Lire Joshua Greene

p. 102-116

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Introduction

Tribus morales, le dernier ouvrage de Joshua Greene professeur de psychologie morale à l’Université de Harvard, fera assurément date. Cet ouvrage érudit et ambitieux ouvre de nouvelles pistes dans la compréhension de notre sens moral : « Ce livre, écrit Greene, s’inspire des grands philosophes du passé comme de mes propres recherches dans le nouveau domaine de la cognition morale, qui applique les méthodes de la psychologie expérimentale et des neurosciences cognitives pour mettre en lumière les structures de la pensée morale » (18)1. Greene soutient dans cet ouvrage trois grandes thèses. La première est qu’il y a deux morales : une morale rapide stimulée par les émotions et une morale lente guidée par la raison. Et il est ainsi parce notre cerveau est comme un appareil photo, il est doté d’un double réglage : un réglage automatique et un réglage manuel (178). La seconde thèse consiste à montrer que nos intuitions morales (nos réglages automatiques) sont souvent fiables mais qu’elles manquent parfois de flexibilité. Les émotions réclament donc dans certaines circonstances l’aide de la raison. En d’autres termes, nos réglages automatiques requièrent dans les situations les plus complexes l’assistance d’un réglage manuel. Et pour Greene, il ne fait aucun doute que l’utilitarisme est la philosophie que notre réglage manuel est prédisposé à adopter. Nous montrerons que cette dernière thèse est pour le moins discutable et qu’elle se présente, contre toute attente et de manière quelque peu paradoxale, comme un plaidoyer en faveur de ce que l’on peut appeler un déontologisme tempéré.

La raison et l’émotion

Les travaux de Joshua Greene s’inscrivent dans ce que Luc Faucher professeur de philosophie morale à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) a appelé « le tournant naturaliste » (2013, p. 13).

Les deux tragédies

L’avènement de la morale (de l’éthique) doit être lu et compris à la lumière du paradigme évolutionniste. La morale : ce n’est pas une affaire de métaphysique, c’est une question de survie. Car pour survivre dans un monde hostile, il faut apprendre à être solidaire et coopératif. « La morale, explique Greene dans les premières pages de son ouvrage, est un ensemble d’adaptations psychologiques qui permet à des individus naturellement égoïstes de tirer avantage de la coopération » (40). L’homme est devenu un être moral non par choix mais par nécessité. Reprenons le film à son début. Imaginons (c’est la parabole que propose Greene) une forêt « sombre et profonde » et plusieurs tribus de bergers se partageant ce territoire. D’une certaine manière, les membres de ces différentes tribus se ressemblent, ils se ressemblent notamment dans leurs aspirations : ils veulent une famille en bonne santé, une nourriture appétissante, un foyer confortable, des outils pour soulager leur peine… D’une autre manière, ils ne se ressemblent guère car ils n’ont pas les mêmes coutumes, les mêmes manières de vivre et, plus fondamentalement, le même mode d’organisation social. Ces tribus, en concurrence, ne se battent pas en raison de leur immoralité mais parce qu’elles envisagent le quotidien d’une façon radicalement différente. Cette tragédie intertribale, Greene l’appelle « la tragédie morale du sens commun ». Il y a deux tragédies en fait, deux défis à relever pour l’humanité. Le premier est de réussir à faire société au sein d’une même tribu, à faire passer Nous avant Moi, Greene appelle ce défi : « la tragédie des biens communs ». Le second défi, nous venons de le voir c’est de trouver un modus vivendi entre tribus tendanciellement rivales, trouver une forme d’accommodement entre Nous et Eux.

Examinons le premier défi : celui des biens communs ou comment faire société au sein d’une tribu. D’un point de vue biologique, note Greene, les humains sont taillés pour ce type de coopération restreinte. Nous sommes équipés génétiquement pour coopérer mais « avec certaines personnes seulement ». Nous divisons donc instinctivement le monde en deux groupes : « Nous » et « Eux ». Précisons que ce clivage se fait à partir de « marqueurs d’appartenance » arbitraires qui peuvent varier avec le temps et qui ne sont pas, contrairement à ce que l’on peut penser, nécessairement des marqueurs de nature ethnique. Nous ne sommes donc pas « faits » pour la coopération universelle. Pour étayer cette thèse selon laquelle nous sommes génétiquement équipés pour le tribalisme, c’est-à-dire pour coopérer au sein de communautés restreintes, Greene s’appuie sur les travaux, déjà nombreux, de la psychologie morale expérimentale et des neurosciences. Nous savons aujourd’hui, par exemple, qu’à l’âge de six mois, bien avant de marcher ou parler, les petits d’homme émettent des jugements de valeur sur les actions et les agents ; ils se sentent notamment attirés par les individus qui donnent des signes de leur nature coopérative (ceux qui se soucient de leurs proches) et se détournent des autres (Hamlin, Wynn et Bloom, 2011). Nous sommes donc très tôt génétiquement sensibles aux signes pro-sociaux et antisociaux de notre entourage. On peut observer chez le jeune enfant une multitude de réactions : empathie, colère, dégoût, honte, culpabilité, crainte… Ces réactions vis-à-vis de l’entourage immédiat sont corrélées à l’activation de deux aires cérébrales particulières : le cortex préfrontal ventromédian (CPV) et l’amygdale ; l’activité de ces deux aires est l’attestation d’une très forte activité émotionnelle.

Ces réactions émotionnelles sont générées par des programmes qui sont sensibles à de petits indices, comme certains mouvements, la tonalité de la voix ou encore le regard : « Ce sont là, écrit Greene, les caractéristiques de la nature humaine et tous les êtres humains aptes à la vie en société se font une idée concrète de ce qu’elles sont et de leur mode de fonctionnement » (89). Elles sont également, on l’aura noté, des réactions de nature morale puisqu’elles manifestent des formes d’approbation ou de désapprobation. Résumons le propos de Greene sous forme de trois propositions :

  • La coopération n’est pas une option morale mais un choix stratégique car elle offre des avantages matériels et des ressources biologiques.

  • Nous sommes génétiquement équipés pour coopérer avec notre entourage immédiat car nous sommes capables d’apprécier et d’évaluer très précocement les attitudes pro-sociales et antisociales de ceux qui nous entourent2.

  • Ces capacités évaluatives sont de nature émotionnelle et constituent une forme de morale. Nous verrons ultérieurement que c’est, pour Greene, la première morale, la morale rapide, intuitive, celle qui se dispense du raisonnement et de la délibération.

Terminons cette première section par une ultime remarque. Si notre équipement génétique nous permet de tenir à distance la « tragédie des biens communs » en minorant les prétentions du Moi et en affirmant l’importance d’un Nous coopératif, il ne nous permet pas d’éviter « la tragédie morale du sens commun » liée, elle, à l’exacerbation des rivalités entre Nous et Eux. D’où la nécessité d’une seconde morale, plus lente, partageable et censée transcender les clivages intercommunautaires. Cette « métamorale » est pour Greene comme nous le verrons l’utilitarisme. Deux morales donc qui renvoient aux deux modalités de notre fonctionnement cérébral3.

Morale lente, morale rapide

Notre cerveau, écrit Greene, est comme un appareil photo, il est doté de deux réglages : un réglage automatique et un réglage manuel (178). On peut mettre en évidence ces modalités de fonctionnement en examinant les réponses habituellement données à deux dilemmes emblématiques : le dilemme de l’aiguillage et le dilemme de la passerelle. Grenne reprend ici à son compte deux dilemmes fameux de la « tramwayologie » de Judith Jarvis Thomson. Comment réagissent habituellement les personnes à ces deux dilemmes ? Comment comprendre leurs réactions ? Commençons par rappeler brièvement le scénario de ces deux dilemmes.

Le dilemme de l’aiguillage
Un tramway lancé à pleine vitesse se dirige vers cinq ouvriers qui ne manqueront pas de mourir écrasés si rien n’est fait. Il est possible de les sauver en actionnant un aiguillage qui enverra le tramway sur une voie de garage. Malheureusement, un ouvrier du rail est occupé sur cette voie de garage et c’est lui qui mourra si l’aiguillage est actionné.

Le dilemme de la passerelle4
Un tramway dont les freins ont lâché se dirige vers cinq ouvriers qui mourront si rien n’est fait pour l’arrêter dans sa course folle. Vous êtes sur une passerelle qui traverse la voie entre le tramway et les cinq ouvriers. À côté de vous se trouve un ouvrier du rail portant un grand sac-à-dos. Le seul moyen de sauver les cinq personnes est de pousser cet homme sur la voie. Il en mourra, mais son corps et son sac-à-dos empêcheront le tramway d’écraser les cinq ouvriers. (Vous ne pouvez pas sauter vous-même car sans sac-à-dos vous ne seriez pas assez volumineux pour stopper le tramway et vous n’avez pas le temps de vous en munir). Est-il acceptable de pousser cet étranger vers la mort pour sauver cinq personnes ?

Ces dilemmes paraissent très ressemblants puisqu’il s’agit finalement dans les deux cas de sacrifier une personne pour en sauver cinq. Or, si 87 % des personnes interrogées jugent acceptable d’actionner le levier pour sauver cinq vies (dans le dilemme de l’aiguillage), ils ne sont plus que 31 % à accepter de pousser l’employé du rail sur la voie pour sauver cinq vies (dans le dilemme de la passerelle). En termes techniques, dans le dilemme de l’aiguillage, les personnes interrogées ont une attitude conséquentialiste, ils font prévaloir de manière raisonnée les meilleures conséquences (épargner cinq vies). Dans le dilemme de la passerelle, ils ont une attitude déontologique que l’on peut traduire ainsi : « Pousser un homme sur une voie ferrée, on n’a pas le droit de faire ça ». ». Deux attitudes différentes qui renvoient, selon Greene, aux deux modes de fonctionnement de notre cerveau : le mode manuel (ou mode rationnel) et le mode automatique (ou mode émotionnel).

Dans le dilemme de l’aiguillage, l’action négative (actionner un levier qui va conduire à la mort d’un cheminot) ne suscite pas vraiment de réaction émotionnelle de sorte que nous avons tendance à réagir de manière froide en favorisant l’action qui permet de sauver le plus grand nombre de vies. Le mode manuel du cerveau humain est un système de raisonnement coûts/bénéfices qui vise à optimiser les conséquences (265). La décision que l’on prend est sous le contrôle de la cognition. Des expérimentations ont d’ailleurs montré que des personnes dont le cortex préfrontal ventromédian (le siège des émotions) avait été endommagé sont des personnes plus enclines que d’autres à détourner le tramway, y compris sur un membre de leur propre famille dans le but sauver de parfaits inconnus (168). Dans le dilemme de la passerelle, la réaction est une réaction quasi-automatique. Une intuition. Nous obéissons à une émotion. Les émotions génèrent très souvent des comportements automatiques et parfaitement adaptés. « Très souvent » mais pas « toujours ». Quelle est la fiabilité de nos intuitions morales, c’est à cette difficile question que Greene va consacrer les pages sans doute les plus importantes de son ouvrage.

Pertinence et limite de nos institutions morales

Les dilemmes de l’aiguillage et de la passerelle, nous l’avons vu, illustrent deux types de réaction morale : une réaction rationnelle (ou réglage manuel) et une réaction émotionnelle (ou réglage automatique). Il reste qu’une fois cette affirmation posée, beaucoup de choses restent à élucider.

La distance physique et l’usage de la force

À quoi sommes-nous vraiment sensibles dans nos réactions immédiates ? À quoi sommes-nous insensibles ? Pouvons-nous nous fier, en toutes circonstance, à nos intuitions morales ? Quand devons-nous passer en mode manuel ? Il convient de repartir des dilemmes de l’aiguillage et de la passerelle, d’expliciter ce qui les différencie, et de mettre au jour les différences auxquelles nous sommes sensibles. La première différence notoire entre ces deux dilemmes est celle de la distance. Dans le dilemme de la passerelle nous sommes sur la passerelle à côté du cheminot. Sommes-nous sensibles à cette variable ?

Si nous avons moins de réticence à actionner le levier n’est-ce pas parce que nous sommes loin de l’événement ? C’est cette hypothèse qui est explorée avec les deux dilemmes présentés ci-dessous : le dilemme de la passerelle éloignée et celui du levier sur la passerelle. Nous verrons comment Greene par la suite enchaîne toute une série de dilemmes pour à chaque fois tester une variable qui pourrait avoir une incidence sur notre jugement moral. Nous aurions pu intituler cette section les nouvelles leçons de la tramwayologie, car Greene prolonge les travaux initiés quelques années plus tôt par Judith Jarvis Thomson. On ne manquera pas de saluer l’inventivité de Greene et de son équipe pour l’ensemble des scenarii proposés. Revenons à nos moutons et présentons les deux dilemmes qui explorent la question de la distance.

Le dilemme de la passerelle éloignée
Dans ce dilemme, Jean a la possibilité d’actionner un levier capable d’ouvrir une trappe qui est sur la passerelle. La trappe ouverte, l’ouvrier tombera sur la voie et arrêtera le tramway, sauvant ainsi cinq vies humaines.

Le dilemme du levier sur la passerelle
Dans ce dilemme, Jean a la possibilité d’actionner un levier qui ouvre une trappe qui est sur la passerelle. La trappe ouverte, l’ouvrier tombera sur la voie et arrêtera le tramway. Le levier se trouve à côté de la trappe, sur la passerelle.

Dans le dilemme de la passerelle éloignée, 63 % des personnes interrogées acceptent d’ouvrir la trappe en actionnant le levier. La différence statistique avec le dilemme original de la passerelle est significative. La distance n’est-elle pas un facteur explicatif ? Pas vraiment car dans le dilemme du levier sur la passerelle, Jean est cette fois très proche de l’événement et les pourcentages sont sensiblement les mêmes ; 59 % des personnes interrogées acceptent d’actionner le levier. Ce n’est donc pas un problème de distance. Est-ce alors un problème de contact car dans le dilemme de la passerelle, Jean touche directement la victime, il la pousse de ses propres mains. D’où un nouveau dilemme pour vérifier cette nouvelle hypothèse : il s’agit du dilemme de la perche et de la passerelle.

Le dilemme de la perche et de la passerelle
Un tramway dont les freins ont lâché se dirige vers cinq ouvriers qui mourront si rien n’est fait pour l’arrêter dans sa course folle. Jean est sur une passerelle qui traverse la voie entre le tramway et les cinq ouvriers. À côté de lui, mais pas immédiatement à côté, se trouve un ouvrier du rail portant un grand sac-à-dos. Le seul moyen de sauver les cinq personnes est de pousser cet homme sur la voie depuis la passerelle. Il en mourra, mais son corps et son sac-à-dos empêcheront le tramway d’écraser les cinq ouvriers. Jean n’est pas immédiatement à côté de l’ouvrier mais il peut le pousser avec une perche. Doit-il le faire ?

Dans ce dilemme, seulement 33 % des personnes interrogées jugent acceptable de pousser l’homme sur la voie. Il semble donc bien qu’il y ait une différence psychologique importante entre le problème de la passerelle et celui de l’aiguillage et que cette différence tienne à l’exercice personnel de la force physique. En effet, pousser un homme n’est pas actionner un levier. Il existe cependant une autre différence entre les deux dilemmes originaux (le dilemme de l’aiguillage et celui de la passerelle), c’est la distinction entre le mal que l’on fait comme moyen afin d’arriver à une fin et le mal que l’on fait comme conséquence indirecte. C’est la fameuse doctrine du double effet, doctrine qui nous invite à distinguer un effet négatif visé (voulu) et un effet négatif non visé (mais prévisible). Un effet négatif semble moralement acceptable quand il est une conséquence indirecte d’un acte qui vise un bien. On parle souvent de dégâts collatéraux pour nommer ces conséquences négatives prévisibles mais non voulues. Doit-on donner crédit à cette doctrine ?

Que vaut la doctrine à double effet ?

On admet généralement la pertinence de cette doctrine mais l’est-elle vraiment ? Présentons deux nouveaux dilemmes qui mettent à l’épreuve cette doctrine, nous commenterons les résultats obtenus dans un second temps. Signalons au passage que le second dilemme — celui de la boucle — est emprunté à Judith Jarvis Thomson :

Le dilemme de la boucle
Dans ce dilemme, il existe une voie de garage mais celle-ci fait une boucle et rejoint la voie principale. Si personne ne se trouvait sur la voie secondaire pour arrêter le tramway, celui-ci retournerait sur la voie principale et ne manquerait pas d’écraser les cinq ouvriers. Jean, doit-il actionner le levier ?

Les réponses au premier dilemme semblent valider la doctrine du double effet, alors que les réponses données au second dilemme semblent au contraire en réfuter la pertinence. Reprenons les choses lentement. Dans le dilemme de l’obstacle et de la collision, 81 % des personnes interrogées pensent que Jean a raison de sauver cinq vies tout en sachant que le seul moyen d’y parvenir entrainera la mort d’un autre homme. Dans ce cas, comme dans le dilemme original de la passerelle, l’action néfaste est liée à l’exercice de la force physique. Jean exerce personnellement sa force pour faire chuter l’homme. Dans ce cas cependant, et contrairement au dilemme original de la passerelle, la mort de la victime n’est qu’une conséquence indirecte, un dommage collatéral. Il semble donc que nous soyons sensibles à la distinction entre moyen et conséquence indirecte. Ce facteur peut alors expliquer que certaines personnes approuvent l’action dans le dilemme de l’aiguillage et non dans celui de la passerelle. Dans le second dilemme, celui de la boucle, 81 % des personnes interrogées approuvent que Jean actionne le levier. Or si Jean actionne le levier, il fait de la victime un moyen pour sauver la vie de cinq personnes ; ce qui contredit les résultats du dilemme de l’obstacle et de la collision. C’est ce qui est confirmé dans le dernier dilemme, présenté ci-dessous :

Le dilemme de l’alarme anticollision
Le premier tramway se dirige vers les cinq ouvriers et, si rien n’est fait, ces derniers connaîtront une mort certaine. Le second tramway se trouve sur une autre voie sans aucun obstacle sur sa trajectoire. Jean peut actionner un levier capable d’aiguiller le second tramway vers une voie de garage sur laquelle se trouve un autre ouvrier et, à côté de lui, un capteur relié à une alarme. Si Jean actionne le levier, le tramway sera dirigé sur la voie de garage et entrera en collision avec l’ouvrier qui s’y trouve. Le capteur détectera alors la collision et déclenchera l’alarme qui aura pour effet de couper l’alimentation électrique de toutes les voies. Cette coupure électrique empêchera ainsi la collision mortelle du premier tramway avec les cinq ouvriers. Doit-il actionner le levier ?

Dans ce dilemme, 86 % des personnes interrogées ont jugé recevable l’action conséquentialiste, ce qui soit dit en passant est très proche du taux d’approbation observé dans le dilemme original de l’aiguillage (87 %). Or dans ce dernier dilemme, comme dans celui de la boucle, on se sert bien d’une personne pour en sauver d’autres. La mort d’autrui est un moyen. La doctrine du double effet est donc ici purement et simplement oubliée. Grenne, s’inspire de la théorie de la représentation des actions de John Mikhail, pour montrer que nos intuitions morales se laissent berner lorsque la situation devient trop complexe. C’est le cas dans ce dernier dilemme avec deux enchaînements causaux apparemment parallèles (un enchaînement principal avec un premier tramway et un enchaînement secondaire avec un second tramway) ; de sorte qu’il n’apparaît pas de manière immédiate dans ce scénario que la victime est un simple moyen. C’est aussi le cas dans le dilemme de la boucle. On l’aura peut-être remarqué, ce dilemme est très précisément construit comme un dilemme sur les conséquences indirectes alors même qu’il est un dilemme sur les moyens.

Que doit-on retenir de cette leçon de tramwayologie ? Reconnaissons tout d’abord qu’il n’est pas toujours facile, et même un peu fastidieux, de suivre cette succession de commentaires à propos de fictions parfois un peu alambiquées. Une synthèse est donc la bienvenue. Greene retient, à la suite de ces expériences, trois éléments qui donnent une vue d’ensemble assez précise sur la pertinence et les limites de nos intuitions morales :

  • Nos intuitions morales (activées par des émotions) sont bien souvent des guides fiables. En d’autres termes, elles sont « efficaces » pour nous indiquer ce qu’il est bon de faire.

  • Elles semblent sensibles à deux facteurs : le fait qu’une personne soit tuée par l’usage direct de la force personnelle (pousser quelqu’un et non actionner un levier) et le fait que la mort d’une personne soit un moyen (la victime est directement « utilisée » pour stopper le tramway, sa mort n’est pas la conséquence malheureuse d’une action positivement orientée)5.

  • Les intuitions morales, souvent ajustées et adaptées, sont cependant peu sensibles à la complexité de certaines situations et donc incapables d’intégrer des éléments qui, après réflexion, paraissent moralement importants (276). En d’autres termes, les intuitions morales manquent de « flexibilité » pour être des arbitres infaillibles en toutes circonstances.

Leur fiabilité imparfaite exige donc, de manière complémentaire et corrective, un réglage manuel et raisonné. Et pour Greene, il ne fait aucun doute que « l’utilitarisme est la philosophie que notre réglage manuel est prédisposé à adopter dès lors qu’il cherche une philosophie morale » (259). C’est la dernière grande proposition de Greene, c’est aussi la plus discutable.

Utilitarisme ou déontologisme tempéré ?

La seconde morale, la morale lente, ne peut être pour Greene que l’utilitarisme.

Critique et défense de l’utilitarisme

L’utilitarisme, on le sait, entend optimiser le bonheur collectif. Le bonheur qui, selon Greene, est « la valeur suprême, le boson de Higgs de la normativité, la valeur qui donne de la valeur à toutes les autres » (212). La résolution des questions morales, dans une perspective utilitariste, ne relève d’aucune considération extravagante mais d’une bonne appréciation des conséquences : « Si nous combinons, écrit Greene, l’idée que le bonheur est ce qui compte le plus et l’idée que nous devrions aboutir aux meilleures conséquences possibles, nous obtenons l’utilitarisme » (204). Dans la mesure où il ne requiert aucun principe transcendant, puisqu’il ne fait appel à rien qui ne soit en dehors de l’expérience humaine, l’utilitarisme est aussi appelé à devenir la fameuse « métamorale » capable de transcender les clivages intertribaux. Si nos intuitions morales sont généralement bonnes conseillères, elles ne sont pas toujours nous l’avons vu infaillibles. Mais peut-on faire une telle confiance à l’utilitarisme ? Est-il bien, comme le dit Greene, « un nom malheureux pour une idée heureuse » ? (145). On peut adresser à l’utilitarisme et plus largement aux morales dites « conséquentialistes » deux grandes critiques. Présentons ces critiques, nous examinerons dans un second moment les réponses de Greene.

L’utilitarisme peut se révéler trop exigeant pour l’agent moral puisqu’il doit promouvoir la situation la meilleure (ou la moins mauvaise), et cela au détriment s’il le faut de ses propres intérêts. Une telle exigence n’est-elle pas tout simplement déraisonnable ? Ne menace-t-elle pas l’intégrité de la personne puisqu’elle lui demande toujours (ou très souvent) de renoncer à ses intérêts et à ses projets les plus chers ? Comment concevoir l’idée que nous ayons systématiquement à secondariser nos projets et nos désirs les plus personnels, ceux qui précisément tendent à nous définir ? Comment penser que dans une situation d’urgence nous puissions choisir de sauver dix enfants plutôt que notre propre fils ? Cette critique — le refus de toute forme d’engagement partial — a été relevée par plusieurs auteurs, notamment par Williams dans son ouvrage L’éthique et les limites de la philosophie (1990). L’utilitarisme ne menace-t-il pas de transformer l’agent moral en « un fanatique de la morale » selon le mot de Charles Larmore ? (1993, p. 111).

La seconde critique dénonce la pointe sacrificielle qu’enferme une telle orientation morale puisqu’elle peut raisonnablement accepter de sacrifier une personne ou une minorité pour maximiser le bien-être (ou minimiser le mal être) d’une communauté. Accepter par exemple, comme dans le dilemme présenté par Sarah Stroud, de torturer un enfant voire de le tuer si cela peut épargner plusieurs vies (2001, pp. 151-171). Cela ne s’accorde guère avec nos intuitions morales les plus communes qui voient en chaque personne un sujet singulier qui a des droits. Le conséquentialisme « ne prend pas au sérieux la pluralité et le caractère distinct des individus », dira Rawls (1997, p. 55). Dans la mesure où la fin visée est toujours prédéfinie (améliorer globalement une situation), l’usage de la raison devient instrumental, seulement soucieux des moyens. C’est notre représentation même de la personne qui semble ici maltraitée car, à la suite de Kant, on admet généralement que ce qui caractérise la personne humaine est sa capacité à se donner librement des fins.

L’utilitarisme est-il trop exigeant ? Greene nous invite à distinguer les objections théoriques que l’on peut faire à l’utilitarisme des objections pratiques, concrètes, réelles. Aussi prévient-il : « le régime moral d’un utilitariste idéal est tout bonnement incompatible avec la vie pour laquelle notre cerveau a été conçu car notre cerveau n’a pas été conçu pour se préoccuper du bonheur de parfaits inconnus » (334). Être « un utilitariste en chair et en os » n’exige donc pas de se transformer en une « pompe à bonheur ». Qu’adviendrait-il si ce devait être le cas ? « […] Si nous tentions effectivement de devenir une pompe à bonheur, nous serions très malheureux car nous devrions nous priver de tout ce qui nous encourage à sortir de notre lit le matin (si tant est que nous ayons pu conserver notre lit) » (335). Bref, à l’impossible nul n’est tenu et Greene de nous proposer tout platement de faire au mieux sans renoncer à ce qui compte pour nous. Tout platement car une morale qui n’exigerait pas de faire au mieux n’exigerait finalement plus rien de nous. « L’utilitarisme, écrit encore Greene sur un ton mesuré, exige simplement de nous que nous devenions moralement meilleurs, que nous nous préoccupions des gens qui ne font pas partie de notre cercle de proches. L’utilitarisme ne nous demande pas d’être parfaits : il nous demande de prendre conscience de nos limitations morales et de faire tout ce qui est humainement possible pour les dépasser » (369).

La seconde critique concerne le risque d’asservissement d’une minorité si un bénéfice collectif substantiel est envisageable : « Je ne crois pas que dans le monde réel, écrit Greene, l’optimisation du bonheur puisse conduire à une chose comme l’esclavage. […]. L’utilitarisme pourrait justifier l’esclavage en théorie, mais seulement si la nature humaine était radicalement différente de ce qu’elle est » (358). Greene propose alors une expérience de pensée censée montrer qu’il n’y a jamais d’esclavagiste heureux (359 et s.). Or, nous devons reconnaître qu’il y a bien eu dans « le monde réel », n’en déplaise à Greene, des sociétés esclavagistes justifiant le plus souvent leur abomination par un bien-être économique accru. Si l’on prenait d’ailleurs le temps d’observer la planète politique avec attention, nous trouverions encore de telles sociétés. C’est pour cette raison que dans une société « bien ordonnée », le premier principe de justice, pour Rawls, est là pour garantir les libertés publiques et les droits fondamentaux. Nous savons également que les principes de justice choisis dans la position originelle doivent obéir à un ordre sériel ou ordre lexical (1997, 68). Cela signifie que le second principe — celui relatif aux questions économiques — ne saurait venir écorner ou relativiser ce premier principe : « Un ordre lexical évite […] d’avoir jamais à mettre en balance des principes » (Rawls, 1997, p. 68). Greene, nous en conviendrons, n’est pas très convaincant dans sa défense de l’utilitarisme.

En conclusion : l’option du déontologisme tempéré

L’utilitarisme dont parle Greene est une seconde morale, une morale additionnelle en quelque sorte : « Dans la vie de tous les jours, écrit-il, nous avons […] tout intérêt à suivre notre instinct moral au lieu d’essayer de voir comment le vol à l’étalage peut contribuer au bien commun » (220). En d’autres termes, Greene nous engage à respecter les engagements déontologiques les plus communs, ceux qui constituent le coeur de la morale : les devoirs d’honnêteté, de loyauté, de respect, de générosité… Cela permet à Greene d’évacuer en passant une autre critique parfois adressée à l’utilitarisme. Critique selon laquelle l’agent moral tend à se transformer en un sombre calculateur capable à tout moment d’avoir une claire conscience des conséquences de chacun de ses actes. Il est en effet pour le moins étrange de se représenter l’agent moral sous les traits d’un évaluateur impénitent : « L’utilitarisme n’exige pas que nous calculions constamment les coûts et les bénéfices attendus de nos actions. Il exige au contraire que nous nous fiions la plupart du temps à nos intuitions morales, parce qu’il y a de grandes chances qu’elles nous soient plus favorables qu’un incessant calcul moral » (224).

On est en droit de se demander si l’option du déontologisme tempéré n’est pas à tout prendre une option normative plus adaptée à notre fonctionnement cérébral et plus robuste à la critique. Le déontologisme tempéré est une morale du devoir qui nous invite à suivre nos intuitions morales premières : respecter, aider, protéger… Nous avons vu que celles-ci étaient bien souvent des guides fiables. Ce qui pose problème avec le déontologisme est sa version absolutiste, version qui exige le respect inconditionnel du devoir et donc l’absence d’égard pour la question des conséquences. Or peut-on vraiment, en toutes circonstances et à tout moment, ignorer les conséquences de nos actes ? Est-ce bien sérieux ? « Toute doctrine éthique digne de considération, reconnaît Rawls ardent défenseur du point de vue déontologique, tient compte des conséquences dans son évaluation de ce qui est juste. Celle qui ne le ferait pas serait tout simplement absurde, irrationnelle. » (1997, p. 56). D’où l’option du déontologisme tempéré. Que faut-il exactement entendre par cette formule ? Il faut comprendre que lorsque l’on est tenu à y regarder à deux fois, lorsque la situation que l’on vit est marquée par l’irrésolution (« Dois-je vraiment agir ainsi ? ») alors, pour parler comme Greene, nous passons en réglage manuel pour examiner les conséquences des actes que l’on est amené à poser6.

Il importe ici d’être précis et d’introduire une distinction. On peut entendre le terme de conséquentialisme en deux sens distincts. Le premier soutient que la valeur morale d’un acte est toujours et toute entière inscrite dans les conséquences de celui-ci. Le second sens affirme que les conséquences sont un critère d’évaluation, un critère parmi d’autres pour apprécier la qualité morale d’un acte. Cette seconde acception ne conçoit pas le conséquentialisme comme une option normative autonome, mais comme un principe parmi d’autres, comme un critère de moralité recevable à certains moments et en certaines circonstances. De sorte qu’il est possible de tempérer tout déontologisme par un souci occasionnel des conséquences. Il est possible et pertinent d’adjoindre à une théorie déontologique qui pose des principes à respecter une considération relative aux conséquences en certaines occasions. En ce sens le déontologisme n’est pas seulement une morale rapide, il est aussi une morale lente quand il confronte l’exigence du devoir au souci des conséquences justes. L’intérêt, le grand intérêt du déontologisme tempéré est de souscrire au réquisit neurologique d’un cerveau à deux vitesses tout en tenant à distance l’embarrassante question du bonheur.

1 Lorsque nous ferons référence à l’ouvrage de Greene, nous nous en tiendrons à mentionner entre parenthèses, sans autre indication, les pages.

2 « […] Je dois m’empresser de dire que le fait d’être équipé pour le tribalisme ne veut pas dire que nous sommes programmés pour l’activer

3 Greene n’est pas le premier à défendre cette thèse. L’un des tout premiers, pour ne pas dire le premier, est le prix Nobel d’économie Daniel

4 Greene propose une version du dilemme très légèrement modifiée par rapport à celle initialement proposée par Judith Jarvis Thomson car il ne s’agit

5 Si l’on prend le temps d’étudier en détail tous ces dilemmes, on s’aperçoit que c’est la combinaison de ces deux facteurs qui compte. En résumé

6 Pour Greene, ce qui marque et exige de passer du réglage automatique au réglage manuel est l’apparition de « la controverse » (380). La thèse que

Bibliographie

Faucher L. (2013). L’éthique et le tournant naturaliste. In Masala, A., Ravat, J., La morale humaines et les sciences (pp. 11-31). Paris : Éditions Matériologiques.

Greene, J. (2017). Tribus morales. L’émotion, la raison et tout ce qui nous sépare. (Trad. S. Kleiman-Lafon). Genève : Éditions Markus Haller. [éd. originale (2013). Moral Tribes: Emotion, Reason, and the Gap Between Us and Them. New York: Penguin Book].

Hamlin J ; K. et al. (2011). How infants and toddlers react to antisocial others. Proceedings of the National of Academy of Sciences 108(50), 19931-19936.

Kahneman D. (2012). Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée. (Trad. R. Clarinard). Paris : Flammarion.

Larmore C. (1993). Modernité et morale. Paris : PUF.

Rawls J. (1997). Théorie de la justice. (Trad. C. Audard). Paris : Seuil.

Stroud S. (2001). À la recherche de la source des normes déontologiques. Philosophiques, 28/1, 151-171.

Williams B. (1990). L’éthique et les limites de la philosophie. Paris : PUF.

Notes

1 Lorsque nous ferons référence à l’ouvrage de Greene, nous nous en tiendrons à mentionner entre parenthèses, sans autre indication, les pages.

2 « […] Je dois m’empresser de dire que le fait d’être équipé pour le tribalisme ne veut pas dire que nous sommes programmés pour l’activer automatiquement ». Cette remarque de Greene est très importante. Elle signifie qu’une programmation biologique ne dispense pas d’une tâche éducative, celle-ci peut notamment reconfigurer le donné biologique.

3 Greene n’est pas le premier à défendre cette thèse. L’un des tout premiers, pour ne pas dire le premier, est le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman.

4 Greene propose une version du dilemme très légèrement modifiée par rapport à celle initialement proposée par Judith Jarvis Thomson car il ne s’agit plus ici de pousser sur la voie une « très grosse personne » mais un ouvrier du rail portant un grand sac-à-dos. Le souci est évident : cesser de stigmatiser les personnes souffrant d’obésité. Nous avons partiellement réécrit les dilemmes proposés à la suite pour leur donner une allure plus fluide.

5 Si l’on prend le temps d’étudier en détail tous ces dilemmes, on s’aperçoit que c’est la combinaison de ces deux facteurs qui compte. En résumé, nous répugnons fortement à nous servir d’autrui comme d’un simple moyen et ce, en utilisant notre propre force physique.

6 Pour Greene, ce qui marque et exige de passer du réglage automatique au réglage manuel est l’apparition de « la controverse » (380). La thèse que nous soutenons est assez proche, il nous semble préférable de parler d’irrésolution.

Citer cet article

Référence papier

Eirick Prairat, « Lire Joshua Greene », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 102-116.

Référence électronique

Eirick Prairat, « Lire Joshua Greene », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 1 | 2019, mis en ligne le 20 octobre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=96

Auteur

Eirick Prairat

Professeur des universités en sciences de l’éducation, université de Lorraine, équipe Normes & Valeurs, LISEC (EA2310), Institut universitaire de France.

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