Étonnement introductif
Regarder autour de soi suffit à s’en convaincre : l’éthique est partout. Qui ne se réclame pas du terme aujourd’hui – jusqu’aux néologismes du type « éthiquable », affichés comme les labels d’un nouveau type de qualité dans le commerce ? Autre forme de visibilité, dans un domaine différent, avec les « chartes éthiques » qui constituent désormais un document de référence dans les établissements de soin, notamment. Il faudrait s’en réjouir : après tout, les enjeux de la démarche éthique sont non seulement immémoriaux, mais d’une actualité permanente. Il est, au fond, d’ores et déjà rassurant de penser que cette prise au sérieux, est la marque d’un souci et d’une considération, conscience qu’il importe de décider ce qu’il y a de mieux à faire envers autrui pour s’en acquitter auprès de lui, selon sa situation et en vertu de ses possibilités (humainement, institutionnellement). Alors pourquoi ce sentiment équivoque des publics en formation au moment de l’aborder, alors même que leurs activités les expose à l’interrogation éthique, où le « que puis-je » est indissociable d’un « que dois-je » ? Nous fîmes ce constat renouvelé auprès d’enseignants, d’infirmiers et d’officiers et plusieurs éléments viennent l’éclairer. Pour un certain nombre de ces praticiens, l’éthique suscite une certaine défiance : son omniprésence finit par lui donner un caractère incantatoire qui a tendance à la vider de sa substance – c’est-à-dire à faire oublier que l’éthique est une injonction à découvrir, façonner un agir qui synthétise le mieux possible, la compréhension d’une situation, le discernement de ce qui nous incombe, le courage d’une responsabilité qui s’assume et une certaine reconstitution de ce qui peut être « bon » pour l’autre. Comme s’il s’agissait surtout d’attester que l’on n’a pas manqué d’en parler, comme si le dire était déjà un faire, quasi performatif ; « Être éthique ou ne pas être, c’est l’injonction contemporaine », pour reprendre la formulation de Canto-Sperber (2000, p. 114).
Il en ressort le sentiment d’un caractère normatif paradoxal, car le mot précède trop souvent la compréhension de ce qu’il recouvre : il faut de toute façon qu’on retrouve la préoccupation éthique partout, comme l’élément attendu qui cautionne les bonnes pratiques – mais cette prescription divise, parce qu’elle peut d’abord être vécue comme purement extérieure, alors que c’est au sujet de l’assumer, c’est-à-dire d’en définir la norme dans sa pratique. Il ressort justement que l’éthique est perçue dans un certain nombre de cas comme une norme déjà constituée : « il faut se montrer éthique » (charte éthique qui garantit une certaine norme de comportements) et qu’il faut appliquer pour être irréprochable, alors même que la pratique inspirée de l’éthique est souvent perçue comme indécidable, et que celle-ci paraît, in fine, aporétique. Il faudrait se montrer éthique, mais l’éthique est insaisissable : elle n’est pas arrêtée. L’éthique est douloureuse, comme Métanoia qui arrive en marchant tristement une fois que l’on a raté le moment, parce qu’elle laisse certaines amertumes même après avoir décidé en son âme et conscience. L’éthique pousse à agir, il en ressort potentiellement une hantise de l’action. L’éthique ne nous fait pas échapper à l’énigme de la légitimité : qui suis-je pour statuer sur du bien/du mal dans des contextes que je ne pourrai jamais circonscrire entièrement ? Nous avions rencontré en formation de master sciences de l’éducation une personne, assiste de service social en charge de la protection judiciaire de la jeunesse, qui avait démissionné de ses fonctions parce qu’elle ne se reconnaissait plus cette légitimité d’apprécier des situations qui la dépassaient, poussant à l’extrême son conséquentialisme.
La démarche éthique comme délibération
Les questionnements existentiels issus de l’exigence éthique finissent souvent par en faire perdre la trace, et oublier son objet : une injonction à la normativité, au sens de Canguilhem, c’est-à-dire à la production d’une norme singulière, qui synthétise le propre d’une situation. L’éthique, c’est donc une démarche tâtonnante pour définit un positionnement relatif à des situations où il faut faire des choix, sans qu’il y en ait nécessairement un qui s’impose, c’est-à-dire qui s’impose par sa capacité à concilier des enjeux moraux soulevés. Ce qu’elle traduit, c’est donc le processus par lequel je vais faire ressortir les enjeux moraux d’une situation-problème, en vue de prendre une décision pour agir du mieux possible. Badiou en parle comme d’un « rapport de l’action subjective, et de ses intentions représentables, avec une loi universelle », qui en fait ressortir l’enjeu d’une conciliation à mener et appelle une délibération » (1994). Aristote la développe au livre III de l’Éthique à Nicomaque d’une manière qui mérite d’être commentée :
« Notre faculté délibérante porte sur les faits […] qui ne comportent rien de défini. Quand les faits sont importants, nous nous adjoignons des conseillers, parce que nous nous défions de nos propres lumières, qui paraissent insuffisantes à notre discernement. 10. En outre, nous ne délibérons pas sur les fins à atteindre, mais sur les moyens d’atteindre ces fins. Ni le médecin ne se demande s’il se propose de guérir le malade, ni l’orateur de persuader, ni l’homme politique d’instituer une bonne législation, et ainsi de suite pour le reste où la fin n’est pas en question. Mais, une fois la fin établie, on examine comment et par quels moyens on l’atteindra ; si cette fin paraît devoir être atteinte par plusieurs moyens, on recherche le moyen le plus facile et le meilleur ; s’il n’en est qu’un, on recherche comment ce moyen sera atteint, et par celui-là un autre encore, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la cause première, qui est celle qu’on trouve en dernier lieu. Car l’homme qui délibère pousse ses recherches et ses analyses, comme on résout un problème de géométrie. 12. Or, de l’aveu général, toute recherche ne constitue pas une délibération, témoin les mathématiques ; en revanche, toute délibération est une recherche et le dernier résultat de l’analyse se trouve être le premier dans l’ordre de naissance des faits. […]. 14. Ce qu’on recherche, ce sont tantôt les instruments, tantôt l’usage qu’on veut en faire. Il en va ainsi du reste : ce qu’on veut découvrir, c’est le moyen, l’emploi et l’intermédiaire ». 15
(Éthique à Nicomaque, Livre 3, chapitre 3, p. 134-135, nous soulignons)
Dans ce passage, Aristote commence par remarquer que la délibération est circonstanciée, appelée par le constat d’un indéfini, autrement dit quelque chose dont on ne situe pas les bornes. Le besoin d’une délibération survient lorsqu’on ne circonscrit pas d’emblée l’étendue du problème posé, ses racines, ses implications et la forme d’action qu’il paraît le plus juste de lui apporter. Cette délibération, observe-t-il, met souvent à contribution la diversité des points de vue d’un collectif, car seul, on peine à se donner les repères qui nous manquent. On retrouve ici ce qui fonde la pratique toujours actuelle de l’éthique comme délibération pour, si ce n’est réduire l’indéfini, du moins éclairer la géographie du problème moral. La délibération est dirigée vers le quomodo, mais comment expliquer qu’Aristote estime que dans cet effort pour se repérer dans l’indéfini, la fin n’est elle-même pas en question ? Chacun a certes spontanément le souci de faire le mieux étant donné son rôle (guérir, légiférer, persuader) mais ce mieux est lui-même protéiforme…
Prenons un exemple dans la continuité de ceux donnés par Aristote. L’enseignant se donne comme fin « la réussite » de l’élève. Mais que recouvre cette fin ? (qu’est-ce qui atteste de l’avènement de cette fin ?) et à qui appartient-il de dire ce qu’elle est, et par là si elle est atteinte ? Je cherche à offrir une formation aussi aboutie que possible à mes étudiants. Cela veut-il dire que cet aboutissement est nécessairement marqué par l’obtention du diplôme ou la réussite au concours de recrutement ? Éventuellement, mais pas nécessairement. Car il y a aussi ce que l’autre dit de cette fin qu’on recherche pour lui – et qu’il faut retrouver avec lui. La délibération éthique va conduire à commencer par envisager quelque chose qui est la forme d’une fin, et ensuite la meilleure façon d’y parvenir, intégrant au mieux les circonstances et le propre de la quête du sujet. Il semble donc que même la fin puisse être l’objet de la délibération éthique, et pas seulement les moyens d’y parvenir.
L’éthique comme espace d’une action qui reste à inventer
Une autre difficulté est que l’éthique peut être vécue comme une norme qui a tendance à contraindre et inhiber l’action – « il faut que ce soit éthique », entend-on de plus en plus fréquemment dans des discussions usuelles en milieu professionnel, sans autre forme de développement. L’éthique semble moins perçue comme ce qu’elle n’a pourtant jamais cessé d’être : l’espace d’une normativité à faire émerger – et pas la prescription d’une normativité extérieure. Il y a éthique, au fond, précisément parce que les préceptes moraux n’épuisent pas le champ des possibles lorsqu’il s’agit de décider de la forme du mieux et de la forme de l’action à mener dans des contextes indéfinis. Comparativement à une morale qui serait la déclinaison de principes d’une application inconditionnelle, l’éthique apparaît, dans sa dimension problématisante, tâtonnante, perturbante, comme le lieu de la vraie vie.
Ce qu’il y a de mieux à faire, ce qui est à rendre à chacun étant donné ce qu’il est et dont il a besoin n’a pas de forme absolument déterminée, c’est-à-dire arrêtée pour chacun, au gré d’un parcours qui ne réclame pas des soins uniformes. Même en partant du principe minimaliste du « ne pas nuire » tel que développé par Ogien, on n’est au fond guère plus avancé quand se pose la question de l’action : que dois-je faire ? C’est une chose que d’être initié aux notions de bien et de mal, comme catégories morales, éléments d’appréciation qui fondent la réflexion morale. Buisson insistait sur ce point : « on pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal » (Buisson, 2017, p. 223). Mais le propre des situations demande une action singulière et adaptée. Le conte folklorique de L’homme qui répète sans comprendre (Massignon, 1984), l’illustre de manière grotesque et absurde : on y voit un personnage naïf jusqu’au burlesque adopter des comportements publics inappropriés et se faire rabrouer par des passants qui lui indiquent à chaque fois la bonne conduite à tenir. Il met en pratique les préceptes reçus d’une manière décalée (il se met à prier devant le cadavre d’un âne, on lui dit qu’il vaut mieux le saisir par les pattes et l’envoyer sur le bas-côté, et c’est ce qu’il fait juste après avec un cantonnier endormi sur la route…). La métaphore est éloquente : en matière éthique, l’application systématique de préceptes relève parfois de l’absurde. L’un d’eux énonce ainsi qu’il ne faut pas recourir à la violence physique ; mais lorsque dans l’album d’Hergé le jeune Zorrino se fait rosser violemment par deux hommes, Tintin les repousse avec une forme de violence qui n’a rien de comparable à la leur, du point de vue de l’intention et de la légitimité morale de l’acte.
L’espace de la délibération éthique va à l’encontre de la généralisation. Sa prétention n’est pas universaliste, mais plutôt dans la recherche de ce qui est approprié – or, la forme propre la plus souhaitable pour agir dans une situation donnée n’existe pas toujours d’emblée. C’est ainsi que l’éthique ouvre à l’invention, certes dans des contextes inévitablement limités et contraints, car tout n’est pas également envisageable ni pertinent.
Cinq propositions pour favoriser l’invention éthique
En formation d’infirmiers (IFSI), les cours théoriques sur ce qu’est l’éthique et sur la manière d’en traduire la démarche laissent assez vite place à des mises en situation à partir d’études de cas, réfléchies en groupes. Ces espaces de délibération mettent souvent ces publics aux prises avec les conflits axiologiques caractéristiques des problèmes éthiques ; mais en y étant exposés, ils comprennent mieux la nécessité de concevoir l’éthique comme une forme d’invention de l’action morale en contexte indéfini.
On retrouve notamment l’écho de cette nécessité inventive en éthique chez Ricœur, mais aussi chez Badiou. Pour Ricœur (1990, p. 64), l’invention éthique est une conséquence indirecte de l’interdit moral : paradoxalement, « un commandement négatif est plus libéral – c’est-à-dire plus libérant – qu’une énumération exhaustive et close de devoirs ». À condition de l’interpréter au-delà du seul empêchement, « l’interdiction “tu ne tueras pas” me laisse libre d’inventer les actions positives dont le champ est ouvert par l’interdiction elle-même : quoi faire pour ne pas tuer ? ». Lorsque la réflexion éthique nous conduit à identifier des limites dans l’indéfini, ces limites peuvent devenir des repères : puisqu’il n’est pas envisageable de faire telle ou telle chose, les limites que nous reconstituons sont celles de l’espace dans lequel il nous revient d’inventer la forme de notre action. L’interdiction peut alors faire signe : trouve autre chose !
C’est aussi une certaine unicité qui caractérise les contextes de la réflexion éthique. L’indéfini est assez lié à l’unicité, caractère de ce qui n’a eu de pareil dans l’expérience et suscite un problème inédit exigeant une approche originale. Or, analyse Badiou, « Dès lors que vous vous situez dans l’exception, vous êtes nécessairement amené à créer vos propres règles, vos propres principes, et c’est en ce sens que la discipline est indiscernable de la liberté. Cette discipline est à inventer à chaque fois » (2015). Ce n’est pas seulement la fin ou le moyen qui est à inventer, mais la « discipline » elle-même, car il n’y a pas qu’une seule méthode qui permet de se repérer dans l’univers axiologique posé par un problème moral original ; or, la méthode est intrinsèquement liée à la forme de ce qui est recherché. Il faut donc aussi la refonder à l’aune du problème analysé. À cet égard, poursuit Badiou, « il faut prendre le relais par des inventions qui supposent une création, création qui obéit à une discipline. Si vous voulez, il faut entendre le mot discipline au sens où un peintre, dans l’expérimentation, la création, s’impose à lui-même une discipline jusque dans sa solitude. Tout comme un mathématicien s’impose une discipline implacable dans la résolution d’un problème » (Badiou, 2015). Entrer dans la démarche éthique, c’est peut-être aussi comprendre qu’il nous faut entrer dans une démarche de pensée à laquelle nous astreindre avec la rigueur d’une méthode, mais qui loin de brider l’inventivité, serait au contraire une condition de son avènement. Chez Ricœur comme chez Badiou, on peut donc mesurer le paradoxe de formes de contrainte (l’interdit, la discipline) qui peuvent pourtant devenir des terreaux de l’invention.
Dans quelle mesure peut-on toutefois tenter d’accompagner ou de favoriser cette invention éthique dans les pratiques ? Nous esquissons à cet effet cinq propositions, comme autant d’axes de travail envisageables dans la formation de publics à la démarche éthique.
La première consiste à cultiver l’intention éthique (Ricœur, 1990)
L’un des intérêts pédagogiques des travaux de Ricœur sur l’éthique consiste à remarquer que le souci éthique ne va pas de soi. Il y a une condition : « On entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. Je veux que ta liberté soit » (1990, p. 63). Ce qu’il appelle « intention éthique », c’est la disposition qui résulte de la prise de conscience du caractère fondamental de la liberté de l’autre – c’est-à-dire du fait que pour chacun, la liberté est un enjeu permanent qui doit se manifester pour être. Cette conscience de cet enjeu de liberté pour autrui – comme pour moi – doit s’accompagner du désir de la faire advenir pour nous tous, de telle sorte qu’elle devienne un souci, autrement dit une préoccupation qui accompagne notre conscience morale. Imaginons en effet : une personne effectue des soins à des résidents d’EHPAD. L’un des patients refuse ces soins ; il y a problème éthique à partir du moment où j’ai le souci de comprendre comment donner suite à ce refus, par lequel peut se manifester la liberté de l’autre. C’est le souci de reconnaître la liberté de l’autre, et de comprendre à quelles conditions y œuvrer le mieux, qui va me disposer à prendre conscience qu’un problème de nature éthique se pose ; sans ce souci, on peut passer outre le refus et procéder aux soins en arguant que c’est indispensable et qu’il en va de l’obligation professionnelle de les prodiguer. Il paraît donc important qu’une formation à l’éthique éveille à la prise au sérieux des enjeux de libertés dans les situations humaines, en liant cette prise de conscience à l’importance du désir de promouvoir ces libertés, faute de quoi, on ne verra même pas en quoi ces situations ouvrent les pratiques au champ de l’éthique.
La deuxième consiste à se saisir des situations du quotidien pour faire ressortir des problèmes éthiques et provoquer des réflexions dans l’instant
Dans ses Quelques pensées sur l’éducation, Locke invite à travailler le jugement moral dès l’enfance, en s’exerçant à faire ressortir les enjeux moraux des situations du quotidien par une réflexion – accompagnée par l’éducateur – sur les situations du quotidien dont l’enfant est le témoin. Non seulement cela met à profit les observations qu’il mène spontanément, mais cela peut ensuite mobiliser ou dissuader sa faculté d’imitation, pour ainsi reproduire ou éviter un comportement dont il aura jaugé la portée éthique : « Si vous avez soin de leur présenter ces exemples dans la vie des personnes qu’ils connaissent, en y joignant quelques réflexions sur la beauté ou sur la laideur de ces actions, vous aurez plus fait pour exciter ou décourager leur instinct d’imitation, qu’en leur tenant les plus beaux discours du monde » (1992, Section 8, § 82). On en retrouve un exemple intéressant dans La gloire de mon père, lorsque le jeune Marcel Pagnol, qui désire absolument accompagner son père et son oncle pour l’ouverture de la chasse, se voit poser les termes d’un problème éthique par ses parents, lorsqu’il précise qu’il ne faudra pas en parler à son petit frère « parce qu’il est trop petit » :
« Hé hé, dit mon père, tu vas donc mentir à ton frère ? – Je ne mentirai pas, mais je ne lui dirai rien. – Mais s’il t’en parle ? dit ma mère. – Je lui mentirai, parce que c’est pour son bien. – Il a raison ! » dit mon oncle. Puis, me regardant bien dans les yeux, il ajouta : « Tu viens de dire une parole importante, tâche de ne pas l’oublier : il est permis de mentir aux enfants, lorsque c’est pour leur bien ». Il répéta : « Ne l’oublie pas ».
(1990, p. 160-161).
Le jeune Marcel ne se rend pas compte que dans le dialogue qu’il engage pour déterminer ce qu’il est préférable de faire pour son frère – qui veut aussi venir avec lui – il participe à une réflexion qui le concerne et dont la conclusion va s’appliquer à lui. Ironiquement, il entérine l’idée qu’il peut être acceptable de mentir s’il en va de l’intérêt supérieur d’un sujet qui ne serait pas capable de l’apprécier lui-même. Pensant qu’il est seulement question de son frère, il réfléchit de manière dépassionnée, confirmant la préconisation de Locke : les exemples extérieurs sont des supports d’autant plus pertinents pour mener une réflexion éthique qu’ils ne sont pas parasités par des émotions ou des complaisances que l’on y mêlerait si l’on était concerné. Tout n’est pas toujours gracieux dans l’occasion, comme le relève Jankélévitch (1980), et l’occasion d’apprendre en partant d’un problème de nature éthique ne livre pas toujours des enseignements directs ; elle peut même les dispenser dans le temps et de manière cryptée, comme dans la Fable de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants (1963, p. 123 sqq.).
La troisième consiste à cultiver l’habitus de la problématisation multiple
La manière dont on formule les termes d’un problème est évidemment déterminante de ce que sera la forme d’une éventuelle solution, ou tout au moins de l’issue à laquelle on pourra parvenir. C’est pourquoi il semble important de cultiver un habitus, c’est-à-dire une certaine disposition à la problématisation multiple – qui est sans doute un tour d’esprit auquel forme tout particulièrement la philosophie. « Le premier pas de l’enquête, c’est précisément poser le problème » rappelle Michel Fabre (2006, p. 19, reprenant Dewey, 1938, p. 172) et « poser un problème », ajoute Choulet, « ce n’est pas découvrir un problème, c’est l’inventer » (Choulet, 2005, p. 106), c’est-à-dire entrer dans une proposition synthétique au sens kantien : formuler une idée qui exprime déjà quelque chose de plus élaboré, qui ne se borne pas au constat et entraîne la réflexion.
Un exemple particulièrement significatif de l’importance de la problématisation multiple est sans doute le dilemme de Heinz proposé par Kohlberg (1980). Pour tenter de comprendre comment les sujets développent un sens moral, Kohlberg use de dilemmes. L’un de ces dilemmes pose la situation suivante : Heinz est un homme dont la femme est gravement malade ; un médicament peut la sauver mais il est très cher et le pharmacien ne fait pas crédit. Heinz doit-il voler le médicament ou laisser mourir sa femme ? Ce dilemme est soumis à deux enfants de 11 ans, Jake et Amy. Jake reprend le problème tel que posé par Kohlberg et conclut que s’il était Heinz, il volerait le médicament plutôt que de laisser mourir sa femme. Mais Amy adopte une toute autre attitude : pourquoi en rester aux termes posés par Kohlberg, qui se limite à une alternative peu satisfaisante, et ne pas se donner comme objectif de convaincre le pharmacien de donner le médicament ? Sa bonne action sauverait la femme de Heinz et personne ne serait lésé ou n’aurait transgressé la morale. Amy casse littéralement le cadre induit par la formulation du problème de Kohlberg et montre ainsi que l’alternative qu’il propose n’est pas la seule ; Jake l’a adoptée, mais n’était-ce pas parce qu’il avait perdu de vue la liberté de pouvoir poser un problème éthique dans les termes de sa propre compréhension ? Prendre conscience qu’il est plusieurs manières de problématiser une situation de nature éthique, c’est peut-être se ménager la possibilité d’en imaginer plusieurs issues et peut-être ainsi d’échapper à des fatalités qui ne sont parfois qu’apparentes.
La quatrième consiste à clarifier notre rapport à la vérité au moment de s’engager dans la réflexion éthique
De quoi sommes-nous en quête lorsque nous menons une réflexion éthique ? Quelle est la nature de l’issue vers laquelle nous tendons par l’effort mené pour concilier des valeurs ? Si l’on se donne pour objectif de parvenir à une vérité conçue comme un absolu (c’est-à-dire de prétendre à une résolution d’un conflit axiologique qui en aurait donc les prédicats d’universalité et de nécessité), on risque d’inhiber la délibération qui se recherche un « mieux » circonstancié, autrement dit qui tâtonne pour définir une finalité acceptable et un compromis entre des valeurs mises en concurrence dans un contexte donné.
Par exemple, dans la pratique du récit de vie, la question du rapport à la vérité finit par se poser pour les recueilleurs. L’accompagnement thérapeutique fondé sur les histoires de vie s’expose en effet à entendre des récits qui restituent une vision personnelle d’événements, parfois réinterprétés dans un discours qui se veut performatif : le dire, c’est l’être. C’est notamment dans ce cas que le rapport à la vérité devient un enjeu éthique, au cœur de la posture de l’accompagnateur ; si ce dernier se donne comme objectif moral le recueil d’une description d’événements rigoureusement exacte, il risque paradoxalement de se couper de ce qui fait le propre du récit de vie : ce qui compte ici, c’est d’entendre un récit qui, précisément parce qu’il est subjectif, va témoigner de la véritable disposition de la personne qui le livre. Autrement dit, comme l’explique Badiou (1994), ici « la vérité n’est pas une affaire de théorie mais “une question pratique” », quelque chose « qui arrive », une résultante, une reconstitution. En cela, précise-t-il, « chaque vérité est à la fois singulière et universelle » : « non l’adéquation ou la correspondance d’un savoir à son objet mais une exception événementielle et un procès d’où émerge quelque chose de nouveau », « un procès de production » (ibid.). En livrant un récit qui est une version de la vérité, la personne livre une autre forme d’authenticité : celle de son vouloir-être. En d’autres termes, elle peut altérer la présentation des faits, de certaines relations de cause à effet, mais ce faisant elle exprime ce qu’elle aimerait qui soit, ce qu’elle voudrait que l’on retienne, et par là une forme de vérité de son être à partir de laquelle le thérapeute peut travailler pour faire émerger l’être neuf.
La cinquième consiste à promouvoir l’invention d’une posture qui dispose à des inventions éthiques
Abordant la posture d’éducateur, Bouchereau (2017) souligne qu’elle traduit une manière d’incarner une fonction et d’en assumer les rôles qu’il faut penser non pas selon un modèle fixe qui serait celui d’un « prendre la pose », mais au contraire comme « ce qui institue le professionnel dans sa propre position subjective ». Il faut commencer par s’inventer dans sa posture, c’est-à-dire s’instituer soi-même comme éducateur pour s’ouvrir à l’invention d’une pratique qui suppose une délibération éthique quotidienne, pour « refonder des références éthiques » (Bouquet, 2017, p. 6). La multiplication des injonctions paradoxales dans les métiers socio-éducatifs, exige de parvenir à imaginer des formes d’interventions qui parviennent à réaliser la synthèse entre un cadre institutionnel et les nécessités de la mission. En ce sens, former à la posture d’éducateur, d’enseignant, de soignant, c’est déjà initier le socle à partir duquel imaginer une synthèse du général et du particulier : la posture, écrit encore Bouchereau, « c’est ce qui dans le général d’une pratique s’immisce de tout à fait particulier et même d’unique » (2017) et qui décline un art d’être soi dans la diversité des instants, autrement dit des situations professionnelles.
Pour reprendre une expression de Badiou (1994), définir une posture, c’est découvrir comment s’ancrer dans une « fidélité à la fidélité », qui initie la dynamique d’un imaginaire moral toujours soucieux d’inventer des issues aux problèmes éthiques – et de se réinventer soi-même en tant que professionnel. Se projeter dans la problématique d’une posture, c’est alors, sans doute, déjà entrer en éthique. Pour la philosophie de l’éducation, nous pensons que l’éthique trace le sillon d’une nécessité d’inventer, qui expose les sujets moraux à une désorientation initiale. Cette expérience est sans doute irremplaçable d’un point de vue initiatique, car elle met en demeure d’apprendre à penser, alors même que l’on ne sait pas à quoi l’on pourra aboutir, et de sortir d’une indécision stérile, tel les voyageurs perdus dans la forêt, qui, « s’ils ne vont justement où ils désirent », du moins « arriveront quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt » (Descartes, 2016, p. 57).