Éthique et pratiques éducatives : une mathesis de l’instabilité ?

DOI : 10.57086/lpa.165

p. 37-57

Abstract

La posture et l’exigence éthiques sont inhérentes aux pratiques éducatives, aimantées vers un nouvel ordonnancement des vécus et des ressentis, en vue d’autres fins. Mais, par trop formalisée, cette nécessité risque d’occulter toute la traversée expérientielle de ces vécus, trop facilement relégués dans une conception néfaste de la passivité, voire de l’Imaginaire. Les apports de la phénoménologie de Marc Richir, de Henri Maldiney, notamment, sont susceptibles de dépasser cette focalisation sur la maîtrise éthique stabilisatrice pour orienter les penseurs de l’éducation vers une formation autre que procédurale et étroitement didactique, en mesure d’infléchir le geste éthique selon un espace-sujet topologique confronté à l’« en deçà » d’un sujet souverain, dans une véritable « mathesis de l’instabilité », qui défie les pratiques éducatives.

Outline

Text

« Si l’éthique est l’assomption de l’humain dans son essence elle doit inclure en elle la dimension passive de l’humain en la pensant dans son essence »
Paul Ducros1.

0. « Éthique et pratiques éducatives ».

J’aimerais ici soutenir que ces deux champs ne sont aucunement à coordonner. Au contraire, leur imbrication est à réélaborer. Le schème typologique qui décline l’éthique en doctrines et en paradigmes (fiabiliste, conséquentialiste, etc…), utile pour clarifier les options en jeu, risque fort de minorer le rapport au terrain. Les valeurs « en » l’éducation – plutôt que « de » l’éducation – n’y sont pas tant des « valeurs majuscules »2, que des modes indéfinis de valorisation, d’investissement de sens, d’implication, à travers des frayages largement inconscients, que la pensée vient réfléchir à un autre niveau. Nous n’y sommes jamais d’emblée, à ce « niveau » méta3, sauf à confondre les colloques sur l’éthique avec le travail clinique de recueil et d’élaboration des lambeaux de valeurs (Richir) charriés dans – et par – les pratiques éducatives.

0.1. Des questions surgissent

Si l’éthique est arrachement, révolte, subversion, comment serait-elle indemne des errements, des approximations, des incidents pédagogiques qui pointent vers une affectivité profonde, elle, d’ordre stochastique, que le praticien a à affronter ?

Que deviennent, dans l’instanciation éthique, l’hétérogénéité et la complexité du « sujet », qu’au cœur même des pratiques éducatives les praticiens rencontrent marqué par l’instabilité affective traversée ?

L’idéal laïque, que je fais mien, accepte-t-il le statut de l’instabilité d’où s’extrait l’éthique ou, mise-t-il sur une mathesis universalis à même de stabiliser le terreau affectif et émotionnel profond antécédent, au risque de s’en trouver découplé par une éthique laïque forte de son assise paradigmatique ?

N’allons pas trop vite en besogne en conférant à l’injonction éthique la stabilisation d’un « sujet » à délivrer de son chaos et de son pathos. Les pratiques éducatives ne sauraient contribuer à l’éthique en dehors de la tension interne que celle-ci entretient avec la phénoménologie de l’affectivité qui se manifeste sur le terrain.

1. Thème, « objet » et/ou « chantier » ? Typologie ou topologie ?

Sous le thème en titre, nous trouvons un objet complexe et mouvant, non pas un puzzle à résoudre – comme si, en face des injonctions d’une éthique professionnelle déclarative, il y avait des pratiques éducatives calibrées, à « ranger » en quelque typologie. Sous la surface d’intersection planaire de deux champs, considérons les aspects cliniques – hétérogénéité, instabilité, intensité, anonymat –, où la maîtrise éthique est mise à mal à travers des pratiques multiples, instables, riches en événements, incidents, crises. Passons d’une typologie à un essai de topologie. L’éthique qui nous intéresse est celle du moment éthique quand, au cœur de l’action, le praticien réfute et refuse un état de choses et projette un autre monde, d’autres principes relationnels, d’autres fins, non sans traverser des esquisses de sens déjà-là, difficilement catégorisables – que la notion massive d’inconscient n’éclaire pas suffisamment. Praxis qui modifie le sujet et l’objet, et non pas poïèse finalisée aisément programmable, elle n’utilise pas l’éthique pour calmer quelque désordre, ni en faire un apprentissage de principes, voire un code, mais pour renouveler un rapport au monde global et singulier.

1.1. Ce décalage entre les deux champs est exacerbé et embrouillé en éducation

Le champ éducatif, concrètement, à la fois exacerbe et brouille cette dimension éthique immédiate de toute rencontre d’autrui. Il l’exacerbe : contrairement, par exemple, au domaine des « soins »4, où l’éthique s’inscrit dans un suivi qui peut être indéfini, l’éducation vise l’autonomie, l’émancipation, et donc suppose un lâcher-prise de toute guidance, en quoi elle génère de l’inquiétude. Du coup, les pratiques éducatives embrouillent l’éthique avec les interférences qu’elles provoquent entre universalité visée et singularité erratique, à sécuriser dans – et pour – un cheminement vers l’universel dont le cap est à garantir, avec ce souci permanent, déjà d’ordre éthique, de ne pas enfermer quiconque dans son pathos existentiel. Mais, ce faisant, le maître rencontre, chez l’élève une sorte d’éthique balbutiante, en gestation métastable, confuse au plan axiologique, impossible à expliciter en termes d’action conjointe. Loin de se couler dans l’écrin de pratiques caractérisées, ce balbutiement ethnicisant se compose de salves, d’impulsions du champ « symbolico-charnel » (Desanti), plus qu’il ne serait formaté par une idéologie abstraite tissée de représentations (Macherey).

1.2. Du décalage des champs à la dissémination d’une nébuleuse du « sujet »

De quoi donc traiter ici ? Uniquement des considérations éthiques expresses du maître ? Ou bien aussi de tous ces matériaux expressifs des « sujets » en formation, que le pédagogue n’atteint qu’à travers des situations cliniques, dans un tourbillon qui confronte à l’indécidable, à l’aléa, dans un enchevêtrement de valences propre à chacun ? Je veux dire de chacun, maître ou élève, dispersé dans les facettes et esquisses de sa subjectivité diffuse – loin du statut d’un ego transcendantal. Qui, formé ou formateur, serait au clair avec ce qu’il a intériorisé et subi, venant d’influences et de dispositifs ? Mais surtout, qui est à imputer, à interpeller, à consolider à travers l’effritement des domaines désignés par respectivement par éthique et par pratiques éducatives ?

2. Le « sujet » éparpillé et en tension

Brisé (Ricœur), clivé (Lacan), feuilleté (Kristeva), évanescent (Zizek), le « sujet » échappe au concept et se prête à des approximations métaphoriques chez les meilleurs penseurs. Face à la complexité de l’« objet », plus haut, il nous faut aussi replacer les facettes du « sujet » dans le vaste champ de l’instabilité des composantes erratiques sous-jacentes à la posture éthique, et non pas s’en remettre à quelque bureau d’expertise éthique pour rassurer LE sujet en surplomb capable de briser l’instabilité que les pratiques démêlent au quotidien. Cette tension requiert un préalable : un point arrêt sur l’imbrication des modes de valorisations qui, en sollicitant et impliquant diverses facettes du « sujet », détermineront le travail éthique proprement dit.

2.1. Entre « éthique et pratiques éducatives », l’espace axiologique

L’interférence des champs axiologique et éthique dans ce que j’appelle l’« espace axiologique » est constitutive de ce travail du praticien et m’apparaît comme une sorte de propédeutique à toute éthique. Au fil des pratiques éducatives traversées par de l’aléatoire, animées par des schèmes touffus où diverses valences axiologiques se combattent, ce qui s’accrédite, c’est, non pas la transcendance et le surplomb, mais l’« anarchie des valeurs »5 en éducation – voire, alentour de l’école, la « frivolité des valeurs »6. Balayons brièvement cet enchevêtrement que le « praticien » s’applique à réguler.

Tout groupe-classe connaît, en mode présentiel, une mouvance axiologique sauvage, déjà-là, où tout un chacun reste marqué par sa « livrée » externe, ses centres d’intérêts, ses investissements, ses liens, son théâtre intérieur, ses affects, ses habitus. Cette matière axiologique, déjà confusément d’ordre symbolique et sémiotique, agit à bas bruit. Brandir ici le slogan de la neutralité pour crier halte-là à la prise en charge de ces dimensions me paraît léger. Oui à une neutralité seconde (Ricœur), à atteindre en retravaillant ces matériaux, mais non à une neutralité décrétée, aseptisée, inaugurale par la seule vertu d’un franchissement de seuil. Le maître exercé sait bien qu’il n’a pas à exalter cette dispersion axiologique comme telle, mais à la réélaborer vers des dépassements qui ne sont pas systématiquement des ruptures, mais des rebonds sur ce « plan d’immanence », proprement axiologique7.

Ensuite, quasi immédiatement, chacun en accentue tel aspect de ce matériau initial, s’y « exprime ». Ces accentuations peuvent être favorisés par des transitions, des explicitations, comme par exemple dans la pratique de l’« entretien » du matin ou du soir, ou des « conseils » (Oury-Vasquez), pour les rendre accessibles au « commun » par-delà l’idiosyncrasie particulière, en une reprise pédagogique expressément « expressive » du plan axiologique, immédiate ou ultérieure. Ces deux plans, axiologique et expressif, s’avèrent déjà habités par l’exigence éthique, qui passe au crible ces matériaux axiologiques et expressifs, dont l’hétérogénéité ne peut rester en l’état, sauf à faillir à l’idée même d’une émancipation par la connaissance, pour tout un chacun des présents. On connaît la déclinaison pédagogique de ces mises en cohérence éthique explicites, en termes d’« éducation civique », ou « à la citoyenneté ». Souhaitons que leur « didactisation » abusive8 ne les vide pas de leur pouvoir d’interpellation pragmatique.

Il faut couper court aux malentendus qui alimentent des guerres de position idéologiques et médiatiques. Défendre une phénoménologie expressive n’implique pas de sous-estimer le cognitif, au contraire9 celui-ci est requis par le criblage, la hiérarchisation critique des plans investis. L’Idée laïque structurante de mon propos, confère au plan cognitif une importance cardinale. Si l’élève peut en rester à l’imprégnation, à la saturation axiologique, expressive ou éthicisante (avec ses allants de soi natifs propres) d’un plan d’investissement ou de l’autre, le maître, lui, a d’emblée à cerner et à argumenter intellectuellement, à étayer par la connaissance les dimensions de la situation et de l’enjeu éducatif. Mais cela compte tenu des mouvances, des pièges, des aveuglements possibles sur chaque plan, non dans l’abstrait.

Il est vrai que l’imbrication et l’enchevêtrement, voire l’« empêtrement » des plans (Greisch, Schapp) risque d’épuiser le praticien au point qu’il se réfugie en quelque didactique procédurale stricte, utile, mais dangereuse quand elle se substitue au doigté et à la clinique pédagogiques, et notamment quand, sous la notion d’« action conjointe », elle s’affirme par trop irénique quant aux interactions profondes. À l’inverse, les pratiques éducatives qui tirent profit d’une combinatoire de plans d’investissements en forte tension dans un « espace axiologique » – impossible à détailler dans le cadre de cet article – pour toujours à nouveau fomenter quelque jubilation intellectuelle, ne livrent pas le sujet à la rhapsodie d’affects d’un imaginaire pathologique. Sans perdre tout le matériau de cette sensibilité – qu’un Jules Ferry disait éducable –, elles travaillent à l’assomption d’une « expérience de penser » (Richir) traversée, renouvelée et non pas aliénée par l’Imaginaire primordial. Cette orientation suppose de comprendre le « sujet » plutôt comme « subjectivité multipolaire », que les interférences des matériaux axiologiques mis au jour par les pratiques éducatives sollicitent.

2.2. C’est à quel sujet ?

Si l’éthique ne se déduit jamais en droit fil d’un vécu et demande toujours des reprises cognitives et critiques fortes, il reste que, même subverti, le terreau d’où elle se dégage est à prendre en compte comme traversée d’une subjectivité. Pour accompagner ces repositionnements du « sujet », les notions10, de transvaluation, de transduction, de transversalité, transpassibilité sont utilement convoquées. Mais plutôt qu’en un abord théorétique, elles gagneraient à s’exemplifier dans un corpus de cas et de matériaux émergés en situation, constitué par des groupes d’analyse des pratiques, susceptible – comme en jurisprudence pour le droit –, d’inventer les usages de ces notions sur le terrain.

Je reviendrai plus loin à la seule transpassibilité, précieuse mais délicate. Le propos est ici de marquer la dissémination et la porosité des « acteurs » confrontés à l’injonction éthique, à différents niveaux de leur personnalité selon le schème de l’« espace axiologique ». La tâche spécifique de l’enseignant n’est jamais d’instaurer « un » espace axiologique massif, mais de coordonner et hiérarchiser ce qu’il pense avoir saisi des mouvances erratiques axiologiques de tous et de chacun, et donc de disposer d’une conception du « sujet »11 qui lui permette, ici, de les harmoniser de temps en temps, et là, de les travailler de manière différentielle. Cet effort, d’une intensité exceptionnelle, ne concerne pas exclusivement le fameux « monde intérieur » de l’enseignant (Ada Abraham), notion, des plus pertinentes et consistantes, mais qui tendrait à occulter les ressources proprement pédagogiques disponibles par-delà le fameux « malaise enseignant ».

2.3. Vers l’en deçà. De l’« espace-sujet(s) » (René Kaès) à Marc Richir

Pour affermir l’éthique, faudrait-il recourir à un « sujet » (transcendantal ?) disposant d’un pouvoir de stabilisation en quelque mathesis universalis, selon le fameux principe de « raison suffisante » ? Ou bien s’agit-il de contrarier cette ambition théorétique par appui sur l’« en deçà » de cette maîtrise cognitive surplombante, au risque il est vrai, de se perdre dans un schématisme erratique de phantasia propre à un imaginaire profond ? J’opte pour la prise de risque, mais non pas sans appuis.

Pour ce qui est du « lieu » psychique, la psychanalyse, avec notamment René Kaès12, offre au pédagogue une conception topologique, un « espace-sujet(s) » qui distingue entre : subjectivité, intersubjectivité, transubjectivité, et la faillite de toute subjectivité dans l’aliénation à quelque idole chosifiée. Cette proposition nous offre un schème d’observation et de régulation de toute « vie de groupe », au fil de la pratique. Notons la convergence entre cette organisation spatiale d’un « espace-sujet(s) » avec le refus de Michel Foucault de poser le « sujet » comme un noyau, mais de le disséminer en flux, intensités. On peut aussi penser à l’« acteur-réseau » (Latour). Le « on », fustigé par Heidegger comme perte du soi dans l’anonymat, reprend ici un sens positif. Il y a, en éducation, une alternance positive de centration et de dispersion du « sujet », que les théories de l’« attention » commencent seulement à traiter (Depraz). « On parle, on voit, on meurt » reformulera Deleuze13 parlant de Foucault, ajoutant que, pour ce dernier, les sujets seraient des « grains dansants dans la poussière du visible, et des places mobiles dans un murmure anonyme ».

En soutien d’une telle ouverture à tout l’éventail des formats et des modes d’instanciation du « sujet », l’œuvre de Marc Richir propose une théorie de l’inconscient moins codifiée, moins nosographique que la métapsychologie freudienne, en fait une conception plus large de l’imaginaire et, surtout, de « l’affectivité »14 qui interpelle l’éducateur par ses possibles. Lieux où la mouvance chaotique et anonyme des affects, des phantasiai, se trouve reprise en langages et en langue, les « architectoniques de sens » réélaborent en effet toute la sphère de la passivité.

Double élargissement, en cela. D’une part de l’énonciation, que la modulation féconde entre le « je » et le « il » augmente et nuance à travers la polyphonie (Bakhtine), celle que Marilia Amorim15, Foucault et Deleuze, notamment, illustrent. D’autre part du cadre même de la langue, dont « les langages » montrent les limites. Toute langue étant étrangère (Claude Vigée), aucune langue n’épuise nos élans balbutiants vers le sens – même avec l’élargissement aux langages – il reste toujours un ballant, de la marge, du reste.

L’« en deçà » interroge l’espace positionnel d’un sujet de prestance, tout entier arc-bouté sur sa « responsabilité »16 et son constructivisme. Il entraîne un réajustement de l’approche phénoménologique, pour qu’elle ne s’absorbe plus dans l’idéalisation d’un égo constructiviste en diable, et fasse droit aux aspects cliniques et qualitatifs propres à chacun des plans de l’« espace axiologique » et pour qu’elle offre des prises pédagogiques sur ces aspects, sans pour autant induire des rêves d’exhaustivité. Rien mieux que cette réorientation ne saurait enrayer tout acharnement pédagogique, tout en lui ouvrant des perspectives plus cliniques. Car il faut un espace de séjour au sujet en mal-être, des pratiques, çà et là plus lentes. Dans L’enfant à l’intelligence troublée, Bernard Gibello (2009) montre que, pour tel cas, c’est une classe relativement « traditionnelle » qui, par sa régularité, peut aidera la perlaboration de son trouble profond. Ce n’est pas là être, pédagogiquement, passéiste, c’est, au contraire procéder à l’ouverture de l’éventail des prises que peut avoir un « sujet » sur son mal-être. Dans certains cas, la lenteur, voire l’ennui (qui n’est rarement que pure inertie, selon André Dhôtel, Prévert et d’autres) conviennent mieux à un développement que l’activisme. Dans l’« en deçà » du « sujet », la subjectivité n’est d’ailleurs pas entièrement livrée à l’apeiron, l’hubris ou à la chôra. Dans la mathesis de l’instabilité (Richir), ce que Mikel Dufrenne17 appelle de l’« a priori affectif », ce que Binswanger appelle « directions de sens » (Bedeutungsrichtungen) règlent les modalités d’un rapport au monde avant même son explicitation au plan cognitif. Débordant le système d’une seule « langue », les « architectoniques » de langages que Richir postule à l’interface de l’espace chaotique de l’en deçà et du sens se faisant, peuvent intégrer les aspects expressifs propres à une subjectivité aux prises avec le monde, mais ce retravail reste marqué par le « clignotement » quantique qui empêche toute prise complète sur quelque phantasiai, dans un « zigzag » (Husserl, Richir) allant du tumulte pulsionnel des Wesen sauvages (Merleau-Ponty, Richir) au « sens se faisant », dans une dynamique schématique – et non représentationaliste18 –, incessante, où même les « existentiaux » retenus dans le Dasein heideggérien (Pierre Carrigue19), seront débordés par la transpassibilité, nous le verrons.

3. Vers une problématique éthique augmentée et affinée : Se dégager d’un double empêtrement

Loin de diverger irrémédiablement, l’éthique et les pratiques éducatives convergent et s’associent dans le refus d’un privilège abusif accordé à l’être20. Privilégier quelque « origine » ou « fondement »21 dans l’être, donne, certes, de la stabilité à travers l’alternance platonicienne, harmonieuse, de la methexis (participation) et du chorismos (distinction des essences). Mais l’impact de l’événement, de la contingence vécue s’y trouve minoré (P. Carrigue dit « encapsulé »). Il nous faudra compléter les appuis de la pensée praticienne, plus loin, pour assumer pratiquement cette culture de l’instabilité, que le recours à l’être rend inessentielle. Et l’instance éthique, en ce sens, dégage positivement notre élan cognitif d’un « empêtrement » double : celui de l’être (de l’origine, du fondement) et celui d’une réduction du monde à « tout ce qui est le cas » (Wittgenstein), alors que notre rapport au monde s’ouvre en un éventail d’histoires22, d’investissements axiologiques, d’événements, de choses, de gens…

Un exemple. Les pratiques éducatives peuvent participer à cette ouverture en composant la trame d’une poétique des « lieux de formation »23. Par-delà la forme scolaire, elle singulariserait de l’intérieur, comme un rhéostat pédagogique pour l’instance éthique, en donnant un statut à ce qui est déjà appris, déjà structuré en chacun, tout en étant à surmonter. Contrairement au fatalisme d’un Deleuze, une telle poétique ne ferait pas le lit d’un contrôle capitaliste de plus en plus inhérent à la consommation, mais fomenterait de la résistance critique en suscitant des analyses comparatives, pour peu qu’il y ait des lieux pour cela. De plus, en cela maître et élève se rejoindraient grâce au principe d’exemplarité – et d’implication du praticien dans ses pratiques (René Barbier, Ruth Canter-Cohn…), qui lui imposerait de s’« éprouver » lui-même, dans les interpellations éthiques propres à ces expériences soumises à l’analyse commune. Sur la place du Panthéon, quand Desanti assiste à la rafle d’enfant juifs un matin de l’été 1942, des vécus divers nouent leurs idéaux implicites – celui d’une enfance heureuse, pour lui insulaire ; celui de l’héroïsme de loyauté pour ce résistant, devant la collaboration de la police française ; celui des « grands Hommes », dont le référentiel axiologique, place du Panthéon, ne semble pas troubler les « agents » de la rafle.

4. Quelques points d’appuis opératoires

4.1. S’emparer du potentiel théorique de notions opératoires

Aucun praticien n’étant « spécialiste » des théories d’arrière-plan de sa pratique, nous proposons quelques outils notionnels à même de les aider à réguler leurs options techniques, dans l’espoir qu’une réelle éducation permanente le leur permette en continu, au crible de leurs réquisits praxéologiques, librement, sans affiliation. Matriciels, ces « concepts rigoureux et approximatifs » (Deleuze) me semblent échapper aux critiques de Solal et Bricmont contre l’abus des métaphores. C’est l’aller-retour permanent entre des notions qui frôlent la rigueur du concept et des analyses praxéologiques qui en montrent sans arrêt le défaut de la cuirasse, que ces outils permettent, qui nous intéresse.

En quelque sorte ces notions/concepts tissent le « spectre d’idéalité » (Desanti) des pratiques. Avant d’aboutir à quelque idéalité, tout praticien, par ses gestes, ses hypothèses, ses exemples, soutient, en arrière-plan du « pôle d’idéalité » – par exemple d’une formule mathématique aboutie, tout un « chainage », un champ « intra-théorique » qui permet de circuler en amont, de la formule finale qu’il étaye. Les « notions focalisées » (Patrick Charaudeau) offrent ce même pouvoir d’instaurer un paysage, un espace théorique où les gestes pratiques apparaissent comme des schèmes, des interfaces dynamiques à l’expérience du penser qui traverse la sensibilité et l’imaginaire. C’est là une épistémologie embarquée au cœur des pratiques éducatives, qui permet de suivre cette traversée, ses ruptures et ses seuils, dont la notion d’obstacle épistémologique de Bachelard peut rendre compte.

4.2. Transpassibilité et transpossibilité (Maldiney) 

Ces deux notions réélaborent utilement la notion de « passivité », qui est le principal obstacle dans le déploiement de notre problématique. Réduite à l’inertie – à l’instar de la table de cire cartésienne criblée des impacts externes –, la passivité provoque les pratiques éducatives à la subvertir de manière expéditive et de « racheter » ses matériaux entropiques par une vigoureuse reprise constructiviste en diable. Henri Maldiney, sur fond de ses appuis théoriques (Biran, Binswanger, Heidegger…) qu’il renouvelle à l’épreuve, à la fois de la pathologie et de la création artistique – voire de la randonnée alpine en haute montagne comme rapport au monde singulier –, bouleverse toutes ces acceptions. Convenir, avec Heidegger dans un premier temps, que l’existant n’est pas un simple vivant, conduit Maldiney à accentuer l’idée d’une transcendance spécifique à l’existence humaine. Mais dans un deuxième temps la passivité, si mal nommée, devient pour lui transpassibilité, disponibilité bien plus large que l’attente d’impact, « ouverture au Rien », à l’inattendu, à l’« Ouvert »24, à la rencontre, à l’événement indéterminé, hors projet (Bourdelique). Là où Heidegger réduit la passivité à l’accord réglé entre « souci » et tonalité d’un rapport au monde, Maldiney déborde cet accord limitatif vers une disponibilité foncière à l’imprévu, celle qui serait impossible à vivre pour le psychotique. Pour celui-ci, en effet, un délire fixe met fin à l’indétermination insupportable, supprime ces modulations et ces arrière-plans indéfinis que suppose un véritable événement qui bouleverse un rapport au monde. Dans la mesure où la transpassibilité est cet élargissement, toujours récurrent de l’accueil de l’événement indéfini – ce en quoi elle s’élargit aux émotions partagées avec d’autres –, elle en devient « transpossibilisation », c’est-à-dire « possibilisation » de soi et du monde, avec d’autres. Non pas d’un possible déterminé selon les catégories de l’entendement kantien au sens de Claudia Serban25, mais comme ouverture récurrente de possibilités non formatées encore, « au-delà de tout système de possibles préalables »26. Du coup, le « là » (Da) du Dasein ne circonscrit plus une position de gardiennage de l’être, mais désigne une réelle « transpossibilité » de l’être, qui est de nature phénoménologique. Et Joël Bourdelique de citer Maldiney :

Existant, l’homme n’est tel, à la différence d’un simple vivant que par son pouvoir-être. Seule est donc authentique la compréhension qui s’articule à cette spécificité, c’est-à-dire aux structures de l’existence comme transcendance, fût-ce une transcendance en échec. Cet échec, en effet, n’est pas quelconque, il porte la marque de l’existence qui là où elle est en défaut est en défaut d’elle-même27.

En défaut d’elle-même : tout une autre conception de la pathologie, qui en appelle à un décloisonnement de l’imaginaire…

À elle seule, l’œuvre de Maldiney est une mine pour le clinicien qu’est tout praticien, pour peu qu’on la préserve de toute lecture positiviste. L’importance du rythme qu’elle souligne par la dimension extatique de l’existence et la mouvance distordue de l’affectivité profonde est approfondie chez Richir.

4.3. Vers une pensée du « rythme » : Marc Richir et le zigzag phénoménologique

Souvent, en pédagogie, le rythme, d’autant plus valorisé qu’on traite de troubles, psychomoteurs ou autres, se réduit à l’alternance ergonomique, de plages d’activités variées. Pour Marc Richir, physicien séduit par la théorie des quanta, reconverti à la phénoménologie, la pensée est scansion – en quoi il rejoint J.-L. Nancy. « Expérience » profonde, et non pas processus ou calcul, la pensée comme telle met en jeu une tension forte entre, d’une part, l’errance, l’anarchie d’une « affectivité »28 propre aux phantasiai de l’« en deçà » du sujet, et, d’autre part, ce que les « architectoniques de sens » et tous ses langages sont en mesure d’en fixer dans les champs de l’esthétique, de la philosophie phénoménologique, de l’éthique, voire du droit et, bien entendu pour ce scientifique de formation qu’est Richir, de la science – sans négliger ni le sublime et le poétique (marc-richir.eu), ni la politique, structurée, selon lui, par l’imaginaire du pouvoir.

S’appuyant sur Valéry, chantre de la clarté, Robert Alexander29 décrit ainsi cette phantasia :

« Concrètement, c’est tout ce qui nous passe par la tête et qui n’est pas fixé ni déterminé mais flou, entremêlé, confus et en mouvance, qui à proprement parler n’existe pas en tant que tel mais ne cesse de nous travailler sans se stabiliser. Loin des images et des figures de l’imagination, proche d’une concrétude tout en mouvement sans présent assignable et donc tout à la fois protéiforme, discontinue, fuyante, ombreuse et insaisissable, pour ne citer que quelques caractéristiques essentielles de la phantasia ».

Comment circuler en cette tension ?

4.4. Du zigzag au schématisme de l’imaginaire

Avec Husserl, Richir qualifie de « zigzag » ce mouvement de reprise non réductrice (sans Aufhebung hégélienne) de cette « affectivité sauvage », par le schématisme de l’imaginaire, véritable élan de transcendance interne, qui veille à ne pas assécher l’élément fondamental qu’est cette pulsation rythmique, cette distorsion inhérente au continent de l’affectivité, que Robert Alexander appelle ogkorythme30 : hors espace-temps originaire, « masse rythmique » « volumique » de « lambeaux de sens » en flux et reflux, par diastole et systole – un peu « comme le ferait un navire naviguant à l’impossible pour rejoindre sa proue »31 sans projection dans l’espace du visible, sans alternance de temps et d’espace.

Cet imaginaire primordial qu’est l’« en deçà », en tension élémentaire entre l’affectivité des phantasiai et l’élan vers le sens complique mais enrichit le possible des pratiques éducatives s’orientant vers l’éthique. Une telle hypothèse schématique (et schématisante) peut en effet offrir au praticien, non pas un trousseau seyant d’applications de simple agrément, mais des schèmes générateurs de situations propres à une sensibilisation des élèves à leur propre tension intérieure, entre l’erratique et l’emprise symbolique tentée sur les émois et les angoisses32.

4.5. Le sursaut éthique comme enjeu devant la submersion

On comprend ici que l’éthique, en tant que sursaut symbolique, posture de transcendance qui exhausse un sens des sens, une valeur des valeurs hors des cheminements axiologiques immanents inextricables (évoqués plus haut dans l’espace axiologique), refus impératif de la submersion affective (« pathologique » au sens de Kant), est vécue différemment dans l’entreprise éducative dès lors que la conscience de cette tension est mise au jour33. Si, au contraire, celle-ci est traitée comme une scorie inessentielle, le risque est grand d’une dévitalisation de l’éthique réduite à des débats entre courants de pensée, voire d’un repli du sens même sur l’identité idéaliste d’un sujet posé comme délivré de ce régime rythmique propre au « sens se faisant »34, avec l’escamotage corrélatif de la finitude même. À travers l’« anthropologie phénoménologique » qui la soutient, la Daseinanalyse, nous permet d’esquisser des axes de travail pédagogique en liaison avec les positions de Richir et de Maldiney.

5. La Daseinanalyse : une phénoménologie (et une anthropologie) de l’Imaginaire commun qui intègre la tension « privé versus commun »

L’œuvre du Dr. Binswanger, psychiatre et phénoménologue, contemporain et ami de Freud, nous permet de déplacer notre problématique du lieu de l’« en deçà » illustré par Maldiney et Richir, vers le lieu proprement dit des « pratiques éducatives ».

Certes, les analyses de « cas » de Binswanger ne sont pas, comme telles, pédagogiques mais thérapeutiques (et d’un grand intérêt scientifique). Mais, en incitant les malades à s’exprimer longuement, à travers leurs rêves, leurs fantasmes, la création artistique, il augmente le volume des médiations susceptibles d’ouvrir la subjectivité confinée (sic) dans son idios cosmos à d’autres dimensions et rapports au monde. La magnifique préface de Michel Foucault (1967) à Le Rêve et l’existence nous permet d’esquisser une voie qui inclinera l’exigence éthique à s’ajuster à chaque rapport au monde singulier, « au moment où l’existence est encore son monde » (ibid.). Le rêve s’y prête. Bien plus que la simple réalisation d’un désir déguisé, le rêve, pour Foucault, « c’est l’existence se creusant en espace désert, se brisant en chaos, éclatant en vacarme, se prenant, bête ne respirant plus qu’à peine dans les filets de la mort » (ibid. p. 43). La triple polarité structurante des rapports au monde que Foucault dégage des analyses de Binswanger, nous offre une gamme de travail. Balayons ces trois « structures » en modulant l’approche éthique afférente.

Dans la « structure épique », l’apothéose du « héros » se dit dans un langage qui fait du « il » l’actant de « hauts faits » dans un espace performatif – Odyssée, exil, quête initiatique avec des mystères, des énigmes, certes, mais posés comme défis à résoudre. Le cumul des rôles (Darrault) y suréquipe un actant hyperactif et surplombant. Tout y est à surmonter normé en grand, sans modulation. Repos, abandon, confiance, clair-obscur intime ne sauraient que contrarier le héros.

L’éthique, ici, s’ajuste sur le chemin de crête d’une saga quasi messianique. Débat, argumentation, doute sont à proscrire, l’expression lyrique, affective, poétique y est forclose. Le plan cognitif s’asservit à un plan expressif fortement normé. Nul doute qu’il vaudrait mieux qu’un praticien s’avise de cette surnorme éthique, qui peut produire des abus de pouvoirs pouvant aller jusqu’à la monstruosité, la dictature, la tyrannie35 – dont Richir parle comme d’un égarement, d’une malencontre – que l’assomption lévinasienne du visage ne semble pas préserver.

Dans une « structure lyrique », au contraire, le rapport au monde délaisse le quantitatif, l’exploit, la vigueur, en faveur de l’abandon qualitatif, de la niche intime. Le langage redevient expressif d’un « je » vibrant, sensible, privilégiant l’énonciation à l’énoncé. C’est le règne du poétique, du miroitement axiologique et expressif doux, sans harangue ni mots d’ordre. Plan axiologique et expressif, ici, s’harmonisent.

Du coup, à l’inverse du cas précédent, l’éthique a besoin, à rebours, d’un travail de distanciation critique raisonnée, avec introduction du tiers, du « il » – non pas celui du héros, – mais de celui qui opère un pas vers l’ailleurs, l’écart, l’« intrigue de l’altérité » (Lévinas). Là, citoyenneté, civisme redeviennent pertinents, revitalisés envers et contre certaines tendances de l’authenticité repliée sur le quant à soi et le mythe leurrant du for intérieur. 

Enfin, la « structure tragique », qu’on aimerait tant reléguer dans la pathologie, fait partie du risque éducatif – et qu’on risque fort d’occulter en misant tout sur une sociabilité première au sens de Sensevy. L’aliénation en quelque idole, quelque délire qui, dans l’espace-sujet abolit la plasticité du « sujet », est ici illustrée. Sur ce point les travaux de l’équipe Normes & Valeurs sur l’« hospitalité » soulignent l’importance de ne pas exclure. Car tout un chacun peut, dans une phase dépressive, connaître cette structure tragique où le vertige de l’abîme nous dissout. À travers ses médiations le praticien est alors le garant d’une lutte contre cette perte de soi que je comprends comme un effondrement de l’espace axiologique même dans la verticalité tragique de l’écrasement qui abolit tout horizon. Thérapie, prévention, soin et émancipation, ici se conjuguent.

L’éthique, face à de tels indices, gagnera à se déployer comme une bienveillance élémentaire (Frédérique Prot36) qui accueille et étaye une singularité et lui offre un éventail d’expression largement ouvert. Il est à craindre qu’une composante cognitive de l’éthique qui invoquerait l’universel à tout-va, n’échoue là où le tact, la délicatesse, l’écoute pourraient nourrir une vraie « clinique de l’éthique ». Il est vrai qu’en termes de formation, le praticien devrait s’appuyer ici sur une philosophie compréhensive globale, non complaisante de la souffrance, du « pâtir »37 (Paul Ricœur, Michel Henry, ou Jean-Michel Longneaux38).

Bref, ce qui apparaît à travers cet effort pour enrayer une involution vers l’imaginaire privé à travers des médiations éducatives qui soient à même d’ouvrir une gamme de rapports au monde commun sans exclure les variations singulières à partir de cette trame commune – qu’une pédagogie peut réélaborer –, c’est bien le fait que le traitement axiologique, préalable et sous-jacent à sa reprise éthique ne saurait être uniforme.

6. Concluons. Phénoménologie et/ou éthique au cœur des pratiques éducatives

L’éthique ne saurait se surajouter aux pratiques éducatives en un sursaut stabilisateur face à la mouvance de sens et de formes que ces pratiques suscitent. Elle est elle-même partie prenante de, voire sujette à ce clignotement (Richir) que les pratiques éducatives mettent au jour et doit réfléchir à son infléchissement selon les régimes de sensibilité et d’imaginaire disponibles et ceux visés.

La question se pose d’une compossibilité entre éthique et pratiques éducatives dès lors que, à raison, l’éthique implique toujours rupture face à l’état de choses existant – mais c’est toujours d’un état de choses où la subjectivité a « séjourné ». Est-ce là une ouverture vers l’esthétique de soi du dernier Foucault, par-delà l’analyse des modes de subjectivation et des assujettissements ? Nous y renvoyons.

6.1. La responsabilité surpuissante ?

Déconnecter l’éthique de tout le chantier axiologique en exacerbant la « responsabilité » peut devenir une impasse où l’imputation même de la responsabilité se diluerait. Car « qui » est responsable, si le sujet singulier est, non pas un cristal, ni un for intérieur, ni un je transcendantal, ni une subjectivité réussie comme « œuvre d’art » à plein, mais bien plutôt un chantier inachevé où esthétique et éthique se recomposent par approximations ? Pour l’éducateur l’accès à la pleine responsabilité éthique ne peut être que tangentiel. Il exige un soin pédagogique spécifique pour éviter l’aliénation, autant dans un universel abstrait que quelque surplomb cognitif qui gommerait par décret, l’instabilité d’un « en deçà », dont nous avons quelque moyen, aujourd’hui, de reconstituer la dynamique, fût-elle d’ordre quantique, en termes de cette « mathesis de l’instabilité » (Richir) où les « lambeaux de sens » sont réélaborés dans les architectoniques de langages, sans s’y résorber. Mais tout cela dans quel but ?

6.2. Éthique et « vie bonne » : un chantier adjacent

La fameuse définition ricœurienne de l’éthique – « une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes »… ouvre un autre chantier, que nous ne ferons qu’indiquer. Argumenter pour une formation professionnelle accueillante à une phénoménologie dégagée des disjonctions faussement cartésiennes entre activité et passivité, c’est aussi repenser notre compréhension de la vie, de la vitalité, au fil des options éducatives39. Sommairement : si la norme du vivant a naguère inspiré une pédagogie hygiéniste – gymnastique suédoise, plafonds anti-phtisiques dans les écoles de la IIIe République…, l’accent est encore mis aujourd’hui sur le paradigme de la croissance, du développement, d’un épanouissement quasi floral, que le marché du bien-être promeut, aidé par des idéologies reichiennes qui survalorisent l’énergie et l’essor exponentiel de la méditation de pleine conscience… 

L’« existence », comme projection dans le monde, exposition au monde (dispersion à se réapproprier en quelque Ereignis toujours aléatoire), s’oppose, on l’a vu, à cette polarité de la « vie ». Là où la vie est exposée au « danger » (Canguilhem), l’« aventure existentielle », elle, est exposée au « risque » inhérent à la finitude anthropologique en mal de finalité évidente. Le critère de l’« harmonie » départage les deux options : équilibre vital, santé à tout prix, d’un côté ; exposition à la contingence, l’aléa, à résonance intime jusqu’à la folie, de l’autre, dans une quête créative, aussi précaire qu’intense, de vérité et de sagesse.

On ne « pratique » pas de même façon dans les deux options40.

6.3. Réactualisons et récapitulons

De plus en plus vaste, la problématique Éthique et pratiques éducatives, on l’a vu, se structure en abyme. Plutôt que de nous égarer en cette croisée des chemins sans nul Hermès en poste, situons nous au moment où les théories sur la « plasticité » du cerveau nous interpellent – notamment avec Catherine Malabou41 disant, en s’appuyant sur Hegel, que « le plastique c’est fantastique ». Nous sommes conviés, en espérant que les neurosciences éclairent l’éducation sans s’en emparer, à tirer le meilleur parti d’une revalorisation du continent de l’« en deçà ».

Loin de discréditer toute didactique et toute méthodologie, sa prise en charge les fait repenser à nouveaux frais, dans un buissonnement créatif. Je ferai ici mienne la méfiance de Desanti à l’égard des « trains de pensée » :

« Je me méfie, dit-il, des trains de pensée ordonnés d’avance et qui semblent se dérouler sans faille. Aussi, lorsque je crois courir ce risque, je change de langage et de champ. D’autres connexions se forment alors, inhabituelles cette fois, et je me mets au travail pour tenter de leur donner corps. J’ai ainsi appris à travailler d’une manière méthodiquement améthodique, qui peut passer pour vagabonde ou anarchique. En vérité, elle empêche de ronronner dans les concepts et préserve, avec la souplesse des connexions, le sérieux et la liberté du jeu. Donc n’hésitons jamais à changer de paysage, pour apprendre à notre cerveau l’art des connexions insolites et difficiles »42.

« Changer de paysage »43 ? Prétentieux, ou naïf ? Tout n’est-il pas déjà dit dans la Rénovation Pédagogique, indéfiniment occultée en France ? C’est vrai. Sauf que, le plus souvent, nous y puisons l’énergie pour concilier harmonieusement les pratiques avec l’exigence éthique, au lieu de développer une pédagogie qui élabore le conflit, la tension entre la polarité ancestrale de la « chôra » et sa force matricielle vers l’intelligibilité la plus haute, qui, n’étant jamais ni totale ni sûre, exige pari, défi, promesse à travers l’instabilité et ses risques.

[L’actant qu’est devenu le Covid19 nous rappelle à quel point les approximations cognitives, les craintes affectives primitives, la panique, les délires fomentés pour stabiliser l’instabilité, si j’ose dire, le refus d’assumer le doute, pourtant constitutif de la science, l’autopersuasion et le complotisme virulents en réseaux, composent un maelstrom où l’« en deçà » le plus archaïque risque fort de triompher, sans guère de prise en charge par quelque architectonique de sens.]

Prendre en compte le continent de l’« en deçà » du sujet ne saurait nuire à l’importance du moment éthique. Au contraire. L’éthique a précisément pour exigence de reconstituer de l’intersubjectivité qui ne soit pas abstraite à souhait, à travers les « intrigues de l’infini » qui dérobent le visage de l’autre (Lévinas) à nos humeurs et à nos affinités, et qui nous interpellent au sujet de l’empathie et de l’apperception d’autrui. Dans sa cambrure éthique, le sujet cherche à sortir de l’indétermination erratique, sauf à se trouver englué dans le solipsisme et en une sorte de chôra aucunement matricielle, exclusivement vouée à l’orchestration rhapsodique du « rien ». Le pari éthique va dans ce sens : envers et contre l’incomplétude de la connaissance du soi profond et des enjeux ultimes, poser l’exigence d’un autre monde, où il y a l’autre, y compris celui en moi, de l’autre plus vaste que du vis-à-vis, fût-ce au prix de la vie au sens vital, dans la résistance, voire le martyr.

Si un certain relativisme de bon sens sied aux praticiens chargés, chaque jour, de remettre l’ouvrage sur le métier sans s’installer, si ce relativisme signe la compétence clinique de ces praticiens à travailler sur du qualitatif et du différentiel, ce serait leur faire injure que de les penser, pour autant, exemptés du désir d’infini, ou du moins de totalité qui habite la philosophie. Dans le vif et le trouble de la pratique, « l’aventure de pensée » les concerne autant que l’accumulation de compétences. Car la tension entre phénoménologie de l’instabilité et éthique est plus profonde encore. Elle est quasi métaphysique44. Dans le schème lévinassien de l’« autrement qu’être » elle se comprend comme refus d’une simple adéquation à l’être qui annulerait l’élan critique, l’espérance subversive, avec « une sortie vers le Bien » (J.-F. Mattéi). Mais aussitôt la question se pose : jusqu’où prendre ses distances avec l’être ; jusqu’à l’oubli de tout « rapport à l’être » ? Le rapport à l’être – et pas seulement au monde – n’est-il pas impliqué dans toute dramaturgie existentielle en laquelle des praticiens sont exposés aux assauts de la finitude ? Parlant de Lévinas et de Lavelle, Sophie Galabru45 évoque une « subjectivation de l’être »… Acceptée comme risque, l’affectivité devient ressource pour l’instance éthique qui, à travers le nécessaire arrachement au « déjà-là », l’ouvre sur un Imaginaire commun partageable et à singulariser par chacun. L’éthique pose à la pensée de l’éducation la question de l’« ailleurs », de l’« appel ». Elle empêche ainsi autant l’enfermement dans l’immédiateté que l’emballement pour une transcendance extramondaine. À moins qu’elle ne se range au titre d’André Dhôtel d’un « Pays où l’on n’arrive jamais ». L’« être », ce pays ?

La pensée éducative doit prendre en charge les aspects phénoménologiques et cliniques du continent de la « passivité », tout comme l’interaction immanence/transcendance dont l’éthique reste animée, et qu’il nous appartient de ne pas laisser se tourner en une néfaste fascination de l’être (les dérives de Heidegger ?). Peut-on rêver d’une éducation « active » cognitivement jubilatoire, accueillante à ce qui ne « cadre » pas, d’une pédagogie qui traverse, sans le résorber, notre imaginaire archaïque pour l’analyser dans ses présupposés profonds ? Les penseurs de l’éducation doivent veiller à ce que la reprise éthique ne soit, ni bien-pensante, ni « de tout repos » pour rester un tremplin pour de nouveaux élans de penser. Parlant de Foucault, Deleuze46 dit :

« Dès qu’on pense, on affronte nécessairement une ligne où se jouent la vie et la mort, la raison et la folie, et cette ligne vous entraîne. On ne peut penser que sur cette ligne de sorcière, étant dit qu’on n’est pas forcément perdant, qu’on n’est pas forcément condamné à la folie ou à la mort ».

En ce sens la reconsidération compréhensive et critique de la phénoménologique au cœur de la problématique éthique produit un « renouveau » philosophique :

« L’idéalité toujours inscrite comme possibilité demande à se ré-instituer au milieu de l’objectivisme régnant. Le phénoménologue est alors celui qui répond à cet appel, considérant comme son devoir d’instituer à nouveau l’idéalité philosophique. La phénoménologie doit alors être comprise comme une éthique, elle est l’éthique entendue précisément comme devoir d’institution d’idéalité venant briser l’objectivisme régnant »
Paul Ducros47.

Le détour par l’« en deçà », la vulnérabilité et l’erratique en l’homme, évitera la réduction de l’éthique à une « démarche de qualité ». Le praticien en éducation n’est pas un éthicien. C’est un clinicien. Quelle charge, quel défi, quel honneur pour le plus beau métier du monde, si peu considéré, alors que son travail lui impose de tout prendre en compte, tout en combattant la confusion et la submersion qui nuisent à la compréhension de soi et des autres dans un monde viable et éthiquement juste et à l’émancipation de chacun par la connaissance !

Notes

1 Ducros, P. (2008). L’éthique de la phénoménologie. Revue Klesis, p. 35 (pdf) https://www.revue-klesis.org/pdf/Paul-Ducros-Klesis.pdf Return to text

2 Fath, G. (1991). Laïcité et Formation des Maîtres. Revue Française de Pédagogie, 97-98. Return to text

3 Il y a une « corrosion » de la posture éthique vécue comme dense, énergétique : la pensée de la finitude développe, selon Jean-Luc Nancy, une sorte de foi sans contenu autre que l’« adoration » du mouvement même de la pensée qui s’instancie et se scande en continu, dans une sorte d’« évidement » de « toute substantialité » (Dans Bélit, M., Granel, G., Granel : l’éclat, le combat, l’ouvert (p.345-349). Belin). Return to text

4 Fath, G. (2006). Soin et/ou éducation : au plus près, au plus loin. Le Portique. Return to text

5 Valadier, P. (1997). L’anarchie des valeurs. Albin Michel. Return to text

6 Goux, J. (2015). in D-Fiction, Entretien avec Joseph Goux, PDF : http://d-fiction.fr/2015/04/entretien-avec-jean-joseph-goux/.
Goux parle du domaine économique, quand l’imaginaire prend le pas sur le calcul. Return to text

7 Nous ne nous rangeons pas, avec cet emprunt, sous obédience deleuzienne. Return to text

8 Je n’aborde pas ici la diversité interne aux options didactiques, qui ne sont pas toutes en surplomb de l’action mais peuvent comporter obéir à des considérations anthropologiques. Return to text

9 Husserl était logicien, Richir physicien… Return to text

10 Chaque notion sera bien sûr à expliciter. Elles ont globalement l’intérêt (par Nietzsche, Oury, Simondon, Maldiney), d’aborder la subjectivité non comme source, mais comme dynamique, essaimage, genèse récurrente. Return to text

11 Fath, G. (2019). Le « sujet » en désarroi dans les pratiques à haut gradient relationnel. L’Harmattan. Return to text

12 Kaès, R. (1980). Chaîne associative groupale et subjectivités. Connexions, 47 (p. 17). Michel Wiéviorka en donne une équivalence sociologique approximative dans « Du concept de sujet à celui de subjectivation/désubjectivation », FMSH-WP-2012-16, juillet 2012. Return to text

13 Deleuze, G. (1999). Pourparlers. Minuit (p. 146). Return to text

14 Marc Richir, article « Affectivité » dans l’Encyclopédia Universalis. Return to text

15 Amorim, M. (1996). La construction de l’objet en éducation et dans la recherche, Une approche polyphonique. Dans P. Berthier, R-D. Dufour et al., Philosophie du langage esthétique et éducation. L’harmattan. Return to text

16 La nécessaire analyse de cette problématique de la responsabilité propre à l’éthique, dont Eirick Prairat montre les acceptions et les enjeux, ne s’en trouve pas amoindrie. Au contraire. En revenant à tout ce que l’accès à la responsabilité suppose comme traversée d’un autre continent – en termes, non pas d’asservissement ou d’aliénation déterministes –, mais de subversion proprement éducative par un travail de reprise sémiotique et sémantique en des « institutions de sens », nous enrichissons la problématique éthique. Former, avant tout autre objectif, tout autre consolidation d’aptitudes, sans relevé des obstacles affectifs profonds, dans les dispositions de l’enfant/élève une « responsabilité » éthique, n’est-ce pas, au moment où l’on pense la revaloriser, précariser la capacité de développement d’un enfant en devenir qui gagnerait à comprendre et ressaisir son « en deçà » avant que de se projeter, en des salves éthiques propres à diriger le « sujet » ? Return to text

17 Thérien C. (2016). L’idée d’un a priori affectif et la perception esthétique chez Mikel Dufrenne. Nouvelle revue d’esthétique, 1, 17, 61-75. DOI : 10.3917/nre.017.0061. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2016-1-page-61.htm). Return to text

18 Jean-Luc Petit approfondit cette spécificité de la phénoménologie face aux neurosciences dans « Critique phénoménologique d’une approche neuronale de la conscience », 2018, DOI : 10.1590/0101-3173.2018.v41esp.06.p75. Return to text

19 Carrique, P. (2010). Comprendre. Transversalités, 1, 113, 175-189. DOI : 10.3917/trans.113.0175. Return to text

20 Au sens de l’autrement qu’être de Lévinas. Return to text

21 Richir propose une distinction entre fondement, recours à l’être, et fondation, acte de connaissance. Return to text

22 Schapp, repris par Greisch, dans « Empêtrement et intrigue », Vox Poetica, http://www.vox-poeticap.org/t/pas/greisch/html (p. 4) pdf. Return to text

23 Sur le mode des travaux de Lucien Sève sur l’« emploi du temps », dans Marxisme et théorie de la personnalité (1969, Éditions sociales). Return to text

24 Raphaelle Cazal, « Henri Maldiney : la transpassibilité, l’Ouvert », CEPA (EA3562-PhoCo) https://www.henri-maldiney.org/sites/default/files/imce/raphaelle_cazal_-_henri_maldiney_la Return to text

25 Serban C. (2013). La réforme transcendantale du possible, de l’Analytique des concepts à l’Analytique des principes. Revue de métaphysique et de morale, 4, 80, 557-580. DOI : 10.3917/rmm.134.0557. URL : https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2013-4-page-557.htm. Return to text

26 Joël Bourdelique », dans « Transpassibilité et transpossibilité », https://www.henri-maldiney.org/sites/default/files/imce/transpassibilite_gestalt.pdf (p. 3). Return to text

27 Maldiney, H. (1991). Penser l’homme et la folie (p. 311). Jérôme Millon. Return to text

28 « Affectivité » redéfinie admirablement dans l’article de ce titre de l’Encyclopédia Universalis. Return to text

29 Robert Alexander « Phénoménologie ‘femmetastique’ chez Paul Valéry dans sa Petite Lettre sur les Mythes » (p. 1), PDF. https://www.revistadefilosofia.org/63-02 Return to text

30 http://docteuralexander.com/2016/06/08/ogkorythme/ Return to text

31 Maldiney, H., « Art et existence » (p. 7), cité par Alexander, dans « Ogkorytme et/en phénoménologie » (p. 11) PDF. http://docteuralexander.com/2017/01/02/ogkorythme-eten-phenomenologie/ Return to text

32 Joelle Mesnil, dans « La pulsion chez Marc Richir », a l’intérêt d’approfondir le lien et la différence avec Freud sur la notion de pulsion, http://revistadefilosofia.com/47-27.pdf. Return to text

33 La notion d’abîmes (abîme d’amont, abîme d’aval, abîme latéral) que Maurice Bellet place en proximité du cogito même, comme inclus dans le rapport à autrui et au monde, augmente l’intérêt de la théorie de Richir. Cf. Fath, G. (2012). Essai sur la laïcité postchrétienne (p. 104). L’Harmattan. Return to text

34 « Il n’y a […] pas de temporalisation/spatialisation en présence d’un sens sans rythmes qui lui soient propres, c’est-à-dire sans condensations et dissipations, sans concentrations et dissolutions qui découpent les protentions et les rétentions dans leurs métamorphoses. Du point de vue archéo-téléologique classique, ces rythmes sont significativement inessentiels au sens, de simples accidents de la finitude. Nous pensons au contraire avoir montré que sans eux il n’y aurait pas de sens, mais seulement des « constellations » de significativités identitaire ». Richir, M. (2006). Fragments Phénoménologiques sur le temps et l’espace (p. 27). J. Millon. Return to text

35 Marc Olénine (2017) montre cet aspect dans son remarquable roman, Godefroy Q et ses barbares. Return to text

36 Prot Frédérique, « Pour des “cliniques de l’éducation”. Former les professeurs à la bienveillance : exemple des pratiques d’écriture à l’École Freinet. », s/dir Pr. H.-L. Go , Université de Lorraine, 2018. Enquête sur un programme “LéA” de l’IFÉ [Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation]. Université de Lorraine, Nancy, France.  Return to text

37 Vincent, G. (2001). L’herméneutique du pâtir et du souffrir dans la philosophie de l’action de Paul Ricœur. Revista Filosofica de Coimbra, 19, https://www.uc.pt/fluc/dfci/public_/publicacoes/l_hermeneutique_du_patir. Cet excellent article pose malgré tout la question d’une attente exagérée à l’égard de la souffrance et d’un amalgame, à mon sens erroné, du « pâtir » à la souffrance, que les idées de passibilité et de résilience contestent utilement. Return to text

38 Longneaux, J-M. (2007). La souffrance comme exemple d’une phénoménologie de la subjectivité. Collection du Cirp, 2, 61-73 ISBN 978-0-9781738-4-5. Return to text

39 Les propositions d’Eirick Prairat, dans « La formation éthique des professeurs de la République », revue skholé (2017), ont cette intention et cette direction. Mais les quatres pôles retenus par Prairat sont tous impactés par le détour phénoménologique : le « travail d’élucidation » requiert une approche de type « génétique » (Richir) pour « élucider » le « lieu » de l’« en deçà » ; l’« exercice du jugement » et l’« appropriation critique » requièrent une analyse globale de l’acte de penser, soit comme purement procédural ou au contraire à définir et à vivre comme « expérience de penser », en une épistémologie traversant la passivité ; enfin l’« expérience réfléchie » est de nature à ouvrir non pas seulement un chantier théorétique, mais une formation personnelle mettant le praticien en sa personne en capacité d’empathie relativement aux surgissements de l’« en deçà », sans pour autant tomber dans les dérives, reichiennes ou autres. Return to text

40 Si les options éthiques éducatives sont traversées par des conceptions de la vie, à l’intérieur même d’une culture de la sensibilité, de la passivité que nous avons abordée, la phénoménologie connaît une tension forte entre la « vie comme donation » pleine, irréductible et prolifique et/ou « la vie comme invention de nouvelles possibilités de vie » (Nietzsche, Deleuze, Castoriadis…). Préférer l’option phénoménologique/existentielle, ce n’est pas réfuter « la » vie, mais ne pas la réduire aux valeurs de simple harmonie, de congruence, d’épanouissement, voire de « santé » à tout prix – au risque d’affadissement de tout risque en tout – et, d’autre part, des valeurs de vie « autre », au sens d’audace existentielle, d’exigence et de protestation, de subversion, de créativité, du questionnement, de la critique, et, surtout, de l’altérité, en une conception désastreuse d’une universalité mortifère pour la singularité. Notons en passant que la conception de la VIE que d’aucuns, comme Michel Henry placent au principe de notre humanité profonde, originaire, si elle interpelle par sa radicalité, n’est pas de l’ordre d’un vitalisme émollient. Elle intègre elle aussi une tension en quelque sorte inverse, entre cette source, cette donation, et la promotion philosophique de la visibilité et de l’intentionnalité qui, selon ses critiques, fondés sur Maine de Biran, méconnaissent cette puissance incréé d’une vie s’auto affectant indéfiniment, en une véritable « ivresse ». Laissons également entre parenthèses trois autres chantiers : d’une part les critiques du « tournant théologique » encourues par cette position ; d’autre part les remarques salubres d’un Jocelyn Benoist, voire d’un Clément Rosset, qui en appellent au « réel » irréductible, « idiot » comme tel, sachant que tout phénomène comporte dans son apparaître une sorte de donation, en tant que « rien que phénomène » (Richir), non posé sur un être substantiel ; et, enfin, les critiques de Foucault adressées à la phénoménologie comme s’enfermant dans une « analytique de la finitude » destinée à se diluer dans la « mort de l’homme ». Notons, avec Guillaume le Blanc, que Foucault revient finalement vers Husserl et le motif phénoménologique, dès sa préface à Rêve et existence pour y valider une « phénoménologie des significations » (qui à mon sens n’est pas éloignée des architectoniques de sens d’un Richir. Return to text

41 Malabou, C. (2017). Le plastique, c’est fantastique. En répondant à Martin Legros. https://www.philomag.co. Return to text

42 Desanti, J-T. (1999). Un rêve de flambeur. Variations philosophiques. Conversations avec D-A. Grisoni (p. 36). Grasset. Return to text

43 Wolf, F. (2011). Un tournant neurocognitiviste en phénoménologie ? Sur l’acclimatation des neurosciences dans le paysage philosophique français. Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2, 25, 59-79. Return to text

44 Richir parle de « simulacre ontologique », comme d’un risque de transfert de la densité ontologique (chez Descartes et même chez Heidegger) du cogito ou du Dasein sur les choses. Mais n’est-ce là qu’un risque, ou bien aussi une aspiration qui peut advenir dans le champ éducatif, ne serait-ce que pour se demander « à quoi bon l’éthique » et/ou « basée sur quoi, garantie par qui, par quoi » ? cf. L’Etranger, de Camus. Return to text

45 Galabru, S. (2018). La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Lévinas. Philosorbonne, 12, 45-59. https://journals.openedition.org/philonsorbonne/962. On y trouve la formule : « être un sujet signifie nécessairement être indépendant de l’être et néanmoins inscrit en lui », (p. 5, PDF). Return to text

46 Deleuze, G. (1990). Pourparlers (p. 141). Minuit. Return to text

47 Ducros, P. (2008). L’éthique de la phénoménologie. Revue Klesis, (p. 9, PDF) https://www.revue-klesis.org/pdf/Paul-Ducros-Klesis.pdf Return to text

References

Bibliographical reference

Gérard Fath, « Éthique et pratiques éducatives : une mathesis de l’instabilité ? », La Pensée d’Ailleurs, 3 | 2021, 37-57.

Electronic reference

Gérard Fath, « Éthique et pratiques éducatives : une mathesis de l’instabilité ? », La Pensée d’Ailleurs [Online], 3 | 2021, Online since 06 octobre 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=165

Author

Gérard Fath

Ancien élève de l’ENS, agrégé de philosophie. PU honoraire, université de Lorraine, associé à l’équipe Normes & Valeurs (LISEC, UR 2310).

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