Enseigner : un métier, une pratique éthique

DOI : 10.57086/lpa.209

p. 146-155

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Quand on veut parler d’éthique enseignante, on commence très souvent par un petit travail d’explicitation. C’est quoi au juste enseigner ? Quel est le sens de cette activité particulière ? On montrerait alors aisément que tout enseignement, même celui qui fait le pari des « méthodes actives », est un mode d’intervention marqué par la dissymétrie, dissymétrie entre celui qui sait et celui qui ne sait pas encore. Envisagée sous cet angle, l’éthique apparaît comme un mode de régulation de la relation enseignant/enseigné. Ce qu’elle est de fait, nul ne le contestera. Mais il est possible d’emprunter une autre voie et de montrer que l’éthique participe au développement psychologique et intellectuel de l’élève. Petite révolution copernicienne car la professionnalisation des métiers de l’enseignement s’est pensée au début des années 1990 sous le seul signe de la technicité (Prairat, 2013, introduction).

On ne parlait guère d’éthique, elle était au mieux « un supplément d’âme ». Ce texte entend précisément montrer qu’elle n’est pas un supplément d’âme mais qu’elle est au cœur du professionnalisme enseignant. Dans la première section de ce texte, nous disons quelques mots sur la notion d’estime de soi, nous les disons avec le philosophe Paul Ricœur car l’école est bel et bien le lieu de la conquête de soi. Dans la seconde section, nous montrons que l’éthique enseignante est une éthique qui noue trois vertus : la vertu de justice soucieuse de l’hétérogénéité de la classe, la vertu de sollicitude attentive à la fragilité de celui qui apprend et la vertu de tact soucieuse de ce qui nous relie. Enfin, dans une troisième et dernière section, nous présentons les grandes lignes de ce que pourrait être une véritable formation éthique des professeurs.

L’estime de soi

Ce que Ricœur nous permet de comprendre, c’est que l’estime de soi est non seulement au principe de notre subjectivité mais qu’elle est aussi au principe de notre relation à autrui. Dit autrement, l’estime de soi est simultanément affirmation de soi et reconnaissance d’autrui.

S’éprouver comme capable

« […] Si l’on demande, écrit Ricœur, à quel titre le soi est déclaré digne d’estime, il faut répondre que c’est à celui de ses capacités […]. Le discours du “je peux” est certes un discours en je. Mais l’accent principal est à mettre sur le verbe, sur le pouvoir-faire […] » (Ricœur, 1990, p. 212). Cela signifie que l’estime de soi est liée à notre capacité d’agir : capacité à écrire, à lire, à chanter, à philosopher… Si l’estime de soi est liée à notre capacité d’agir, alors la pire des insultes, celle qui frappe l’élève en plein cœur, celle qui l’humilie et qui d’une certaine manière le ruine, est celle qui le traite d’incapable ou de bon à rien.

Dire de l’estime de soi qu’elle est liée à notre capacité d’agir, c’est dire quelque chose d’essentiel. C’est déjà dire que nous ne nous apprécions pas de manière directe et immédiate, mais que c’est en appréciant les actions et les actes que nous posons que nous apprenons à nous estimer. Nous ne nous estimons que parce que nous sommes l’auteur de nos actes. Si nous étions de simples forces agissantes ou de simples instruments, nous ne nous estimerions point. Ce que nous estimons, en nous-même, c’est notre capacité à dire, à construire, à organiser, à réaliser ; ce que nous estimons en nous-même n’est finalement rien d’autre que notre propre humanité. C’est pour cette raison que s’estimer, c’est aussi estimer autrui car l’humanité est précisément ce l’on a en partage. L’estime de soi n’est donc pas l’estime du moi. « Dire soi, écrit encore Paul Ricœur, n’est pas dire moi » car le soi implique toujours l’autre que soi (Ricœur, 1990, p. 212).

L’estime de soi est donc le contraire du narcissisme, de l’égoïsme ou de l’autosatisfaction béate. Car dans le moment même où je m’estime, j’estime l’humanité en moi-même comme en tout autre. Nous pouvons maintenant comprendre qu’à la différence de l’égoïsme, qui est un sentiment naturel, l’estime de soi est toujours une lente conquête. En effet, l’estime de soi oscille inévitablement entre un sentiment de fragilité qui menace ma capacité d’agir (Suis-je vraiment capable de faire cela ?) et un phantasme d’omnipotence qui me laisse penser que je m’appartiendrais d’emblée (je veux donc je peux, comme s’il suffisait de vouloir pour pouvoir). Pour pouvoir, pour pouvoir faire, il faut bien sûr croire que l’on peut faire, il faut croire en soi. Mais on ne croit en soi que parce que quelqu’un d’autre croit déjà en nous. C’est là que le professeur entre en scène.

Le lieu de la conquête de soi

Avant d’examiner toutes les implications éthiques de ce que nous venons de dire, avant de passer de l’élève au professeur, nous voudrions résumer de la manière la plus limpide qui soit les acquis de notre petite excursion dans la pensée ricœurienne.

  1. L’estime de soi est au principe de notre subjectivité, avons-nous dit. Si l’identité d’une chose est toujours relative à la possession de caractéristiques (cette chose est ronde, rouge, rugueuse…) ; l’identité d’une personne est, elle, en revanche liée à l’exercice de certaines capacités : savoir raconter, dessiner, compter, expliquer…
  2. Ce que nous estimons en nous-même c’est notre propre humanité, qui n’est finalement rien d’autre que l’humanité commune. D’où l’on voit que l’estime de soi est inséparable de l’estime de l’autre et que nous ne saurions la confondre avec ce sentiment naturel qu’est l’égoïsme.
  3. L’estime de soi ne peut être qu’une lente conquête qui requiert certes de croire en soi mais qui, plus fondamentalement, exige l’appui de ce que l’on pourrait appeler un allié éthique. Car, comme le dit encore Ricœur, c’est « un autre (qui) en comptant sur moi, me constitue responsable de mes actes » (Ricœur, 2003, p. 130).

Le lieu de cette conquête est précisément l’école. Relisons Hegel : « La vie dans la famille est […] un rapport du sentiment, de l’amour […]. L’enfant y a une valeur (propre) parce qu’il est l’enfant… À l’école, […], l’activité de l’enfant […] n’est plus abandonnée à l’arbitraire et au hasard, au plaisir et au penchant du moment : l’enfant apprend à déterminer son agir d’après un but et des règles, il cesse de valoir à cause de sa personne et commence à valoir suivant ce qu’il fait… » (Hegel, 1990, p. 108). En d’autres termes, au sein de la famille, la valeur de l’enfant est indexée sur le seul fait d’être. Il vaut car il est, il est l’enfant, le fils, la fille. Être, c’est déjà valoir. À l’école, sa valeur n’est plus seulement indexée sur le fait d’être, elle est surtout liée à ce que fait l’élève. L’école substitue au primat de l’identité celui de l’activité. Elle inscrit le mérite dans l’ordre du faire et de l’agir, c’est à ce titre qu’elle est le lieu par excellence de la conquête de soi ou… du désespoir de soi.

Les trois vertus morales du professeur

L’éthique professorale, pour soutenir la lente conquête de soi de l’élève, doit nouer trois vertus : la vertu de justice, la vertu de sollicitude et la vertu de tact. Présentons ces trois vertus en commençant par celle qui est assurément la plus importante, la justice.

La justice, vertu première

Il faut envisager la justice professorale selon deux perspectives distinctes car le professeur peut se rapporter à l’élève de deux manières différentes. Tout d’abord, le professeur se rapporte à l’élève en tant que celui-ci est un sujet de droits. Il y a des droits de l’enfant, il y a maintenant des droits de l’élève. Or, en tant qu’il se rapporte à des sujets de droits, le maître juste respecte les textes, il n’est pas au-dessus du droit et des lois. Ce n’est pas du formalisme, mais l’assurance donnée à tous qu’ils seront traités de la même manière, dans le respect de leurs prérogatives même quand ils seront sanctionnés, car il arrive parfois que les élèves fassent des bêtises. Être juste, c’est donc, déjà, respecter la légalité, les règles, ce qui est légal. Or, l’enseignant ne s’adresse pas seulement à des élèves-sujets de droits qui, saisis sous cet angle, se ressemblent les uns les autres. Nous ne saurions en effet distinguer un sujet de droits d’un autre sujet de droits.

Il s’adresse aussi à des élèves apprenants qui, appréhendés cette fois sous l’angle de leurs capacités, apparaissent très différents les uns des autres. Sujets qui n’ont pas les mêmes motivations, les mêmes désirs d’apprendre et de réussir, sujets qui n’ont pas eu les mêmes chances, les mêmes soutiens familiaux. Cette différence – qui est celle du rapport social et épistémique au savoir – l’école ne saurait y être indifférente. En tant qu’il s’adresse à des élèves qui sont des sujets apprenants toujours très différents les uns des autres, à une classe hétérogène, le maître juste fait vivre la dialectique de l’égalité et de l’inégalité. Égalité dans les exigences et les attentes. Tous les élèves sont sollicités pour réussir. Inégalité, en revanche, dans les moyens mis en œuvre, les soutiens, les appuis, les aides ; inégalité dans l’accompagnement au nom de difficultés d’apprentissage certes contingentes mais bien réelles.

La justice ne se manifeste donc pas dans le seul moment de l’évaluation qui, nous dit-on, doit être positive, elle doit s’inscrire plus fondamentalement dans l’organisation même de l’acte d’enseigner. La justice magistrale se décline donc selon deux versants. Le respect de la légalité en tant que le maître s’adresse à des élèves qui ont des droits, les mêmes droits (droit à la parole, droit à être écouté, à être accueilli…), et le souci de l’équité en tant qu’il s’adresse à des élèves apprenants qui, eux, sont toujours des sujets singuliers aux capacités différentes.

La sollicitude ou l’attention à la fragilité

Elle est, nous dit Fabienne Brugère, « la capacité de se soucier des autres et la conduite particulière qui consiste à se préoccuper d’autres identifiés par un besoin ou une vulnérabilité trop grande » (Brugère, 2011, p. 25). Attention à celui qui est dans la difficulté car apprendre est souvent un exercice aride et parfois, pour certains, un moment périlleux. La sollicitude est par-delà le « se soucier » un « prendre soin ». Elle anticipe les demandes et les requêtes, elle devance les revendications et les appels. La sollicitude, dit encore Alain Renaut, désigne « ce sentiment de responsabilité que nous éprouvons envers autrui, y compris en l’absence de revendication de sa part au nom d’un quelconque droit : elle conduit à lui apporter, dans la diversité des situations où l’inquiétude, la souffrance, le désespoir le rendent particulièrement vulnérable, ce que désignons avec le plus de simplicité et de précision quand nous parlons d’un soutien moral » (Renaut, 2002, p. 367). Elle invite le maître à apporter à l’élève confronté à l’inquiétude, à la désillusion et parfois même, disons-le, à la souffrance, une forme de réconfort.

Il est vrai que nul ne songe aujourd’hui sérieusement à remettre en cause les droits qui accordent de légitimes prérogatives aux élèves au sein des lieux d’enseignement. L’élève est, cela ne fait plus débat, un sujet de droits et la vertu de justice – dans son versant légaliste – y veille. Mais nul n’imagine non plus que ces droits de l’élève épuisent les obligations du professeur, sauf à oublier précisément la dimension de fragilité qui le constitue dans le moment même où il apprend. Il serait donc regrettable que l’importance pleinement justifiée que nous accordons aux droits entendus comme prérogatives subjectives nous fasse perdre de vue cette autre dimension du sujet qui appelle de nous des attitudes qui peuvent prendre des formes aussi diverses que celles de l’aide, de l’écoute ou du réconfort (Renaut, 2002, p. 368).

Le tact ou le souci de la relation

En écrivant Éduquer avec tact, il y a quelques années déjà, j’ai été frappé de voir l’importance du tact dans les métiers du soin et de la santé et son absence quasi-totale dans les métiers de l’éducation et de l’enseignement (Prairat, 2017, p. 74). Le monde de l’enseignement ignore le tact. Qui se souvient de Johann Friedrich Herbart professeur de philosophie et de pédagogie, à Göttingen puis à Königsberg, au début du xixe siècle ? Qui se souvient de celui qui a inspiré avec Dilthey et Schleiermacher le courant de la pédagogie humaniste ? Herbart, digne successeur de Kant à Königsberg, publie en 1806 sa fameuse Allgemeine Pädagogik (Pédagogie générale). Œuvre oubliée, effacée comme le nom même d’Herbart, elle est pourtant la première et peut-être la seule œuvre éducative à avoir fait une place à cette étonnante qualité qu’est le tact.

Je suggère de le thématiser en le distinguant et en l’opposant à la civilité. Il ne s’agit pas bien évidemment de faire disparaître la civilité – vive la civilité ! – mais je crois que l’on ne comprend vraiment ce qu’est le tact qu’en le distinguant de cette autre grande qualité relationnelle qu’est la civilité. La civilité est respect des usages et des conventions alors que le tact se manifeste précisément là où les préconisations et les règles viennent à manquer. On peut inventorier les règles et les préceptes de civilité pour en faire des recueils et des traités, mais rien de tel avec le tact qui s’invente dans son effectuation même.

Le tact est improvisation car il est à la fois sens de l’adresse et sens de l’à-propos. Sens de l’adresse car quand je parle à Paul je ne parle pas à Suzanne et quand je parle à Suzanne je ne parle pas à Mohammed. Et sens de l’à-propos, sens de ce qui doit être dit et comment cela doit être dit, mais aussi et surtout sens de ce qui doit être tu. Le tact n’est pas simple habileté relationnelle, mais bel et bien vertu, car il s’y manifeste une sensibilité à autrui où s’esquissent les premiers mots, peut-être d’abord les premiers silences, d’une éthique de la parole.

Une éthique de la présence

Justice, sollicitude, tact, l’éthique enseignante doit nouer ces trois vertus. La justice car elle est reconnaissance des droits et des mérites, la sollicitude car elle est attention à la fragilité singulière et le tact car il est souci du lien. On peut dire les choses d’une autre manière et dire que la justice est souci du collectif et des équilibres, que la sollicitude est souci des personnes prises individuellement et que le tact est souci de la relation elle-même. Nous comprenons dès lors comment ces trois vertus donnent forme à ce que l’on peut appeler une présence éthique. On peut thématiser cette notion de présence en mettant en lumière les trois dimensions qui la constituent :

  • la présence : c’est d’abord un art d’être présent, présent à soi, aux élèves, être en résonnance avec la classe, avec le groupe avec lequel on travaille. D’un mot : être impliqué ;
  • la présence : c’est aussi un art d’être au présent, être là, ici et maintenant, dans l’immédiate actualité de ce qui se déploie. Être disponible, en somme ;
  • la présence : c’est enfin un art du présent au sens de ce que l’on donne, le présent, le cadeau : don de ses connaissances, de son savoir-faire, de son énergie.

La présence est une manière d’être, une manière d’habiter la classe. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre le philosophe Emmanuel Lévinas lorsqu’il écrit que « le premier enseignement de l’enseignant, c’est sa présence même d’enseignant » (Lévinas, 2001, p. 102). À Arendt affirmant en une formule célèbre que, vis-à-vis de l’élève, le maître se signale en disant : « Voici notre monde » (Arendt, 1995, p. 243), Lévinas lui répond plus modestement que le maître se signale d’abord en disant : « me voici ». Et ce « me voici » ne doit pas être entendu comme un « j’assure » mais comme un « j’assume », il n’est pas une prise de pouvoir mais une prise de risque. On comprend dès lors que la nécessaire vertu de justice, soucieuse du collectif et des équilibres, des droits et des mérites, requiert d’être accompagnée par deux autres vertus : la vertu de sollicitude et la vertu de tact.

La formation éthique des professeurs

Il est donc urgent de penser à une formation éthique des professeurs. Notre suggestion est de l’organiser autour de trois types d’activités : le travail sur des situations exemplaires, l’exercice du jugement moral et la mise en mots des expériences quotidiennes. On peut présenter ces activités en mettant l’accent sur ce qu’elles exigent (le travail critique, l’exercice du jugement et le souci de l’ordinaire) ou en soulignant ce qu’elles convoquent à titre de supports (l’exemple, le dilemme et le récit d’expérience). Ces activités ne sont pas disjointes car elles organisent une sorte de continuum qui va de l’exemplaire à l’ordinaire.

Les vertus de l’exemple

Il n’y a pas de formation sans présentation d’exemples. « Pour établir une pratique, les règles ne suffisent pas, disait Wittgenstein, il y faut aussi des exemples » (Wittgenstein, 2005, § 139). L’exemple n’asservit pas comme on a pu le dire ces dernières années dans les instituts de formation où il fallait se défier coûte que coûte des « formes modélisantes ». Il donne des idées, il inspire. Le recours à l’exemple n’appelle aucune « singerie » pour reprendre le mot de Kant (Nachäffung), s’il s’accompagne d’une réflexion qui sait exhiber ce qui est digne d’être repris.

Mais l’exemple moral a une autre vertu. Il est contagieux. Être témoin d’un comportement courageux, d’une attitude bienveillante ou d’une situation profondément marquée par l’exigence du juste déclenche en nous une réaction émotionnelle qui nous invite à nous comporter de manière courageuse, bienveillante ou juste. Nous éprouvons ce que le psychologue américain Jonathan Haidt appelle un « sentiment d’élévation », c’est-à-dire « un désir de [se] lier avec ceux qui sont moralement admirables » (Haidt, 2014, p. 11). La perception d’un comportement exemplaire nous invite à être à la hauteur. Il n’est donc pas seulement une perspective offerte, il est aussi une motivation pour agir.

Il importe donc de travailler sur des « cas d’école » et sur des « cas exemplaires ». Les premiers sont des situations banales que l’on ne manquera pas de rencontrer et qu’il est toujours bon de découvrir et d’anticiper pendant le temps de la formation. Les « cas exemplaires » sont ces situations que l’on juge dignes de nous inspirer. Ce ne sont pas des modèles à reproduire mais des références qui nous invitent à réfléchir sur le sens du métier. Car, ne l’oublions pas, tout professionnel se construit par un jeu d’emprunts pleinement assumé à ce qu’il estime être le plus réussi et le plus respectable d’une tradition.

L’exercice du jugement moral

La philosophie morale s’est ralliée tardivement à l’idée que nos vies (et donc nos vies professionnelles) pouvaient être traversées par des dilemmes. Un dilemme est « une situation dans laquelle ou à propos de laquelle plane une certaine ambiguïté sur le devoir à accomplir » (Boarini, 2013, p. 29). Le cas moral nous désarçonne car précisément aucun principe établi, aucun devoir édicté ne s’appliquent de manière mécanique. Le raisonnement moral épouse alors le chemin des rapprochements. Il compare avec d’autres situations, repère le semblable et le dissemblable, identifie des caractéristiques et des configurations. Si l’imagination a une place dans le raisonnement moral, c’est précisément dans ces jeux de rapprochement et de différenciation, mouvements incessants entre le nouveau et le déjà-vu.

Repérer un enjeu moral et l’appréhender dans ses différentes facettes requiert une forme d’attention particulière. C’est pour cette raison que le travail sur des dilemmes moraux se déploie en trois moments, en trois phases. La première consiste à décrire la situation. Phase essentielle car ce qui compte moralement dans une situation ne se donne pas toujours de manière immédiate. Les éléments les plus pertinents, au plan moral, ne sont pas nécessairement les plus « saillants ». Les conflits moraux entre personnes sont d’ailleurs plus souvent liés à des différences de lecture (de la situation) qu’à des désaccords sur les principes moraux.

La seconde phase est invitation à épouser différents points de vue, à se mettre à la place des différents protagonistes impliqués dans la situation dilemmatique, ce que le psychologue américain Lawrence Kohlberg appelle les « chaises musicales morales » et qui est la seule manière de saisir les caractéristiques significatives d’une situation. Enfin la dernière phase est centrée sur la délibération, confronter des arguments et expliciter des décisions. La faculté de juger, aimait à dire Kant, est un « talent particulier » qui ne s’apprend pas mais qui s’exerce.

Le récit éthique

Mettre en mots les expériences quotidiennes, telle est la troisième et dernière modalité de formation. Cela permet non seulement de leur donner corps mais aussi de mettre au jour des aspects moins visibles. Il faut savoir être attentif aux émotions et aux sentiments car les pratiques sont des entrelacs de comportements, de pensées, de sentiments et d’émotions. La vocation d’une telle écriture est d’essayer de saisir « d’une manière nuancée, subtile et intense les complexités de l’expérience éthique » (Nussbaum, 2010, p. 60). Le récit éthique ne ressemble donc pas à l’écriture froide et prescriptive. Ce n’est pas une parole édifiante. Le récit éthique « raconte », il relate des manières d’être et des façons de faire qui sont toujours intimement mêlées.

Le recours à une telle modalité formative relève de ce que l’on appelle le « narrativisme » qui est ce point de vue qui accrédite l’idée que nous pouvons nous saisir comme sujet si nous savons adopter un point de vue narratif sur notre propre existence. C’est une approche qui est défendue, selon des modalités sensiblement différentes, par des philosophes comme Alasdair MacIntyre (2006), Charles Taylor (1998) ou encore Paul Ricœur (1990). Le récit, et plus précisément ce que nous appelons le « récit éthique », est toujours narration d’une expérience au sein de laquelle se mêlent des appréciations et des estimations sur ce qui a été fait.

La question n’est pas « que dois-je faire ? » comme dans les dilemmes mais « ai-je bien fait d’agir ainsi ? ». N’aurais-je pas pu agir de manière différente ? Il s’agit de faire retour sur des moments ordinaires de la vie professorale, mais aussi sur des situations qui ne se sont pas toujours passées comme nous l’aurions souhaité car le film de la classe se déploie toujours trop vite. Dans cette dernière activité, la procédure cognitive de la délibération fait place au dialogue moral qui est échange entre partenaires soucieux les uns des autres. On soumet des expériences, on confronte des témoignages, on partage des expérimentations. On attend des aides et des conseils car il y a toujours une part de partageable dans les différentes expériences que l’on vit, si différentes soient elles.

Bibliographie

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Taylor, C. (1998). Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Seuil.

Wittgenstein, L. (2006). De la certitude. (Trad. D. Moyal-Sharrock). Gallimard. [éd. originale (1969). On certainty. Oxford : Basil Blackwell].

Citer cet article

Référence papier

Eirick Prairat, « Enseigner : un métier, une pratique éthique », La Pensée d’Ailleurs, 4 | 2022, 146-155.

Référence électronique

Eirick Prairat, « Enseigner : un métier, une pratique éthique », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 06 octobre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=209

Auteur

Eirick Prairat

Professeur à l’université de Lorraine, membre IUF senior honoraire.

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