Petites méditations sur l’éthique enseignante

DOI : 10.57086/lpa.161

p. 14-25

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Le renouveau du débat éthique dans le monde de l’enseignement exige précisions et clarifications. Il nous semble, c’est l’hypothèse que nous défendons dans cette contribution, que l’éthique enseignante a trois écueils à éviter : le minimalisme, le moralisme et le paternalisme. Ce sont trois écueils très différents, il convient donc avant d’apprécier les risques qu’ils enferment, de les définir. Notre propos est structuré en trois sections. Dans la première section, nous précisons l’idée d’éthique professionnelle. Qu’est-ce qu’une éthique professionnelle ? Quels critères retenir ? Dans la deuxième section, nous présentons ce qu’il faut entendre par minimalisme, moralisme et paternalisme. Enfin, dans la troisième et dernière section, nous mettons en lumière les insuffisances du minimalisme et les dangers du moralisme avant de revisiter la difficile question du paternalisme. Un tel examen suggère en creux, comme nous le verrons, quelques orientations pour penser une éthique professionnelle adaptée à l’univers laïc et pluraliste qui est aujourd’hui le nôtre.

De l’éthique à l’éthique professionnelle

De quoi parlons-nous ?

Comment définir l’éthique ? Comment en saisir l’intuition ? Que peut-on dire de consistant à son sujet sans être trop bavard ? Le philosophe Ludwig Wittgenstein, dans sa Conférence sur l’éthique, nous invite à méditer l’expérience de pensée suivante : « Supposons que, si je savais jouer au tennis, l’un d’entre vous, me voyant jouer, me dise : « vous jouez bien mal », et que je lui réponde : « je sais que je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux », tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : « ah bon, dans ce cas, tout va bien ». Mais supposez que j’aie raconté à l’un d’entre vous un mensonge extravagant qu’il vienne me dire : « vous vous conduisez en goujat » et que je réponde : « je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire », pourrait-il dire alors : « ah bon, dans ce cas tout va bien » ? Certainement pas : il dirait : « eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire » (Wittgenstein, 1992, p. 144).

Wittgenstein nous fait remarquer que mal jouer au tennis et mal se comporter (mentir en l’occurrence) sont deux comportements différents, et que si l’on peut s’accommoder du premier il est en revanche plus difficile d’admettre le second. Notre conscience fait l’expérience d’un devoir-faire, d’un devoir-être. « Dois-je agir de la sorte ? », « Faut-il se comporter ainsi ? », « N’aurait-il pas finalement fallu agir autrement ? » L’inquiétude morale se manifeste dans le moment même où je découvre que l’agir peut avoir une dimension normative. Complétons ce premier constat par trois remarques.

 

L’éthique ou le souci d’autrui. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de souci de soi, cela ne signifie pas que nous n’avons pas à respecter ce que Kant appelle des devoirs envers soi-même (Kant, 1985, première partie, premier livre), cela signifie qu’il y a un au-delà de soi-même. Durkheim souscrit à la position kantienne et reconnaît que les devoirs envers soi-même, mais il ajoute fort justement que les devoirs envers autrui représentent « la partie culminante de l’éthique » – « C’en est le point le plus élevé. C’est la sublimation du reste » (Durkheim, 1950, p. 43). Si l’exigence envers-soi-même a une antériorité dans la mesure où elle manifeste la capacité du sujet à s’auto-contraindre, l’attention à autrui a une primauté éthique, car elle révèle une capacité à s’ouvrir à un au-delà de soi. L’éthique implique l’altruisme, non au sens d’une disposition « à s’occuper des autres avec une bienveillance énergique et spontanée », mais au sens d’une « disposition générale à penser que l’intérêt d’autrui, en tant que tel, requiert quelque chose de moi et en particulier implique l’éventualité que j’aie à borner mes propres projets » (Williams, 1994, p. 156). L’éthique est, pour nous modernes, essentiellement souci d’autrui.

 

Une manière d’être et de s’avancer. L’éthique guide nos actions, elle oriente nos comportements, c’est ce que la grande éthicienne britannique Philippa Foot a appelé l’exigence humienne d’un lien avec la pratique (Hume’s practicality requirement) (Foot, 2014, p. 43). L’éthique n’est ni science, ni exercice spéculatif, mais praxis. Cela ne signifie pas que l’homme moral ne pense pas ou qu’il ne délibère pas. Cela signifie qu’il ne se contente pas de penser et de délibérer, mais qu’il s’engage – « On juge qui est quelqu’un à partir de ses œuvres » disait Aristote (1978, II, 1, 1219b, p. 12). L’éthique est une manière de s’inscrire dans le monde qui est toujours, qu’on le veuille ou non, un monde déjà peuplé. Dit plus simplement : elle est une manière d’être et de s’avancer.

 

Des principes objectivés. Si l’éthique, comme nous venons de le voir, s’appréhende d’abord par le prisme d’un sujet qui agit, pose des actes et les assume comme étant les siens, on peut aussi l’appréhender, d’un autre point de vue, comme un ensemble de règles en partie objectivées. C’est ce que l’on appelle l’éthique partagée : respecter celui qui me fait face, tendre à ne pas nuire intentionnellement, ne pas profiter de la faiblesse d’autrui… C’est un autre trait caractéristique de l’éthique, tout au moins d’une partie de l’éthique, que « de prétendre à une certaine forme d’universalité, au moins au sein de formes de vie partagées » (Canto-Sperber, 2001, p. 101).

Tenons pour définition que l’éthique (ou la morale) est une manière d’être et d’agir qui traite autrui – tout autrui – avec l’attention et la considération qui lui siéent, car quelque chose est dû à l’homme du seul fait qu’il est homme. Toute définition est discutable au sens où elle peut être discutée et récusée au profit d’une autre définition. Certains trouveront notre définition trop étroite, pas assez aristotélicienne. D’autres, à l’inverse, la trouveront insuffisamment kantienne dans la mesure où elle semble minorer le rapport à soi et les devoirs envers soi-même. Reconnaissons-lui un mérite : celui de se laisser saisir avec une relative clarté. Elle permet également, comme nous allons le voir, de dériver une définition pertinente de ce que l’on appelle l’éthique professionnelle.

Les trois caractéristiques d’une éthique professionnelle 

Précisons maintenant l’idée d’éthique professionnelle.

Nous retrouvons déjà dans l’éthique professionnelle les trois caractéristiques que nous venons d’évoquer à propos de l’éthique en général. Elle est tournée vers autrui (en l’occurrence vers ce que l’on a coutume d’appeler d’un mot un peu malheureux « un usager »), elle est une manière d’être et de se conduire dans un espace-temps professionnel et elle est partiellement objectivée sous forme de normes et de recommandations partagées (parfois consignées, pour certaines professions, dans une déontologie professionnelle). Complétons ces premiers développements par trois considérations.

 

Une éthique publique. Une éthique professionnelle n’est pas le prolongement, la projection ou la simple externalisation d’une morale privée dans l’univers du travail, car la rationalité pratique est confrontée à d’autres questions et à d’autres enjeux « quand elle s’exerce dans le domaine de la morale personnelle ou dans le domaine de la raison publique » (Maillard, 2014, p. 133). Une éthique professionnelle est une éthique publique dans la mesure où elle se rapporte à une activité publique. Cela étant, il ne faut pas trop imperméabiliser la césure privé/professionnelle, car une éthique professionnelle ne se construit jamais ex-nihilo mais toujours à partir d’un déjà-là, d’un souci moral déjà présent.

 

Une éthique commune. Toute formation professionnelle a bien évidemment une incidence sur la personne, mais elle n’est pas à strictement parler une formation personnelle. L’éthique professionnelle qui accompagne le procès de formation a toujours vocation à être partagée par l’ensemble des membres de ladite profession, car, comme le dit encore Durkheim, elle est « une forme spéciale de la morale commune » (Durkheim, 1950, p. 77).

 

Une éthique particulière. C’est enfin une éthique particulière au sens où elle est liée à une activité particulière qui poursuit un but particulier et qui est organisée par des normes particulières. On comprend dès lors que les problèmes éthiques de nature professionnelle sont en partie des problèmes spécifiques. En qui concerne l’éthique enseignante, les enjeux éthiques sont liés à la question de l’évaluation, de la gestion de classe, de l’usage de la parole ou encore de la sanction.

Minimalisme, moralisme et paternalisme

Il nous semble, c’est l’hypothèse que nous défendons dans cette contribution, qu’une éthique enseignante a trois écueils à éviter : le minimalisme, le moralisme et le paternalisme.

La séduction minimaliste

L’idée de minimalisme moral ou d’éthique minimale est liée, dans les débats contemporains français, au nom de Ruwen Ogien et à son ouvrage L’éthique aujourd’hui qui a connu un grand retentissement lors de sa parution. Le minimalisme moral se caractérise par deux principes. Tout d’abord, c’est une option qui évite de juger moral ou immoral tout ce qui, dans nos façons de vivre ou dans nos actions, ne concerne que nous-mêmes (Ogien, 2007, p. 197). La morale ne concerne en conséquence que le rapport à autrui. L’attention toute légitime que l’on peut porter à sa propre personne dans le souci de se préserver ou de ne pas trop s’exposer ne relève pas, pour le minimaliste, du devoir, mais de la règle de prudence (Ogien, 2007, p. 50-51). Il faut donc, premier principe, congédier les devoirs envers soi-même. Cela étant, nous ne sommes pas à l’abri de tout maximalisme avec cette seule recommandation, car celui-ci peut prendre la forme d’une attention excessive à l’égard d’autrui. Les relations trop intrusives sont toujours attentatoires à ce qu’autrui entend faire de sa propre vie.

D’où ces deux principes qui définissent le minimalisme : l’indifférence morale du rapport à soi (ce qui implique l’absence de devoirs envers soi-même) et la reconnaissance du principe de non-nuisance (une action est tenue pour moralement répréhensible que si elle porte vraiment atteinte à autrui). Trois précisions méritent d’être apportées pour que ce principe de non-nuisance ne soit pas interprété de manière trop extensive (Ogien, 2007, p. 76-99).

  1. Il faut distinguer les torts causés à soi-même de ceux que l’on cause à autrui. Il s’agit ici de la thèse de l’asymétrie morale entre le rapport à soi et le rapport aux autres. Le rapport à soi est en deçà de la morale, nous l’avons vu, c’est le principe premier, c’est d’ailleurs un principe commun à tous les minimalismes.
  2. Il faut exclure, de la classe des préjudices, les dommages auxquels on consent. Les dommages consentis ne sont pas des torts. Ils ne portent préjudice à personne, car comme le dit l’adage : « Violenti non fit injuria » (on ne fait pas de tort à celui qui consent).
  3. Enfin, il faut limiter la classe des préjudices aux dommages graves, évidents, non consentis et causés intentionnellement à des personnes particulières. Cette troisième proposition entend donner un peu de consistance à la notion de préjudice fait autrui. Il ne faudrait pas par exemple que le simple fait de se moquer d’autrui soit déjà considéré comme un tort. Il faut en conséquence récuser l’idée qu’il puisse exister des torts de nature émotionnelle ou psychologique.

Avant d’être moral, le minimalisme a été politique et juridique et a été exprimé de manière très convaincante par le philosophe anglais John Stuart Mill. Le minimalisme de John Stuart Mill est une thèse séduisante, car elle semble épouser les exigences de liberté qui caractérisent la modernité. Rappelons que l’objectif libéral de Mill est de préserver coûte que coûte la liberté d’action des personnes et de réduire autant que faire se peut les obstacles et les entraves à cette liberté d’action. Mill souhaite que chacun puisse librement vaquer à ses occupations et se définir comme bon lui semble. D’où, chez lui, deux principes majeurs qui sont, comme il le dira lui-même, les « deux maximes qui constituent toute la doctrine » (Mill, 1990, p. 207).

Le premier est qu’il existe une sphère d’action qui n’affecte que l’agent et dans laquelle la société n’a aucun droit de regard, même si elle peut par ailleurs donner des conseils ou faire des recommandations. Le second principe consiste à affirmer que l’on ne peut restreindre la liberté d’un individu que pour l’empêcher de nuire à autrui, c’est la seule et unique bonne raison de limiter sa liberté. « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres, écrit Mill, est de l’empêcher de nuire à autrui » (Mill, 1990, p. 74). C’est le fameux no harm principle (principe de non-nuisance) qui, plus qu’un mot d’ordre, constitue chez Mill et ses héritiers, l’orientation qui doit organiser et structurer l’ensemble des rapports sociaux.

Le penchant moraliste

On appelle moralisme une conception de la morale qui épouse les mœurs de son temps dans ses contours les plus amples. À la différence du minimalisme qui refuse précisément de confondre les usages sociaux et la morale, le moralisme les identifie volontiers. « Dans ses tout premiers débuts, l’anthropologie et la sociologie ont eu tendance à considérer comme morales l’ensemble des normes sociales. Durkheim, Lévy-Bruhl et Westermarck cherchent la morale dans la conformité aux normes édictées par la société » (Massé, 2015, p. 59).

Le moraliste voit de la morale partout, il tente de moraliser des comportements que l’on juge habituellement neutres d’un point de vue moral dans le but de les dénoncer. Ce que nous demande finalement le moraliste, c’est de nous comporter en respectant les mœurs et les usages socialement dominants. On peut dire du moralisme qu’il est une sorte de penchant au sens où il est une pente naturelle, une propension idéologique qui guette tout groupe dominant. On le voit aujourd’hui, dans nos sociétés, avec les jugements quasi-moraux portés sur les obèses, les sédentaires, les populations dites à risques ou encore les fumeurs. On se sert de la morale pour stigmatiser des modes de vie, certes atypiques, mais rigoureusement neutres d’un point de vue moral.

Dans le domaine éducatif, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le cheval de Troie du moralisme est l’idée d’exemplarité. Il est bien évidemment impossible de faire l’économie de cette notion d’exemplarité dans le champ éducatif. Comment en effet rendre les valeurs désirables ? Comment les transmettre si on ne les honore pas soi-même ? Cela étant, l’exemplarité peut être pensée comme une figure du conformisme ambiant. Elle peut aussi être appréhendée comme une sorte de pouvoir imaginaire. « Qui n’a pas rêvé d’être, dans la vie de quelqu’un, celui qui déclenche un changement irréversible et illumine son existence ? Qui n’a pas rêvé un jour, au moins une fois dans sa carrière d’éducateur, d’être celui par qui tout est arrivé ? (Meirieu, 1991, p. 54). Il faut assurément, comme nous le verrons dans la dernière section de cet article, se déprendre de ces formes obsédantes d’exemplarité.

L’emprise du paternalisme

De toutes les définitions dont on dispose, celle de Gerald Dworkin nous semble la plus claire et la plus pertinente. Ce dernier définit le paternalisme comme « une interférence avec la liberté d’action d’une personne justifiée par des raisons qui renvoient exclusivement au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs de la personne ainsi contrainte » (Dworkin, 1984, p. 20). Dans le domaine de l’éducation, le paternalisme a occupé une place prépondérante, car l’enfant a été initialement défini par ses seuls besoins. Ce n’est que relativement récemment qu’a été reconnu à l’élève un ensemble de droits, ce qui n’a pas été sans poser résistances et problèmes. Le paternalisme a la vie dure et a longtemps ignoré cette nouvelle donne. Avant d’examiner, dans la dernière partie de notre troisième section, comment se pose aujourd’hui cette question du paternalisme, il importe de rappeler brièvement les droits dont jouit aujourd’hui un élève dans une enceinte scolaire.

 

Le « droit aux cours ». Ce « droit aux cours », selon la formule de Valérie Piau (2011, p. 19-29) découle du principe de continuité du service public d’enseignement. Il est la traduction, au sein du droit scolaire, des articles 28 et 29 (relatifs au droit à l’éducation) de la Conférence Internationale des Droits de l’Enfant.

 

Le droit à la vie privée . Ce droit reprend dans ses grandes lignes l’article 16 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) qui précise que « nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation » et que « L’enfant a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».

 

Le droit d’expression individuelle. Ce droit est la traduction de l’article 12 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) qui stipule que les signataires « garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant ». À l’école, il s’agit des questions relatives à la pédagogie, aux sanctions, à l’organisation des contrôles et aux pratiques de notation (Merle, 2008, p. 171).

 

Le droit d’expression collective. Ce droit recouvre trois libertés : la liberté de réunion, la liberté d’association et la liberté de publication. Les deux dernières regardent les seuls lycéens.

 

Le droit de participation. L’élève peut, s’il le souhaite, participer aux différentes instances décisionnelles de son établissement. Il peut également participer à différentes instances consultatives, à différents niveaux : local, régional voire national.

Perspectives critiques

Les insuffisances du minimalisme

Le minimalisme moral tel que nous venons de le présenter, c’est-à-dire réduit à son arête vive qui est de ne pas porter tort à autrui, n’est pas sans poser quelque difficulté en ignorant une intuition morale communément admise selon laquelle on est tenu d’assister les personnes en danger ou en grave difficulté. Peut-on en effet s’en tenir à un « ne pas nuire » et donc s’abstenir d’intervenir pour apporter aide et réconfort à son prochain en détresse ? Le minimalisme ainsi défini semble en effet difficilement défendable. D’où la voie que préconise Ogien : ajouter une nouvelle obligation qui nous invite à intervenir auprès d’autrui en veillant à ne pas être trop intrusif.

Il s’agit de penser un rapport positif à autrui (comme peut l’être le rapport d’assistance) sans menacer son autonomie. C’est possible, nous dit Ogien, si cette intervention est une intervention en réponse à une demande d’aide ou de réparation, demande que par ailleurs tout un chacun pourrait être amené à formuler dans la même situation. Il ne s’agit donc plus d’une intervention paternaliste, mais d’une intervention en réponse. En résumé, Ogien suggère d’ajouter au principe d’indifférence morale du rapport à soi et au principe de non-nuisance « un principe d’égale considération de la voix et des revendications de chacun pour autant qu’elles possèdent une valeur impersonnelle » (comprenez pour autant que celles-ci puissent être revendiquées par tous).

Cette nouvelle clause fait du minimalisme un minimalisme un peu moins étroit que celui précédemment défini. Il n’en reste pas moins qu’un tel minimalisme ne saurait suffire dans la relation adulte-enfant. Rappelons qu’en France, la loi protège les personnes qui sont par nature vulnérables (enfants, personnes âgées ou souffrant de déficiences physiques ou mentales). Cette protection est assurée au plan du droit civil par différents régimes et par des mesures particulières afin que la personne qui est dans l’impossibilité de pourvoir seul à ses intérêts ne soit pas tenue d’y renoncer. Ajoutons que, sur le plan pénal, la vulnérabilité des victimes a des incidences juridiques importantes, puisqu’elle est érigée en circonstance aggravante lorsque l’auteur ne pouvait ignorer celle-ci. On ne voit pas très bien pour quelles raisons nous devrions, au plan moral, renoncer à une telle obligation de protection. Il faut sans doute équilibrer cette obligation par une obligation de retenue – ce que l’on nomme en Amérique du Nord « l’obligation de distance professionnelle » – pour que le légitime soutien ne se mue pas en capture, mais il semble bien délicat de s’en affranchir dans une relation à caractère éducatif.

Au-delà du moralisme : l’exemplarité ordinaire

Enseigner, éduquer requièrent une forme d’exemplarité, cela ne fait guère de doute, mais toutes les formes ne sont pas appropriées. Rousseau clairvoyant le dit ainsi « Une autre erreur que j’ai combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, c’est d’affecter toujours la dignité magistrale et de vouloir passer pour un homme parfait dans l’esprit de votre disciple… Montrez vos faiblesses à votre élève si vous voulez le guérir des siennes ; qu’il voie en vous les mêmes combats qu’il éprouve, qu’il apprenne à se vaincre à votre exemple… » (Rousseau, 1999/1762, Livre IV). L’exemplarité n’est pas à chercher du côté de la perfection ou d’une forme modélisante, mais du côté d’une fidélité à quelques grands principes. Et c’est cette fidélité silencieuse, cet engagement obstiné et sans emphase qui rend le professeur respectable aux yeux de ses élèves. L’exemplarité professorale, et ce n’est pas un paradoxe de dire cela, est une exemplarité ordinaire. Dans la mesure où elle ne demande pas au professeur d’être un surhomme ou un saint, tout professeur, tout éducateur, peut librement souscrire à cette conception non héroïque de l’exemplarité.

Mais il importe également de comprendre qu’ainsi pensée l’exemplarité ne compromet pas l’autonomie morale de l’élève. Mieux, elle est à son service. Précisons déjà les trois sens que l’on peut assigner à cette notion d’autonomie morale.

 

L’autonomie comme capacité à se gouverner. Nous pouvons entendre l’autonomie morale, à la suite de Kant et de Rousseau, comme la capacité à régler ses passions et ses désirs. Être autonome, c’est savoir placer ses appétits sous l’autorité d’une raison législatrice ; en d’autres termes c’est savoir se donner une ligne de conduite raisonnable.

 

L’autonomie comme capacité à s’auto-définir. On peut aussi comprendre l’autonomie morale comme capacité à se donner un projet de vie, ce que Rawls appelle un « plan de vie » (1997). Être autonome, c’est être l’auteur de sa vie, mener la vie que l’on souhaite, celle que l’on juge la plus conforme à notre conception de la vie bonne.

 

L’autonomie comme affirmation d’une forme de souveraineté. On peut enfin comprendre, inspiré par Locke, l’autonomie morale comme la reconnaissance de droits qui garantissent un espace propre. L’autonomie est une forme d’indépendance. « L’autonomie personnelle comprend l’idée d’avoir un domaine ou un terrain de souveraineté pour moi et un droit de le protéger – une idée étroitement liée aux idées de caractère privé et de droit à la vie privée » (Feinberg, 1986). Être autonome, c’est avoir l’assurance d’avoir une forme de liberté sur les questions qui nous regardent.

Lorsque l’on parle d’autonomie morale de l’élève, on se réfère à cette dernière conception, à la reconnaissance de droits subjectifs qui délimitent un espace de non-ingérence. Les deux premières conceptions relèvent d’une lente conquête qui requiert précisément une forme ouverte d’exemplarité. D’où l’on voit également que, dans une éducation moderne, l’autonomie morale est à la fois un réquisit et un horizon.

La voie du paternalisme faible

Examinons pour terminer la question du paternalisme. Concernant l’école, celui-ci peut se manifester dans trois domaines distincts. En d’autres termes, il regarde trois aspects différents de la scolarité. Présentons-les succinctement avant de nous intéresser plus particulièrement à l’acte d’enseigner et à la question de l’éthique professionnelle.

Le parcours scolaire de l’élève (redoublement, orientation, options…). Les décisions relatives à ce domaine doivent appartenir de droit à la famille ou à l’élève si ce dernier est majeur. L’institution peut sur ces questions avoir un rôle de conseil bien évidemment, mais elle ne saurait décider, en lieu et place des familles ou de l’élève, au nom d’un prétendu avenir de l’élève qu’elle serait mieux à même de percevoir.

 

Les contenus d’enseignement. Définir les contenus d’enseignement est une prérogative qui ne saurait être abandonnée aux familles, car la transmission de connaissances et de savoirs attestés et faisant l’objet d’un consensus au sein de la communauté scientifique est requise par le souci d’assurer « la continuité de la civilisation constituée » (Arendt, 1972, p. 122). Ajoutons que l’on peut estimer qu’être savant et cultivé est en soi un bien, mais on peut également penser que le savoir et la culture loin d’être des biens en soi ne sont finalement que les conditions minimales d’une libre autodétermination dans une société de la connaissance et, qu’à ce titre, l’imposition des programmes ne relève nullement du paternalisme.

 

L’acte d’enseigner. Si l’enseignant est habilité à interférer dans la liberté de l’élève, c’est en raison de son expertise. Non seulement il maîtrise ce qu’il enseigne, mais il sait aussi comment il doit l’enseigner (Reboul, 1983, p. 111). Il est, on en conviendra, le mieux placé des deux protagonistes pour initier certaines formes d’engagement et pour décider de ce qu’il est bon de faire. Cet inévitable paternalisme peut cependant trouver une forme acceptable et respectueuse de l’élève.

Si l’enseignement, par sa structure de tutelle et de guidance, ne peut échapper au paternalisme, il est cependant possible d’en prévenir les excès. Il nous faut préalablement préciser, avec Philip Pettit, les différents types d’interférences possibles. Pettit distingue d’emblée deux grandes catégories : les interférences intentionnelles et les interférences non intentionnelles. La catégorie qui nous importe est celle des interférences intentionnelles, car l’enseignement use précisément de ce type d’interférences. Celles-ci se subdivisent, si l’on suit toujours Pettit, en deux sous-catégories : les interférences intentionnelles arbitraires (qui sont sans raison et sans contrôle pour celui qui les subit) et les interférences intentionnelles non arbitraires. Pettit propose d’appeler non arbitraire une interférence intentionnelle qui est sous le contrôle de celui qui la subit et qui s’effectue dans l’intérêt de ce dernier (2007). À la différence des interférences institutionnelles arbitraires qui compromettent la liberté dans sa substance même, les interférences institutionnelles non arbitraires en modifient seulement l’étendue. Nous allons voir qu’il est tout à fait possible de penser un enseignement procédant par ce type d’interférences (Prairat, 2013, p. 122-127).

Les droits de l’enfant, on le sait, se sont invités à l’école. Il convient aujourd’hui d’en penser le prolongement sur le terrain pédagogique sous la forme de droits de l’apprenant. À quoi ressembleraient ces droits ? Donnons des exemples : le droit à des explications limpides et motivantes, le droit de choisir avec qui on veut travailler, le droit à des dispositifs de remédiation et d’aide personnalisé, le droit de ne pas être jugé publiquement, le droit à un véritable entraînement avant toute évaluation… Ces exigences – le terme est peut-être plus adéquat que celui de droit – ne doivent pas être perçues comme des obstacles, mais tout au contraire comme des points d’appui pour faire de l’activité d’enseignement une activité respectueuse de l’élève en lui offrant une forme de contrôle sur le processus dans lequel il est « enrôlé ». On peut alors dire d’un enseignement qui procède de la sorte qu’il assume un paternalisme faible puisqu’il recourt à des interférences intentionnelles non arbitraires et, de surcroît, temporaires. Temporaires puisqu’elles ne durent que le temps de l’apprentissage. Non arbitraires, car elles sont au service de l’autonomie intellectuelle de l’élève et lui reconnaissent des prérogatives qui sont les conditions d’appropriation de son propre processus d’émancipation intellectuelle.

Quelques mots pour conclure. Présenter les écueils, c’est déjà dire ce que ne sera pas l’éthique enseignante. Celle-ci ne sera ni maximaliste (ni moraliste, ni fortement paternaliste), ni minimaliste. Mais l’approche par les écueils en dit plus ; elle dessine en creux, comme par un jeu d’inversion, les contours d’une éthique enseignante. Celle-ci sera une éthique protectrice (des prérogatives et de la vulnérabilité passagère de l’élève), elle sera aussi une éthique de la retenue. Mixte d’attention et de respect.

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Citer cet article

Référence papier

Eirick Prairat, « Petites méditations sur l’éthique enseignante », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 14-25.

Référence électronique

Eirick Prairat, « Petites méditations sur l’éthique enseignante », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=161

Auteur

Eirick Prairat

PU en sciences de l’éducation, université de Lorraine, équipe Normes & Valeurs (LISEC, UR 2310), membre honoraire de l’Institut universitaire de France.

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