« Hans Haacke et la logique culturelle du postmodernisme » fut initialement publié dans le catalogue de l’exposition Hans Haacke, Unfinished Business qui s’est tenue au New Museum of Contemporary Art de New York en 19861. Une première traduction française de ce texte du théoricien de la culture américain Fredric Jameson (né en 1934) consacré à l’œuvre de l’artiste allemand Hans Haacke (né en 1936) a paru en 2010 dans l’ultime numéro de l’éphémère revue de sociologie en ligne Transeo, consacré aux manières de figurer l’espace en sciences sociales2. Le texte était introuvable depuis sa cessation de parution.
Entièrement revue pour la présente réédition dans la revue RadaR, la traduction de cet essai était alors corrélée à la réception française des écrits de Jameson sur la notion de « postmodernisme ». Son livre Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1991), développement d’un article éponyme paru en 1984 dans la New Left Review, venait d’être rendu accessible en français3. Dans ce contexte, il y avait plus à découvrir sur le commentateur critique que sur l’artiste commenté, apparemment bien connu pour ses installations in situ autant que pour ses prises de parole (un entretien croisé avec le sociologue Pierre Bourdieu est resté dans les mémoires4. Ce rapport s’est quelque peu inversé en l’espace d’une décennie, pour plusieurs raisons.
Systèmes et méthodes
La première raison est la traduction française de l’important essai « Social Science and the Work of Hans Haacke » que les sociologues américains Howard S. Becker et John Walton ont consacré à l’artiste dès 1975, bien avant son dialogue avec Bourdieu. L’art conceptuel de Haacke expérimentait alors des formes d’enquête (usage de questionnaires, collectes statistiques…) non dépourvues de similarités avec les méthodes de recherche des sciences sociales nord-américaines5. Le renversement de perspective est aussi dû à la traduction française des écrits du critique d’art étasunien Jack Burnham sur les ressorts esthétiques de la théorie des systèmes6. Sortie en 2015, cette édition a accompagné une réévaluation plus générale des directions tracées par Burnham dans l’œuvre de Haacke7. Signalons enfin l’édition anglaise de référence des textes et interventions de l’artiste parue en 20168 Ces ouvrages ont offert de reconsidérer en profondeur la portée théorique et pratique d’un art d’intervention attentif à ses « conditions de possibilités », comme l’écrit Jameson dans son essai : à savoir, les logiques de pouvoir sous-jacentes aux institutions culturelles.
On retiendra de ces publications que Haacke, artiste réputé « politique » pour le contenu de ses œuvres, le fut d’emblée par ses méthodes. Cela est vrai y compris lorsque ses productions formelles semblaient encore s’inscrire dans le développement esthétique des avant-gardes minimales et pré-conceptuelles. « Une différence très importante entre le travail des sculpteurs minimalistes et le mien tient au fait qu’ils s’intéressent à l’inertie tandis que je me préoccupe de changement (…). Le statu quo est une illusion, dangereuse sur le plan politique9 », a déclaré l’artiste au détour d’un entretien accordé au début des années 1970. L’art théorisé dans cette approche systémique insiste sur la dynamique des éléments qui y sont intégrés. Systèmes et méthodes dévoilent les fondements d’une œuvre protéiforme dont les manières de faire sont souvent restées au second plan, masquées derrière les polémiques, voire certaines censures (à l’instar d’une exposition personnelle avortée au musée Guggenheim en 1971).
Aux origines de la critique institutionnelle
Dès lors, quelle place occupe le texte critique de Jameson et la réédition de sa traduction dans cette bibliographie ? Plus généralement, que peut-on espérer en apprendre sur la notion de « détail » dans l’art contemporain ? Bien que l’on puisse lire cet essai avant tout pour sa grille interprétative originale ‒ approche inscrite dans la double tradition des avant-gardes révolutionnaires et d’un marxisme un temps qualifié d’« occidental », très attentif aux faits de culture10 –, il importe de souligner son importance sur le plan de l’histoire des idées, au regard de ce que Jameson qualifie de « traditions intellectuelles ». Deux trajectoires notionnelles présentent un intérêt certain.
La première concerne la « postmodernité », dont Jameson prend soin de déployer la polysémie, au cœur des années 1980, pour mieux assoir sa définition propre. Le postmodernisme désigne sous sa plume cette « logique culturelle du capitalisme tardif », les superstructures du « troisième âge du capital » comme l’a désigné pour sa part l’économiste marxiste Ernest Mandel en commentant les mutations socioéconomiques intervenues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale11. Sans citer tous les auteurs impliqués dans ce débat d’idées — à commencer par le philosophe Jean-François Lyotard, resté célèbre pour l’avoir précipité avec l’écriture d’un rapport universitaire diffusé sous forme d’ouvrage en 197912 —, Jameson dresse un tour d’horizon aussi synthétique que révélateur des usages pluriels du concept de postmodernisme à cette période : stylistiques dans les arts, théoriques dans les savoirs savants, historiques dans la critique politique, l’absence de clôture entre ces sphères étant par ailleurs une caractéristique définitoire du phénomène décrit13.
La seconde trajectoire a trait à la « critique institutionnelle » dans l’art contemporain. Elle retient l’attention étant donné que Jameson emploie cette catégorie, à forte consonnance sociologique, au moment même où elle sert de point de ralliement à quelques auteurs désireux de nommer a posteriori le questionnement des espaces institutionnels de l’art par des artistes tels que Haacke, Daniel Buren, Mierle Laderman Ukeles ou Michael Asher depuis la fin des années 1960. L’expression a connu entretemps une fortune importante, au point que la critique institutionnelle délimite désormais un sous-genre de l’art contemporain dont il est possible de périodiser trois générations distinctes14.
Rarement associé à cette histoire intellectuelle, l’essai de Jameson participe d’autres développements, lorsqu’il se demande par exemple dans quelle mesure la politique culturelle mise en œuvre par Hans Haacke peut être qualifiée de « critique », ou s’il faudrait lui préférer d’autres termes, tels celui d’« analyse ». Grande figure de la deuxième génération de la critique institutionnelle (l’origine de l’étiquette lui est souvent attribuée), l’artiste américaine Andrea Fraser a donné deux décennies plus tard une dimension concrète à cette opposition flottante. « J’aime à m’identifier à la Critique Institutionnelle, mais il se pourrait qu’une “analyse institutionnelle” me corresponde mieux encore15 », déclarait Fraser au début des années 2000, afin de dissocier l’art de révéler les logiques de pouvoir inhérentes aux institutions culturelles des manières de pénétrer leurs inconscients ou leurs fantasmes, au sens proprement psychanalytique de ces termes. Sans céder au commentaire infini, force est de constater que certains « détails » apparents du propos de Jameson n’en sont pas : ils tracent des voies d’accès vers des pratiques artistiques aussi discursives que plastiques, car nourries au contact des sciences humaines et sociales.
Du détail à la totalité
Une mention singulière de la notion de détail permet d’approfondir ce constat en guise de conclusion : « Plus on s’attarde sur l’une de ces institutions spécifiques, plus ses mécanismes et sa “semi-autonomie” apparaissent nettement, et plus il devient difficile de procéder à cette seconde étape, c’est-à-dire noyer son détail par une vision globale », écrit Jameson au terme de son essai. Le propos pointe en direction des résultats concrets obtenus par Haacke. Souvent décontextualisé en tant qu’« art critique », son œuvre ne se comprend véritablement que par les leviers de pouvoir mis en évidence dans quelques grandes institutions culturelles durant un demi-siècle. Haacke ne peut être dit « critique des institutions » sans se soucier de situations précises, ce que Andrea Fraser a résumé par une expression aussi évocatrice que difficilement traduisible : la « critically reflexive site-specificity », une réflexivité critique seulement appliquée (et applicable seulement) ici et maintenant16.
Or le propos de Jameson induit autre chose : artiste du système, de l’installation constituée en réseau, Haacke s’avère être un artiste cartographe. Du moins illustre-t-il la « cartographie cognitive » (cognitive mapping) qui préoccupe le critique marxiste au moment où il écrit son essai, concept qu’il va théoriser deux ans plus tard dans un texte éponyme resté inédit en français17. Pour Jameson, les années 1980 ont ceci de postmoderne que les réseaux de pouvoir et les flux de marchandises sont devenus irreprésentables dans leur totalité. Comme à des moments antérieurs de l’histoire, l’enjeu politique consiste à inventer des modes de figuration permettant de rendre cette totalité intelligible et, ce faisant, transformable. Pour mener cette tâche à bien, les arts visuels se trouvent en première ligne : non pas en raison de manières de faire exclusives ou d’une mission transhistorique qui leur incomberait, mais par la nature même des institutions capitalistes qui les supportent ‒ par leurs « conditions de possibilités ». Musées, galeries, mécènes… : dans une telle carte des pouvoirs, chaque détail compte. Détail artistique à nul autre pareil qu’une installation capable de donner à voir le faisceau de relations dans lequel elle se trouve.