« Car enseigner c’est, pour moi, vouloir “partager les savoirs à l’infini”, selon l’expression du philosophe Fichte, et ne jamais se résigner à ce que quiconque soit exclu de ce partage »
(Meirieu, 2021, p. 213)
Tout enseignant est confronté d’emblée à une question éthique, celle de persévérer dans son intention d’enseigner, c’est-à-dire de « tout » mettre en œuvre, ou du moins de faire « tout » son possible pour faire apprendre ses élèves. Non pas un élève, ou quelques élèves, mais tous ses élèves. Or, comme pour les « perles » des élèves, le recueil de paroles professorales désabusées semble pouvoir être indéfiniment prolongé, ce qui donnait raison au ministre Vincent Peillon (2013) de vouloir refonder l’école pour en faire une école de la bienveillance – alors vingt fois sur le métier remettons notre ouvrage ?
Paroles entendues en salle de professeur, au lycée :
« Jusqu’à l’an dernier j’enseignais pour quelques élèves, mais cette année je n’enseigne plus que pour un élève… »
« Moi j’enseigne, mais qu’ils apprennent ou pas c’est le problème des élèves… »
« Le professeur qui veut conserver sa santé mentale ne doit jamais regarder les cahiers des élèves… »
« Il y a de quoi désespérer quand on voit l’ignorance des élèves aujourd’hui, mais il ne faut jamais le dire… »
« Depuis trente ans j’explique aux élèves la même chose et ils n’ont toujours pas compris… »
Ou encore :
« Il y a des enfants “qui apprennent” et d’autres “qui n’apprennent pas” : c’est ainsi, cela a été et sera toujours ainsi, personne n’y peut rien »2.
Pour ne pas abdiquer leur mission, les professeurs pourraient trouver dans l’approche philosophique des questions d’enseignement quelques principes, à partir desquels orienter leurs pratiques3.
Le premier d’entre eux est le principe d’éducabilité, car sans l’appui sur ce principe l’intention d’enseigner devient en effet très aléatoire. Nous ne parlons ni de pari, ni de postulat, mais bien de principe d’éducabilité. Un pari est un objet de croyance (une préférence4), un postulat est un énoncé que l’on demande d’admettre, alors qu’un principe est de l’ordre d’une nécessité. Pour le métier de professeur, le principe d’éducabilité est donc de nature normative et déontologique. Si nous parlons d’éthique de l’enseignement, nous devons soumettre les pratiques à un tel principe. À quoi engage-t-il le praticien ? À ne juger jamais impossibles les progrès en apprentissage d’un élève, et à agir de telle sorte que cet élève dispose de toutes les chances d’effectuer des progrès.
Ce principe en appelle un deuxième, celui de l’égalité des intelligences. Nous ne parlons pas seulement ici de méthode de l’égalité, mais plutôt de principe d’égalité. Si l’égalité des intelligences n’a pas être une fin-en-vue, c’est qu’elle doit être prise comme une condition de l’action professorale, au sens d’une activité didactique dans laquelle tout professeur est nécessairement engagé5. Rancière (2012) souligne d’ailleurs que l’égalité n’étant pas un but à atteindre, elle est une dynamique d’action – on réalise une forme d’égalité en s’assemblant. La conception et la conduite, par le professeur, d’activités didactiques6 coopératives, donc de coopérations épistémiques, produit chez les élèves un type d’égalité que l’on peut effectivement nommer « égalité des intelligences ».
Dans l’enseignement, un tel principe peut aider à orienter l’apprentissage de la vie intellectuelle et sociale par la pratique de ce que Putnam (2005) appelle la « transcendance réflexive » en se référant à l’idée deweyenne de « critique des critiques » (Expérience et nature, 1925). Il la définit comme « prise de distance activement critique, touchant jusqu’à nos manières habituelles de critiquer les idées, bref la critique de nos manières de critiquer » (Putnam, 2005, p. 144-145). Mais là encore, c’est par et dans les activités collectives que s’apprend la capacité critique. Freinet a pensé l’opérationnalisation de tels principes avec l’institution du texte libre par exemple qui permet aux élèves de démystifier les pensées imprimées en apprenant à en faire la critique.
Enseigner c’est avoir des choses à faire. Il s’agit de rendre possible pour les élèves un accroissement de puissance en aménageant un milieu dans lequel ils puissent étudier des problèmes de façon intelligente, estimer dans et par l’action les possibilités propres à une situation, faire ainsi un certain chemin dans ces situations – c’est-à-dire se rendre capables de ce dont ils n’étaient pas capables, si l’on prend pour principe qu’un élève « supposé ignorant » est toujours-déjà capable d’actualiser certaines habiletés. Car comme le souligne Dewey (1929), placés dans des conditions propices, tous les êtres humains se rendent capables de juger et d’agir intelligemment.
Il reste à souligner, pour nous garantir de tout angélisme, que l’enjeu de la relation didactique dans l’institution scolaire est bien de faire rencontrer aux élèves des œuvres de la culture. Nous parlons ici de l’école selon l’idée, selon ce qu’elle se doit d’être7. Car si la relation didactique porte sur un « “quelque chose” dont l’apprentissage semble visé, et quelles sont les “choses” qu’il est possible de faire (sous les contraintes existantes, de tous niveaux) pour contribuer à cet apprentissage-là », il reste encore à se demander ce que signifie « apprendre » (Chevallard, 2010). Il s’agit donc d’organiser l’intention d’enseigner, et d’un point de vue didactique, faire « rencontrer des œuvres » consiste à faire produire des questions sur des problèmes que l’on se pose, pour faire produire des réponses à ces questions (id.), qui constituent des certitudes – même si elles sont provisoires – intelligentes.
C’est en cela que l’éthique professorale peut être dite une éthique du souci d’autrui dans le cadre d’une bienveillance épistémique ne prenant son sens que dans et par les pratiques didactiques.