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Introduction

Cet ouvrage fut édité par Denis Thouard en 2007 aux Presses universitaires du Septentrion, après le colloque À la trace ayant eu lieu à Lille du 13 au 15 octobre 2005 pour méditer les travaux de Ginzburg depuis son texte Spie (« Traces ») de 1978-1979. Treize contributeurs (dont Ginzburg lui-même) sont réunis dans un opus de 262 pages, où les interventions sont réparties en 5 chapitres thématiques1 dans lesquels sont interrogées les limites d’une discipline, l’herméneutique de la culture, qui s’efforce de connaître ce que des « signes » peuvent désigner2.

L’œuvre de Ginzburg n’est certainement plus à présenter, tant elle a bousculé la conception des recherches en histoire, d’une part, et tant elle a été citée et commentée par des auteurs de différents champs des sciences humaines et sociales. Il m’a semblé intéressant d’évoquer ce livre même si l’on peut le considérer comme déjà « ancien » puisque sa publication date d’une dizaine d’années. Je ne vais pas en faire à proprement parler une recension et je n’essaie pas de rendre compte de la diversité et de la densité des chapitres, ni même de leur intention première, mais je voudrais proposer une lecture de quelques aspects des réflexions qu’il contient. D’abord parce qu’elles me semblent pouvoir convaincre de l’intérêt de revenir vers ce riche ensemble de contributions toutes passionnantes3 – même si certaines d’entre elles présentent des difficultés pour ceux d’entre nous qui ne sont pas familiers des divers domaines qui se côtoient dans cette livraison pluridisciplinaire. Ensuite parce que je n’ai pas l’ambition de présenter les discussions complexes qu’il nous offre, mais simplement d’en extraire quelques réflexions utiles pour la méthodologie en sciences de l’éducation.

C’est à la « noblesse des détails » (Caraion, 2014) qu’il s’agit par cet ouvrage de nous intéresser, en réfléchissant à la « portée épistémologique du raisonnement indiciaire » (Thouard, 2007, p. 9), afin de savoir dans quels types de recherche ce raisonnement peut mériter sa place. Il s’agit d’interroger « tout ce qui échappe au regard savant comme n’étant pas “intéressant” » (Thouard, 2007, p. 15).

L’enquête indiciaire, un art pratique ?

Le type d’enquête que l’on peut mener à partir de traces est-il susceptible de constituer un nouveau « paradigme scientifique » (Bertozzi, 2007, p. 26) ? C’est la question que se proposait de traiter Ginzburg en 1978 lors de la première esquisse de sa recherche. L’année suivante, Ginzburg publia une version plus développée de son texte dans laquelle il qualifia son paradigme d’indiciaire (ibid., pp. 27-28). Cette question achoppait sur deux problèmes : d’abord la caractérisation paradigmatique d’un tel type de recherche, ensuite son degré de scientificité. C’est pourquoi certains commentateurs conseillèrent à Ginzburg d’employer plutôt la notion de « style indiciaire » pour désigner cette forme d’enquête4 (id.). En fait, cette nouvelle procédure de recherche répond à l’évolution des conceptions d’un monde dont on a de plus en plus conscience qu’il est traversé de tensions, de paradoxes et de contradictions. Le style indiciaire donnerait alors lieu à quelque chose comme une pratique interprétative recherchant la compréhension à partir de la réalité, même fragmentaire et précaire, que constituent les traces factuelles. Sémiotique en cela qu’il traite des signes, et herméneutique en cela qu’il cherche à connaître ce que désignent ces signes. Mais « la trace est-elle seulement pensable indépendamment d’un récit qui en reconstruit l’intrigue ? » (Thouard, 2007, p. 17). Or, ce travail de reconstruction peut être assez fastidieux : « l’enquête est fatigante, on ne parvient pas toujours au but du premier coup » (Bertozzi, 2007, p. 29). Et cela demande une sorte d’intuition qui confine parfois à l’art divinatoire ou relevant comme l’a dit Ginzburg d’une « épistémologie de type divinatoire ». Cependant, dans Traces, Ginzburg la présente comme une disposition acquise à la récapitulation fulgurante de processus rationnels. Cette disposition est une production de l’intelligence astucieuse combinée à de la vertu de patience. Comme analogon de l’art du chasseur, l’enquête indiciaire ne risque-t-elle pas de n’être qu’une forme de rationalité limitée, une raison mineure capable de n’offrir qu’un savoir pratique ? Pour Marco Bertozzi, la méthode indiciaire peut au contraire se configurer en un problème de caractère philosophique : « Les traces trouvent leur place systématique dans une trame plus ample, à l’intérieur de laquelle le détail recouvre son propre sens. La pratique indiciaire ne signifie donc pas que l’on renonce à la totalité et à son logos, mais que l’on cherche à reconquérir une vision nouvelle et différente du monde historique » (ibid., p. 34). Ginzburg dit bien d’ailleurs que son « hypothèse du paradigme indiciaire » dans Traces était une « proposition théorique » (Ginzburg, 2007, p. 37). Comme l’explique Carlo Severi, on en voit une illustration dans l’étude du phénomène de la croyance chez les paysans du Frioul au xvie siècle : c’est en suivant la trace des variations de croyances par fois aléatoires que Ginzburg a su démontrer le caractère idéologique de la doctrine de l’Église restée trop extérieure à la culture des traditions paysannes pour pouvoir les comprendre (Severi, 2007, pp. 50-51). L’enquête indiciaire implique en cela une attitude intellectuelle proche de celle qu’exige l’ethnographie.

Des indices à la preuve ?

Cette discipline intellectuelle consiste à prendre au sérieux les signes qui peuvent sembler à première vue « insignifiants », mais « à quelles conditions les traces sont-elles susceptibles d’une interprétation consistante ? » (Thouard, 2007, p. 76). L’étymologie d’indice, dans les termes latins indicium et index, désigne « la preuve sensible, la découverte, ou l’information apportée par un témoin ou un informateur dans une situation publique d’enquête » (Most, 2007, pp. 65-66), les traces sont au moins la preuve que quelque chose a eu lieu, ou aura lieu.

Si la clinique médicale pratique une sémiologie qui s’appuie sur des éléments sensibles pour remonter aux causes qui livreront le sens de ce qui peut être perçu, l’instruction juridique quant à elle vise à reconstruire des relations intentionnelles : les traces de l’action humaine ne peuvent trouver de signification que dans une structure intentionnelle (ibid., p.69). Et s’il faut bien reconnaître qu’une « interprétation d’une relation intentionnelle ne peut qu’être spéculative et imprécise » (ibid., p. 68), toute action humaine présuppose forcément une intention sans laquelle elle ne peut avoir de signification (ibid., p. 70). Toute la question est de savoir si l’on parvient à identifier avec exactitude cette intention (id.). Comment convertir l’interprétation, suffisamment consistante, en connaissance ? Il s’agit, comme le dit Ginzburg, de l’inférer à partir de ses effets. Cette pratique est dite abductive, cela signifie qu’elle conçoit une théorie pour expliquer de façon conjecturale les faits qu’elle étudie. Mais la conjecture5 « doit être réglée [car] la divination seule ne peut conduire qu’à l’arbitraire. […] Le passage immédiat du signe indiciel à l’extrapolation de sa “cause” ou de sa signification ne présente aucune garantie » (Thouard, 2007, p. 83). Mais peut-on pour autant réguler le raisonnement inférentiel par un fondement « en nature » ? Cela reviendrait à juger au plus court et selon un ordre d’évidence sur le modèle « les nuages annoncent la pluie », i.e. comme s’ils ne pouvaient avoir, en tant que signes, d’autre signification (Rastier, 2007, pp. 126-127).

Ainsi, le recours au procédé indiciaire semble nécessiter toujours une reconstruction herméneutique, même si elle doit rester consciente de sa précarité (Ferry, 2007, p. 86). Cela dit, les démarches de compréhension d’un sens n’ont pas être considérées comme forcément exclusives d’une explication de faits (ibid., p. 92), car les fonctions logiques mises en jeu dans le paradigme indiciaire supposent une rationalisation des fonctions de signification de l’indice « mobilisables pour tout exercice cognitif, indépendamment d’une spécification relative au genre épistémique » (ibid., p. 101).

Dans le domaine des actions humaines, il s’agit de considérer les indices comme des « symptômes » : les relations à considérer « ne sont pas de l’ordre de la causation, mais de l’ordre de la signification » (ibid., p. 97). En effet, ce qui fragiliserait le paradigme indiciaire serait de l’orienter strictement, à l’instar des sciences de la nature, vers l’horizon épistémologique de l’explication causale qui réfère à des « lois », alors que l’horizon visé par les sciences de la culture est celui de la compréhension du sens (ibid., pp. 98-99), et il nécessite un décryptage symptômal qui peut autoriser une herméneutique des profondeurs. En particulier, « une conjecture n’est pas vraie par elle-même, elle est acceptée ou refusée pour des raisons historiques » (Rastier, 2007, p. 145). Mais aussi par l’expertise de celui qui sait interpréter, qui est avant tout une expertise dans l’art d’examiner (Debru, 2007, p. 176), car l’interprétation des indices « exige des opérations pratiques parfois ardues […], [et] des savoirs hautement spécialisés » (Cohen, 2007, p. 212). Sans cette expertise, l’interprétation ne peut que donner lieu à toutes sortes d’illusions.

Conclusion : la question paradoxale du sens de l’enquête

On pourrait donc juger paradoxal, lorsque l’on entend suivre des traces qui se donnent à voir, non de les suivre pour ce qu’elles sont – un donné – mais de ne les suivre qu’en fonction de ce qui nous intéresse.

Il y a des nuages qui passent, prenons-les comme « traces » de quelque chose. Or, « les nuages peuvent parfois annoncer la pluie, mais pas pour moi, parce que cela ne m’intéresse pas de chercher les traces du temps »6 (Pape, 2007, p. 106). La question de savoir ce que nous recherchons s’avère une question importante, même si elle semble paradoxale lorsque l’on suit des traces dont on ne sait pas d’emblée à quoi elles renvoient ni ce qu’elles désignent. Savoir ce que l’on cherche transforme donc un élément in-signifiant en trace de quelque chose. Il ne s’agit pas de radicaliser le paradigme indiciaire au point de croire que n’importe quel détail constitue de fait la trace de quelque chose. C’est parce que je mène une enquête que ce détail attire mon attention, c’est parce que j’ai une attente qu’il devient pour moi une trace, et un indice (ibid., p. 107).

En effet, l’ethnographie nous a appris que l’on ne voit que ce que l’on est préparé à voir : « si je cherche une trace, je m’engage dans une série d’actions qui dirigeront mon attention de manière à ce que je puisse trouver la trace que je cherche » (ibid., p. 116). Mais cette reconnaissance de la trace nécessite qu’elle soit insérée dans un réseau de relations, un espace situé « accessible à des expériences publiques […] pour ceux qui partagent le même intérêt de recherche » (ibid., p. 109). Voici des réflexions qui ne peuvent manquer d’intéresser les chercheurs utilisant des approches indiciaires.

Bibliography

Caraion, M. (2014). Le détail et l’indice. A contrario, 1, 20, 3-14.

Thouard, D. (Éd.) (2007). L’interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg. Lille : PUS.

Notes

1 Dans cette recension, je cite les contributeurs du livre en donnant toujours sa date de parution (2007). Return to text

2 Sous certaines conditions, certaines « choses », ou certaines « traces » et certains « indices » peuvent assumer la fonction de « signes » : ils peuvent « nous renseigner sur ce qui a eu lieu, qui aura lieu, ou qui est hors de notre vue » (Thouard, 2007, p. 77). Return to text

3 C’est pourquoi je ne recense pas chaque chapitre d’auteur, mais je présente une synthèse non exhaustive ordonnée selon quelques questions. Return to text

4 Ginzburg rappelle qu’il a ensuite cessé d’utiliser cette formule de paradigme indiciaire (Ginzburg, 2007, p. 38). Return to text

5 Conjecturer (tekmairesthai) est l’art clinique s’appuyant sur un ensemble d’indices pour rapporter ce qui est vu à ce qui n’est pas visible (Debru, 2007, p. 176). Return to text

6 Je souligne. Return to text

References

Bibliographical reference

Frédérique Marie Prot, « Sur les traces de Ginzburg », La Pensée d’Ailleurs, 1 | 2019, 120-125.

Electronic reference

Frédérique Marie Prot, « Sur les traces de Ginzburg », La Pensée d’Ailleurs [Online], 1 | 2019, Online since 20 octobre 2019, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=100

Author

Frédérique Marie Prot

Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, université de Lorraine.

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