrées sur l’expérience de l’élève.

Deuxièmement, l’argument de l’efficacité peut avoir un sens implicite qui porte en réalité moins sur la performance de ce qui est jugé plus efficace (ici certaines méthodes pédagogiques) que sur les fins visées. Dire d’une chose qu’elle est plus efficace qu’une autre sans mentionner les fins, c’est-à-dire en quoi elle est plus efficace, c’est généralement asserter que ce « en quoi » est « évident », « supérieur », « indispensable », « incontournable » en la matière, qu’elle est plus efficace sur « ce qui va de soi » en matière d’éducation. La critique d’une méthode par argument d’efficacité, dans cette optique, comprend généralement implicitement une critique des fins visées par cette méthode. La méthode F est plus efficace que la méthode F’ car elle satisfait mieux ses objectifs. Mais, dans ce cadre, on oublie que les méthodes pédagogiques naissent souvent au regard de fins ou d’ensemble d’objectifs différents. La méthode F peut avoir été imaginée (et être efficace) pour satisfaire l’ensemble d’objectifs particuliers E alors que la méthode F’ vise à satisfaire l’ensemble des objectifs E’. La plupart des pédagogies « alternatives » procèdent d’une critique d’un modèle pédagogique « standard »4 certes, mais souvent également de ses finalités. Ces pédagogies visent parfois des objectifs que le modèle standard ne vise pas ; elles ajoutent d’autres finalités au curriculum ou à l’éducation elle-même ; elles en suppriment d’autres. Dans ces circonstances, dire que la méthode F est plus efficace que la méthode F’ sans plus de précaution, c’est souvent comparer non pas deux méthodes mais deux paires « objectifs + méthode ». Mais une telle comparaison revient souvent à une comparaison des fins, des objectifs puisqu’il est rarement question de comparer l’efficacité relative des méthodes, c’est-à-dire l’efficacité d’une méthode à répondre à ses objectifs. On compare alors la capacité d’une méthode F prévue pour répondre aux objectifs E à répondre à l’ensemble E’ (pour lequel, il est probable que F’ soit plus adapté). Bien sûr, il se peut qu’une méthode F soit plus efficace pour remplir les objectifs E’ pour lesquels une autre méthode F’ a été élaborée. Mais là encore, il conviendrait d’expliciter l’ensemble des finalités à l’aune desquels on va juger que F est plus efficace que F’.

La critique de l’efficacité est ainsi souvent employée de manière tronquée : on affirme que F est plus efficace que F’ sans expliciter en quoi F est plus efficace que F’, ou en tenant pour acquis, évidents, indépassables les objectifs éducatifs que F satisfait. Mais on pourrait faire remarquer que, quand bien même F serait plus efficace que F’, F’ pourrait être préférable au regard des objectifs qu’elle poursuit. Imaginons que la méthode F est plus efficace pour remplir ses objectifs qui sont l’acquisition d’un esprit de compétition, l’accumulation de savoirs « factuels » tel que un ensemble de dates en histoire, de formules en mathématiques et en physico-chimie, de noms de villes et de fleuves en géographie, l’apprentissage par cœur de textes de théâtre et de poésie… Imaginons maintenant une méthode F’ dont les objectifs sont l’apprentissage d’un esprit critique, la capacité à utiliser des savoirs « factuels » (peut-être moins nombreux) dans le cadre de problèmes, l’apprentissage de la récitation expressive de textes de poésies (quitte, là encore, à en apprendre un peu moins)… Cependant, F’ est moins efficace que F relativement à ses propres objectifs. L’argument de l’efficacité serait-il suffisant pour préférer F à F’ ? Il le serait uniquement à condition de nous placer dans une forme de neutralité à l’égard des fins qui, dans le cas de l’éducation, ne paraît pas très raisonnable.

Normand Baillargeon est connu pour ses travaux sur l’anarchisme (Baillargeon, 2008). Or, l’anarchisme porte en lui un regard radical sur les fins et notamment celle de l’éducation. Pour l’anarchisme, l’efficacité ne saurait être une valeur en soi. Une école aux méthodes efficaces pour dispenser un programme ne permettant pas aux élèves l’ayant subi de s’émanciper, de développer un esprit critique, de prendre conscience du monde social dans lequel ils sont, susciterait, on s’en doute, de fortes critiques de la part des militants anarchistes5. Il serait donc étonnant qu’un anarchiste comme Baillargeon souscrive à une critique des pédagogies de la découverte et du tâtonnement qui reposerait sur une conception de l’efficacité relative à la capacité de dispenser un tel programme. Cela ne signifie certes pas, en creux, que ces pédagogies ne souffrent d’aucun défaut, mais que celui qui est visé par l’argument de l’efficacité l’est peut-être pour de mauvaises raisons ou plutôt, pour des raisons elles-mêmes contestables. C’est ainsi par exemple que la critique de ces mêmes pédagogies en raison de leur caractère sociologiquement inégalitaire6 est elle-même contestable : elle présuppose en effet qu’une école qui permettrait à tous les élèves, indépendamment de leur origine sociale, de prétendre aux places socialement prestigieuses, c’est-à-dire aux places de pouvoir, seraient plus justes. Une critique anarchiste de ce genre de critique ferait valoir qu’une telle situation ne vaudrait guère mieux car ce ne sont pas tant les origines des personnes de pouvoir qui importent que l’existence même de ces places de pouvoir. Pour le dire de manière plus imagée, dans une perspective anarchiste, qu’un grand patron soit lui-même fils de grand patron ou d’ouvrier ne change rien car le problème reste l’existence socialement admise d’un poste de grand patron. Ainsi, une méthode pédagogique qui permettrait à un fils d’ouvrier comme à un fils d’avocat ou de médecin d’accéder à de telles places serait peut-être « efficace », mais uniquement d’un point de vue qui admet que la nature des places sociales aujourd’hui reconnues n’a pas à être interrogée.

Encore une fois, ces remarques ne constituent aucunement une réelle défense des pédagogiques et méthodes questionnées par Baillargeon. Elles visent cependant à souligner que l’argument de l’efficacité invoqué mérite d’être davantage explicité et ne peut réellement se déployer, à mon sens, qu’une fois les fins de l’éducation clairement avancées.

1 Baillargeon, N. (2011).L’éducation. Paris : Flammarion.

2 Se rapportant à l’ouvrage de James Fishkin, Social philosophy and policy (1978), Baillargeon parle même de trilemme. En effet, le libéralisme doit

3 Je pourrais ajouter « apprendre mieux » mais, d’une certaine façon, apprendre mieux c’est en apprendre plus sur ce que l’on étudie.

4 Schématiquement, on pourrait opposer un modèle pédagogique issu du monde de l’école traditionnelle et un modèle qui en fait la critique sur un

5 Et justement ce qu’a fait Francisco Ferrer, sans doute le plus connu des pédagogues anarchistes (Ferrer, 2010).

6 Voir par exemple l’ouvrage de Jean-Pierre Terrail et Jérôme Deauvieau (Deauvieau et Terrail, 2007) qui présentent différentes contributions de

Bibliographie

Baillargeon, N. (2008). L’ordre moins le pouvoir. Paris : Agone

Baillargeon, N. (2011). L’éducation. Paris : Flammarion

Deauvieau, J. et Terrail, J-P (dir.) (2007), Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, Paris : La Dispute

Ferrer, F. (2010), L’école moderne. Bruxelles : Couleur livres.

Notes

1 Baillargeon, N. (2011). L’éducation. Paris : Flammarion.

2 Se rapportant à l’ouvrage de James Fishkin, Social philosophy and policy (1978), Baillargeon parle même de trilemme. En effet, le libéralisme doit respecter trois desiderata qui sont, aux yeux de l’auteur américain, incompatibles : respect de l’égalité des chances, attribution des positions au mérite et au terme d’une juste compétition, autonomie de la famille (p. 268).

3 Je pourrais ajouter « apprendre mieux » mais, d’une certaine façon, apprendre mieux c’est en apprendre plus sur ce que l’on étudie.

4 Schématiquement, on pourrait opposer un modèle pédagogique issu du monde de l’école traditionnelle et un modèle qui en fait la critique sur un certain nombre de point.

5 Et justement ce qu’a fait Francisco Ferrer, sans doute le plus connu des pédagogues anarchistes (Ferrer, 2010).

6 Voir par exemple l’ouvrage de Jean-Pierre Terrail et Jérôme Deauvieau (Deauvieau et Terrail, 2007) qui présentent différentes contributions de sociologues adressant ce genre de critique à ces méthodes pédagogiques.

Citer cet article

Référence papier

Pierre Gégout, « Regards sur la philosophie de l’éducation », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 84-91.

Référence électronique

Pierre Gégout, « Regards sur la philosophie de l’éducation », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 octobre 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=92

Auteur

Pierre Gégout

Docteur en sciences de l’éducation.

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