Comment notre façon de penser le sexe féminin peut-elle évoluer à travers l’art ? En abordant la question de l’illettrisme sexuel, l’artiste américaine queer Sophia Wallace (née en 1978) développe une pratique entre performances, installations, sculptures et interventions dans l’espace public. En affirmant l’importance de la place du clitoris dans les représentations visuelles, elle tient à ouvrir une discussion sur le sexe féminin et ses tabous. Depuis 2012, l’artiste développe un projet intitulé CLITERACY, entièrement centré sur la question du clitoris et comportant des « lois » à appliquer afin de corriger les représentations de l’anatomie et du plaisir féminin. Dans un but éducatif mais aussi profondément militant, Sophia Wallace met en avant des messages puissants contre les stéréotypes qui touchent la sexualité et le sexe féminin. Elle explique que :
Cet organe, qui n’est dédié qu’au plaisir et qui est présent chez la moitié des êtres humains, est pourtant totalement absent des représentations visuelles. Les lois de CLITERACY explorent un paradoxe : l’hypersexualisation des corps assignés femme, dans un contexte d’ignorance scientifique et de tabou culturel. CLITERACY recentre le clitoris dans la position de sujet, offrant un nouveau langage et venant perturber les hiérarchies de genre. Ce projet […] soutient que chaque corps a le droit de prendre du plaisir.1.
Avec CLITERACY, Sophia Wallace renverse donc les codes et les rapports de pouvoir et rééquilibre les représentations liées au corps et à la sexualité.
J’étudierai ici comment Sophia Wallace aborde, dans ses œuvres, les rapports de pouvoir liés aux savoirs. Ces derniers ont construit une identité féminine stéréotypée qui est aujourd’hui remise en question. Par la production et la transmission des savoirs, le rôle du féminin est déterminant dans l’émancipation de ces discours normatifs. Il s’agira de démontrer la manière dont Sophia Wallace partage des identités nouvelles et multiples et propage des connaissances anatomiques essentielles et pourtant longtemps oubliées.
Savoirs et rapports de pouvoir, une identité stéréotypée
En 2014, Sophia Wallace réalise l’œuvre Formless. Cette imposante installation est composée de plaques de plexiglas transparentes suspendues au plafond. La représentation d’un clitoris est ici découpée au laser et retirée de la matière. Existant uniquement en négatif dans l’espace, l’organe est alors presque invisible. Bien qu’imposante par sa taille, l’œuvre se fait très discrète et joue sur le vide et l’absence. La présence matérielle de cette représentation du clitoris dans l’espace n’est que partielle, sa forme est définie par le vide. Il est présent, mais nié. L’artiste convoque ici de manière métaphorique l’absence et l’invisibilisation du clitoris et interroge l’image du sexe féminin.
Sophia Wallace, Formless, 2014
Plexiglas.
© Sophia Wallace
Au cours de l’histoire, le corps des femmes a en effet souvent été désigné comme imparfait. Nous avons construit son image en rapport avec le corps masculin – définissant la norme – perçu complet et abouti. Dans trois de ses traités – Histoire des animaux, Génération des animaux et Parties des animaux (vers 343 av. J.-C.) – Aristote définissait le corps des femmes comme naturellement inférieur au corps masculin du fait de son développement embryonnaire selon lui imparfait et incomplet. Avant lui, Hippocrate avait déjà établi un constat similaire, en décrivant le corps masculin comme une machine parfaite et déplorait les infirmités continuelles des femmes. La femme apparaît ainsi comme un être moins élaboré et inachevé, le développement de son sexe étant resté à l’intérieur. À travers les siècles, le corps des femmes demeure perçu comme inférieur et voué uniquement à la reproduction. Au xvie siècle, le médecin français Jean Liébault déclare au sujet du corps féminin : « la nature l’a créée principalement pour concevoir et engendrer son semblable. »2.
Dans son livre La Fabrique du sexe, l’historien du genre et de la sexualité Thomas Laqueur étudie ce qu’il nomme « le modèle unisexe » qui prévalait jusqu’au xviiie siècle. Selon ce modèle, « il n’y avait qu’une seule et même structure de base du corps humain et cette structure était mâle. »3 Cette conception mutuelle des organes génitaux, désignant les organes féminins en opposition aux organes masculins, a donc édifié le corps féminin comme une version inférieure du corps masculin, comme un « moindre mâle »4. Selon cette conception, le sexe féminin ne serait alors rien de plus qu’un trou que la fatalité nous amènerait à combler. C’est précisément l’objet du livre Sortir du trou, lever la tête, publié en 2020 par l’autrice et journaliste Maïa Mazaurette. Elle y critique la vision de la sexualité centrée sur la pénétration du vagin, qui viserait à combler ce pseudo vide5.
Dans les lois de CLITERACY, Sophia Wallace critique cette perception du sexe – « Il n’y a pas de manque »6 et « Le trou n’est pas le tout »7, écrit-elle – et convoque l’image du clitoris comme un symbole se dressant à l’encontre de ce concept de manque8. Le basculement de l’idée d’un « trou » vers celle d’un clitoris extrêmement innervé, capable de se grossir et de se gorger de sang tout comme le pénis, est symboliquement très significatif. Ce caractère érectile qui de façon figurative est synonyme de puissance s’oppose à cette tradition du trou et du manque.
Nous avons longtemps oublié ou nié l’existence du clitoris. Odile Buisson, gynécologue obstétricienne, spécialiste de cet organe parle même d’une « excision mentale »9. Il est globalement méconnu, bien que cette méconnaissance se soit atténuée depuis peu. De façon assez étonnante, le clitoris a pourtant, il y a plusieurs siècles, été décrit avec une grande précision. Dès 1559, l’anatomiste italien Realdo Colombo déclare avoir découvert le clitoris et l’identifie officiellement comme étant le « siège du plaisir féminin »10. Son compatriote Gabriele Falloppio revendique également cette découverte quelques années plus tard. En 1844, il est entièrement schématisé par Georg Ludwig Kobelt. Cet anatomiste allemand décrit les deux bulbes, démontre sa riche innervation et son caractère très érogène. Lorsque l’on comprend à la même époque que l’ovule n’est libéré qu’à un moment précis du cycle et que l’orgasme n’a donc pas de fonction procréative, la transmission des connaissances sur le clitoris est reléguée au second plan, voire même totalement oubliée. Considérés comme inutiles, voire gênants, ces savoirs montraient en effet que la satisfaction des femmes pouvait s’émanciper des hommes et de la pénétration.
Au début du xxe siècle, bien que l’on admette la présence du clitoris, ce dernier reste très mal considéré et mis à mal par certaines croyances, notamment celles véhiculées par Sigmund Freud dans ses Essais sur la théorie sexuelle, publiés en 190511. Le psychanalyste y expose sa théorie selon laquelle il y aurait deux types d’orgasmes, clitoridien et vaginal. Il soutient que l’orgasme clitoridien serait immature et qu’après la puberté, il serait nécessaire d’abandonner ce plaisir pour privilégier l’orgasme vaginal et ainsi franchir le stade infantile12. Après Freud, la stimulation du clitoris devient socialement taboue. L’orgasme vaginal se place comme seule forme valable de plaisir et ne pas parvenir à la jouissance par l’unique stimulation du vagin apparaît comme un synonyme de dysfonctionnement sexuel.
Si l’héritage des propos de Freud reste encore très prégnant dans les mentalités jusqu’au début du xxie siècle, ce poids qui pesait sur le clitoris tend peu à peu à disparaître. Dès les années 1970, avec la publication d’Anne Koedt intitulée Le Mythe de l’orgasme vaginal, cette croyance est peu à peu déconstruite13. Presque trente ans plus tard, en 1998, le clitoris est décrit pour la première fois dans son entièreté par l’urologue australienne Helen O’Connell. Cette étude du clitoris se poursuit avec les travaux de la gynécologue obstétricienne Odile Buisson et de l’urologue Pierre Foldès qui réalisent les premières échographies du clitoris, notamment pendant l’excitation et la pénétration afin d’en étudier le fonctionnement. Grâce à ces avancées, en 2016, la chercheuse Odile Fillod présente un modèle de clitoris en 3D, accessible au grand public depuis son site internet Clit’info et permettant la transmission d’une vision plus complète du sexe féminin. Le grand public découvre alors l’organe bulbo-clitoridien dans son entièreté14. Érectile et très fortement innervé, il est le principal moteur de l’orgasme féminin et a pour unique fonction le plaisir sexuel. Une partie de l’organe est externe (son gland et le capuchon qui le recouvre partiellement) et est située au-dessus de l’entrée du vagin et de l’urètre. Ce qu’on appelle les racines (les corps caverneux) et les bulbes (les corps spongieux) du clitoris sont quant à eux cachés à l’intérieur du corps et entourent les parois du vagin. La jonction de ces deux branches correspond à la zone sensible dans le vagin communément appelée point G (ou zone G).
Ces années d’obscurantisme clitoridien ont laissé une trace dans les mentalités. De plus en plus de représentations tendent aujourd’hui à corriger la méconnaissance du clitoris. Depuis 2012, Sophia Wallace investit régulièrement le milieu urbain afin d’interroger cette absence dans les représentations mais aussi dans le but d’interpeller les passant·e·s et de créer une discussion. Le message qu’elle transmet habituellement dans les espaces d’art et d’exposition est donc ici transposé dans l’espace public. Par des affiches ou des graffitis, par des mots ou des dessins, elle reprend certaines lois de CLITERACY qu’elle appose sur les murs des villes afin de communiquer son propos à une plus vaste échelle. Des clitoris peints à la bombe et au pochoir, des phrases en lettres capitales sur des affiches placardées sur les murs, Sophia Wallace adopte les procédés de l’expression urbaine. Ces travaux de rue sont alors fréquemment rediffusés à travers des photos sur les réseaux sociaux et les passant·e·s y ajoutent souvent des remarques, des dessins. Selon l’artiste, cette réappropriation prouve l’impact, l’effet et la nécessité des connaissances qu’elle partage.
Cet obscurantisme sexuel et ce contrôle des connaissances et des savoirs ont contribué au fil du temps à imposer une certaine identité féminine. En effet, les savoirs mis au service des rapports de pouvoir et de domination participent largement à déterminer et à transmettre une seule identité perçue comme valable et normale. Cette norme a été construite de manière stéréotypée et réduite par le point de vue masculin. Cette thèse est développée par Laura Mulvey dans son essai Plaisir visuel et cinéma narratif, publié en 1975. Ce concept, qu’elle nomme male gaze, désigne la manière dont les représentations visuelles, les histoires, les personnages au cinéma, en apparence neutres, sont en réalité influencés de façon inconsciente par la société patriarcale. Ces rapports de pouvoir ont donc construit une certaine image de la femme, objet du regard et contrainte par le pouvoir masculin. Pour Mulvey, « dans un monde gouverné par l’inégalité entre les sexes, le plaisir de regarder se partage entre l’homme, l’élément actif et la femme, élément passif. Le regard déterminant de l’homme projette ses fantasmes sur la figure féminine que l’on modèle en conséquence. »15.
Ce contrôle s’exerce également dans le domaine même de la sexualité. Des normes régissent les rapports sexuels et définissent ce qu’il est acceptable de faire ou non. Dans son premier volume de L’Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, le philosophe Michel Foucault s’intéresse à l’histoire de ces normes et de ces interdits sexuels16. Il explique que, de toute évidence, les rapports de pouvoir s’exercent pleinement dans le domaine de la sexualité, censurent et ordonnent les comportements sexuels. Foucault pense notamment qu’il persiste une norme qui s’impose au-dessus de toute les autres : celle du couple hétérosexuel, légitime et procréateur. Cette sexualité « utilitaire et féconde »17 est reconnue et acceptée tandis que la sexualité qui sort de ce cadre est réprimée et censurée. Cette norme enferme les femmes dans une identité prédéfinie, dans un rôle réducteur. Pour Sophia Wallace, alors que les images, qu’elles soient artistiques, populaires, et surtout publicitaires, ont tendance à aliéner les femmes et à objectifier leur corps. Les mots, utilisés de la bonne manière, permettent de poser des termes précis, puissants et revendicateurs. Une grande partie de ses œuvres sont donc créées à partir de mots, de textes. Dans une conférence, l’artiste déplore l’utilisation systématiquement incorrecte du mot « vagin » pour désigner la vulve18. Elle y expose sa volonté de donner du pouvoir à ces mots en les appliquant de la bonne manière et y explique l’attention qu’elle met dans l’esthétique de ses œuvres. Elle porte un soin très important à l’apparence et aux codes visuels de son travail. En effet, elle tient absolument à s’opposer à l’image de la féminité stéréotypée qui est habituellement véhiculée. Pas de tissu, pas de couleurs jugées féminines, pas de petite échelle, pas d’image sexualisante ni de représentation de la vulve ou du vagin. Pour Sophia Wallace, les corps féminins sont trop objectifiés, elle évite donc toute sexualisation de ces derniers. L’idée n’est pas de nier tout caractère sexuel, car le propos de son travail est fortement lié à la sexualité, mais simplement de promouvoir la connaissance dans sa forme la plus factuelle.
Production et transmission des savoirs manquants par les femmes
Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, de plus en plus de femmes prennent conscience de leur compréhension lacunaire de leur propre corps et de leur sexualité. Alors qu’elles occupaient une place très importante par le passé, en tant que sage-femmes ou encore guérisseuses, la constitution de la médecine moderne les a écartées du domaine médical, les privant de l’autonomie et de l’indépendance dont elles pouvaient jouir auparavant. En effet, à partir du xiiie siècle, la création des facultés de médecine a rendu totalement illégitimes les formes de savoirs et de soins pratiqués sans diplôme et les premières universités n’autorisaient pas aux femmes l’accès à l’enseignement. Se retrouvant dépossédées de toute possibilité d’accès aux savoirs, elles n’avaient alors plus le pouvoir sur leur santé. La domination masculine sur la sexualité et les corps des femmes s’est donc davantage accentuée avec la professionnalisation de la médecine. Face à l’ignorance généralisée des femmes sur leur propre corps, un grand nombre d’entre elles ont entamé une réappropriation des savoirs gynécologiques au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Bien que la médecine fût à l’époque – et encore aujourd’hui – majoritairement masculine, certaines femmes sont parvenues à s’y imposer et à agir pour le progrès scientifique sur le sujet. Et ce n’est pas un hasard si la majorité des dernières découvertes faites sur le clitoris ont été réalisées par des femmes.
Le corps et surtout le plaisir féminin intéressent peu la recherche scientifique. Pourquoi, alors que nous comprenions déjà le fonctionnement du pénis et parvenions à régler les problèmes d’érection, découvrions-nous seulement l’anatomie du clitoris ? Le système et la recherche médicale sont donc des éléments déterminants dans l’émancipation des femmes. Lors de leurs études sur l’activité sexuelle et le plaisir, les sexologues et gynécologues William H. Masters et Virginia E. Johnson ont contribué à légitimer l’orgasme féminin. Leur description scientifique détaillée de la jouissance féminine était une première, et, il est évident que la participation de Virginia Johnson dans ces recherches fut déterminante dans la direction de l’étude. Johnson a permis à cette étude de se concentrer davantage sur l’orgasme féminin et de mettre en évidence les capacités orgasmiques du clitoris. Également pionnière dans son domaine, la sexologue Shere Hite a publié en 1976 un rapport dans lequel elle analyse les habitudes orgasmiques des femmes. Démontrant leur insatisfaction lors de rapport avec des partenaires masculins, Hite met en avant la capacité bien plus importante des femmes à obtenir un orgasme seules lors de la masturbation. Enfin, plus récemment, les recherches d’Helen O’Connell, Odile Fillod et Odile Buisson ont mis en exergue la vision erronée que nous avions du clitoris.
Comment se partager le savoir ? Dès les années 1970, des groupes de parole et d’échange se développent. Proposant une approche instinctive, basée sur l’expérience et le ressenti, les discours y sont plus ouverts et bienveillants. Les femmes s’y examinent elles-mêmes, apprennent à s’observer et à s’écouter afin de mieux comprendre leur corps. Cette prise en main de leur intimité est en effet très importante : les femmes passent ainsi d’une position, passive, d’examinée à celle d’examinante. Ces mouvements de self-help encouragent les femmes à adopter une posture active et à revendiquer leur santé et leur sexualité. Dans cette lignée s’inscrit l’ouvrage Our bodies, Ourselves, traduit par Notre corps, nous-mêmes. Publié en 1971 par le Boston Women’s Health Book Collective, ce livre contient une multitude d’informations concernant la vie et la santé des femmes : de l’avortement en passant par les maladies sexuelles, la grossesse, l’orientation sexuelle ou encore les violences. Écrit par des femmes et pour les femmes, son effet fut révolutionnaire, provoquant une large prise de conscience en répondant à de nombreux stéréotypes sur leur vie et leur désir sexuel. C’est donc par des moyens plus populaires que s’opère la transmission des savoirs entre femmes. Ce sont ces savoirs que Sophia Wallace transmet dans 100 Natural Laws (Fig 2), la première œuvre de sa série CLITERACY, créée en 2012. Cette imposante installation se compose de texte, présenté sous la forme de phrases très courtes inscrites en lettres capitales dorées, argentées et en bronze sur un gigantesque panneau blanc. Par-dessus ce texte, le mot « CLITERACY » en néon vient éclairer la totalité de la pièce. C’est par ces phrases courtes mais puissantes que l’artiste nous partage son expérience et les connaissances qu’elle a acquises : « Encouragez vos filles à apprendre à se faire plaisir lorsqu’elles commencent à avoir des relations sexuelles. Elles seront plus en sécurité et sauront ce qui leur fait du bien. […] La salive est un lubrifiant totalement inadéquat pour la pénétration »19. Ces paroles viennent apporter des précisions, de nouvelles connaissances, ou bien rétablir certaines vérités que le corps médical ne transmet que rarement, permettant de s’éduquer par soi-même puisque la parole légitimée et présente en majorité ne suffit pas à se connaître et à s’épanouir entièrement.
Sophia Wallace, 100 Natural Laws, 2012
Néon, bois, vinyle, 3 × 4 m.
© Sophia Wallace
Cet élan de partage et de transmission passe également par une réappropriation des représentations et des images du corps ou de la sexualité des femmes. L’un des effets de ces revendications est de diffuser une vision plus positive de cette sexualité, exempte de tabou et de préjugé. Sophia Wallace réclame ainsi une liberté des femmes à disposer de leur corps et de leur sexe comme elles l’entendent et de pouvoir assumer librement leur sexualité. Dans les lois de CLITERACY elle écrit que « Tous les corps ont le droit d’éprouver le plaisir dont ils sont capables »20. Dans une installation de 2018, l’artiste célèbre le corps et la sexualité féminine avec l’œuvre Because the truth is sacred what they have shamed, I will honor, réalisée in situ dans la galerie AP à Zacatecas au Mexique. Cet autel glorifiant le clitoris est composé de plusieurs sculptures en porcelaine, disposées au mur, représentant l’organe. Au sol, des fleurs, bougies et statues de la Vierge Marie sont dispersées à travers la pièce. L’artiste critique ici le jugement qui s’exerce sur les femmes et leur sexualité et propose à l’inverse de célébrer la beauté du clitoris et de la sexualité féminine.
Sophia Wallace, Because the truth is sacred, 2018
Installation en porcelaine, fleurs, bougies.
© Sophia Wallace
Dans la continuité du self-help, la volonté de prendre la parole, de créer des espaces d’échange et de transmission bienveillantes s’exerce aujourd’hui davantage sur les réseaux sociaux. Internet est devenu un des nouveaux terrains de bataille féministe. De plus en plus de comptes Instagram, tenus par des femmes, dédiés à la sexualité, au plaisir et à la santé sexuelle des femmes ne cessent d’apparaître et de croître. Elles y communiquent leurs expériences et font de leur compte une réelle plateforme d’échange et d’entraide. Leur contenu profondément éducatif et bienveillant apporte les connaissances que l’éducation sexuelle « classique » peine bien souvent à transmettre.
Se forger et revendiquer une nouvelle identité
Les revendications féministes des années 1970 se sont poursuivies ; dans le champ artistique, il s’agit pour les artistes de protester, s’insurger et dénoncer les normes et les mécanismes misogynes. Sophia Wallace remet en question la vision stéréotypée de l’identité et de la sexualité féminines qui prédominait jusqu’ici et tente d’en fournir une vision plus juste et plus diversifiée. Dans 100 Natural Laws (2012), l’artiste expose cette conception de la sexualité concentrée sur le plaisir féminin. Elle y convoque diverses sources scientifiques et populaires afin de transmettre des connaissances permettant de déconstruire cette vision normative hétérocentrée et misogyne du sexe et du plaisir. « La pénétration avec un pénis n’est qu’une des innombrables manières d’avoir un rapport sexuel »21, « Le porno mainstream représente sans cesse des actes sexuels qui ne permettent pas aux femmes d’avoir un orgasme et qui sont souvent très douloureux et intentionnellement humiliants »22, « Quatre minutes, le temps moyen nécessaire aux femmes pour atteindre l’orgasme par la masturbation »23, autant de phrases qui visent à informer, troubler et provoquer une discussion. Un grand nombre de ces citations apportent également des indications précises sur le clitoris, sa physionomie et son fonctionnement, l’artiste étant persuadée que ces connaissances peuvent être le moyen pour les femmes de se réapproprier leur corps, leur sexualité, leur histoire et leur identité. En effet, cet organe, les enjeux misogynes et les rapports de pouvoir qu’il convoque deviennent un enjeu politique. Selon l’historien de l’art Martial Guédron : « L’iconographie du corps de la femme et qui plus est celle de son sexe sont hautement révélatrices de la place qui lui est faite dans chaque forme de société. »24 Promouvoir une autre image de leur corps et de leur sexe permet donc aux femmes d’affirmer leur droit à passer à des sujets affirmés et libérés du regard masculin.
Malgré toutes les revendications du siècle dernier, et alors que l’on pensait que la révolution sexuelle avait eu lieu et que la liberté sexuelle était acquise, on réalise pourtant que de nombreux stéréotypes et normes régissent encore aujourd’hui nos rapports. L’expérience féminine intime et surtout le clitoris demeuraient majoritairement absents jusque très récemment. En mai 2014, Sophia Wallace invite le public à réaliser une action au Whitney Museum of American Art à New York afin de tenter de résoudre le problème d’illettrisme du musée. La biennale qui avait lieu au même moment dans le musée cette année-là était saturée de phallus et présentait très peu de diversité, autant de genre que de race. L’intervention de Sophia Wallace se décomposait en deux parties. Les visiteur⸱euse⸱s étaient amené⸱e⸱s à porter des lunettes en carton, les CLITglass, afin de pouvoir observer l’exposition à travers la perspective du clitoris. Devant chaque œil, était découpé la forme d’un clitoris permettant ainsi de « filtrer la vision »25. En effet, selon l’artiste, regarder à travers les CLITglass permet de reconsidérer la place du clitoris dans le monde, en tant que forme ainsi qu’en tant que sujet. Dans un second temps, les participant⸱e⸱s disposaient de clitoris en papier découpé, qu’ils ou elles pouvaient photographier devant les œuvres du musée. Ainsi rajoutés devant ces tableaux, les clitoris avaient, d’après Sophia Wallace, pour rôle de contrebalancer l’omniprésence du masculin et de rééquilibrer les représentations.
Sophia Wallace, CLITglass, 2014
Carton.
© Sophia Wallace
Pour corriger l’« excision » mentale et culturelle du clitoris, l’artiste répète et multiplie le motif du clitoris à travers le projet CLITERACY mais aussi plus spécifiquement avec la série Over and over and over, présentée en 2016 à la Catinca Tabacaru Gallery à New York. Cette série se compose de mots en néons colorés, accrochés sur les murs de la galerie. Ces lettres cursives et italiques illuminent l’espace tout entier et imposent leur présence. Le sujet d’habitude diminué devient ici source d’illumination. Des manuscrits de l’Égypte antique aux paroles de rap, Sophia Wallace cite une grande diversité de références pour visibiliser les tabous, la censure et l’ignorance. Elle s’est également inspirée de l’auteur James Rozoff qui écrivait que « La vérité dite une fois ne surpasse pas un mensonge souvent répété ». Elle tente donc d’effectuer une éducation par la réitération. En effet, selon elle, tant que les expériences des corps féminins ne sont pas représentées correctement, elles doivent être répétées « encore et encore et encore ». Pour remplacer les mensonges, ou plutôt les oublis et les inexactitudes que nous avons profondément intégrés, il est nécessaire de répéter la vérité jusqu’à ce que cette dernière supplante ces erreurs.
Sophia Wallace, I am, 2016
Néon.
© Sophia Wallace
Après tant de décennies à ne pas connaître ou mal connaître nos corps, il est nécessaire, non seulement de représenter le clitoris, mais de le faire avec justesse et précision. Sophia Wallace accorde donc une grande importante à cette exactitude, afin que nous cessions d’avoir une idée vague, floue, ou même inexacte du sexe féminin. C’est dans cette volonté qu’elle réalise en 2013 Άδάμας – Adamas, qui signifie en grec « impossible à conquérir ». Cette imposante sculpture en acier représente un clitoris mesurant près de deux mètres de haut. À la connaissance de l’artiste, cette œuvre est la première sculpture anatomiquement correcte de l’organe. Pour la concevoir, elle a dû consulter une quantité très importante de sources, parfois contradictoires ou imprécises. Les difficultés qu’elle a pu rencontrer en réalisant cette sculpture témoignent du manque de recherches et de connaissances scientifiques sur le sujet. Cette œuvre est donc à la fois puissante par son message et sa présence, mais également source de connaissance du fait de sa justesse scientifique. Au-delà de ce caractère scientifique et théorique, l’artiste souhaitait également mettre en avant la beauté du clitoris. Selon elle, cette forme doit devenir iconique et mémorable, traitée avec respect et non comme une chose obscène. Elle souhaite également travailler avec des matériaux solides comme la pierre ou le métal, à une échelle plus monumentale, en installant ses sculptures de façon pérenne dans l’espace public afin qu’elles puissent perdurer et que les générations futures n’aient pas à souffrir de ce manque.
Sophia Wallace, Άδάμας (Adamas), 2013
Sculpture en bois, fibre de verre et acier 109 × 182 × 27 cm.
© Sophia Wallace
Les expériences vécues du corps féminins sont largement sous-représentées, d’autant plus lorsqu’il s’agit des parties génitales, allant de la violence au plaisir. Les savoirs médicaux et populaires ont construit une certaine identité féminine et ont contribué à façonner l’expérience intime et sexuelle des femmes. Dans ce contexte, le travail de Sophia Wallace explore les réalités des corps et du clitoris. Les connaissances convoquées dans ses œuvres traduisent une volonté de transgresser et de s’émanciper des normes, en brisant le silence culturel par la transmission de nouveaux savoirs.