Disons-le d’emblée : c’est un beau livre de philosophie. Mais entendons-nous bien, ce n’est pas un ensemble de spéculations juchées sur les cimes de l’abstraction qui nous est livrée ici mais une série d’exercices et d’épreuves à vivre. Car la philosophie n’est pas, pour Sébastien Charbonnier, une construction conceptuelle élaborée dans le ciel froid des Idées mais une activité pratique qui vise à augmenter notre puissance d’agir. Elle est aussi « dialogue rationnel entre égaux » car l’une (la puissance) ne va pas sans l’autre (le dialogue). Ce n’est jamais seul mais toujours ensemble que l’on devient plus fort. « Si nous voulons nous rendre meilleurs, il n’est d’autre voie que de nous augmenter mutuellement ».
D’où l’enjeu de ce livre : comment développer en nous les affects qui nous invitent à percevoir l’autre comme notre égal ? Il ne s’agit pas seulement de le penser, de l’estimer mais de l’éprouver, de le sentir. La réponse est simple, le chemin difficile : le sentiment d’égalité nait de la capacité d’aimer. Car aimer, c’est savoir écouter l’autre comme son égal, c’est être vigilant ensemble et savoir s’enthousiasmer avec lui pour tout ce qui est partagé et partageable.
30 réflexions sont proposées : « La structure volontairement arbitraire de l’ouvrage […] souligne qu’on peut le prendre et l’ouvrir par tous les interstices ». Pour ma part, j’ai cheminé librement, accélérant parfois le pas, le ralentissant à d’autres moments, m’arrêtant longuement pour reconsidérer certains propos et prendre la mesure de ce que je ressentais. L’auteur y invite : à chacun « d’être attentif à ce que les mots lui font, à prendre conscience de ce qui se passe à la lecture ».
Je retiens de cette lecture vagabonde, mais toujours attentive, quelques résolutions. Critiquer (résolution 11), voilà la toute première car, d’une certaine manière, elle dit tout. Critiquer est le contraire même de juger. Car dans l’acte de critiquer, il ne s’agit pas d’asséner des verdicts ou de prononcer des avis définitifs mais, tout au contraire, de produire du sens, de l’idée. Si le jugement cristallise et « substantialise sans précaution », la critique prolonge et amplifie l’élan premier. Elle n’est jamais le dernier mot mais une réponse qui appelle elle-même une réponse pour venir s’inscrire dans le jeu sans fin d’un véritable dialogue. C’est pour cette raison que « critiquer et transformer sont deux points de vue, épistémologique et ontologique, sur ce même processus qui se nomme apprendre. » Pour critiquer il faut connaître, et pour connaître il faut aimer.
Je retiens également la résolution 22 (Kairos) qui nous invite à ne plus penser la liberté comme arrachement à ce qui nous relie ou nous entrave mais comme art de la présence. La liberté n’est pas détachement mais puissance, capacité à accueillir et à s’accorder, capacité à être au rendez-vous. « Il y a un tempo de la liberté », car elle n’est pas affaire d’espace mais question de temps. Cet ouvrage est aussi, même s’il ne se présente pas ainsi, une belle et forte méditation sur le temps, sur le temps long de l’apprendre qui n’est autre que le temps bref de nos vies.
Comment ne pas parler de l’errance (résolution 15). Avec elle, nous sommes au cœur de l’apprendre. Il s’agit en effet de substituer à l’erreur, toujours statique, car elle se contente de marquer des écarts, l’errance qui est mouvement, voyage fait de rencontres et d’imprévus. L’art d’apprendre est aussi un art de vivre. Mais Sébastien Charbonnier a raison. Il faut encourager à errer tout en préparant à l’errance. Et ce n’est pas un paradoxe. Préparer, et non prévenir, car si le premier est une aide à l’orientation le second est empêchement qui nous retient. « Mon intention n’est pas de dessiner tout l’itinéraire de votre voyage, écrit Thomas de Quincey dans ses Lettres à un jeune homme dont l’éducation a été négligée, mais de vous servir de guide jusqu’à cette station d’où vous serez en mesure de tracer vous-même votre route future. »
Il faudrait parler de la force (résolution 17), de la pudeur (résolution 26) ou encore de la sottise (résolution 27) qui est toujours « oubli de soi-même ». On voit comment s’esquisse lentement, avec assurance et douceur, au fil de ces belles méditations, une pédagogie de l’accompagnement, un art d’apprendre et de faire apprendre qui parie sur l’encouragement et refuse, par principe, toute forme de brusquerie. Pédagogie qui a banni de sa panoplie l’art stérile et humiliant de la négation.
En lisant Sébastien Charbonnier, j’ai pensé à d’autres méditations, à d’autres résolutions : la patience, le tact, la rencontre, le sourire… Oui, le sourire ! « Comme la défiance éveille la défiance, écrit Alain, ainsi le sourire appelle le sourire ; il rassure l’autre sur soi et toutes choses autour. C’est pourquoi ceux qui sont heureux disent bien que tout leur sourit. Et l’on peut d’un sourire, guérir les peines de quelqu’un qu’on ne connaît pas. » Le sourire est sans doute le premier pas, un petit pas mais déjà un pas, sur le chemin de l’amour. Aimer s’apprend assurément. Un livre à lire. À méditer. Un vrai livre de philosophie.