Le 28 mai 2006, durant le Festival de Cannes, les cinq principaux acteurs du film Indigènes réalisé par le cinéaste franco-algérien Rachid Bouchareb reçoivent le Prix d’interprétation masculine. Sur scène, Jamel Debbouze, Sami Bouajila, Roschdy Zem et Bernard Blancan (Samy Naceri étant absent) chantent en chœur le Chant des Africains1, hymne des combattants Africains de la Libération, mais aussi hymne de ce film dédié à la réhabilitation de la mémoire des soldats méconnus des colonies.
Si Indigènes est une réussite sur le plan artistique, il l’est également sur le plan politique. Après s’être ému de la condition des anciens combattants des colonies, le Président Chirac décida de prendre rapidement des mesures concernant le gel de leurs pensions2. Cet événement peut, non sans ironie, être confronté à celui qui a suivi la sortie ultérieure du film Les Misérables de Ladj Ly, en novembre 2019. Le Président Macron s’est en effet dit « bouleversé par [la] justesse [du film] » et a demandé « au gouvernement de se dépêcher de trouver des idées et d’agir pour améliorer les conditions de vie dans les quartiers. »
Si le cinéma semble ainsi constituer un vecteur important d’empathie pour la classe politique, les mémoires des minorités n’ont cependant toujours pas trouvé leur place dans les mémoires nationales et européennes. Au total, près de 400 000 soldats africains ont combattu auprès de la France lors de la Seconde Guerre mondiale ; 40 000 d’entre eux trouveront la mort. Sur le plan matériel comme moral, la France n’a pas été à la hauteur de ce sacrifice (sur le plan moral, la plupart de ces combattants ont été contraints de perdre la citoyenneté française au moment des indépendances).
Une pétition a été adressée par Aïssa Seck en novembre 2016 au Président Hollande, lui demandant d’attribuer la nationalité française à ces anciens soldats africains. Face à cette situation indigne, vingt-huit anciens combattants ont pu recevoir la nationalité française. Mais selon l’historienne Armelle Mabon, cette annonce « ne permet pas de réintégrer dans la mémoire collective nationale les soldats africains engagés aux côtés de la France dans ses différentes opérations militaires de 1857 à 19603. » La réparation de cette injustice doit se poursuivre et s’amplifier, tant pour les soldats des anciennes colonies et que pour leurs descendant·e·s. Mais pourquoi la question du dédommagement fait-elle autant peur aux anciennes puissances colonialistes et esclavagistes ?
Cet article s’attache à rendre visible cette notion de réparation historique pour en analyser les procédés à travers une sélection d’œuvres de l’artiste Kader Attia. Depuis plusieurs années déjà, cet artiste français d’origine algérienne concentre ses recherches sur le phénomène de réparation, qui serait selon lui une constante au sein de la nature et de la culture humaine. Dans divers domaines, il examine les esthétiques et les éthiques de ces systèmes propres à chaque culture. Mais alors que dans le monde occidental contemporain l’acte de réparation vise simplement à restaurer une forme originale, dans certaines cultures traditionnelles africaines, les réparations envisagent la création d’une nouvelle forme. La culture capitaliste envisage la réparation apparaît comme une illusion de réappropriation de soi, niant l’existence même de la blessure ; à l’inverse, dans beaucoup cultures extra-occidentales, la réparation crée une nouvelle réalité, une nouvelle version de soi. L’époque coloniale est au cœur des recherches de l’artiste qui brode des liens, des comparaisons, des connexions avec notre présent. Les blessures qui découlent de ce passé, bien trop souvent invisibilisées, sont mises en évidence pour ne plus être niées.
Restauration : mémoire et oubli
J’accuse. Ces mots employés par Kader Attia pour nommer son œuvre de 2016 sont lourds de sens. On entend encore résonner la plume d’Émile Zola dans les pages du quotidien parisien l’Aurore (le 13 janvier 1898) pour dénoncer la crise éminemment politique et morale qui secoue alors la France, l’Affaire Dreyfus. J’accuse. Plus récemment, en 2019, Roman Polanski emprunte cette formulation dans le titre de son dernier film. Cette formule, qui a fait couler beaucoup d’encre en plus d’un siècle, est réactivée par Kader Attia pour dénoncer la violence et les processus de domination en jeu dans les politiques mémorielles. Son cri accusateur prend la forme de plus d’une dizaine de têtes sculptées dans du bois, supportées par des structures métalliques à taille humaine. Parmi ces figures, des tronçons de bois larges à la cime et menus et fins à la racine endossent des formes vaguement humaines, celles d’une jambe peut-être. Les visages sont déformés, incisés par des coups de gouge à répétition qui ont fait disparaître le nez et une partie de la bouche en une fente profonde sur certains, tandis que les sourires, sur d’autres, sont beaucoup trop étendus pour être réalistes. Comme de la cire laissée en plein soleil, les portraits semblent fondre et dégouliner ; les yeux et les sourcils s’affaissent en regards tristes perdus au loin ; les joues se creusent et forment des masses boursouflées où l’on pourrait presque distinguer l’inflammation rouge et enflée à travers le bois. Cette armée de morts-vivants porte en elle les stigmates d’une violence qui génère une atmosphère glaciale et solennelle. Sous les directives de l’artiste, des sculpteurs sénégalais ont taillé les bustes de bois, en prenant comme modèle des photographies d’archive de gueules cassées. L’artiste remémore ainsi que de nombreux pays africains se sont engagés dans les Première et Seconde guerres mondiales en tant que territoire colonial des belligérants et qu’ils ont souffert, eux aussi, de lourdes pertes humaines. Les bois utilisés pour sculpter les bustes ont été choisis en fonction de leur âge : ils sont approximativement aussi âgés que les personnes qu’ils représentent. Comme des observateurs silencieux, les bustes se tiennent face à une projection murale d’un court extrait du film J’accuse d’Abel Gance. Peu après la Première Guerre mondiale, le réalisateur français avait réalisé un film anti-guerre intitulé J’accuse. En 1938, face à la menace d’une guerre imminente, il en produisit une seconde version4. C’est la scène finale de ce second film que Kader Attia décide de projeter dans son œuvre. Le personnage principal – comme dernier recours dans ses efforts pour prévenir le monde – invoque les morts de la bataille de Verdun, les exhortant à se mettre en route dans une nauséabonde parade. Non seulement les tombes s’ouvrent, mais les monuments érigés pour commémorer les soldats tués sur le champ de bataille prennent vie. Sous le regard horrifié des habitants, l’épouvantable procession traverse villes et villages. Dans sa première version, Abel Gance avait utilisé des séquences de véritables opérations de combat. Pour la seconde, il a persuadé des vétérans blessés de guerre – les gueules cassées – à se joindre au cortège des morts de la guerre.
Kader Attia, J’accuse, 2016
Installation, bustes en bois sur base en métal, sculptures en bois sur un support en métal, projection vidéo.
Aujourd’hui encore, le contexte scientifique et historique dans lequel s’inscrit l’histoire des soldats africains est loin d’être limpide. Une multitude de débats animent l’opinion publique autour des « régiments suicides » et de la « chair à canon5 », du gel des pensions6 et du manque de reconnaissance générale des soldats africains. De nombreuses controverses vouent un caractère quasi subversif aux tirailleurs sénégalais7. C’est le cas par exemple de la manifestation, le 11 novembre 1996, devant la nécropole nationale du Tata sénégalais à Chasselay (Rhône). Comme chaque année, ont alors lieu les commémorations du souvenir des tirailleurs inhumés, dont une grande partie fut exécutée par les soldats allemands en juin 1940. Mais cette année, un collectif de sans-papiers, parmi l’assistance, brandit des pancartes témoignant de leur statut d’» enfants des anciens tirailleurs sénégalais morts pour la patrie française8. » Malgré le fait que leurs ancêtres aient combattu – et soient morts – pour la France, la nationalité française leur a été refusée. Cet événement témoigne du manque de reconnaissance dont pâtissent les descendant·e·s des soldats indigènes9. En Afrique, les mémoires ont souvent négligé les soldats ayant servi l’ordre colonial, pour ne mettre que trop souvent en avant la tragédie de Thiaroye10. Par épisode, des bribes de mémoires sont mises en lumière par les médias, laissant planer des zones pleines de lacunes et d’ombres. Des représentants de différentes associations (comme le Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage ou le Conseil Représentatif des Associations Noires) ont perçu une différence de traitement dans la reconnaissance de l’esclavage et de la colonisation comparativement à d’autres événements traumatiques : en la matière, la Shoah demeure un modèle de reconnaissance mémorielle11. C’est ce que révèle Kader Attia dans J’accuse en confrontant la mémoire des anciens tirailleurs sénégalais à celle des guerres mondiales. Ce sont des photographies d’archives des musées de Francfort, Londres et Paris qui ont servi de modèle pour sculpter les bustes en bois : l’archive se dilue dans un passé qui affecte le présent de la remémoration. C’est un discours alternatif sur la mise en récit du passé que produit Kader Attia en reconsidérant les « pans de l’histoire visuelle demeurés jusqu’à présent inaperçus12. » En effet, les images des mutilés européens s’immiscent dans l’écriture de l’histoire pour produire un discours unilatéral sur la réalité des guerres mondiales, omettant la part des Africains dans ces conflits. Il est ainsi frappant de constater la quasi totale inexistence photographique de gueules cassées Africains sur Internet, et par conséquent dans l’imaginaire collectif. Kader Attia s’empare de cette absence dans J’accuse pour remettre en question l’influence des images dans les conditions de production du discours historique et de l’historicité. Mais d’où vient cette différence de représentations ? D’une certaine manière, l’imaginaire collectif a davantage entretenu le mythe de la Force noire13 : cette expression, qui apparaît au début du xxe siècle, illustre les fantasmes d’une Afrique qui regorge de combattants aux capacités guerrières démesurées. Dès 1914, les soldats noirs sont accusés par les Allemands de barbaries et d’atrocités. Ces condamnations, qui tiennent en grande partie de la propagande, reposent sur des stéréotypes associés aux indigènes et à leur caractère de « sauvages14. » Du guerrier africain confectionnant des colliers d’oreilles aux soldats noirs mutilant à tour de bras grâce à son coupe-coupe, les tirailleurs sénégalais ont la réputation d’être féroces et quasi invincibles. En matérialisant les blessures peu visibles de ces soldats, Kader Attia leur attribue un caractère vulnérable. Une vulnérabilité face aux combats, certes, mais également une vulnérabilité face à l’histoire et aux mémoires. En effet, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, la France, déjà affaiblie, s’engage dans les guerres coloniales : elle ne célèbre plus les combattants noirs de manière aussi solennelle que lors de la Grande Guerre. Aujourd’hui encore, « Les questions des mémoires et de la reconnaissance des soldats africains sont aujourd’hui encore très difficiles à aborder. Le sujet est sensible, tant ces questions demeurent souvent prisonnières du climat délétère entourant l’histoire coloniale française15. »
En confrontant les sculptures de* gueules cassées Africains* aux défilés des Européens estropiés par la guerre, Kader Attia réunit l’histoire des deux guerres mondiales, telle qu’elle a été véhiculée dans la sphère publique, à celle, étouffée, des soldats des anciennes colonies. Le traitement mémoriel, tel qu’il se présente aujourd’hui, est au cœur des critiques du plasticien. Le souvenir retentissant des affrontements mondiaux se heurte à celui contenu du colonialisme. Ces entrelacements historiques mettent à mal les thèses concernant la spécificité de l’Holocauste et son caractère « historiquement et phénoménologiquement unique16. » Isoler le génocide d’autres violences collectives – voire même de l’histoire – est politiquement dangereux. Ces discours sur l’unicité créent une hiérarchisation des souffrances tout en isolant les violences – commises et subies – du champ historique. Le caractère imbattable de l’Holocauste aurait également tendance à minimiser le degré de gravité d’actions passées et présentes, tant par l’opinion publique que par des gouvernements peu scrupuleux. Kader Attia met fin à cette répartition des blessures pour penser les mémoires de manière dialogique, à l’instar de la « mémoire multidirectionnelle » théorisée par l’historien Michael Rothberg. Ce concept envisage de penser la scène publique mémorielle comme un espace de discussion et de flexibilité, comme un point de rencontre traumatique. Comme le rappelle l’installation de Kader Attia, la libération de la France ne peut se penser qu’en regard des colonisations. Les mémoires ne sont ni pures, ni authentiques : les différentes identités qui les composent interagissent dans la production du passé. J’accuse fait dialoguer des histoires communes qui tendent pourtant à être séparées. L’artiste y révèle les processus d’oublis pour mieux les analyser et en comprendre les enjeux au présent. Un retour critique sur les mémoires permet de pallier à l’amnésie générale. La réparation se trouve dans le rétablissement de ces connexions défaites.
Réappropriation : juxtapositions historiques et culturelles
Dans J’accuse, Kader Attia confronte deux mémoires en les mettant en relation dans le but de remédier à l’oubli de l’histoire. Ce procédé de comparaison trouve son aboutissement dans de nombreuses séries de collages – Untitled (Collages) (2018), Work on Memory (2017), Untitled (2014). L’artiste exploite toujours les images de gueules cassées, qu’il associe aux masques africains pillés lors des colonisations, ou à des bustes gréco-romains en marbre blanc estropiés par le temps. Les images sont conjuguées en plusieurs séries d’analogies cicatricielles : la mâchoire édentée et à vif d’un poilu est accolée à un visage de marbre romain défiguré et à la mutilation buccale d’un masque que les nombreux voyages ont violenté. La fracture perceptible d’un objet porte en elle la trace de son histoire ; la cicatrice suggère que le temps a passé, et avec lui l’objet, en témoignent les signes de sa fragilité. Kader Attia propose d’accepter l’irréparable par sa monstration : c’est ainsi qu’il déploie un nouveau paradigme de la réparation. Les correspondances qu’il établit permettent d’opérer un remontage par l’image de la meurtrissure, par-delà les temporalités et les localités.
Kader Attia, Untitled (Collages), 2018
Papier, photographie, visuels de vieux livres.
Kader Attia, Work on memory, 2017
Séries de collages, papier, photographie, visuels de vieux livres.
De nombreux artistes européens, dans les années 1960, choisissent de récolter – ou de produire – un grand nombre de photographies17. Les différents procédés de mise en forme de ces amas d’images visent à en organiser le contenu ou à révéler la permanence de certains motifs. L’artiste-peintre allemand Gerhard Richter (1932-), depuis le début des années 1960, récolte des milliers de photographies, coupures de journaux et croquis qu’il assemble selon leur contenu et leur forme. Les petits formats prennent place dans de grands ensembles ordonnés sous forme de panneaux. L’aspect systématique, méticuleux et méthodique de ce travail révèle une forme d’excès que l’exubérance des milliers d’images ordonnées et classées en plus de 800 panneaux ne cesse d’intensifier. Les photographies sont regroupées selon des motifs et des thèmes variés, allant des nuages au ciel, des villes aux montagnes, de l’intimité des portraits familiaux aux images tragiques de l’Holocauste. Les motifs ainsi répertoriés correspondent à une idée latente que l’artiste développe quelquefois dans ses peintures ou ses œuvres, exposant au public les étapes de son processus créatif.
Originaire de l’Allemagne de l’Est, Gerhard Richter se déplace en Allemagne de l’Ouest et y découvre les reproductions photographiques de la presse quotidienne, des revues illustrées et des périodiques largement diffusés, propres aux médias de masse. L’historien d’art Benjamin Buchloh voit dans l’enfance de l’artiste passée en RDA les causes de son rapport boulimique à l’image :
S’étant échappé d’un pays où toute sorte de publicité a été interdite, où les photographies de mode (sans parler de la pornographie douce ou explicite) étaient contraires à la loi, et où les images sollicitant un désir de tourisme auraient été bannies des photographies de la sphère publique de l’État Communiste, Richter peut désormais, et pour la première fois, parcourir sans cesse ces images en abondance18.
Tout au long des années 1950 et 1960 en Occident, la photographie s’érige en un emblème de l’entreprise commerciale et capitaliste. La presse et les magazines illustrés sont le visage de la modernité et du progrès, à l’instar de la télévision qui se développe peu à peu. La surabondance d’images devient un agent idéologique, commercial et politique de la vie en Occident. Gerhard Richter juxtapose des visuels de l’identité publique et intime à celles de la culture médiatique dans le but d’en analyser la mémoire récente. En effet, L’Atlas est le témoin d’une époque où l’Allemagne réfute les conséquences du fascisme, au risque de détruire l’existence de cet événement traumatique. C’est à l’intérieur de l’espace géographique et politique de la société même qui a infligé la blessure que l’artiste-peintre agit. La mémoire collective et individuelle est recomposée en une archéologie picturale de différents registres photographiques.
Si les angoisses mémorielles et les pertes de repères sont nombreuses au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces appréhensions demeurent prépondérantes à la suite des grands changements de l’histoire. La fin du xixe siècle est marquée par un grand nombre de bouleversements qui s’accompagnent de la crainte d’une amnésie générale qui effacerait toute forme de tradition ; ce sentiment perdure jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale. Entre 1916 et 1923, les dadaïstes, qui réagissent aux progrès techniques institués par la Grande Guerre, emploient le collage/montage de façon anomique. Les avant-gardes, notamment russes, qui ont initié le photomontage (A. Rodchenko, L. Lissitzky, etc.) ont largement critiqué leur caractère désordonné, appelant à une réintroduction des dimensions narratives et de l’action communicative dans l’esthétique du montage19. Dès le milieu des années 1920, l’outil photographique se déplace vers une fonction d’ordre mnémonique, que l’on retrouve à l’épistémè de l’esthétique du photomontage. La fiabilité de la photographie, en tant que document empirique, a guidé le projet d’archives de l’historien de l’art allemand Aby Warburg (1866-1929). Son Atlas Mnémosyne20 semble d’emblée se situer en parallèle des pratiques artistiques des avant-gardes des années 1920. Ce vaste projet scientifique peut être considéré comme l’aboutissement de toutes ses recherches ; le chercheur y a mobilisé son énergie intellectuelle et physique de 1925 jusqu’à sa mort, laissant son œuvre inachevée. Aby Warburg assemble plus de 60 panneaux avec près de 1000 photographies. Son ambition est de construire un modèle mnémonique dans lequel la pensée humaniste européenne peut reconnaître ses origines, ses traces et ses continuités latentes dans le présent21. Mais encore, ces assemblages consistent à mettre en évidence les « survivances » des formes de l’Antiquité dans les œuvres de la Renaissance22. Warburg essaye de construire un modèle de mémoire historique, sociale et culturelle avant que tout ne vole en éclats à travers la destruction de la civilisation humaine par le fascisme allemand. Les changements de paradigmes propres aux collages, dans les années 1920, passant de l’anomie à une visée mnémonique, posent la question de l’impact de l’image photographique sur la construction de la mémoire historique. C’est en s’inscrivant dans ce long héritage du collage et de la juxtaposition que Kader Attia envisage les mémoires au prisme de l’histoire. Dans ses séries de collages, il fait apparaître la survivance des blessures à travers les espaces et les époques, à l’instar d’Aby Warburg. Dans J’accuse, l’artiste transcende l’outil photographique en donnant vie aux tirailleurs sénégalais invisibilisés par l’historiographie : la valeur empirique et la fiabilité de l’image sont ainsi contestées.
Réincarnation : pour une phénoménologie décoloniale
L’œuvre J’accuse n’use pas du procédé plastique de juxtaposition comme dans les nombreuses séries de collages de Kader Attia, mais confronte les histoires à l’Histoire de manière métaphorique. La mémoire et ses représentations ne peuvent être saisies sans prendre en compte la part individuelle, incarnée et vécue, tout autant que la part collective et sociale de nos relations au passé. La corporéité apparaît comme le lieu de transmission des récits pluriels de l’histoire. Dans J’accuse, la projection du film d’Abel Gance expose une inlassable procession de morts-vivants. Malgré leur aspect cadavérique, les revenants prennent vie et s’animent, à l’opposé des statues de bois qui demeurent fixes. Rappelons que ces simulacres d’humanité ont été pétris à partir de photographies d’archive : les images des victimes européennes des grandes guerres se superposent à celles des anciennes colonies. L’artiste opère un déplacement à la fois spatial et humain du traumatisme.
Ce déplacement souligne les connaissances profondément eurocentrées que nous pouvons avoir de telles blessures. Un effort de décolonisation épistémique des savoirs permet de mettre en évidence les liens intimes qui unissent les relations de pouvoir à la fabrique de la connaissance. Le philosophe Matthieu Renault envisage – de manière non définitive – la décolonisation des savoirs comme la production « des variations sur les théories nées en Occident, les décentrer : en d’autres termes, les déplacer, les faire voyager au-delà de l’Occident – la question de leur retour n’étant pas moins capitale23. » Cette stratégie de déplacement de la connaissance est l’une des méthodologies employées par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon24. Ce dernier se réapproprie et délocalise des théories occidentales d’un point de vue anticolonial. Si une colonisation persiste en terme méthodologique, les savoirs ne peuvent être décolonisés qu’en questionnant leurs modes de production. En réincarnant la figure du tirailleur sénégalais au travers d’archives européennes, Kader Attia effectue ce déplacement épistémologique pour en éprouver la dimension phénoménologique. La pensée fanonienne nous permet de transcender ce domaine philosophique au prisme du racisme. La couleur de peau noire, qui se ressent jusque dans la chair, crée des attitudes que ne crée pas la couleur blanche.
Tout au long de son œuvre, le psychiatre définit ce qu’est la conscience noire. Les analyses merleau-pontiennes de la phénoménologie lui permettent de comprendre en quoi consiste pour les personnes racisées une « privation de l’être au monde, suscitée par l’invisibilité ou à l’inverse l’hypervisibilité sociale25. » Frantz Fanon s’empare de la notion de corps qu’il intègre à sa réflexion sur la construction sociale des affects négatifs (qui entraîne la haine de soi et la décomposition de la personnalité). Il développe une étude des phénomènes psychopathologiques par une phénoménologie du corps – le corps réduit, démembré ou amputé aussi bien que le corps halluciné et désorienté. Il montre à travers divers symptômes que le colonisé est sa douleur. Dans Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon décèle, chez des membres du FLN torturés, des cas de cénesthopathies, localisées ou généralisées : « fourmillements dans le corps, impression de main qu’on arrache, de tête qui éclate, de langue qu’on avale26. » Ne peut-on pas y voir une étrange ressemblance avec les visages des gueules cassées ? Il y aurait comme une double lecture de l’impact de la guerre sur les corps chez Kader Attia : un impact à la fois physique et physiologique, et un impact mental causé par l’expérience du racisme.
Frantz Fanon déplace l’interrogation sur la perception de l’expérience vécue du Noir comme n’étant pas une expérience en soi, mais une expérience pour autrui. Le psychiatre explique ce que cela fait d’être vu et atteint dans son corps par un regard qui ne regarde que sous le prisme de la couleur de peau. L’expérience négative de la blessure et de la dépossession rend compte de « ce que cela fait d’être un problème27 ». La philosophe Hourya Bentouhami parle d’une réduction du corps racisé qui est l’effet d’une organisation politique du monde et des sujets. Il s’agit de la « mise entre parenthèse », de l’opacification de la subjectivité, qui permet de comprendre les pathologies liées à la « privation de monde (l’acosmisme forcé), à la détérioration de l’expérience vécue et à l’impossibilité d’habiter son corps, sa maison, son territoire comme un “chez-soi” familier28. » Cette réduction, entendue comme une privation, se vit dans l’ordre de la chair.
Le regard du Blanc efface l’aspérité du Noir et le rend invisible, telle est la matrice du regard raciste. On perçoit le Noir, qui lui, ne perçoit pas. Que cela signifie-t-il, phénoménologiquement, d’être un symbole pour l’autre (un « signifiant » sans « signifié ») et être ainsi privé de toute parole ? Il y a quelque chose dans le regard qui paralyse, à l’image des statues de J’accuse. Il s’enfonce et pénètre son objet, jusqu’à le pétrifier. Celui qui est réduit à sa couleur de peau se voit comme amputé des membres. Frantz Fanon parle d’un regard qui dissèque, qui, même sans être « scientifique », est un regard de Blanc qui porte sa blancheur comme un feu qui vous brûle la peau, et vous dévisage littéralement : « Toute cette blancheur qui me calcine29. » Le regard qui dévisage est relié à « cet autre regard qui dissèque la peau, isole le corps en parcelles, rend le corps inerte. » Le schéma corporel du Noir s’en voit désorienté, réduit à un corps fractionné. La stigmatisation du corps noir par un regard raciste l’aurait rendu invisible aux yeux de l’histoire. Kader Attia aborde l’amnésie mémorielle qui encercle les tirailleurs sénégalais, sans jamais se confronter directement à leur image.
Si le titre de cette œuvre fait référence au film d’Abel Gance, et si les mémoires des guerres mondiales et du colonialisme sont réunies, il semble néanmoins évident que Kader Attia en appelle à une mémoire on ne peut plus ancienne concernant la célèbre interpellation d’Émile Zola dans les pages de* L’Aurore, le 13 janvier 1898. L’article J’accuse !*, long et vibrant plaidoyer adressé au Président de la République Félix Faure (1895-1899), réclame la réhabilitation du capitaine Alfred Dreyfus, injustement condamné pour trahison en décembre 189430. Ce Juif d’origine alsacienne est condamné dans un contexte social particulièrement propice à l’antisémitisme et à la haine de l’Empire allemand après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871. Outre son accusation de transmettre des documents secrets français à l’Empire allemand, c’est l’attachement et la loyauté de Dreyfus aux valeurs françaises qui sont remises en question.
À la fin des années 1960, le réveil d’une mémoire juive contribue à réactiver le passé. Les vieux démons de l’affaire Dreyfus menacent de resurgir face aux difficultés d’admettre, d’expliquer et de rationaliser le crime du génocide. L’existence d’une tradition antisémite en France, de nature politique, a périodiquement délimité une ligne de division au sein de la société. Comme le souligne l’historien Henry Rousso dans son livre Le syndrome de Vichy (1990), lorsque l’une des grandes oppositions politiques font surface dans la France d’après-guerre, le souvenir de Vichy resurgit de manière plus ou moins consciente, comme une « nouvelle affaire Dreyfus » qui aurait détrôné la précédente31.
Ainsi, lorsque Kader Attia choisit de nommer son installation J’accuse, c’est toute une histoire de l’antisémitisme, du racisme et de la xénophobie qu’il convoque. La récente actualité témoigne d’une identité française qui peine encore et inlassablement à s’harmoniser. Lors de la cérémonie des César 2020, le 28 février, l’actrice française Aïssa Maïga, avant de décerner le prix du meilleur espoir féminin, prononce un discours qui en appelle à plus de diversité dans l’univers du cinéma français. Ce à quoi la députée des Républicains, Nadine Morano, s’est empressée de répondre sur Twitter « ”On est de la même famille, on se dit tout”, dit @AissaMaiga. Très bien, si vous n’êtes pas contente de voir autant de Blancs en France, mais repartez en Afrique ! Y a-t-il 50 % de Blancs dans les films africains ?32 » Lorsque le journaliste Jean-Michel Apathie prend la défense de l’actrice en critiquant « la culture # Zemmour » qui est « politiquement dangereuse et humainement écœurante », la députée lui répond « Cher Jean-Michel Aphatie, je préfère Zemmour qui défend notre culture et notre identité à vous qui vouliez brûler le château de Versailles ! […] ». Cette réponse fait pleinement ressortir les oppositions soulevées par Henry Rousso. Comme pour le capitaine Dreyfus, Nadine Morano reproche à Aïssa Maïga son soi-disant manque de fidélité aux valeurs portées par la France.
Au travers des multiples couches temporelles que superpose Kader Attia dans J’accuse, il prouve l’intemporalité de l’affaire Dreyfus et la permanente réactivation des formes de racisme, d’antisémitisme et de xénophobie. Par son geste artistique, l’artiste reconnecte des événements passés que nous pensions jusqu’à présent isolés. Il s’agit d’une incitation à adopter un point de vue critique sur l’histoire autant qu’à considérer le passé dans son ensemble, et pas seulement comme une accumulation d’événements distincts.