Traces et résidus cadavériques dans l’art : Le minimalisme comme réalisme et la violence symbolique des œuvres

DOI : 10.57086/radar.172

Abstract

« Les œuvres de Teresa Margolles examinent les causes et les conséquences sociales de la violence. Pour elle, la morgue reflète fidèlement la société, en particulier celle de son pays d’origine où les décès causés par les crimes liés à la drogue, la pauvreté, la crise politique et la réponse inepte du gouvernement ont dévasté les communautés. Teresa Margolles a développé un langage unique et discret afin de parler au nom de ces sujets réduits au silence, les victimes étant considérées comme des “dommages collatéraux” du conflit. »

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Mots-clés

cadavre, confrontation, Mexique, mort, violence

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Le cadavre comme matériau de création

Si la mort, les morts nous dérangent et figurent parmi les tabous les plus prégnants de nos sociétés occidentales contemporaines, ce n’est pas tant l’idée ou les représentations que nous en avons qui sont en cause, mais ces corps inanimés, dégradés, abîmés, des cadavres qu’on ne veut pas, qu’on ne veut plus voir. Ils nous font violence. Les sociologues et anthropologues, Louis-Vincent Thomas particulièrement, ont bien montré comment « l’homme d’Occident – depuis le xxe siècle – pratique en permanence une stratégie de la coupure […] et aussi une stratégie de l’occultation1 » face aux morts. Ils sont évincés de nos espaces de vie quotidiens et privés, relégués dans des espaces qui leur sont dédiés (à l’hôpital, à la morgue…) ; parler des morts est globalement un sujet peu présent, que l’on évite dans nos discussions (sauf s’il s’agit de personnes connues et médiatisées mais éloignées de nous affectivement ou pour certaines générations et notamment nos anciens) ; grâce à la thanatopraxie les dépouilles sont arrangées, maquillées, les morts semblent dormir ; la crémation est en hausse constante depuis quelques années2 probablement aussi parce qu’elle va dans ce sens de faire disparaître ces corps – plus de traces, rien à voir – et nous éviter ainsi le contact visuel avec la réalité du cadavre. Ce que nous fuyons est ce qui le caractérise, un état de décomposition, de détérioration de l’intégrité corporelle.

Face à cela et paradoxalement, les mondes de l’art ont offert une place de choix au cadavre3, et à tous ses matériaux constitutifs, particulièrement les arts visuels contemporains4. Les matières organiques et déchets corporels, des morceaux de corps, des os, etc. s’invitent dans les œuvres comme matériaux de création, comme sujets d’exposition et deviennent ainsi les objets d’une expérience esthétique possible5. La présence et l’utilisation d’un tel matériau à des fins de création posent des questions d’ordre esthétique et sociologique, mais aussi sur la violence et déviance que ces œuvres engendrent : « Il n’est plus question de s’abriter derrière la toile, la peinture, les symboles : on utilise désormais la réalité comme un matériau brut, riche, immédiat pour en livrer l’envers du décor6. » Loin de constituer des matériaux socialement reconnus et légitimés pour faire des œuvres, les cadavres vont, dans l’art, produire des effets particulièrement saisissants, déstabilisants, voire violents.

Parmi les artistes dont le travail s’inscrit pleinement dans cette perspective, Teresa Margolles est très certainement l’une des plus emblématiques. La qualité et l’efficacité esthétique des œuvres qu’elle produit, leur violence symbolique, en font un exemple pertinent pour illustrer la manière dont l’art se saisit de la violence réelle de nos vies sociales.

Ce qui l’intéresse, c’est « la vie du cadavre » : « Le devenir du corps après que la vie l’a quitté est au cœur de mon travail ; les éléments désormais sans vie mais constitutifs du corps humain que je m’approprie me permettent d’appréhender la mort dans sa dimension sociale. J’étudie les transformations d’ordre physique et social qui les affectent au cours de la phase que je nomme “vie du cadavre7” ».

Si l’on revient au déni évoqué plus haut, comment parvient-elle à nous faire regarder ici dans les mondes de l’art ce que nous ne voulons pas voir là dans nos vies quotidiennes ?

La vie du cadavre

Dans les installations de Teresa Margolles, les corps morts et leurs éléments constitutifs, si dérangeants, si encombrants pour nous aujourd’hui, ne sont présents que très discrètement : « L’artiste porte cet aspect documentaire de son travail vers une extrémité existentielle. Évitant d’exhiber une morbidité crue et dépassant les frontières esthétiques, elle joue au contraire sur la puissance de l’imaginaire du spectateur et parvient à suggérer l’inconcevable avec les moyens et les références de l’art minimal8. » La particularité de son travail, l’orientation qu’il a pris ces dernières années, tient à son parcours artistique et professionnel personnel : parallèlement à ses activités d’artiste, Teresa Margolles a passé le diplôme du département de médecin légiste de la ville de Mexico et occupé les fonctions de technicienne légale dans une morgue9 ; c’est à la morgue, au contact direct des vrais cadavres (des plus « beaux » aux plus abjects, des plus préservés aux plus abîmés) que son travail prend racine. « C’est à la morgue que se réaffirme ma volonté de codifier les images déchirantes et à l’irréalité délirante que je vois chaque nuit dans l’amphithéâtre. C’est à la morgue que se réaffirme aussi l’importance du rôle de médiateur que je veux endosser vis-à-vis de la société. Afin de retenir l’impuissance et la rancune que je partage avec les familles, afin de décharger notre haine par l’art, converti en blocs de ciment, en air et en bulles de savon10. »

Si elle est confrontée à la réalité crue et morbide en tant que travailleuse de la mort, en tant qu’artiste elle se réfère à son expérience mais se « contente », très subtilement, de suggérer la réalité au travers d’installations minimalistes. Ce qui l’intéresse, ce dont elle cherche à nous entretenir par le biais de l’art, est cette transition entre la vie et la mort, ce moment de passage où les morts ne sont plus avec nous (ils sont détournés hors de notre vue et hors de portée de nos sens dans des espaces et des institutions spécifiquement créés pour eux), mais pas encore là où ils doivent être, là où culturellement, symboliquement et socialement nous acceptons de les voir (dans un cercueil enfoui sous terre, réduits en cendres dans une urne mortuaire). Cet entre-deux, cette vie du cadavre qu’elle nous donne à voir par le biais d’une expérience esthétique, sont tout à la fois fascinants (en ce qu’ils génèrent des émotions, des sensations inédites) et source de malaise : « Nous avons horreur de ce que nous voyons, parce que, inconsciemment, nous sentons que nous contemplons un interdit, un secret. […] Dans notre répulsion, il y a aussi la conscience du blasphème, du regard qui va trop loin, du coup d’œil qui a aperçu ce qu’il ne devait pas voir11. »

Teresa Margolles par son art nous confronte à sa façon à la violence de la mort, de nos mondes sociaux.

Mais, venons-en à décrire quelques-unes de ses œuvres pour illustrer cette mise en perspective, cette distance qu’elle permet de créer par la dimension esthétique et cognitive du rapport au cadavre. En effet, il est plus que troublant que ces créations ne montrent presque rien, rien qui ne soit tabou, condamnable, ni même choquant ou violent en soi, et se révèlent d’une si redoutable efficacité et de nature à créer un véritable choc esthétique. Les œuvres choisies pour cet article ont en commun la nature du matériau qui les compose : des matières organiques pures ou les traces qu’elles laissent, prélevées dans les morgues et sur des personnes assassinées, notamment des parias, aussi seuls et marginaux dans la mort qu’ils l’étaient dans la vie, des morts qui n’ont pas de famille pour les pleurer, pour prendre en charge leur sépulture, ou dont les familles trop pauvres n’ont d’autre choix que de les délaisser, de les abandonner. C’est ici que Teresa Margolles intervient, elle porte attention et intérêt à ces morts, à leur famille et par le truchement de l’art nous amène à les rencontrer, à les côtoyer, à les commémorer.

Traces et résidus cadavériques comme matériaux de création, des exemples d’œuvres

Comme cela a été dit, et contrairement à des travaux plus anciens, il n’est pas question dans les œuvres récentes de l’artiste de montrer des corps morts dans leur intégrité, ni même de montrer quelque chose qui y fasse référence de manière explicite, de manière visuellement significative. À des œuvres que l’on pourrait qualifier de figuratives, telle Lingua12 (2000), ont succédé des œuvres élaborées à partir de graisse humaine, de fluides, d’eaux usées ayant servi à laver les morts…

Teresa Margolles, Lengua / Tongue, 2000

Courtesy of the artist and Galerie Peter Kilchmann, Zurich.

La graisse humaine

Parmi les matériaux utilisés par Teresa Margolles, la graisse humaine, prélevée sur les corps morts, figure ceux qu’elle privilégie. Dans Ville en attente (vidéo, 2000) on peut voir un individu s’appliquer à combler les trous des murs extérieurs de l’école de Guido Fuentes avec de la graisse humaine ; le geste n’a rien de spectaculaire, c’est le matériau utilisé et la dimension laborieuse, la lenteur du travail entrepris (dont on comprend qu’il est sans fin), qui donnent tout son sens à l’œuvre. Chute libre (2005) est composée d’un réservoir d’où s’échappe toutes les minutes une goutte de graisse humaine ; seul le bruit sourd de la goutte sur le sol, où se forme une flaque, est manifeste, chacune des gouttes symbolise une mort violente, chacune renvoie à un meurtre ; ce sont là encore le rythme et la singularité du matériau utilisé, la subtilité avec laquelle l’idée de cadence macabre est transmise, qui créent l’effet esthétique et esthésique. Face à ces installations, c’est bien d’effet poïétique de l’œuvre dont il est question : visuellement rien de choquant, l’esthétisme est même particulièrement travaillé dans Chute libre où d’une part la couleur jaune très pure — pâle avec seulement quelques gouttes de graisse et intense lorsque les gouttes s’accumulent —, et d’autre part l’amoncellement progressif qui joue sur un effet de matière sont particulièrement séduisants, agréables pour l’œil. Et pourtant, dès qu’on a lu le cartel, c’est bien un sentiment de malaise, une gêne de trouver belle une matière si morbide, qui se manifestent. C’est alors mentalement qu’on redonne sa place à cette graisse, qu’on la resitue dans un contexte qui nous est étranger (une morgue) et qu’on la replace mentalement à l’intérieur d’un corps, qu’on ne voit pas, qu’on ne connait pas, mais que l’on sait être mort.

Teresa Margolles, Caída libre – Chute libre, 2005

Production Frac Lorraine. Photo Rémi Villaggi.

© Galerie Peter Kilchmann, Zurich.

Les fluides corporels

Vaho (No 1-3, 2006) montre bien l’évolution de son travail et comment l’horreur et le morbide13 abandonnent le spectaculaire pour le minimalisme : cette œuvre, présentées lors de l’exposition Six Feet Under – Autopsie de notre rapport aux morts (Berne, Suisse, 2 novembre 2006 - 21 janvier 2007) se présentait sous la forme de boîtes en plexiglas, rectangulaires, transparentes, posées sur des colonnes blanches. De loin on ne distinguait rien, de près on pouvait voir que ces boîtes étaient vides, mais on remarquait des projections rougeâtres sur les parois. C’est à la lecture des indications figurant sur le cartel, à l’entrée de la salle d’exposition, que l’on comprenait tout le sens de cette installation : les projections sur les boîtes de plexiglas étaient des traces des liquides corporels et des gaz qui s’échappent lors de l’autopsie. L’idée de mouvement, de projections, la composition de cette matière (que l’on suppose à la fois fluide et épaisse avant qu’elle n’ait séché) amenaient à s’interroger : on sait que ce sont des fluides corporels, mais lesquels ? Du sang certes, mais mêlé à quel autre fluide ? Et sur qui ont-ils été prélevés ? À quel endroit du corps ? Comment ? Ont-ils éclaboussé la technicienne alors qu’elle pratiquait l’autopsie ? Ce n’est pas tant ce que l’on voit face à Vaho — des traces — qui dérange, mais les questions qu’on est amené à se poser et les images de morts violentes, puisées dans nos représentations, qui se superposent à ces quelques projections. Les traces et le texte du cartel sont suggestifs, leur mise en scène et leur minimalisme sont provocateurs ; parce qu’ils nous laissent perplexes, ils ouvrent la voie à notre imaginaire, nous conduisent à combler mentalement l’espace qui s’est fait jour entre ce que nous voyons (l’œuvre telle qu’elle figure dans le musée) et ce à quoi elle renvoie (une réalité crue, morbide, celle de la morgue, des morts violentes à Mexico).

Molécules et vapeurs de mort

Avec des œuvres telles que Aire (2003) et Llorado (2004) ce ne sont plus directement des matières organiques qui sont prélevées sur les cadavres mais ce sont les eaux qui ont servi à laver les corps qui vont constituer le matériau de création : « En apparence anodine, cette eau est en fait une eau usagée qui a servi à nettoyer, avant autopsie, des corps de personnes décédées violemment. Cette eau, porteuse de matières, de fluides, véhicule un peu de l’existence du mort poursuivant ainsi de manière factice sa présence parmi les vivants. Cette incursion des morts parmi les vivants, dans une société où les barrières entre ces deux états semblent infranchissables, est parfaitement intolérable pour nos consciences. Elle met à jour brutalement la porosité des frontières et suggère que la mort est partout : dans l’air que nous respirons, dans l’eau que nous utilisons14. »

Grâce à une paire d’humidificateurs, cette eau sera, par exemple, diffusée dans l’atmosphère, enveloppant les spectateurs de particules de morts, particules présentes mais non visibles parce qu’infinitésimales, sensation étrange et ressenti désagréable d’être imprégné de quelque chose qui relève bien de la mort, qui contient un peu de ces morts, mais sans que rien visuellement ne dérange. Cette mort que l’on refuse de voir dans nos vies quotidiennes vient nous imprégner malgré nous. Cette eau servira aussi à fabriquer le nouveau sol en béton du centre d’art de Brétigny. Ainsi « Fosse Commune est une participation de l’artiste à la restauration du revêtement de sol du centre d’art dont le ciment a été mêlé à l’eau qui a servi à la toilette funèbre des défunts de la morgue de Mexico15. » Symboliquement, c’est bien sur des morts — à tout le moins sur les particules qu’ils ont laissées dans cette eau — que Teresa Margolles nous conduit à marcher, sur cette infime partie d’eux-mêmes incorporée dans ce béton. Dans la même lignée, elle produira une table et deux bancs ; installés en extérieur, les visiteurs du centre d’art pourront s’y asseoir, y manger. La singularité de l’expérience esthétique face à ces créations, construite sur la présence-absence des morts, nous interroge sur la morbidité du contenu, et nous incite à la réflexion. S’il nous arrange mentalement qu’après la mort il n’y ait plus rien, que les cadavres et ce qu’il en reste disparaît (y compris notre souffrance et notre désarroi), en réalité il reste toujours matériellement quelque chose, un fragment, une trace, des particules.Le travail de Margolles, en « recyclant » ces restes, en les mettant au premier plan et en les incorporant à des objets aussi quotidiens que communs (sol, table, banc) mais artistiques, nous fait violence autant qu’elle montre l’efficacité esthétique du minimalisme en art.

Le minimalisme comme réalisme

Ces quelques exemples, en illustrant l’utilisation singulière que Teresa Margolles fait du cadavre et de ce qu’il en reste, peuvent évidemment choquer, ou plus simplement déplaire ; par facilité on pourrait recourir aux discours critiques sur l’art contemporain, un art qui irait trop loin, qui aurait franchi les limites de l’acceptable, pour justifier le malaise que procure l’expérience esthétique face à ses œuvres. Pourtant, force est de constater que c’est assez habituel dans l’art, et ce depuis toujours, de montrer ce qu’il y a de plus abject et de plus tabou dans nos sociétés, de manière beaucoup plus figurative que ne le fait Teresa Margolles. Les tableaux de Théodore Géricault — par exemple ses Têtes suppliciées (1818), et pour ne prendre que cet exemple — montrent bien que le morbide a depuis longtemps pris place dans l’art16. De ce point de vue, Teresa Margolles n’a rien inventé, et son travail se situe dans la lignée de ses illustres prédécesseurs. En revanche, sa manière de montrer l’horreur et la violence, par sa contemporanéité, singularise son approche et en fonde l’originalité : le décalage qui s’opère entre ce qui est donné à voir, presque rien, et ce que nous construisons mentalement, est ce qui crée ce choc esthétique. « Évitant d’exhiber une morbidité crue et dépassant les frontières esthétiques, elle joue au contraire sur la puissance de l’imaginaire du spectateur et parvient à suggérer l’inconcevable avec les moyens et les références de l’art minimal17. » S’il revient au droit de trancher sur la « légalité » d’utiliser ces matériaux et de les rendre accessibles aux publics par des expositions, d’autres questions se posent sur le travail de Teresa Margolles et notamment en termes de réception, au regard des frontières de l’acceptabilité en art. En effet, comment décrire et mesurer les effets produits par des œuvres minimalistes, s’en protéger, quand le contenu manifeste, et bien qu’il nous déconcerte, nous heurte, ne laisse aucune prise18, et alors que ce sont les images et représentations mentales qu’elles nous amènent à construire qui nous font violence ? Comment justifier que de la « vulgaire » graisse, des fluides, de l’eau… soient de nature à nous confronter à la mort dans ce qu’elle a de plus dérangeant, à nous plonger dans une expérience esthétique de dissatisfaction, de déplaisir que nous acceptons pourtant ? Les deux phases de l’expérience esthétique sont ici particulièrement marquées, et montrent comment l’art n’est justement pas fait pour plaire, mais joue un rôle cognitif. Il nous conduit à la réflexion plutôt qu’à la contemplation : la perception repose sur peu de choses, mais la représentation qui lui succède est d’une violence symbolique, d’une efficacité esthétique et esthésique implacable. À l’économie de moyens qui articule le processus créatif privilégié par l’artiste correspond une plus-value sensorielle qui mise sur l’effet cathartique de l’œuvre tel qu’il est décrit par H. R. Jauss19. Le travail de Teresa Margolles est ici « réaliste » dans le sens que Georg Simmel accordait à ce concept (on mesure au passage la clairvoyance des analyses de Simmel qui écrit ces propos au début du xxe siècle, bien avant que l’art conceptuel apparaisse : « Il me semble que les œuvres d’art sont réalistes, dans la mesure où les réactions subjectives qu’elles provoquent ressemblent à celles qu’évoque en nous la réalité. Par conséquent – et c’est là ce qui est essentiel et décisif – il n’est aucunement nécessaire qu’il y ait une similitude extérieure entre les choses et l’œuvre d’art. Bien plus, il peut se faire que l’œuvre d’art arrive au même résultat avec des moyens tout différents, avec un tout autre contenu20. » À partir d’un élément (un artefact, une trace) isolé, particularisé, décontextualisé, mais qui résiste (pour reprendre l’expression de Bruno Latour), qui devient emblématique, symbolique par tout ce qu’il suggère, Teresa Margolles nous plonge dans un univers mortuaire, nous confronte à ces morts qu’on préférait ignorer. L’art montre ici sa capacité à traduire plastiquement une réalité sociale, celle qui est vécue au quotidien par les familles endeuillées et la technicienne à la morgue. Pour citer de nouveau Simmel : « Il semble même que le charme et l’intensité de la signification d’une œuvre d’art croissent dans la mesure où l’objet présenté par elle d’une façon immédiate possède une distance et une indépendance plus grande vis-à-vis de l’objet de la réalité naturelle, tout en produisant le même résultat psychologique que celui-ci21. » L’œuvre fonctionne donc comme un document sur le contexte social spécifique qu’elle constitue.

Dans nos sociétés occidentales contemporaines, il y a bien un idéal de disparition auquel nous aspirons collectivement face aux cadavres : « L’idéal de la disparition ne relève pas d’une fantaisie personnelle. Il s’agit plus profondément d’une rupture avec des modes fondamentaux de structuration de l’échange social. L’idéal de la disparition, son prestige incomparable, réside dans cette possibilité d’en finir avant que la mort n’arrive, de disparaître avant que le processus de la dégradation ne commence, avant que cela ne commence à tourner mal22. » Face à cela, Teresa Margolles nous rappelle que ces morts sont toujours un peu là, au travers de traces et de résidus cadavériques concrets, bien présents, si diffus soient-ils. Elle nous invite à la réflexion. Ce que nous voulons escamoter, Teresa Margolles nous y confronte, nous l’impose mais très subtilement. Et si ses œuvres sont transgressives pour certains, ce n’est pas une transgression pour la transgression ou un jeu de mise à l’épreuve des publics face à une réalité sociale qu’ils redoutent ou à laquelle ils refusent de se confronter. Il s’agit (et tout son travail en témoigne) d’une mise à distance qui, paradoxalement, rompt avec ce processus de déréalisation et d’indifférence qui articule notre rapport quotidien à la violence de la mort dans nos mondes sociaux.

Notes

1 Thomas Louis-Vincent, La Mort, 1988, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1995, p. 44. Return to text

2 Aujourd’hui, 38 % des français décédés sont crématisés contre moins de 1 % en 1975. https://www.cpfm.fr/panorama-funeraire-france/ Return to text

3 Voir Anne Carol, Isabelle Renaudet, dir., La mort à l’œuvre. Usages et représentations du cadavre dans l’art, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Corps & âmes », 2013, 312 p., ISBN : 978-2-85399-904-5. Return to text

4 On pensera ici aussi aux séries télévisées, voir l’article de Pierre Mercklé et Thomas Dollé, « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée », Raisons publiques, n° 11, 2009, p. 229-246. https://www.yumpu.com/fr/document/view/17512974/morts-en-series-representations-et-usages-des-cadavres-dans-la- Return to text

5 Pour un panorama des artistes et œuvres de ce type, voir le rapport de recherche : Sylvia Girel, La vie du cadavre dans les arts visuels, 2011. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01743845/document Return to text

6 Luc Virginie, Art à mort, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 32. Return to text

7 Document de présentation des expositions consacrées à Teresa Margolles, 5 mars - 1er mai 2005, 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, 13 mars - 30 juin 2005, Centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge. Return to text

8 Ibid. Return to text

9 Sur le parcours et l’évolution du travail de Teresa Margolles voir : Sylvia Girel, « Teresa Margolles : comment montrer l’in-montrable ? », La Voix du regard, n° 20, 2007, p. 57-66. Return to text

10 Teresa Margolles, entretien, Document de présentation des expositions consacrées à Teresa Margolles, op. cit. Return to text

11 Virginie Luc, Art à mort, op. cit., p. 36. Return to text

12 Lingua est la vraie langue naturalisée prélevée sur le cadavre d’un jeune punk dont Teresa Margolles a eu à s’occuper à la morgue, et que la famille a accepté de lui céder en échange de quoi elle proposait d’assumer les frais de sépulture. Return to text

13 Avant de produire des œuvres minimalistes, Teresa Margolles, a participé jusque dans les années 1990 au groupe SEMEFO connu pour ses créations et performances très violentes et agressives, qui montrent ou mettent en scène l’horreur de la mort à l’état brut, son côté le plus abject. Return to text

14 Document de présentation des expositions consacrées à Teresa Margolles, op. cit. Return to text

15 Ibid. Return to text

16 Voir à ce sujet et entre autres : Jean Clair, De Immundo : Apophatisme et apocatastase dans l’art d’aujourd’hui, Paris, Galilée, 2004 ; Pascale Dubus, L’Art et la mort. Réflexions sur les pouvoirs de la peinture à la Renaissance, Paris, édition du CNRS, 2006. Return to text

17 Document de présentation des expositions consacrées à Teresa Margolles, op. cit. Return to text

18 Contrairement à des œuvres gore, trash, visuellement choquantes et pour lesquelles les possibilités de mises en garde et de censure existent. Return to text

19 Hans RobertJauss, « La jouissance esthétique. Les expériences fondamentales de la poiesis, de l’aisthesis et de la catharsis », Poétique, n° 39, Paris, Seuil, septembre 1979, p. 261-274. Return to text

20 « Du réalisme en art », dans Mélanges de philosophie relativiste, Paris, Felix Alcan, 1912, p. 97-98. Return to text

21 Ibid. p.99. Return to text

22 Baudry P., Jeudy H.-P., Le Deuil impossible, Paris, Eshel, 2001, p. 49-50. Return to text

References

Electronic reference

Sylvia Girel, « Traces et résidus cadavériques dans l’art : Le minimalisme comme réalisme et la violence symbolique des œuvres », RadaЯ [Online], 5 | 2020, Online since 01 janvier 2020, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=172

Author

Sylvia Girel

Docteure en sociologie et professeure au laboratoire méditerranéen de sociologie de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (Aix-en-Provence) et à l’université d’Aix Marseille, Sylvia Girel est sociologue spécialisée dans les arts et la culture. La culture scientifique, les humanités numériques, la médiation (culturelle et scientifique), la diffusion des connaissances en sciences humaines et sociales et les transformations liées aux avancées numériques l’intéressent particulièrement. Elle a écrit à de nombreuses reprises sur le travail de Teresa Margolles (et du groupe SEMEFO), certaines fois au sein de corpus artistiques regroupant des artistes (Joël Peter Witkin, Andres Serrano, Sun Yuan et Peng Yu, Araya Rasdjarmrearnsook) usant du cadavre comme matériau de création.

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