La perception comme paradigme
Le 25 février 1965, le Museum of Modern Art de New York inaugure l’exposition « The Responsive Eye ». Dans le catalogue, le commissaire William C. Seitz affirme : « Ces œuvres existent moins comme objets à examiner que comme des générateurs de réponses perceptuelles dans l’œil et l’esprit du spectateur »1. La notion de perception est désormais célébrée comme » nouvelle tendance » de la pratique curatoriale documentant, avec l’attention à la perception, une direction forte de l’art contemporain. La reconnaissance internationale de l’Op art puis du Minimalisme contribue à un recours croissant à la phénoménologie pour analyser la dynamique visuelle d’un art ancré dans la perception. Les préoccupations de la modernité sont inséparables des défis de la sensation et la phénoménologie demeure un outil incontestable pour les pratiques curatoriales attentives aux évolutions de la présence du spectateur et aux sensations que l’œuvre suscite. Mais est-il possible aujourd’hui d’élargir le champ historique des pratiques artistiques concernées par une analyse phénoménologique pour parler des expositions prenant en considération un thème actuel comme l’immersion de notre système médiatique ? Est-il possible d’élargir ces analyses vers la notion de communauté à laquelle la création contemporaine est attentive ? Peut-on appréhender le paradigme de l’immersion constitutif de la notion de communauté selon une approche phénoménologique ?
Yves Michaud, dans La crise de l’art contemporain, en se référant notamment aux analyses de Georges Didi-Huberman et à l’héritage de la pensée de Merleau-Ponty, critique la possibilité pour la phénoménologie de rendre compte des pratiques conceptuelles telles que celle de Duchamp, de Tinguely ou d’Andy Warhol2. Les affirmations de l’auteur contraignent le champ de la phénoménologie à une herméneutique des œuvres limitées à l’expérience du voir. Notre hypothèse est, qu’au contraire, la postérité des analyses phénoménologiques liée à l’art contemporain ne réside pas simplement dans une approche esthétique et perceptive de l’œuvre car une approche perceptive ne peut pas se séparer de son contexte éthique, social, politique, historique. Cet article se concentre sur la notion d’immersion comme constitutive de la notion contemporaine de communauté et sur la possibilité de concevoir dans ce contexte le paradigme de notre perception et de notre corporéité comme constitutif du lien à l’autre. Le travail de l’artiste est confronté à l’œuvre d’art et à l’autonomie de son événement sans pouvoir oublier la nécessité de l’Institution (Stiftung) de l’œuvre dans un contexte historique. Il doit rendre compte de la visibilité et lisibilité de l’œuvre et de son invisibilité constitutive, non réductible à l’intention de l’auteur ni à l’appréhension du contexte dont la galerie et le musée sont médiateurs3. En ce sens, une nouvelle approche de la phénoménologie est efficace pour considérer le rôle des institutions véhiculant les œuvres dans le paradoxe qui est constitutif de leur statut et dans les changements produits par les nouvelles technologies. Pour prendre la mesure de cette hypothèse, nous nous référons à des œuvres récentes dont certaines de l’artiste Kader Attia afin de présenter leur lien avec la pensée de Merleau-Ponty, dans la conception et dans la présentation des transformations liées à notre actualité.
Dans son texte récent intitulé Philosophie-écrans. Du cinéma à la révolution numérique, Mauro Carbone s’intéresse aux mutations profondes qui affectent notre société à partir de l’influence que nos images exercent sur notre manière de percevoir, de connaître et de désirer4. L’auteur propose donc d’examiner le dispositif qui véhicule nos images : les écrans, et la séduction qu’ils exercent sur nous. Ceci est un élément décisif et nécessaire à la compréhension du développement des nouveaux médias qui semblent nous faire vivre la promesse et la menace d’immersion. Notre connectivité ne peut pas être comprise sinon dans le contexte historique de son dispositif, l’écran. Notre horizon de perception est compromis et modifié. Sa transformation trouve ses origines dans le phénomène du cinéma qui, selon Carbone, a déterminé une véritable révolution sensorielle dont il est nécessaire de restituer les mérites et les enjeux philosophiques, afin de mieux comprendre notre contemporanéité et notre horizon perceptif à partir de la corporéité. Celle-ci demeure, selon l’auteur, le centre des dispositifs qui véhiculent les images aujourd’hui. C’est dans ce contexte qu’il explore la pensée et le parcours philosophique de Merleau-Ponty en soulignant l’actualité de sa réflexion. Celle-ci tient à son approche particulière de la phénoménologie, et à sa façon de proposer réhabilitation ontologique de la perception à partir d’une réflexion sur le cinéma.
Lors de la conférence Le cinéma et la nouvelle psychologie5 datant de 1945, Merleau-Ponty considère en effet le montage cinématographique comme un exemple efficace des découvertes récentes de la Gestaltpsychologie. La première partie de cette conférence décrit la portée du principe selon lequel le champ de notre perception se donne dans un rythme global, dans un agencement temporel et spatial, comme le montage cinématographique. Pour la Gestalthéorie, le tout n’est pas la somme de ses parties mais un ensemble qui prime sur les éléments qui le composent. La perception a un caractère synesthésique. Elle ne peut pas se réduire à une somme de données visuelles, tactiles ou sonores. La perception se forme en nous comme un phénomène d’ensemble avant la définition des éléments qui la composent. Ainsi, dans le cinéma, « le sens du film est incorporé à son rythme »6. Ce rythme n’est pas restitué par une relation mimétique avec le réel. Il s’adresse à notre capacité de déchiffrer le monde et les situations dans lesquelles nous sommes situés, non pas par « une idée déjà formée et acquise, mais par l’arrangement temporel et spatial des éléments »7. Le film répète donc l’énigme de notre perception, il constitue une signification en s’adressant « à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux »8. C’est pour cela que « le sens du film est incorporé à son rythme comme le sens d’un geste est immédiatement lisible dans le geste et le film ne veut rien dire que lui-même. L’idée est ici rendue à l’état naissant »9. Avant de signifier de manière conceptuelle, le film porte son sens dans le signifiant, « montre comme quelque chose se met à signifier »10.
Les orientations de la Gestaltpsychologie et du cinéma convergent avec la tendance de la phénoménologie qui comme l’indique la phrase célèbre de Husserl consiste à « réapprendre à voir le monde »11. Merleau-Ponty affirme qu’» une bonne part de la philosophie phénoménologique ou existentielle consiste à s’étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette confusion, à faire voir le lien du sujet et des autres, au lieu de l’expliquer comme faisaient les classiques, par quelque recours à l’esprit absolu »12. Comme le signale Mauro Carbone, la dernière phase de la pensée de Merleau-Ponty tend à préciser cet intérêt pour le cinéma en direction d’une nouvelle philosophie « spontanée », capable de rendre compte de notre expérience des idées ou, pour le dire avec Merleau-Ponty, de leurs manifestations sensibles « sans soleil intelligible »13. Avec cette définition, le philosophe indique une négativité qui demeure agissante dans nos définitions car toute idéalité ne peut que rayonner par un médium, comme un écran, limite et condition de notre pensée. Merleau-Ponty souhaite une philosophie à même d’en rendre compte, une pensée donc « sans concept » sur laquelle il travaille à la fin de sa vie14.
Le monde sensible et le monde de l’expression, publication récente des notes des cours de 1953, précise la volonté du philosophe de considérer le développement de la pensée à partir de la corporéité et du mouvement dans lequel s’inscrivent notre expérience perceptive et notre langage15. Dans ces notes, il utilise le terme « figural » pour qualifier le mouvement indécomposable de figure et fond propre à notre perception16. S’il s’agit pour la Gestalt d’envisager l’unité de la figure sur un fond « comme condition objective déterminant selon lois causales, un processus d’organisation en troisième personne », pour Merleau-Ponty, en revanche, il s’agit, de souligner le caractère unitaire de notre expérience du mouvement sur les versants intérieur et extérieur, c’est-à-dire à la fois pour notre expérience corporelle et pour notre manière de signifier. Comme le souligne Stefan Kristensen, la structure du mouvement stroboscopique – dans laquelle deux images nous offrent par leur mouvement une troisième image – est aussi celle de notre perception naturelle. « Il y a une affinité essentielle entre le fonctionnement de notre perception visuelle et la production du mouvement par la technique cinématographique »17. Le cinéma joue donc un rôle fondamental pour comprendre la perception comme un phénomène qui implique le mouvement et un rythme d’ensemble capable de faire sens.
Merleau-Ponty laisse une œuvre inachevée mais la richesse de ses intuitions ne cesse d’inspirer les artistes qui travaillent sur la complexité qui est propre à notre perception comme au dispositif de nos écrans. Dans un monde dominé par les images et par les informations qu’elles véhiculent, l’actualité du philosophe s’inscrit dans la possibilité de saisir notre immersion, la connectivité permanente de nos communautés, non pas en direction d’une anesthésie de nos émotions, mais comme une extension du paradigme de notre corporéité dans ce qu’elle nourrit de primordial : notre corps est le premier écran. Il est le medium dans lequel advient notre perception et son opacité est constitutive de la naissance de nos idées. Le corps nous cache et nous donne accès au monde extérieur. Nous ne possédons guère nos perceptions en transparence mais l’ambiguïté de nos perceptions est aussi la condition de la naissance de nos idées. La capacité donc de l’écran de cacher/protéger et montrer est un élément essentiel et constant dans la diversité des manifestations historiques de ce dispositif tel que Merleau-Ponty nous a appris. En prolongeant les réflexions des derniers écrits de Merleau-Ponty, Mauro Carbone trace une généalogie des variations de nos paradigmes optiques. Le procédé de la perspective, introduit à la Renaissance par le théoricien Leon Battista Alberti, assumait le dispositif de la fenêtre comme paradigme de notre vision. Et ce même dispositif trouve aujourd’hui un écho dans le système d’exploitation des ordinateurs Windows, l’un des plus utilisé au monde. Si la continuité avec le paradigme de la fenêtre est indéniable, la transformation que notre expérience du voir subit aujourd’hui avec l’écran l’est tout autant. Vivian Sobchack et Francesco Casetti désignent par le terme display le caractère des écrans qui opèrent cette transformation, et cette définition a surement le mérite de souligner que l’interaction est l’une des caractéristiques essentielles de l’immersion18.
En se confrontant à ces analyses, Mauro Carbone désigne la notion de prothèse comme la plus adaptée pour souligner une nouvelle acception de la perception offerte par la révolution perceptive actuelle. La prothèse indique au sens médical un élément qui remplace un organe du corps et qui en restitue le fonctionnement. Toutefois, en en élargissant le sens étymologique, Mauro Carbone pense que l’innovation scientifique est en train d’amplifier et d’altérer les possibilités humaines de percevoir. Cette altération procède par le développement constant de nos potentialités perceptives. On a tendance à déléguer à la technique notre perception et notre « délégation » investit non seulement la perception mais aussi la mémoire et l’imagination. L’envers de ce rapport de délégation est une anesthésie de notre anxiété qui s’exprime par la tendance à réduire notre exposition directe à la contingence – si notre sensibilité est déléguée par une prothèse. Ainsi, l’immersion dans la connectivité permanente opérée par notre relation aux écrans modifie notre manière de faire une communauté, « notre horizon de tension vers l’avenir »19.
En 2017, dans le cadre du « Focus Résonance » de la 14e Biennale d’Art Contemporain de Lyon, ces thématiques animent un projet transdisciplinaire dirigé par Mauro Carbone qui, en tant que commissaire de l’exposition Du pouvoir des écrans à la galerie Françoise Besson, présente une réflexion sur l’immersion proposée par quatre artistes : Bruno Metra avec la collaboration de Stéphane Durand, Laurent Mulot, Marta Nijhuis et Thaiva Ouaki20. Pour Mauro Carbone, la relation entre la puissance de dissimulation et monstration de l’écran produit un effet global qui est chaque fois constitué par un même paradigme : la figure ontologique de l’« archi-écran», à savoir la condition de possibilité de vivre, parmi et selon les écrans, ce qui est donné dans les variations empiriques de nos expériences de l’écran. L’auteur propose de considérer chaque œuvre exposée à la galerie Françoise Besson comme variation de l’archi-écran. Dans Le monde flottant des écrans (2017), Marta Nijhuis propose une réflexion sur la continuité existant entre la fenêtre de la galerie et le dispositif de l’écran et sur les conséquences que cela produit, en faisant allusion à nos dispositifs de vidéosurveillance comme aux manifestations de notre désir d’être vu en permanence. Le paradigme de l’immersion est ici exploré dans son épaisseur philosophique et ses origines épistémologiques21.
Marta Nijhuis, Le monde flottant des écrans, à la galerie Françoise Besson, Lyon, 2017.
L’immersion et la création de nouveaux imaginaires : le cas de Kader Attia
L’horizon phénoménologique de la création contemporaine consiste également dans la proposition de prendre en considération l’énigme de la perception pour souligner les implications politiques de notre relation aux images22. Dans la création contemporaine, la notion d’immersion – entendue comme connectivité permanente – est présentée souvent comme menace et elle est pensée simultanément comme une manière de produire de nouvelles formes de résistance à partir de l’image de la communauté qu’elle véhicule. Walter Benjamin désignait dans le pouvoir des images une « esthétisation de la politique »23. Cette expression visait les conséquences du détournement de la technique à des fins de profit dans les sociétés industrielles modernes. Les moyens techniques potentiellement émancipateurs, en tant que prothèses des fonctions humaines, peuvent devenir des armes dans la guerre que mène le capital au nom de ses intérêts. Dans le contexte décrit par Benjamin comme dans le contexte actuel d’une économie mondialisée, les armes utilisées sont nécessairement esthétiques : l’économie mondialisée passe par l’information et par les images. Les images constituent des moyens dans une guerre ayant pour but de rendre les outils d’information et de télécommunication aussi périssables que nos biens de consommation. L’artiste, dont le travail consiste à « faire image », ne peut dissocier son travail d’une analyse des images « en tant qu’armes ». L’exigence politique de l’artiste est de rendre aux documents leur lieu d’image et de témoignage : restituer une opacité, une étrangeté capable de repousser l’uniformité des interprétations24. Ce faisant, l’artiste évoque une résistance à l’anesthésie que la multiplication des informations provoque.
Le travail de Kader Attia est un exemple d’engagement dans cette direction. Sa récente exposition monographique intitulée Les racines poussent aussi dans le béton25 présente un espace sombre dans lequel il faut pénétrer sans repères chronologiques ni explication préalable. Des extraits des films Pépé le Moko (1937) et Mélodie en sous-sol (1963) montrent un Jean Gabin roi de la casbah d’Alger opposé à un Jean Gabin dans le rôle du vieux malfrat fraîchement sorti de prison à Sarcelles. Ces images en noir et blanc sont projetées sur des écrans agencés sur les murs de la première salle avec des photographies, des coupures de presse, des collages. L’artiste rappelle la complexité de ces documents sans chercher à restituer leur lisibilité. Ce qui surgit comme un motif est un miroir qui réfléchit deux pays avec leurs cultures et leurs influences mutuelles. Des couloirs étroits évoquent la structure du labyrinthe, n’offrant ainsi qu’une vue partielle. En ce sens, l’artiste sollicite un regard « introspectif » par un regard sur son histoire particulière désignant une communauté et une histoire collective à partir de son expérience. L’artiste franco-algérien, qui a grandi entre Garges-lès-Gonesse dans la banlieue parisienne et Bab El Oued en Algérie, recombine, par des actes de substitution et de déplacement, des éléments signifiants des deux pays, la France et l’Algérie, dans un répertoire commun. Il propose la rencontre de différentes cultures dont l’identité demeure en devenir. Il souhaite offrir un modèle plus précis de ce que la culture permet réellement comme voyage et processus de mise en circulation dépassant tout récit uniforme. En déplaçant des matériaux, « c’est tout un travail de déconstruction qui s’opère et entraîne des processus d’hybridations, des créolisations ou des noces barbares, parfois » dit l’artiste26.
Afin de rendre à nos récits de l’histoire une pluralité nécessaire à la construction de nouvelles identités, Kader Attia souhaite, par la réalisation de ses vidéos, parcourir quelques oublis de notre modernité, quelques illusions dont on constate l’échec. C’est le cas du projet de la modernité dont a rêvé Le Corbusier. À deux pas du Mac Val, sur l’avenue Jean Jaurès, se trouve la Tour Robespierre conçue sur le modèle des « cités dortoir » de Le Corbusier. L’architecture de ce bâtiment montre l’illusion de l’épanouissement promis par notre modernité. Elle est présentée dans un court film réalisé pour l’exposition (vidéo HD projection; couleur, son, durée 2:14 minutes, 2018)27. Des images tournées par des drones y montrent l’uniformité rigide de ses habitations, niées et méprisées, tandis que l’imaginaire de la ville est véhiculé par une architecture haussmannienne. Une autre vidéo intitulée Réfléchir la mémoire (Video HD, couleur, son, durée 48', 2016) développe la notion de réparation avec une série d’entretiens consacrées au phénomène du membre fantôme28. À partir de la corporéité en jeu dans ce phénomène, l’artiste parle des oublis de notre histoire et de la nécessité de regarder les récits invisibles qui s’inscrivent en elle telles des blessures niées par notre modernité. Dans ce contexte, une vidéo récente aborde la critique de notre système médiatique et du paradigme de l’immersion qui lui est propre. Il s’agit du film Les Héritages du corps : le corps postcolonial (HD, couleur, son, 48 minutes, 2018), qui propose de réfléchir sur un épisode de l’actualité, « l’affaire Théo ». Théodore Luhaka, âgé de 22 ans a été interpellé par la police le 2 février 2017. Dans la cité d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), quatre policiers tentent de procéder à un contrôle d’identité d’un groupe de jeunes et Théo aurait alors résisté.
Dans une série d’entretiens, structure déjà employée dans Réfléchir la mémoire, Kader Attia présente le caractère ambigu des informations véhiculées par nos images. Sur la violence de la police, les interlocuteurs – des théoriciens, une journaliste, un critique littéraire – soulèvent le constat « d’un acte de pouvoir se faisant injonction au corps à ne pas exister ». Toutefois, l’artiste n’est pas l’auteur d’une contre-information du fait divers. L’épisode traité touche à la pluralité des champs sociaux et des questions liées à la diversité restant ouvertes. C’est ainsi que les entretiens proposent une généalogie de l’événement. Parmi les personnages interviewés, Olivier Marboeuf, critique et commissaire d’exposition indépendant, explore les formes d’oppression et de contrition des corps en réfléchissant aux modèles et à l’avenir des formes de résistance de cette oppression. D’autres interventions, comme celle d’Amine Khaled, responsable du comité de lecture du Théâtre du Rond-Point à Paris, s’attachent à l’histoire de l’humiliation du corps dans les conflits, témoignant aussi des épisodes locaux de violence telle que la répression de mouvements sociaux dans un village d’Algérie. La multiplication des perspectives démasque le danger du système médiatique de faire basculer l’information dans une réduction univoque, comme de rendre invisible toute information dans l’anesthésie provoquée par la multiplication des images. Dans un autre entretien, Louisa Youj-Fi, journaliste et activiste membre de la chaîne Internet « Parole d’honneur » créée par les proches de Théo Luhaka, souligne que l’image de l’interpellation, en elle-même, ne signifie rien. L’image évoque l’action dépourvue du son et cette absence empêche de saisir le contexte de la vidéo.
Ainsi, par son film, l’artiste utilise les images de l’interpellation de Théodore Luhaka réalisées par une caméra de vidéo surveillance en rendant ce témoignage à une visibilité : dans cet agencement temporel qui est celui d’une vidéo accompagnée d’une série d’entretiens, dans la temporalité et l’espace donnés par le lieu du Musée. L’absence de son de la vidéo résonne avec le discours des interlocuteurs de Kader Attia. Cette image a souvent été diffusée par les médias dans un récit considérant l’agression comme nécessaire et provoquée par la « réaction » de Théodore Luhaka. L’artiste déplace notre attention sur nos fantasmes d’autorité pour permettre à notre interprétation de se faire plurielle, « en mouvement » à partir de la généalogie de cet événement. Le philosophe Norman Ajari rappelle que la simple visibilité des images de l’interpellation ne suffit pas et qu’il s’agit de faire le lien avec l’histoire de l’esclavage et les transformations de sa représentation. La teneur du document de l’agression de Theodore Luhaka filmée par la police est donc convoquée pour rétablir la place et l’imaginaire de l’événement dont elle témoigne.
C’est ainsi que le paradigme de l’immersion véhiculant nos informations est transformé par l’artiste en une arme nouvelle de création de nos imaginaires. Pour ce faire, l’identité de nos communautés doit se reconnaître en tant que processus à partir du mouvement qui est propre à la perception des images véhiculant nos informations. L’œuvre de Kader Attia évoque l’urgence de prendre en considération l’ambiguïté de notre perception et de notre contingence face au récit d’une construction uniforme de nos identités. En ce sens, l’artiste négocie le rapport de l’art au monde. Ce rapport a un point de départ dans une réflexion sur notre corporéité. Le corps est un paradigme sur ce point l’artiste invoque une proximité avec la pensée de Merleau-Ponty29. Comme Kader Attia le souligne dans un entretien récent, les images de l’interpellation de Théodore Luhaka sont invisibles dans la temporalité de la diffusion proposée par le système médiatique30. L’espace du musée devient donc l’espace où, à partir de la perception d’un agencement temporel différent de l’information, une histoire se transforme – les temps des entretiens filmés et le contexte offert par les installations qui accompagnent la vidéo dévoilent les images de l’interpellation policière sans supprimer notre exposition à la contingence de l’histoire dans laquelle surgit un événement. La critique du système médiatique de l’information s’inscrit dans la possibilité de saisir le fonctionnement de nos dispositifs, non pas en direction d’une anesthésie de nos émotions, mais comme une extension du paradigme de notre corporéité dans ce qu’elle nourrit de primordial : une opacité qui est constitutive de la naissance de nos idées. Toute perception s’offre dans un rythme temporel, dans un agencement visuel et sonore, comme Merleau-Ponty le souligne dans sa conférence sur le cinéma : « La parole, au cinéma, n’est pas chargée d’ajouter des idées aux images, ni la musique des sentiments. L’ensemble nous dit quelque chose de très précis qui n’est ni une pensée, ni un rappel des sentiments de la vie »31. L’image ne signifie pas d’elle-même mais dans l’agencement de l’ensemble qui fait que « le film ne se pense pas, il se perçoit »32.
Vue de l’exposition « Les racines poussent aussi dans le béton », Mac Val, Vitry-sur-Seine, 2018.
Kader Attia, L’héritage du corps, Le corps post-colonial, (video HD, couleur, son, 48 minutes, 2018).
Cf. site de l’artiste http://kaderattia.de.
Le dispositif de la vidéo utilisé par Kader Attia donne à percevoir le silence accompagnant l’image de l’interpellation. Ce dispositif ne délègue pas notre perception mais, comme une prothèse, est capable de solliciter notre attention pour rendre compte d’une signification en devenir à partir de notre perception. Ce travail se nourrit d’une approche phénoménologique du médium développée dans les analyses de Merleau-Ponty que nous avons citées précédemment. Par ailleurs, le cas singulier de Théodore Luhaka et la manière avec laquelle l’artiste demande propose une généalogie de l’événement de son agression, implique une conception de l’histoire se rattachant doublement à la pensée de Merleau-ponty. L’artiste et le philosophe établissent une conception de l’histoire, elle aussi comme notre perception, ancré sur le paradigme de la corporéité : l’histoire est exposée à la contingence et repensée par les lieux qui occupent notre corporéité. Dans la Phénoménologie de la Perception, Merleau-Ponty définit un a priori historique comme fondement de notre existence personnelle et collective : notre subjectivité n’est pas dépositaire un apriori absolu, elle se construit à partir du circuit sensori-moteur qui soutient notre existence33. Merleau-Ponty affirme que « le sujet de l’histoire ne crée pas de toutes pièces son rôle : en face de situations typiques, il prend des décisions typiques. […] Ces stéréotypies ne sont d’ailleurs pas une fatalité, et de même que le vêtement, la parure, l’amour transfigurent les besoins biologiques à l’occasion desquels ils sont nés, de même à l’intérieur du monde culturel l’a priori historique n’est constant que pour une phase donnée et à condition que l’équilibre des forces laisse subsister les mêmes formes. Ainsi l’histoire n’est ni une nouveauté perpétuelle, ni une répétition perpétuelle, mais le mouvement unique qui crée des formes stables et les brises »34.
Kader Attia nous apprend à voir ce mouvement unique, comme celui d’un même corps qui a besoin de guérir de ses blessures et il nous incite par là, tout comme le fait Merleau-Ponty, à réapprendre la contingence de notre histoire35. Elle n’est pas une contingence absolue et ne peut être soumise à la volonté d’une subjectivité absolue. À partir des années 1950, Merleau-Ponty thématise un mouvement unique de l’histoire à la lumière de la notion de chair conçue comme « cosmologie du visible ». Il réalise un passage de l’ontique (le Leib comme corps propre) à l’ontologie (la chair du monde) ainsi que la possibilité de concevoir sous l’horizon de la chair le dépassement de toute opposition entre contingence et nécessité dans la perspective d’une troisième dimension : celle d’un tissu commun, un être de prégnance qui est principe ontologique. C’est à ce tissu commun que l’œuvre de Kader Attia se réfère pour thématiser la nécessité d’un imaginaire capable de devenir résistance à toute uniformité de discours. Si ce film de Kader Attia est un objet artistique, il revendique son statut en même temps que la mise en évidence de sa valeur d’image documentaire en revendiquant la conscience que le document fait partie d’une culture. Il relève de la mémoire des formes de notre culture et de leur devenir. Comme l’indique Michel Foucault, l’hétérotopie du document tient à la pluralité des modes de subjectivation qu’il implique36. L’artiste offre la possibilité de réintégrer l’étrangeté primordiale avec laquelle nous appréhendons un document et, en même temps, il nous demande de revenir aux contenus d’expérience collective que la conscience nécessite pour inscrire et transmettre un document. Il est ainsi l’auteur d’une relation archéologique à l’histoire et à l’information pour évoquer l’injonction coloniale à un corps de ne pas exister, « de ne pas réagir », comme le rappelle Norman Ajari37. Nos catégories interprétatives doivent d’une part rendre justice à l’impossibilité de lire un document en transparence et d’autre part à sa condition épistémologique, dont il s’agit de souligner les limites. Les documents présentés dans l’exposition – vidéo, journaux, installation – imposent cette double perspective : critique du positivisme dominant dans les sciences humaines et la question non moins théorique de la réparation de l’histoire, à savoir la réécriture de la mémoire.
Les résonances entre cette œuvre et celle de Merleau-Ponty trouvent sans doute plusieurs échos dans le champ essentiellement politique d’une ontologie de la chair telle qu’elle est élaborée tardivement par Merleau-Ponty. La chair est un tissu commun qui relie nos imaginaires. L’actualité de cette approche réside dans les outils qu’elle nous offre pour effectuer aujourd’hui une réflexion sur les techniques d’information, de communication et d’inscription de nos mémoires, comme nous le montre un art capable de renégocier notre relation au monde et l’identité de nos communautés. Kader Attia observe l’immersion qui est propre à notre système médiatique pour proposer une forme de transmission tenant compte de notre perception et de l’agencement spatial et temporel constitutif du phénomène de signification naissant dans notre perception et dans les mediums qui amplifient et rendent possible notre expérience du visible.