Introduction
Mireille Cifali : une œuvre. Mais aussi : une personne, une voix. On dit souvent qu’il faut distinguer l’œuvre de la personne. Avec Mireille Cifali, l’œuvre écrite est portée par la parole de celle qui en a médité la signification concrète, dans le flux de sa propre expérience.
Elle est entrée d’un bond dans le réseau des penseurs d’importance. Extrait de la thèse qu’elle avait soutenue en 1979 sous la direction de Michel de Certeau, son premier ouvrage (Freud pédagogue ? Psychanalyse et éducation) l’inscrivit d’emblée, en 1982, dans le champ des auteurs qui comptent2. En effet, c’est avec originalité qu’elle assuma et renouvela la question freudienne : pourrait-on « appliquer » (de) la psychanalyse à l’éducation ? Au-delà du « maître mot » (Cifali, 1982, p. 23) de l’applicationnisme, la question était reformulée : comment étendre les découvertes de la psychanalyse au domaine pédagogique ? C’est-à-dire : comment repenser la pédagogie à la lumière de la psychanalyse ? Et encore : quels problèmes fascinants d’éducation la psychanalyse permettrait-elle d’éclaircir ? (ibid., p. 27). Une double difficulté avait été énoncée par Freud lui-même : i) le psychanalyste qui sort de son champ (la pratique analytique) est un dilettante de l’objet qu’il étudie – comme par exemple l’éducation et la pédagogie – ; ii) le connaisseur d’un tel objet (éducateur, pédagogue) n’est au mieux qu’un amateur plus ou moins éclairé en psychanalyse – non un psychanalyste. Et comme le souligne Cifali, Freud s’est gardé de produire une théorie de l’application pour la psychanalyse au cours des décennies où certains pédagogues et analystes dont il était proche (tels Aichhorn, Pfister, Zulliger, Bernfeld) tentaient, eux, de fonder une pédagogie psychanalytique3. En outre, fort peu nombreux sont les commentateurs de Freud qui ont rapporté ses propos « à la problématique d’une application » (ibid., p. 37).
Mais le travail de Cifali, dans le contexte où elle publia son premier ouvrage, fut de mettre en évidence tout l’intérêt que porta Freud à l’éducation – contrairement à ce que certains faisaient dire au maître (ibid., pp. 37-48). Cet intérêt avait clairement des accents kantiens puisqu’il ne cessa de considérer l’éducation comme le problème le plus important que l’humanité ait à résoudre. La thèse soutenue par Cifali est que Freud espérait clairement de la psychanalyse une contribution au bien des générations futures, par ses apports aux pratiques éducatives, lorsqu’il imaginait en 1933 par exemple, « l’application de la psychanalyse à la pédagogie, à l’éducation de la génération suivante »4. Le Freud pédagogue ? de Mireille Cifali constitua donc une réponse ordonnée au Freud anti-pédagogue de Catherine Millot5. Contrairement à ce qu’écrivit Jean-Claude Filloux6, Cifali n’est pas tombée dans un piège que lui aurait tendu Millot, et il paraît assez vain de reprocher à Cifali d’avoir insuffisamment différencié pédagogie et éducation dans son traitement du problème. C’est de la pensée même de Freud que Cifali opère l’exégèse, et Freud n’est pas Durkheim, il ne fait pas de distingo entre pédagogie et éducation. Ces deux termes sont parfaitement complémentaires si l’on considère qu’une génération d’adulte prend en main et accompagne la suivante pour tenter d’assurer sa bonne croissance, et que
la seule préparation appropriée au métier d’éducateur est une solide formation psychanalytique. Le mieux, c’est qu’il ait été analysé lui-même car sans expérience sur sa propre personne, on ne peut pas s’approprier l’analyse. L’analyse des maîtres et éducateurs semble une mesure prophylactique plus efficace que celle des enfants eux-mêmes7.
L’analyse que propose Cifali de cette sixième conférence se veut en contradiction avec ce que l’on a pu faire dire à Freud pour encore une autre raison. Elle adopte une position originale qui s’est densifiée dans ses travaux ultérieurs, celle qui consiste à repérer certaines apories dans les travaux de Freud et des zones de fragilité dans sa personne : « ces moments où Freud ne se soutient pas d’une position psychanalytique » (Cifali, 1982, p. 64). Mais dans un chapitre-clé de son ouvrage (pp. 79-93), elle construit un raisonnement épistémologique très convaincant en montrant que Freud ne déduit pas d’un corpus théorique une application technique : avec la psychanalyse, il ne peut s’agir d’appliquer, mais seulement de pratiquer des interprétations. Ceux qui ont pris la psychanalyse comme un savoir métapsychologique constitué duquel on pourrait déduire un processus d’application, dans une entreprise de réification réduisant à « utiliser le savoir comme œillère » (ibid., p. 92), ceux-là font exactement le contraire de ce que recommandait Freud8. Cifali permet de comprendre ces limites et ces ouvertures de la pensée freudienne car c’est aussi en historienne qu’elle étudie les textes. Car le rapport de Freud à la question éducative n’a pas été saisi par ceux qui
ont tant et si bien éliminé cette dimension historique qu’ils en viennent à tenir des raisonnements aberrants pour asseoir la cohérence de leur construction
(ibid., p. 211).
Les réserves freudiennes quant à la possibilité d’une « pédagogie psychanalytique » ne devaient donc pas conduire à juger la théorie analytique non concluante en ce qui concerne le domaine éducatif. Bien au contraire, la pratique analytique – à laquelle renvoie constamment la théorie analytique, dans un rapport réellement dialectique – est probablement de la plus grande fécondité pour l’action éducative et pédagogique :
Disons déjà qu’une interprétation naît de manière privilégiée d’un rapport d’inconscient à inconscient.
(ibid., p. 91).
Ce que l’on peut alors déduire d’une telle position, c’est que la psychanalyse est plus fructueuse comme expérience assumée par un sujet que comme savoir ayant été appris, et cela nous renvoie à l’intérêt de l’analyse pour les éducateurs, suggérée par Freud – le professeur ayant à savoir « le jeu de l’amour et de la haine dont il est malgré lui l’objet » (ibid., p. 121). Mais surtout, et c’est la voie choisie par Cifali,
[Freud] ne cherche pas à appliquer un savoir déjà là, pour assigner à l’autre champ ce qu’il doit être, mais ouvre des pistes, qu’à notre manière nous pouvons poursuivre
(ibid., p.121).
Dès son premier ouvrage, Cifali invitait ses contemporains à se laisser interpeller au-delà de la seule rationalité qui dénie, dans les pratiques scolaires, le jeu du fantasme.
Éduquer, malgré tout
La tension tenue par Mireille Cifali dans son œuvre est celle qui condamne à ne pouvoir écrire que pour son époque tout en s’efforçant d’endosser des questions qui ne sont guère nouvelles (Cifali, 1994, p. 9). Éduquer c’est instituer un lien et être institué dans un lien. Mais le lien éducatif est le lieu d’une souffrance à ausculter. La position adoptée par Cifali pour s’y intéresser est résolument psychanalytique, et une dizaine d’années après son Freud pédagogue ? elle assumait plus que jamais de proposer un Contre-jour psychanalytique aux questions éducatives :
C’est que l’acte éducatif est des plus complexes. Personne ne peut en ressortir indemne. On peut regretter le temps des certitudes, de la sévérité et des règles commues ; espérer en vain qu’un jour ce temps reviendra. Cette nostalgie n’est guère profitable
(ibid., p. 16).
Les épreuves psychiques sont incontournables, quelle que soit l’éducation à laquelle un enfant est exposé, et par conséquent la notion d’éducation risque de n’être qu’une abstraction sociologique car toute éducation est faite de la confrontation effective entre des sujets souffrant tous de la même « faille » constitutive. L’enjeu se situe donc « dans une éthique nécessaire du rapport à l’autre » (ibid., p. 53), et cette éthique demande à se déprendre de toute position de maîtrise, notamment celle qu’est censé donner le savoir. Mais aussi, comme le souligne Cifali, une éthique mal comprise peut entraîner l’assujettissement de l’enfant, de l’élève que nous voudrions « aider », que nous voulons éduquer. Prudence donc, « la norme n’est pas la vie » (ibid., p. 69). Cifali dénonce la division du travail entre enseignant d’un côté et thérapeute de l’autre : « l’enseignant enseigne ; si l’enfant éprouve une difficulté, quelqu’un d’autre s’en occupe » (ibid., p. 72). Mais l’enseignant ne peut ignorer que « le monde de l’enfant est univers d’angoisse, de peurs et de cauchemars » (ibid., p. 77).
Petit éloge de l’angoisse
Plus que jamais, l’idéologie culturelle dominante nous pousse à nous croire sans failles, elle nous demande de nous identifier à des héros surpuissants ou surséduisants. L’expérience de l’angoisse est refoulée à un point tel que des doctrines du bonheur facile sont surmédiatisées. Ce qui est au bout du compte censuré c’est le modèle d’un « sujet aux prises avec son humanité, acceptant l’inconfort de son état » (ibid., p. 78).
Comme l’analyste, l’éducateur devrait être conscient de son angoisse, et apprendre à s’y retrouver : « ne pas s’effrayer ni de son agressivité, ni de son inconscient, ni de toute inquiétante étrangeté » (ibid., p. 90), et c’est ce qui peut permettre d’être à la bonne distance d’autrui. Mais pour le professeur, « tout ou presque est source d’angoisse dans ce métier » (ibid., p. 93), cette profession expose à l’angoisse dit Cifali, et dans ce cas « que faire pour qu’un métier accepte l’angoisse ? » (ibid., p. 95). Il faut se rendre à l’évidence saine que ce métier d’éducateur doit supporter la non maîtrise qui lui est constitutive, dit-elle. Et c’est là que se noue la pensée si orginale et créatrice traversant l’œuvre de Mireille Cifali :
Accepter de penser dans l’angoisse, admettre le doute, c’est le minimum requis pour ne pas être piégé par les idéologies rassurantes
(ibid., p. 96).
La capacité à penser l’angoisse est le chemin qui ouvre à la capacité de penser l’agressivité, et cela est l’une des difficultés de l’école :
L’institution École ne peut se voiler la face. Ses structures sont productrices de contraintes et de ségrégations. Le regroupement des enfants en classe est terrain propice à l’émergence d’agressions
(ibid., p. 107).
Comme le rappelle Cifali, l’angoisse prend également racine chez les enfants dans leurs interrogations sur le sexe alors que l’école continue
à se rêver asexuée. C’est de l’intellect qu’elle s’occupe, elle n’a que faire du sexe. Elle travaille pourtant à partir d’une transmutation : de l’énergie libidinale en pulsion épistémologique ; des plaisirs d’organe en plaisirs secondarisés, de la joouissance immédiate en jouissance différée ; de la satisfaction du corps en satisfaction de l’âme. Freud l’a montré : entre la sexualité et l’intelligence, il y a continuité. La répression de la curiosité sur les origines peut entraîner l’asphyxie de la curiosité intellectuelle, la mise à mort du désir de savoir
(ibid., p. 117).
Mais encore, dans la relation éducative, il y a transaction d’affects. On ne peut réduire ces transactions à de l’épistémique, à du rationnel. Les pédagogues assument d’étayer leur action éducative sur l’amour, un amour desaxualisé ayant pour ambition d’enseigner à « se débrouiller » dans le rapport aux autres. Enseigner, c’est faire vivre des enfants les uns avec les autres, mais cela n’a rien de naturel, et la bonne volonté n’y suffit pas. L’enseignant doit « faire le deuil de l’harmonie » (ibid., p. 131).
La figure de Janus de l’institution
Dans une institution, le face-à-face entre professeur et élève est difficilement tenable, des places symboliques doivent être pensées, places médiées par des rôles clairement affichés pour que chacun trouve sa place et ne soit pas toujours ailleurs dans l’imaginaire de l’autre. Dans la vie institutionnelle, l’agressivité doit se donner des règles, une relation fiable de parole. Mais il est tout autant difficile d’assumer la vie ensemble ; il faut renoncer à la croyance que la bonne volonté y suffit :
Il n’y a pas d’éducation sans emprise, sans norme à transmettre. Mais il n’y a jamais non plus de conformité totalement réussie, pas d’emprise sans faille, pas de norme sans déviance, pas de détermination sans subversion
(ibid., pp. 134-135).
C’est pourquoi en démocratie, il est difficile de savoir ce que peut être un sujet « adapté » à notre société : les enseignants ont une influence qui devrait consister, dit Cifali, à nommer les alternatives. Cependant, comme agent de l’institution, l’enseignant risque de souffrir du sentiment qu’il n’a aucun véritable pouvoir « sur un quotidien qui est pensé par d’autres » (ibid., p. 139). Et le sentiment d’aliénation peut devenir destructeur :
Une organisation est un lieu passionnel ; elle peut broyer. Toute organisation a ses angoisses : celles du désordre et de l’affectivité qui ressurgiraient en passions dissolvantes
(ibid., pp. 143).
Alors pour exister dans l’institution, le sujet peut participer à des projets, mais sans qu’ils deviennent des enjeux narcissiques. Il s’agit de travailler à une désidentification si l’on veut pouvoir agir avec d’autres, et si l’on ne veut pas que les projets réussissent au mépris des individus. Toute la difficulté est de voir clair dans la distance entre « je » et mon rôle dans l’institution comme professionnel. La distance aux élèves, notamment, s’avère requise de façon à ouvrir une place à l’activité scolaire dans la relation entre les personnes. C’est l’institution qui doit garantir la possibilité d’une communauté de vie et de savoir, mais « dans l’école publique, cet aspect manque parfois » (ibid., p. 150) et
plus un établissement est journellement confronté à la souffrance, où monte l’angoisse et gît l’impuissance,, plus on aurait bénéfice à y créer des espaces pour penser, symboliser, sublimer. Si on n’y trouve pas de « lieu » pour métaboliser souffrance et angoisse, alors celles-ci risquent de n’être qu’individuelles, perdues pour une réflexion transformante
(ibid., p. 152).
Institution et transfert
On sait bien que ce que l’on appelle transfert en psychanalyse n’a pas lieu que sur le divan. Le transfert se manifeste dans tous les rapports humains, et particulièrement dans les relations didactiques. L’amour de transfert doit être assumé par le professeur, même si c’est une « véritable croix » comme le disait Freud car l’analyste ne doit pas l’utiliser pour son propre compte, et c’est donc une question fondamentalement éthique car « celui qui est objet d’un transfert d’amour a un pouvoir exorbitant » (ibid., p. 169).
La relation transférentielle est au cœur du travail enseignant, mais elle est conditionnée par le sens de ce métier :
Lorsqu’on parle de transfert dans la scène enseignante, le reproche vient immédiatement de vouloir favoriser la relation duelle, alors qu’il y a vingt autres enfants9. […] Le contexte institutionnel ne s’y prête pas. […] Dans l’espace d’un groupe, il importe que des lois médiatisent les relations et que l’on ne perde jamais de vue que chacun est là pour un projet de savoir, une quête de connaissance
(ibid., pp. 172-174).
Le problème est que jusqu’à présent, la plupart des conceptions de l’enseignement idéalisent cette fonction, et évitent soigneusement de repérer les enjeux psychiques de la rencontre didactique, or
chacun est responsable de sa subjectivité. Inutile de la cacher sous le masque d’une objectivité technique. On part d’elle : la relation interhumaine ne peut être construite autrement
(ibid., p. 181).
Un enseignant est un agent institutionnel, et cela pose une difficile question d’éthique, notamment de déontologie professorale. Cifali conseille aux enseignant de s’engager10 dans un travail consistant à se rendre responsable de la relation aux élèves, aux familles et à l’institution. Question difficile car, dit-elle, « nous touchons à “la personne” de l’enseignant » (ibid., p. 183). En éthique, cela nous renvoie du côté des écoles vertuistes dont Prairat dit qu’elles ne peuvent concerner l’éthique enseignante, car en démocratie libérale l’institution ne peut exiger des actes de la personne que ce qui correspond à des normes du métier. Cifali elle-même s’interroge : « En a-t-on le droit ? » (id.). Et si l’on considérait que oui, comment formerait-on l’enseignant à ce travail sur sa propre personne ? Pourtant, l’enseignant engage l’élève dans un transfert marqué par une fonction qui dépasse sa personne, et « tout agent institutionnel peut mesurer l’impact transférentiel qu’entraîne l’institution à laquelle il appartient » (ibid., p. 184). À l’école comme ailleurs, et pas seulement sur le divan, toute rencontre se passe dans le transfert. Le « maniement » du transfert en pédagogie peut consister dans l’encouragement patient adressé à l’élève pour l’aider à construire une suffisante confiance en soi, en dépassant, pour le professeur, le souci de plaire et l’angoisse de déplaire. La position éthique du professeur, agent institutionnel détenteur d’un loi qui permet de garantir la place de chacun, doit lui permettre de résister à l’air du temps :
D’une pédagogie noire à une pédagogie libertaire, d’un écrasement narcissique à une toute-puissance, d’une humiliation à une glorification, l’histoire fabrique du psychique, et nous sommes pris dans le mouvement
(ibid., p. 199).
La complexité d’apprendre concerne donc toujours un sujet dans son entier, dans sa condition familiale, sociale, et dans son rapport personnel au monde.
Du désir de savoir
Chez un sujet, l’envie d’apprendre est proportionnelle à sa capacité à endurer le vide, de sa capacité psychique à endurer d’être manquant. Ce processus est celui de la conversion de la curiosité sexuelle en curiosité épistémique, comme l’a montré Freud. La sublimation a cette particularité qu’elle fonctionne comme désir qu’aucun objet ne saurait satisfaire. Mais si le savoir en jeu est trop difficile à s’approprier, il peut provoquer une angoisse telle qu’il sera vu comme menaçant, menace entraînant le choix de se réfugier dans un refus d’apprendre. Le savoir n’est désirable que s’il peut avoir un sens pour celui qui apprend. C’est pourquoi aucun artefact pédagogique ne saurait suffire à donner le goût d’apprendre à un élève s’il n’est pas en mesure de se représenter le sens que peut avoir, pour lui, la culture à étudier. Mais ce goût à construire pour la culture ne signifie pas que le professeur doit abuser de la circulation des affects dans la relation didactique. Il ne s’agit pas de faire de l’élève l’origine radicale de tout apprentissage. Car l’élève doit comprendre qu’il apprend d’abord pour lui-même, et
c’est l’acquisition la plus importante qu’un être puisse faire, que personne ne pourra lui rapter, et qui lui servira dans sa vie comme dans son métier
(ibid., p. 218).
Lorsqu’un élève manifeste certaines difficultés scolaires, c’est la convergence des actions qui est bénéfique, tout en distinguant éducation, instruction et thérapie. L’enjeu est toujours de rendre possible pour l’élève un accès à la culture, mais le travail d’un enseignant nécessite de « ne privilégier ni la norme dite sociale ni la poétique de chacun – mais leur articulation » (ibid., p. 228). Facile à dire. Les erreurs de jugement et d’action « sont d’autant plus graves qu’elles touchent un autre être humain » (pp. 249-250). Que l’on soit sur la scène du savoir, dit Cifali, n’y change rien : la rencontre est intersubjective. Et elle échappe, comme telle, à la maîtrise.
Grâce aux travaux de Mireille Cifali, nous avons été alertés sur la difficulté de développer une science de l’éducation, qui avait été le projet de penseurs confiants dans l’humanisme et le rationalisme au début du XXe siècle. Que l’on ait déplacé au pluriel un tel projet en s’alignant sur la notion des « sciences humaines et sociales » n’y change rien. La possible scientificité de l’action éducative reste en question, même diluée dans une approche émiettée qui découpe dans la réalité du sujet son comportement relationnel, ses manières d’être, son attitude cognitive, etc. La tentative de scientificiser l’enseignement en isolant l’activité didactique de tout contexte à la fois psychique et institutionnel ne constitue pas un projet plus convaincant. L’instruction ne peut être séparée artificiellement de l’éducation, et l’éducation ne peut consister en l’application d’un plan rationnel en fonction d’un but à atteindre, car
le lien éducatif ne serait jamais exempt de projections imaginaires, d’illusions et de démesures ; y règneraient, souverains, les compulsions inconscientes et les désirs insatisfaits, une histoire masquée qui ne cesse de se répéter ; toutes les fausses raisons et le jeu de l’amour et de la haine, ces violences qui ne disent pas leur nom
(ibid., p. 265).
Le plaidoyer de Mireille Cifali est en faveur d’une plus grande rigueur dans l’organisation de la formation des maîtres et dans la formation des formateurs. S’il n’y a pas de miracle à en attendre, c’est tout de même en direction d’une démarche clinique – désignant un espace où une pratique trouve à se théoriser en partant d’une situation singulière – que nous invite à travailler Mireille Cifali.