Ouvrons la fenêtre !

p. 6-9

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« […] Ô camarade
On a comme une impatience de printemps »
(Ristat, 1978, p. 33).

Ce numéro 5 de La Pensée d’Ailleurs nous comble, d’abord parce qu’il signe la pérennité de l’aventure. L’heure est aux remerciements. Depuis la précédente livraison, nous avons la joie d’être soutenus par la pépinière de revues PARÉO de l’Ouvroir, à la MISHA de l’université de Strasbourg1. Toute l’équipe se montre d’une disponibilité et d’une efficacité remarquables. Derrière les textes que nous pouvons avoir le plaisir de lire agissent, dans l’ombre, toutes les personnes qui rendent possible la réalisation d’un tel projet éditorial.

Une revue ne vit que par les textes qui lui sont adressés, le comité de rédaction de La Pensée d’Ailleurs remercie en retour toutes celles et ceux qui soumettent des propositions d’articles et manifestent par là leur confiance à cette jeune revue dont l’ambition est de faire entendre sa voix dans les controverses scientifiques. Merci également à tous les collègues qui acceptent d’être relecteurs desdits articles adressés – c’est un très important travail qui, lui aussi, s’accomplit dans l’ombre.

Après avoir célébré l’œuvre de Daniel Hameline, nous sommes heureux de présenter un éloge d’Augustin Berque.

Un chaleureux merci ! au professeur Augustin Berque, pour avoir accepté notre invitation à participer à un dossier thématique audacieusement intitulé « À l’école d’Augustin Berque ». Nous avons mesuré à quel point l’œuvre de Berque est encore méconnue (devrions-nous dire inconnue ?) des chercheurs en sciences de l’éducation. Ce dossier thématique permettra de montrer l’intérêt que présente la lecture de Berque lorsque l’on s’intéresse aux questions d’éducation scolaire, et d’installer enfin cet auteur majeur dans le champ didactique.

La mésologie berquienne nous apporte un bol d’air : elle nous invite à ouvrir la fenêtre. Pour voir que l’éducation scolaire ne devrait pas être un huis-clos entre professeur et élève(s) mais un processus, largement incertain, qui advient dans un milieu où s’opèrent des trajections. Nous espérons que ce dossier, dont le cœur est le concept berquien de milieu, aidera le lecteur à penser que ce qui est en jeu à l’école dépasse largement l’espace confiné de la salle de classe.

La colline du Pioulier, à Vence, constitue pour nous l’exemple exemplaire d’une reconstruction du milieu scolaire. Élise Freinet conceptualisa cette idée dans un livre publié en 1974 chez François Maspéro, dont le titre est L’École Freinet, réserve d’enfants. Voici ce qu’elle en dit :

milieu favorable à l’espèce ; ainsi en va-t-il des réserves créées pour préserver, chez les animaux en voie de disparition, la continuité des espèces et de leurs caractères nobles
(ibid., p. 7).

Du point de vue écologique, une « réserve » est un territoire protégé en vue de la protection d’espèces naturelles. Si la réserve est à entendre au sens de conservation, c’est une conservation tournée vers l’avenir, et donc une provision. Le mot peut être pris au sens fort s’agissant de l’École Freinet : un conservatoire de l’enfance. L’enfant y arpente un territoire, un bois, d’un pas aléatoire, posant incidemment autour de lui un regard naïf, un regard pauvre2 laissant la vision être exactement ce qu’elle est. L’enfant buissonnier, cartographe agit dans ce milieu paysagé (Go, 2007) qu’il vit comme une expansion de son propre corps. Il faudrait aussi imaginer Freinet, dit Élise,

au niveau des enfants, baigné comme eux par les élans fugitifs d’une vie instinctive qui est celle de l’enfance, revécue ici, et qui prend de multiples profondeurs : il fait à chaque instant le constat de l’incommensurable puissance créatrice qu’il tente de capter à sa source, avec cette innocence, cette spontanéité et cette justesse qui ressortent de la vérité prodigieuse de la vie. Il saura plus tard en redire la libre venue, la puissance de rayonnement sur le plan d’une pensée abstraite qui est encore tâtonnante, hors du formulé, mais qui n’aura point rompu avec ce monde de sensibilité dont il est, et sera tout au long de sa vie, participant : le monde de l’enfance
(Freinet É., 1974, p. 121).

Si l’on veut repenser le milieu scolaire au sens mésologique, il faut en effet penser le « monde de l’enfance ». Rousseau a certainement été le premier à le faire – et avec quelle inouïe sagacité. C’est un monde où prolifèrent les sensations :

Une belle soirée on va se promener dans un lieu favorable, où l’horizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant, et l’on observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le soleil se lève. On le voit s’annoncer de loin par les traits de feu qu’il lance au-devant de lui. L’incendie augmente, l’orient paraît tout en flammes ; à leur éclat on attend l’astre longtemps avant qu’il se montre ; à chaque instant on croit le voir paraître ; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout l’espace ; le voile des ténèbres s’efface et tombe. L’homme reconnaît son séjour et le trouve embelli. […] Il y a là une demi-heure d’enchantement auquel nul homme ne résiste ; un spectacle si grand, si beau, si délicieux, n’en laisse aucun de sang-froid. Plein de l’enthousiasme qu’il éprouve, le maître veut le communiquer à l’enfant : il croit l’émouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise ! c’est dans le cœur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature ; pour le voir, il faut le sentir
(Rousseau, 1951, p. 186-187).

Il me semble alors que Morizot prolonge Rousseau lorsqu’il réfléchit sur le continuum de vie qui relie l’humain au non-humain :

c’est la vision des couleurs de votre ancêtre frugivore à fourrure, en qui l’évolution a placé les ressources optiques pour déceler le mûrissement subtil des fruits de la jungle, avec ses teintes jaunes, oranges, puis carmin, qui s’active en vous chaque fois que vous jouissez de la beauté d’un coucher de soleil (qui est d’abord, pour l’œil animal, le mûrissement d’un paysage). Pourquoi, sinon, le moindre pourpre serait-il plus attirant que tout vert ? C’est ce même ancêtre qui vous souffle l’émotion à l’oreille, quand ça bourdonne dedans, parce qu’est apparue sur l’écran de cinéma la bouche vermeille de Laura Harring dans Mulholland Drive de David Lynch (lèvres rouges, réminiscence non genrée d’un fruit originel). Mais c’est aussi mille autres ascendances vivantes en vous, cent réminiscences personnelles, qui prennent ensemble dans un alliage incandescent pour contribuer à cette émotion, feuilletée de temps et polyphonique d’une ménagerie intérieure. Nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps, fait de millions d’années […]
(Morizot, 2020, p. 112).

Pourquoi Morizot ne cite-t-il pas Sándor Ferenczi dans sa bibliographie3 ? Car c’est bien Ferenczi4 qui, le premier, à partir de 1915 et encouragé par Freud, s’efforça de théoriser le continuum de la matière en produisant ce qu’il appela une « bionanalyse » :

Si on accepte le présupposé, confirmé par d’innombrables observations, que des fragments entiers d’histoire perdue ou inaccessible autrement sont conservés à la manière des hiéroglyphes dans les formes d’expression symboliques ou indirectes du psychisme et du corps, on peut comprendre et pardonner que nous osions appliquer aux grands mystères de la genèse de l’espèce cette méthode de déchiffrage qui a fait ses preuves dans le domaine de l’histoire individuelle » (Ferenczi, 1968, p. 111). Et « tout se passe comme si derrière la façade aisément accessible aux descriptions biologiques survivaient dans les êtres vivants une sorte d’inconscient biologique, des modes de fonctionnement et une organisation appartenant à des phases depuis longtemps dépassées de l’ontogenèse et de la phylogenèse
(ibid., p. 169).

Avec une telle perspective, ce que l’on appelle l’école, et ce que l’on y fait, devrait être entièrement repensé. S’agirait-il seulement d’ouvrir l’école sur la vie, comme le disait Freinet en parodiant Decroly ? Ou plus exactement d’ouvrir l’école à la vie ? Augustin Berque soutient que la vie est trajection, car une

même trajectivité vaut pour tout le vivant. Cette advenance de la réalité concrète est ainsi une concrescence, un croître-ensemble (cum-crescere, participe passé concretus) entre les êtres et leur milieu. L’être se crée en créant son milieu : telle est l’energeia qui, depuis près de quatre milliards d’années, œuvre au cœur de la biosphère, à partir de l’en-puissance de ce donné brut qu’est la Terre. Ainsi se sont actualisés les millions de milieux des millions d’espèces qui ont vécu ou vivent encore sur notre planète, ce sujet-substance originel5.

Il serait certainement fécond de poursuivre le dialogue avec l’œuvre berquienne si nous voulons radicalement transformer la forme scolaire d’éducation.

1 https://www.ouvroir.fr/portail/

2 Pensons au regard d’estrangement de Carlo Ginzburg, dans la traduction faite par Pierre-Antoine Fabre.

3 Morizot, Baptiste (2023). L’inexploré. Wildproject.

4 Je remercie Frédérique-Marie Prot qui m’a recommandé la lecture de Ferenczi.

5 Voir dans ce numéro 5 de La Pensée d'Ailleurs l’article de Berque : « Mésologie et démocratie. Vers une paysance nouvelle », DOI : 10.57086/lpa.329.

Bibliographie

Ferenczi, Sándor (1968). Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle. Payot. [éd. originale (1924). Versuch einer Genitaltheorie. Wien: Internationaler Psychoanalytischer Verlag].

Freinet, Élise (1974). L’École Freinet, réserve d’enfants. Maspéro.

Ginzburg, Carlo (2001). À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. (Trad. P.-A. Fabre). Gallimard. [éd. originale (1998). Occhiacci di legno. Nove reflessioni sulla distanza. Milano: Giangiacomo Feltrinelli Editore].

Go, Henri Louis (2007). Freinet à Vence. Vers une reconstruction de la forme scolaire. PUR.

Morizot, Baptiste (2020). Manières d’être vivant. Enquête sur la vie à travers nous. Babel.

Ristat, Jean (1978). Ode pour hâter la venue du printemps. Gallimard.

Rousseau, Jean-Jacques (1951). Émile ou de l’éducation. Classiques Garnier. [éd. originale (1762). Émile, ou de l’éducation. Paris : Nicolas Bonaventure Duchesne (sous faux nom et lieu de Jean Néaulme à La Haye)].

Notes

1 https://www.ouvroir.fr/portail/

2 Pensons au regard d’estrangement de Carlo Ginzburg, dans la traduction faite par Pierre-Antoine Fabre.

3 Morizot, Baptiste (2023). L’inexploré. Wildproject.

4 Je remercie Frédérique-Marie Prot qui m’a recommandé la lecture de Ferenczi.

5 Voir dans ce numéro 5 de La Pensée d'Ailleurs l’article de Berque : « Mésologie et démocratie. Vers une paysance nouvelle », DOI : 10.57086/lpa.329.

Citer cet article

Référence papier

Henri Louis Go, « Ouvrons la fenêtre ! », La Pensée d’Ailleurs, 5 | 2023, 6-9.

Référence électronique

Henri Louis Go, « Ouvrons la fenêtre ! », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 5 | 2023, mis en ligne le 20 octobre 2023, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=326

Auteur

Henri Louis Go

Professeur des universités en sciences de l’éducation, université de Lorraine.

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