Introduction
J’ai eu le plaisir de me prêter au jeu de quelques questions dans cette revue, La pensée d’ailleurs, pour la livraison de 2019. « La pensée d’ailleurs » fait référence à un article de Jacques Rancière1. Je voudrais revenir sur ce syntagme, ou plus exactement sur l’intitulé de cette interpellation pour le dossier thématique du numéro 7 de la revue : La pensée des ailleurs, penser l’ailleurs. J’y répondrai en tant que contributeur et en tant que co-fondateur de la revue, non pas en rédigeant un article selon les critères du standard académique, mais de façon plus impliquée en assumant la subjectivité où peut se machiner une réflexion engagée – et en espérant que cette parole puisse se composer, dirait-on dans un style spinoziste, avec celle de quelques autres. Il y sera question des aleā d’un parcours vu selon certaines pauses, comme il nous arrive lors d’une marche de faire une pause dans un paysage. Le parcours est tissé de hasards et d’occasions qui font balancer entre l’ici et l’ailleurs.
Mais bien sûr l’erre dont il va être question a quelque chose à voir avec la forme scolaire d’éducation, et dans le cadre de cette forme scolaire d’éducation avec des expériences vécues de pratiques d’enseignement, et c’est ce que j’évoquerai d’abord. Lorsque me fut donnée l’occasion d’écrire quelques pages sur ma propre fréquentation de l’institution scolaire en tant qu’élève et étudiant d’abord, en tant qu’enseignant et chercheur ensuite, j’y réfléchissais également sur les impasses de la forme scolaire républicaine classique, incapable d’offrir une place à la vie, et donc sur les difficiles conditions d’un passage à une forme scolaire démocratique.
Une présence absente
Ce que m’inspire d’abord l’interpellation, c’est l’incertitude existentielle de l’ici et de l’ailleurs. Qu’est-ce qui (me) dit que je suis vraiment là ? Et que vaut cet ici ? Après Platon, Augustin puis Descartes s’étaient posé la question. Et bien d’autres après eux, chacun dans son style de pensée. En tant qu’élève et tout au long de ma scolarité, cette question – somme toute bien simple malgré les accents pompeux qu’elle prend chez certains auteurs – ne m’a laissé aucun répit, car nous ne sommes pas sans passé, nous avons une histoire.
Il fallait me scolariser. On m’inscrivit à l’âge de quatre ans dans une « classe enfantine » qui incluait un cours préparatoire, dans le lycée où plus tard j’ai passé le baccalauréat. Petit, je côtoyais dans la cour les élèves de terminale. Lorsque je remuais trop, l’institutrice m’attachait à ma chaise avec une ficelle en chanvre. Jules Ferry avait écrit le 29 mai 1882, dans la circulaire de création des classes enfantines, que les élèves dès quatre ans seraient ainsi « habitués de bonne heure à prendre goût à l’école ». Ce fut pour moi tout à fait l’inverse : j’ai honni l’école, avant de rejoindre l’année suivante, pour mes cinq ans, le cours préparatoire de l’école annexe dans les locaux mêmes de l’école normale d’instituteurs, et cette fois c’étaient les normaliens en blouse bleue que je croisais dans la cour, dont certains faisaient montre de sollicitude en acceptant de jouer un moment aux billes avec moi – école normale que j’ai plus tard intégrée en croisant dans un couloir mon maître du cours préparatoire, m’ayant identifié je ne sais comment, et qui m’a interpellé : « Henri, tu te souviens de moi ? C’est moi qui t’ai appris à lire ! ».
Ce maître était gentil, mais la méthode terriblement ennuyeuse : « le pe.tit mé.ca.no de Ré.mi… » etc. Heureusement, j’ai vite appris à lire. À la maison il y avait les petites histoires de la Bibliothèque Rose créée en 1852 par Louis Hachette. Quelle joie de pouvoir lire ces histoires que j’adorais raconter à mon frère. Nous dormions tous deux dans la même chambre qui devenait notre hétérotopie littéraire. Les deux années suivantes, pour supporter les accablantes leçons du maître de cours élémentaire, je m’adonnais à la course pendant les récréations. Épuisé et morose après la cantine, je m’endormais l’après-midi sur mon bureau. Après les compositions de fin de trimestre, le maître opérait un classement des élèves, et je disputais la dernière place à mon camarade d’alors qui était le fils d’un médecin, et qui vitupérait l’école sans doute autant que moi.
Comme écolier, rares furent pour moi les beaux moments suspendus : le chant des partisans, le matin, debout dans les rangées, et la gymnastique du samedi après-midi avec le maître du cours moyen ; la découverte en sixième des déclinaisons latines, et bientôt la lecture en latin des chants de l’Énéïde ; les débats sur la mujer gorda de enfrente, puis sur Velázquez et Picasso, sur García Lorca et Neruda pendant le cours d’espagnol ; et après de nombreuses années de torpeur, enfin, les cours de métaphysique… Mais tôt j’ai pris la fuite dans la poésie : Méditations poétiques de Lamartine, Contemplations de Victor Hugo… Un romantisme de jeune adolescent qui a progressivement bifurqué vers la présence-absence de Rimbaud, de Daumal et d’Artaud… Au lieu de suivre certains cours mortifères, j’allais battre la campagne avec mon meilleur ami en vociférant des pages de l’œuvre que notre professeur avait mise au programme en philosophie : Par-delà le bien et le mal. Et j’avais lu avec étonnement en classe terminale l’Anti-Platon, le premier petit livre publié par Yves Bonnefoy lorsqu’il avait 24 ans – j’en avais 16.
Allergique à cette planète, j’ai arpenté, et j’ai écrit, cherchant une solution, s’il fallait vivre, pour vivre dans un ailleurs. Yves Bonnefoy avait obtenu une charge de cours comme professeur invité à l’université de Nice ; il donnait en 1975-1976 un cours sur Rimbaud auquel, le mercredi après-midi, je pouvais assister dans la tour des philosophes. Yves Bonnefoy déclamait, dans cette petite salle, des passages choisis dans Une saison en enfer2 : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde » (1973, p. 135)… Pour Rimbaud, plusieurs autres vies semblaient dues à chaque être (ibid., p. 145). Pour un khâgneux interne au lycée Masséna, cette errance rimbaldienne remarquablement portée par Yves Bonnefoy était ma bouffée d’oxygène hebdomadaire. L’homme habitait l’espace de cette petite salle de toute sa magnétique présence. Par les fenêtres on apercevait la baie des Anges, mais c’est sa voix vibrante qui emplissait mon attention. De tout son visage rayonnait cette voix. J’osais, à la fin d’un cours, lui demander un rendez-vous pour lui soumettre un cahier de mes modestes écritures : « Venez dans mon bureau trente minutes avant le cours ». Sourire et discrète gentillesse d’Yves Bonnefoy.
La rencontre de la semaine suivante fut donc la première d’une série de partages furtifs, d’échappées auprès de ce petit homme à la parole sobre et envoûtante. Il me rendit le cahier qu’il avait lu, me mit en garde contre les ratiocinations des philosophes, moi qui étais optionnaire en philosophie, m’implora de ne jamais renoncer à la simplicité de mes poésies de débutant – tandis que mon professeur de philosophie m’avertissait, lui, qu’il allait me falloir étudier Kant, ce que plus tard je fis. Désormais, les rencontres étaient rythmées. Avant le cours, dans l’espace paisible de son bureau où il disait qu’il avait vu à New York la résistance poétique dans le fait qu’un arbre pouvait encore pousser à un carrefour et nous envoûter3, ou lorsque des enfants brûlaient des cagettes sur un terrain vague – résistance poétique que Bonnefoy qualifia de « terre seconde4 ». Après le cours, car je l’accompagnais, tout le temps qu’il attendait la venue de son bus pour rentrer à Antibes, sur le trottoir où il aimait me parler des espiègleries de sa fille Mathilde. Je ne l’ai revu plus tard que de façon anonyme le lundi après-midi dans l’amphithéâtre bondé du Collège de France, où sa voix émouvante et grave saturait l’espace.
Bilan de mon écolage : un long brouillage de l’ici et de l’ailleurs
Yves Bonnefoy ne parlait pas seulement de Rimbaud. Une fois le cours terminé, il racontait des anecdotes sur André Breton, sur René Char… Et surtout, il aimait Daumal. Je vouais moi-même une certaine affection à l’auteur du Contre-Ciel, mais d’où me venait-elle ? Je lui trouvais deux origines, et je dois ici résumer le récit que je fis un soir à Yves Bonnefoy en attendant avec lui son bus, car il y est question d’un ailleurs poétique.
Il s’agit d’abord d’une mésaventure en classe de seconde, lorsque le professeur de lettres m’interrogea pour réciter debout devant la classe l’Élégie XXIV de Ronsard5. Autant j’aimais déclamer à voix haute pour ma mère, le soir dans la cuisine, une version de ce merveilleux poème qui comptait cinquante vers, autant ce jour-là je fus paralysé, devant mes camarades, au dix-septième : « Tout deviendra muet, Écho sera sans voix ». Le professeur sarcastique me lança : « Et Go sera sans voix ; c’est donc zéro ». Je ne sais pas bien pourquoi je me trouvai sans voix ce jour-là et à propos de ce signifiant patronymique, mais il me semble qu’il y avait dans cette situation une extrême tension entre l’ici scolastique de l’immonde récitation et l’ailleurs de la beauté du texte. Yves Bonnefoy, à mon récit, eut un sourire plein de sollicitude, et rétrospectivement cela me rasséréna de partager avec lui cette proximité poétique de Ronsard que n’avait pas eu l’austère professeur de Lettres. Yves Bonnefoy m’énonça ce vers de Daumal que je connaissais par cœur, comme s’il venait sceller une reconnaissance un peu magique : « Recule encore derrière toi-même et ris ». Je laissai un moment cette voix habiter le silence entre nous, et je citai Daumal en retour : « Renie ton nom, ris de ton non ». Depuis ce soir-là, je ne peux penser à Daumal sans ressentir aussitôt la présence d’Yves Bonnefoy nous accompagner.
Mais j’ajoutai, sur le trottoir où la nuit tombait, que j’avais lu mon premier Daumal dans un volume que m’avait prêté un ermite dans une grotte6, Message actuel de l’Inde (1941), volume dans lequel Daumal, outre sa traduction d’un poème Upanishad (« La connaissance de soi »), publiait un article : « Pour approcher l’art poétique hindou ». J’avais été charmé par son exposition de la pratique poétique et musicale du rasa, qui peut être vu, en sanskrit, comme le sens du goût et la perception d’une saveur, mais qui signifie aussi, dans l’art, une sorte de couleur émotionnelle qu’une création met en scène et donne à ressentir7. J’étais alors subjugué par l’errance daumalienne qui cherchait dans l’art indien à saisir « l’état intérieur de l’homme » et les « allures » de la poésie. Yves Bonnefoy m’ayant écouté aimablement, me dit quelques mots sur le fait que la poésie doit nous conduire en réalité vers la présence simple, et qu’il comprenait l’œuvre de Daumal comme une impossible ascension vers le fond de soi. Autrement dit : le véritable ailleurs ne peut être qu’ici.
J’en faisais l’expérience lorsque je séjournais dans cette grotte auprès de l’ermite. Mais à l’envers. L’ici du lieu était un ailleurs radical au cœur même de la réalité ordinaire. Il suffisait de marcher la moitié d’une heure dans la forêt pour accéder au rocher qui surplombait la vallée, l’autoroute et le village. L’ermite avait produit à cet endroit un ailleurs de surréalité qu’il habita pendant un demi-siècle. S’il n’avait pas connu Daumal, il avait bien connu l’un de ses amis : Lanza del Vasto. Cette grotte fut pour moi une arche, l’hétérotopie dans laquelle je me soignais de mon écolage.
Ailleurs que soi-même ?
Une formule m’intriguait dans les Clavicules d’un grand jeu poétique : « toute poésie a sa racine dans l’acte immédiat de négation ». Je m’efforçais d’en comprendre l’inspiration hégélienne, dans sa confrontation avec l’arrière-plan philosophique du Vedānta – Daumal était passé progressivement d’un hégélianisme de gauche rallié au marxisme, à un anarchisme puis à un non-dualisme spinoziste et finalement à un mysticisme anhistorique. Ce que Daumal appelait « l’ascèse négatrice » du poète s’approchait de la pratique indienne de l’interrogation sans fin : qui est « je » ? Or le « je » qui écrit la poésie, pour Daumal, cherche à se révéler en tant qu’il disparaît derrière ses images – rejetées hors de « lui ». Cela posait le problème de savoir si la poésie est, dans le langage, la quête d’un ailleurs, l’écart pris par rapport à un donné (construit) de l’être qui parle, ou bien si « soi-même » n’existe réellement qu’en tant qu’un ici à intuitionner – un toujours-déjà-là sous-jacent aux multiples manifestations dispersives de la réalité ordinaire nommée.
Yves Bonnefoy n’appréciait pas cette course effrénée à la disparition, telle qu’on peut la lire dans Mallarmé. L’erreur mallarméenne de Daumal était peut-être de s’associer ainsi à « l’ascèse dialectique de l’image, posée, niée et conservée ». Pour Bonnefoy, c’est la présence qui est à la fois la source et le reste de l’image poétique. La poésie ne dérive pas vers un ailleurs néantisant, elle est l’expérience qui se scrute elle-même dans son apparition. Pour Bonnefoy, nul ne peut prétendre fusionner avec l’Absolu, qui n’est qu’un concept vide, et contrairement à ce que Daumal espérait, sa quête d’un ailleurs transcendant dans la « métaphysique expérimentale » n’a provoqué aucun « cataclysme ». Tant s’en faut, pour Bonnefoy la poésie doit se préoccuper d’ouvrir un lieu pour soi sur l’admirable Terre de moins en moins habitable, et de rapprocher les êtres par la parole.
Le paradoxe daumalien d’une intensification de la conscience dans l’évanouissement de la conscience visait une pureté poétique sans mains8, et c’est pourquoi on trouve dans la poésie de Bonnefoy une critique radicale de l’ailleurs comme symptôme des idéologies métaphysiques et comme mythe d’un monde extraphysique ou arrière-monde de l’Être – ce goût pour l’ailleurs idéalisé ayant pour caractéristique principale de dévaluer l’existence comme telle. Contrairement à ce que clamait André Breton, l’existence n’est donc pas ailleurs. On la rêve ailleurs pour autant que le sort nous immobilise dans une institution (familiale, scolaire, sociale) aliénante, et c’est certainement ce qui alimenta chez Daumal sa fuite vers un ailleurs fantasmé. Pour Bonnefoy, la poésie est une pratique de dépouillement des prestiges religieux de l’ailleurs – proche en cela du nietzschéisme de Clément Rosset – et une attention au « vrai lieu » qui ne saurait être qu’ici. Le lieu qui nous manque, cette sorte de Mont Analogue invisible mais supposé existant, ne saurait être un là-bas, et c’est en nous que les choses se passent.
Il y a dans la poésie de Bonnefoy un ancrage dans une impression de non-être qui a mis fin à l’enfance, et la poésie interroge alors, à la racine, notre désir d’être. Pour reprendre une formule lacanienne, « la poésie aussi ça fait quelque chose9 ». Si nous sommes pris dans le langage – et ce langage nous divise d’emblée en tant que nous sommes parlés –, l’ailleurs n’est qu’une illusion linguistique, car l’altérité de l’ailleurs ne peut se trouver qu’en nous-mêmes. Une perte fondamentale nous condamne à un ici et un maintenant où la poésie s’alimente dans la forêt des signifiants, mais pour tenter de faire taire l’imaginaire, dit Bonnefoy, et le résorber dans de l’évidence10. Comme pour l’analyse, l’écriture poétique s’engage dans ce que Lacan appelle le manque central où « je » m’expérimente comme désir. La poésie, c’est un travail, dit Bonnefoy, tout au long de l’existence pour affronter sa propre obscurité, ce que l’on pourrait considérer comme un effort de poésie – autrement dit une résistance au bavardage. Et pour Bonnefoy, lorsque l’on se rend ainsi attentif à une perception, une sensation ou un souvenir, nous accédons à un ici sans le moindre ailleurs.
Errer en soi-même ?
Comme Daumal, Yves Bonnefoy s’était intéressé à la philosophie de Hegel, et comme Daumal il œuvrait à s’en détacher en s’orientant vers la critique des faiseurs de concepts dont Kierkegaard fut le grand maître – mais dans une perspective sans dieu s’agissant de Bonnefoy. L’ascendance daumalienne de Bonnefoy est sous-jacente, avec de régulières résurgences, comme le montre Dans le leurre du seuil, ce long poème publié au Mercure de France, dont Yves Bonnefoy me disait qu’il était « habité » par son abbaye de Valsaintes.
Je crie, Regarde,
Ta conscience n’est pas en toi,
L’amont de ton regard
N’est pas en toi11.
Et c’est tout le paradoxe, dans la poésie de Bonnefoy, d’une quête reprenant sans cesse et assumant son histoire mais pour ouvrir un espace d’errance où il écrira
Vivre sans origine,
Oui, maintenant12.
car la grande affirmation nietzschéenne de la dernière partie du poème (« L’épars, l’indivisible », p. 103-121) consacre l’ici et le maintenant du vrai lieu
Par hier réincarné, ce soir, demain,
Oui, ici, là, ailleurs, ici, là-bas encore13.
Sans le secours des concepts, et sans le radeau du moi dans ses alliances surmoïques, l’exploration poétique jette celui qui médite et écrit sur une mer odysséenne : celle de l’errance pour sillonner, en termes lacaniens, les effets du Réel dont la place est toujours manquée. Bonnefoy n’en vint-il pas à écrire (1992, Maeght) La vie errante ? La vie errante est celle des gens qui nomadisent d’une source à une autre et n’ont pas de goût pour la métaphysique. Leur point de départ coïncide avec leur point d’arrivée : l’errance est le passage circulaire d’une présence locale à une autre. Lorsqu’il pense au nomade, Bonnefoy écrit que
la vie ne s’offre à ses yeux que resserrée dans rien qu’un peu d’herbe grise, traversée de boue et de sable. Quelle surabondance des mots pourrait lui faire oublier la précarité que ce signe simple donne à entendre ? Sur les pistes de ses déserts rien ne l’incite donc à préférer le langage de l’Un qui est au-delà14.
Car l’Un, dit encore Bonnefoy, reste entaché de métaphysique. Errer, si rien ne nous tient suffisamment installé dans un système du monde, si rien ne nous y attache – comme Apollinaire qui erre à travers son beau Paris15, et chante la joie d’errer16. L’errant contemporain, en quête du vrai lieu qui coïncide peut-être avec cette errance même, circule dans les ruines de la parole – errance dont Bonnefoy dit dans L’improbable (1959) qu’elle est sans méthode.
Si Bonnefoy n’était pas amoureux du Haïku17, il s’intéressait à l’errance supposée de Matsuo Bashō (1644-1694), qui en écrivit peut-être deux mille et qui, en 1689, fit un fameux périple depuis son ermitage de la Sumida jusqu’au nord de Honshū, voyage de 2 340 kilomètres qu’il relata dans La sente étroite du Bout-du-monde18. Dans ses pérégrinations, Bashō déplace aussi les conventions poétiques héritées de la tradition du Haïkaï, entre routes inconnues et cabanes misérables pour ses haltes au travers des montagnes. Errance poétique à l’écart des formes attendues et volonté de ne jamais s’installer dans une place reconnue…
Je gravis une haute montagne, et comme déjà le jour tombait, avisant la maison d’un garde-frontière, je lui demandai l’hospitalité. Trois jours durant, le vent et la pluie firent rage, et je séjournai dans cette montagne disgraciée.
Les poux et les puces
Et le cheval qui urine
Près de mon chevet19.
Il est probable que le goût pour ce qui surgit, chez Bonnefoy, rencontre l’attention de Bashō pour l’éphémère :
Le haïku, en bref, cherche à retrouver l’immédiat au sein même de la parole qui par nature abolit, d’entrée de jeu, l’immédiat20.
En somme, l’errance est la vie même d’une poésie qui a définitivement coupé les amarres avec la fable de l’Être – une fable dont les racines plongent dans un temps préœdipien à jamais présent sous la forme de l’impossible. Car sous la loi de l’objet perdu, cet impossible condamne le poète à une tragique conversion à soi-même. Tout l’enjeu est alors de s’interroger sur ce que peut valoir la parole, structuralement liée à cette loi. En analyse, dit Pontalis (1988, p. 249), la parole est confrontée à « une mise à l’épreuve qui ne peut s’effectuer, douloureusement, que là, pas ailleurs », et il ajoute : « la littérature, aussi loin qu’elle aille dans la dispersion, la fragmentation, la discontinuité, l’errance, garde le souci d’une forme qui assure un salut éphémère » (id.). L’œuvre de Bonnefoy est en effet traversée par la question de la forme, comme lieu de la littérature, et par la question de l’objet, comme visée de la littérature.
Ailleurs de la forme, ailleurs de l’objet ?
La lecture du Haïku est d’ailleurs pour lui un révélateur de la difficulté à articuler ces deux questions. De quoi Bashō parle-t-il ? De tel objet du monde (une grenouille, une fleur, une lueur…) dont il fait l’expérience perceptive dans telle situation, ou du langage lui-même indifférent à tout objet quel qu’il soit ?
Après le chrysanthème,
hors le navet long
il n’y a rien21.
Dans la parole, conjecture Bonnefoy, le Haïku cherche à « retrouver l’immédiat ». Cela suppose qu’il ne soit pas question de transcendance et qu’au contraire l’être-au-monde ne peut être qu’un rapport d’immanence. Tout est là, pourrions-nous dire, et ailleurs il n’y a rien. Mais l’obstacle est que cette immédiateté est forcément perdue aussitôt que vécue. La fonction de la parole serait alors de nous fournir un nouvel accès à cette immédiateté, dans la poésie. Or, c’est cette parole même qui en marque l’abolition, et ceci de manière particulièrement radicale dans le Haïku. C’est pourtant la forme, ajoute Bonnefoy, « qui organise le lieu, qui aide la vie à survivre ». Pour Bonnefoy, la parole se veut la « langue du lieu vécu ». C’est pourquoi il reconnaît ne peut-être pas comprendre le Haïku s’il est une parole qui s’autonomise de tout objet pour ne se contempler qu’elle-même dans sa totale abstraction, c’est-à-dire dans son non-être.
C’est la raison pour laquelle Yves Bonnefoy ne cesse d’interroger ce lieu de la parole, qui peut aussi bien être le lieu de la souffrance, ou le lieu de l’énigme d’être, en demandant s’il ne s’agit là que d’éléments formels dans une combinatoire. La littérature n’est-elle qu’une inconsciente intensification des fonctions du langage ? Bonnefoy commence ainsi sa Leçon inaugurale au Collège de France :
Un des grands apports de notre époque a été la mise en valeur de ce qu’on appelle le travail du signifiant, et corrélativement la dénonciation de certains aspects illusoires de notre conscience de nous-mêmes22.
Fin de la subjectivité souveraine, dit Bonnefoy, dont le discours est tissé d’implicites références à Lacan jusqu’à convenir
qu’il n’y a bien, dans les ruines du cogito, que les mille niveaux de nuées rapides de ce langage dont nous ne sommes, pour notre jour fugitif, qu’un froissement léger des structures23.
L’historique déconstruction de l’illusoire sujet, que l’on sait désormais clivé, disqualifie-t-elle définitivement toute idée d’expérience intérieure ? Est-il encore possible « qu’il y ait quelque sens encore à dire Je ? » Cette question ne constitue-t-elle pas par excellence un enjeu majeur pour la poésie ? Elle est présente dans la révolution rimbaldienne qui avait vu l’autonomie du signifiant, vision de poète qui se lit dans une extraordinaire lettre à Paul Demuny le 15 mai 1871 : Je est un autre. Assistant à l’éclosion de sa pensée qu’il regarde, qu’il écoute, il arrive à l’inconnu. C’est cet appel de l’inconnu, que porte la poésie dans le langage. Mais cet appel, pour Bonnefoy, vise une capacité à bouleverser le langage.
Bouleverser le langage ne peut s’envisager qu’en s’émancipant de ce que Lacan appelle dans son Séminaire V de 1957-1958 (Les formations de l’inconscient, Leçon du 6 novembre 1957), « la roue du moulin à parole » – et qu’il désigna plus tard (le 12 mai 1972 lors d’une conférence à Milan) comme « le disque-ourcourant »24 pour ironiser sur le discours, répétitif, qui ignore sa propre cause. Ce que cherche Bonnefoy, c’est à rejouer dans la parole la perception la plus simple d’un objet du monde. Certes, dans sa Leçon du 20 novembre 1957, Lacan insiste sur ce qui aurait dû depuis longtemps retenir notre attention, à savoir que ce sujet
en tant qu’il introduit une unité cachée, une unité secrète dans ce qui nous apparaît au niveau de l’expérience la plus commune, notre profonde division, notre profond morcellement, notre profonde aliénation par rapport à nos propres motifs, que ce sujet soit autre
Mais dans les labyrinthes du signifiant, dit Bonnefoy, le lecteur de la poésie cherche à rejoindre l’intensité de l’expérience mise en forme par l’écrivain et « l’inscription que l’auteur essaie de faire de soi dans la turbulence verbale25 ». Il le fait pour créer un monde retranché du monde qui rebute par « des modes de vie factices, des valeurs certainement étouffantes », mais il reste aux prises avec l’inconscient qui a quelque chose d’immuable, admet Bonnefoy, et « le désir ne mûrit que de façon lente, ou jamais26 ». Finalement, la poésie comme effort est une lutte contre l’Image qui est le royaume du moi, et vers la présence qui est le fragile horizon pour un Je.
Là où l’écrivain règne, il ne vit pas, il ne peut donc penser sa vraie condition, et là, par contre, où il lui faut vivre, le voici sans préparation à cette tâche inconnue. Que de dualismes nocifs, entre un ici dévalorisé et un ailleurs réputé le bien27.
Bonnefoy a tôt trouvé chez Kierkegaard28 ce qu’il appelle la passion de l’objet. Il définit l’objet comme ce qui est – et frappé, pour Bonnefoy, d’une autorité absolue. On retrouve ici le nominalisme nietzschéen de vérité et mensonge au sens extramoral (1975, p. 280-281) :
Nous croyons posséder quelque savoir des choses elles-mêmes lorsque nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, mais nous ne possédons cependant rien d’autre que des métaphores des choses […]. Tout concept surgit de la postulation de l’identité du non-identique.
Certains objets importent plus que d’autres dans l’expérience de la présence immédiate, mais malgré le matérialisme spontané dont Bonnefoy dit qu’il lui est naturel, ils sont, dans la parole, une manifestation de la chose sans nom qui nous accompagne. Cette chose absente, dit Pontalis (1988, p. 251), n’est atteignable que par son empreinte déposée dans l’effort de parole, qui fait la dignité d’une langue par son ouverture à l’inconnu.
Paradoxes du vrai lieu
La quête du vrai lieu coïncide pour Bonnefoy avec une position philosophique « assumant, parmi les foules naïves, la tâche d’inexister29 ». C’est en cela qu’il mena une guerre contre le « monde-image » et ses mensonges, une lutte pour la présence, malgré cette évidence que l’immédiat échappe toujours aux mots. Cette lutte comprend une résistance à l’intellectualisme qui prétend réduire l’auteur à sa langue, « laquelle ne serait ni vraie ni fausse, ne signifiant que soi-même30 », ce qui revient à la plonger dans un éther d’abstraction et lui retirer toute épaisseur expérientielle. La poésie, « c’est ce qui vise un objet […] alors même et précisément qu’aucun texte ne peut les dire31 ».
Le vrai lieu de la poésie, pour Bonnefoy, s’approche finalement dans une parole éthique, c’est-à-dire une parole pour l’autre et d’avec l’Autre32, un poème qui nous incite à nous détourner du poème pour nous rapprocher de l’existence d’autrui. Dans un texte pour la Nouvelle revue de psychanalyse en 1988, Bonnefoy appela cette attitude lever les yeux de son livre : si le poète publie, « c’est parce qu’il espère que le lecteur va retrouver dans son expérience propre ce que lui, pour sa part, a cru pouvoir ne pas dire33 ». Et pour ce faire, ajoute-t-il, le poète attend du lecteur « qu’il cesse, à des moments, de lire » – où se trouve la solidarité du poète et de son lecteur. À condition de lire comme le faisait Rimbaud : « lire en sachant s’arrêter de lire, c’était vouloir reconnaître le caractère tragique, et non certes ludique, de l’existence34 ».
Vivre ici, et pas ailleurs – car d’ailleurs il n’y en a pas – c’est assumer la responsabilité de sa ζωή, le simple fait de mener une vie. Expérimenter le il y a d’une vie : « il y a ceci plutôt que cela, et ici plutôt que là » (Berque, 2024, p. 122). Le il y a est l’écriture trajective de la Terre, et l’écriture poétique de la terre seconde dont Bonnefoy fait le vrai lieu, désormais. Plongée sous les concepts, l’errance poétique se fait d’ici en ici, car toute conceptualisation en général est mensonge, « qui donne à la pensée pour quitter la maison des choses le vaste pouvoir des mots. […] Y a-t-il un concept d’un pas venant dans la nuit ? » (1970, p. 22-23), interrogeait-il dans Les tombeaux de Ravenne. Nous l’avons vu, pour Bonnefoy, le concept c’est l’ailleurs dont il faut produire le négatif. Héritage daumalien, certainement. Dans une contribution à la question des Pouvoirs du négatif dans la psychanalyse et la culture, Yves Bonnefoy rappelle que, requis par ce qui est donné et qui est sans alternative, nous sommes cependant « voués aux mots et devons faire de chacun d’eux l’abolition continuée de la présence première35 ». Retravaillé par le langage, précise-t-il, tout objet n’est plus qu’une absence. Pour le poète, il reste alors à « combattre dans les mots mêmes ce qui en eux est déni de l’origine36 », en les risquant « dans des situations d’existence37 ». Mais peut-être sommes-nous condamnés à errer de phrase en phrase.
