« […] ELLE
J’ai vu les actualités.
Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont resurgi des profondeurs de la terre et des cendres.
Des chiens ont été photographiés.
Pour toujours.
Je les ai vus.
J’ai vu les actualités.
Je les ai vues.
Du premier jour.
Du deuxième jour.
Du troisième jour…
LUI, il lui coupe la parole.
Tu n’as rien vu. Rien. […] 1»
En arrière-plan de ce dialogue défilent des images de la ville japonaise d’Hiroshima détruite, réduite instantanément en cendres sous les effets du bombardement atomique du 6 août 1945. Perpétré par les États-Unis, achevant la seconde guerre mondiale, ce premier essai aura engendré plus de 75 000 morts immédiates, ainsi que des milliers de blessés brûlés, lacérés, estropiés dont les images ponctuent les vues d’une ville morte défilant à l’écran.
Cet extrait du début de Hiroshima mon amour, film réalisé par Alain Resnais et écrit par Marguerite Duras en 1959, retrace la brève histoire d’amour entre un japonais et une actrice française à Hiroshima après les bombardements. Le dialogue de départ confronte les deux protagonistes au difficile témoignage de cet événement traumatisant. Comment raconter l’horreur ? Si la femme, en France lors du bombardement, est persuadée que les médias ont filmé au plus juste le drame, l’homme qui a lui a assisté à la tragédie maintient, d’un ton aussi froid que ferme, que ces images ne montrent rien de l’atrocité de l’événement. « Rien » signifie ici que les images, les « reconstitutions 2 » muséales ou les discours journalistiques sont impuissants à expliquer l’indescriptible, à exposer l’innommable.
Ce débat conflictuel et insoluble écrit par Marguerite Duras, et surtout cette oscillation sur la valeur du témoignage produit par « les actualités », font un remarquable écho à des hostilités plus récentes : entre 1975 et 1990, la guerre Liban a en effet été marquée par la difficulté de produire des archives et récits cohérents. À l’image du fractionnement des communautés libanaises, journaux et chaînes télévisées appartiennent aux différents partis politiques, sans qu’il n’existe de médias nationaux – ces derniers s’étant vus supprimés dès le commencement de cette guerre civile. Jamil Abou Assi3 explique comment cette situation corrode l’information :
Le paysage médiatique libanais se caractérise ainsi par une mainmise des partis politiques sur les médias. La télévision et la radio de l’État, sous des prétextes économiques, ont été quasiment liquidées par des gouvernements successifs dont les membres disposent parfois, selon leur(s) appartenance(s) politique(s), de leurs organes de presse propres. Ce monopole empêche l’émergence d’une société civile dans un pays de plus en plus communautarisé et dont le repli sur soi a remplacé le «vivre ensemble », pourtant à la base du consensus libanais4.
De nombreux scandales ont éclaté en conséquence de l’usage systématique des réseaux d’information pour la promotion idéologique, faisant de ceux-ci un nouveau lieu de la guerre. N’hésitant pas à retoucher leurs clichés afin de faire valoir leur point de vue, à rédiger des faits fictionnels afin de porter des accusations aux partis opposés, les diffuseurs de « l’actualité » ont engendré une « crise de la vérité », où l’information perd de son sens. Plus délicat encore : après la fin de la guerre en 1990, la présence d’une censure se renforce, la liberté d’expression des journalistes se voit réduite ; il faut notamment éviter d’aborder la question de la présence syrienne sur les territoires libanais. Il faut se taire, il faut oublier.
La situation médiatique du Liban reflète son histoire, tiraillée entre les différentes politiques communautaristes, fracturée par l’oubli et les non-dits. Au vu de l’instabilité des témoignages de cette période mouvementée, le travail scientifique de l’historien, consistant à recenser scrupuleusement les faits déroulés dans le passé de l’humanité ou à dresser une unité dans les discours, se complique. Arlette Farge reste lucide quant à cette lourde tâche : « Nous, historiens, nous ne disons pas la vérité : on doit s’approcher le plus possible de la véridicité, car la vérité de l’histoire n’existe pas5. » Comment réajuster le témoignage historique quand ce dernier tangue sous le poids des discours politiques, au service des dirigeants d’un pays, tronquant la réalité ? Si l’historien, et par conséquent l’histoire que ce dernier écrit, ne peuvent être objectifs, comment s’approcher néanmoins de la vérité au travers d’informations si éclatées ? Une nouvelle génération d’artistes a justement usé de médiums médiatiques (écriture, image, vidéo…) afin de diffuser la vision d’une histoire qui est aussi la leur, une vision « mineure » qu’ils tentent de légitimer par rapport à un récit dominant lacunaire. Lamia Joreige, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, ainsi que Ziad Antar ont tous quatre vécu la guerre, dont le traumatisme transpire dans leurs travaux. Cet article se tourne vers la voix de l’artiste dans la construction de la mémoire collective de la guerre libanaise : comment, en poétisant le récit historique, en échappant à son idéal objectif, ces artistes permettent-ils de surmonter le fossé descriptif engendré par l’horreur ? Comment parviennent-ils à nuancer le récit dominant, à lui redonner un sens, à toucher de plus près la réalité des événements ?
L’anecdote comme nœud historique
Le Liban, pays fondé en 1920, bordé par la Syrie et Israël, est riche d’une multitude de cultures et religions, ayant afflué dans la seconde moitié du xixe siècle. Multiconfessionnel, le pays abrite aussi bien diverses pratiques catholiques – notamment les maronites, une grande Église catholique orientale, que des grecs orthodoxes, musulmans sunnites, chiites et druzes, ou encore juifs : 17 communautés se juxtaposent sur une mince bande de territoire, érigeant le Liban en un exemple de vivre-ensemble. Dès 1970, de virulents désaccords politiques surviennent quant à la position de l’État face au conflit Israélo-palestinien, aux 300 000 palestiniens réfugiés au Liban, ainsi qu’aux décisions économiques. Additionnés à un fort communautarisme, ces conflits projettent le pays dans une escalade de violence. Dépassé, l’État n’est pas en mesure d’apporter une solution : les différents clans s’affrontent entre eux, aggravant ainsi les disparités économiques et sociales. Une fracture naît de deux grands mouvements, d’un côté le Mouvement national arabiste et défenseurs des Palestiniens, principalement musulman, de l’autre des chrétiens défendant durement la nation libanaise et ayant fondé le Front Libanais. Les ravages des diverses milices, les nombreuses attaques terroristes et prises d’otages ponctuées par des interventions externes, notamment la Syrie et Israël, plongeront le pays dans une violence indescriptible. En 1989, la signature des accords de Taëf – soutenus par le Maroc, l’Algérie, l’Arabie Saoudite ou encore les États-Unis – donne lieu à un accord pour la paix, qui s’installe encore fragilement en 1990.
Pour les libanais, la guerre ne se limite pas cependant pas à une froide suite d’événements alignés les uns après les autres. Se confronter au récit historique signifie se confronter à un ensemble ordonné d’événements reliés entre eux, à des choix effectués au détriment d’autres. Jean-François Havard6, en se questionnant sur la construction de l’histoire, suggère qu’ «il est nécessaire d’insister sur l’idée que l’écriture de l’histoire n’est pas le seul fait des élites politiques et intellectuelles. L’histoire s’écrit aussi “par le bas” et à la fragmentation de l’espace public renvoie toute une pluralité de lieux d’écriture de la mémoire7. » L’usage de l’expression « par le bas » sous-entend la présence d’une hiérarchie marquée. D’un point de vue épistémologique, la construction scientifique de l’histoire se base en effet sur des événements entretenant des liens de causalité entre eux-mêmes, et donc des événements majorés, souvent imbriqués avec les acteurs du pouvoir : ceux qui ont le pouvoir, ceux qui gagnent, alors dirigent et prennent les décisions destinées à tout un ensemble, une société, un pays, agissant au cœur des mouvements historiques globalisants. Entre ces filaments tissés subsistent pourtant des morceaux, fragments, éclats disparates, bribes de témoignages sur lesquels se focalise justement Jean-François Havard, puisqu’ils seraient en mesure de nuancer un récit dominant. Il semble nécessaire de me pencher sur une écriture collective qui dépasse les institutions établies. Chaque libanais a vécu ce drame, chaque libanais peut combler les vides entre les différents événements historiques. Et c’est précisément sur cette « histoire oubliée » que l’artiste Lamia Joreige, née à Beyrouth en 1972, s’est penchée : celle des libanais, de leur quotidien, de leurs traumatismes, celle des peurs tues et des non-dits. Son œuvre Here and Perhaps Elsewhere (2003) prend deux formes différentes : tout d’abord, un livre publié par la Haus der Kulturen der Welt à Berlin8, compilant des clichés de divers photographes tels que Akram Zaatari, Abbas Salman, Antranik Anouchian, Fouad Bendali Ghorab… ainsi qu’elle-même. Artistes ou photographes professionnels, ils apportent à cette édition un ensemble d’épreuves en noir et blanc, recensant aussi bien des portraits que des vues de Beyrouth. Ces images viennent appuyer le récit qui se déroule dans le livre, au travers duquel un homme enquête en 1987 à Beyrouth afin de retrouver la trace de Wahid Sadek, disparu le 15 juin 1986. Il va rencontrer quatre personnes susceptibles de pouvoir lui apporter des informations, et chacune aura une version différente, s’emmêlant dans un récit où se juxtaposent de nombreux détails personnels. Ce travail sur l’après-guerre se décline aussi dans une vidéo de 54 minutes portant le même titre. Dans celle-ci, l’artiste se concentre toujours sur les enlèvements ayant eu lieu durant le conflit, dont le chiffre est actuellement estimé à 17 000. Elle déambule dans Beyrouth, se rapprochant de la « Green line » – frontière entre Beyrouth Est-Ouest durant la guerre, où de nombreux kidnappings et crimes ont été commis. L’artiste interroge chaque passant qu’elle croise, lui demandant s’il connaît une personne ayant été enlevée. La vidéo dépeint ainsi la multiplicité des récits et de souvenirs vifs se rapportant à ces événements. Le passé est sujet à de nombreuses interprétations et réinterprétations qui se superposent les unes sur les autres, et ce par divers biais et acteurs. À travers le fil des événements flottent de nombreuses consciences, qui seules ou constellées proposent un point de vue pertinent sur des faits, des événements, des cultures. C’est ce sur quoi se concentre Lamia Joreige. Cette façon de procéder se rapproche de la construction de l’histoire échafaudée par Michel Foucault. Le philosophe abandonne en effet la vision d’une histoire unie, continue : dans le passé se trouvent pour lui de nombreux soubresauts, tremblements, des creux inconsidérés, des voix oubliées. Afin de construire un récit cohérent, il prône une méthode dite « généalogique », se plongeant au cœur de l’anecdotique, du particulier, du local. « Il s’agit, en fait, de faire jouer des savoirs locaux, discontinus, disqualifiés, non légitimés, contre l’instance théorique unitaire qui prétendrait les filtrer, les hiérarchiser, les ordonner au nom d’une connaissance vraie, au nom des droits d’une science qui serait détenue par quelques-uns9. » Le but de cette méthode est, en soi, d’entremêler récits « majeurs » et « mineurs ». Lamia Joreige participe à l’écriture de la guerre en se focalisant sur les récits écartés – tant écartés que leurs conteurs peinent encore à trouver les mots pour les énoncer. L’artiste accorde une grande importance à chaque petite parcelle de souvenir, car mises bout à bout, ces dernières dressent un portrait du Liban d’après-guerre, de la façon de vivre des gens et de leur manière de supporter ce qu’ils ont vécu. Chaque photographie, chaque anecdote écrite, ou racontée dans la vidéo se répercute sur une autre, permettant de relier des événements entre eux, aussi moindres soient-ils, afin de les inclure dans un récit plus général. L’artiste parvient ainsi à nuancer le récit de la guerre, et à insérer une dimension plus « lyrique », plus relative, mais peut-être plus « vraie », retraçant les contours de l’oubli.
Ramener les fantômes à la vie
Les histoires oubliées, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas s’en sont également préoccupés au travers de leurs œuvres. Celles oubliées par l’histoire même, mais aussi celles oubliées par ceux qui l’ont vécue. Travaillant en couple, les deux artistes (nés en 1969 à Beyrouth) se concentrent sur le témoignage de l’atrocité libanaise par des biais détournés. En questionnant l’image et l’œuvre d’art, par la photographie ou la vidéo, ils observent les transformations de ces dernières par la guerre et la violence. Sans jamais montrer la terreur, le duo invoque au contraire la poésie afin de désigner le chaos. Cette réflexion s’inscrit dans un travail effectué à partir d’une pellicule trouvée chez l’oncle de Khalil Joreige, enlevé en 1985 durant la guerre civile, et porté disparu depuis. Il s’agit d’un film tourné en caméra super 8, ayant persisté malgré l’horreur car enfermé depuis 15 ans dans un sac, lorsque le couple le trouve. Les artistes ont tenté de le développer après tout ce temps, au risque de perdre les informations visuelles qu’il contenait. Après un passage en laboratoire, rien n’est en effet apparu sur le film, si ce ne sont d’infimes traces. Les artistes ont cependant poursuivi leurs efforts afin d’essayer de capter d’autres éléments, en traitant les clichés, en sondant les couches de la pellicule et en travaillant des corrections lumineuses. Des corps et visages émergent alors tels des fantômes, capturés avant la guerre. Un groupe de personnes, un morceau de port… Ces restes font à la fois l’objet d’un film de trois minutes transféré sur DVD, intitulé* Images rémanentes* (2003), mais aussi d’un accrochage de 4500 photogrammes disposés sur velcro, nommé 180 secondes d’images rémanentes (2006). Les artistes ont en effet développé l’intégralité des photogrammes composant la vidéo, afin de les juxtaposer sur une immense fresque de 408 × 265 centimètres. En réagençant les images selon une suite n’étant en aucun cas chronologique, ils forment un motif en spirale redynamisant ces traces presque éteintes, qui pourtant subsistent. Un nouveau souffle vient s’introduire dans un passé oublié, qui ne parvient à s’effacer intégralement : le souvenir demeure dans un état de survivance. Henri Bergson, dans Matière et mémoire (1939)10, a largement traité de ce dernier terme11. La reconnaissance d’un souvenir désigne le fait de le trouver parmi les autres au sein de notre mémoire, de façon volontaire : il s’agit d’une opération menée en toute conscience. La survivance cependant, consiste en la persistance du souvenir, hors de notre conscience. Celui-ci existe, sans que nous ne soyons au courant de son existence, de sa disponibilité, de la possibilité de le trouver. La survivance se traduit comme une image dans un état latent, soit en attente d’être révélée. C’est précisément cet état latent qui est au cœur de la démarche des artistes. Dans un premier niveau, le développement même de la pellicule impose littéralement d’user d’un bain révélateur, faisant apparaître l’image auparavant capturée mais encore invisible. Dans un second niveau, l’obtention de l’image conduit à une autre révélation. En agissant comme un processus de remémoration, le changement d’état de l’image laisse apparaître des souvenirs plongés jusqu’alors dans une nécessité de silence. Ainsi ramenés à la conscience, ces derniers retracent les contours d’événements ignorés. Ce que les artistes mettent ici en valeur, c’est que même 15 ans après la fin de la guerre, l’histoire n’est pas fixe. L’amnésie imposée se fissure, des mots, des images remontent lentement vers la surface. Même tus, ils n’ont cessé d’exister : s’ils restent absents de l’histoire, ils s’accrochent dans les mémoires. Maurice Halbwachs, dans La Mémoire collective (1950) fait une différence entre histoire et mémoire collective, qui nous sera ici d’une grande utilité afin de saisir les difficultés à relater les dernières décennies de ce pays. « Quand la mémoire d’une suite d’événements n’a plus pour support un groupe, celui-là même qui y fut mêlé ou qui en subit les conséquences, qui y assista ou en reçut un récit vivant des premiers acteurs et spectateurs, quand elle se disperse dans quelques esprits individuels, perdus dans des sociétés nouvelles que ces faits n’intéressent plus parce qu’ils leur sont décidément extérieurs, alors le seul moyen de sauver de tels souvenirs, c’est de les fixer par écrit en une narration suivie puisque, tandis que les paroles et les pensées meurent, les écrits restent 12. » Le récit historique demeure un récit auquel nous sommes donc « extérieurs ». Par la voix de l’historien, nous prenons connaissance de faits ou événements notables ayant eu lieu avant notre naissance, ou alors auxquels nous n’avons pas assisté. L’histoire se place dans une temporalité passée. Ici se trouve la ligne de démarcation avec la mémoire collective : dans ce second cas, le souvenir subsiste auprès du groupe ayant vécu l’événement ou la période en question. La mémoire n’est pas encore éradiquée par le défilement du temps, pas encore éteinte par la disparition de ceux qui la portent. Comment parler de qui existe encore, et presque, se meut toujours ? Cette nuance fait sens pour la génération libanaise, dont le quotidien a été modelé par la guerre entre 1975 et 1990 – voire après. Elle résonne même avec le dialogue de début d’Hiroshima mon amour, opposant les deux protagonistes. Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, par leur œuvre, laissent glisser vers la conscience les souvenirs de leur oncle disparu. Enlevé, comme des milliers de Libanais ayant une histoire similaire à conter, enfouie par peur des représailles. Puisque la mémoire collective est encore capable de s’exprimer, alors peut-être que le Liban commence à l’écouter, à la comprendre, à en débattre. Peut-être que le pays n’est pas prêt à en rédiger l’histoire, car elle demeure encore trop (sur)vivante pour être reléguée au passé.
Se rapprocher de la vérité par la poétique
Le récit historique tente de développer une description objective des faits, sans que cela ne soit jamais possible en raison, d’une part, de la subjectivité des choix le constituant, et d’autre part, en raison de la multiplicités d’événements s’entrecroisant, aussi infimes soient-il. C’est peut-être ici que le travail de l’artiste consiste en un pion majeur de l’écriture historiographique : comme le rappelle entre autres l’historien Jacques Le Goff, des modalités de narration s’étendent, aussi bien à partir d’archives, écrits et documents politiques que par la construction de fictions. Il suggère une approche plus poétique : étymologiquement parlant, ce terme s’inscrit dans une conception remontant à ses origines grecques. « Poésie » provient du grec ancien ποίησις (poiesis), dont le verbe ποιεῖν (poiein) signifie « faire, créer ». Il est ici question de toutes les formes de créations, de la fabrication manuelle à la réflexion intellectuelle. Dans notre cas, la création se voit considérée comme un moyen de relecture de l’histoire. Elle participe d’une façon ou d’une autre à la mise en relief d’un événement historique et en éclaire des facettes particulières. « Le document littéraire, le document artistique doivent notamment être intégrés dans leur explication, sans que la spécificité de ces documents et des visées humaines dont ils sont le produit soit méconnue. C’est dire qu’une dimension – essentielle – qui manque encore en grande partie à l’histoire est celle de l’imaginaire, cette part de rêve qui, si on en démêle bien les rapports complexes avec les autres réalités historiques, nous introduit si loin au cœur des sociétés13. » Le document tentant de passer pour preuve, la description à la recherche de l’exhaustivité ou encore l’approche réaliste ne consistent plus ici en un moyen de toucher à la vérité. Leur abandon semble au contraire nous conduire davantage vers cette même vérité.
Le photographe Ziad Antar a lui-même délaissé une approche naturaliste de la photographie, afin de produire la série Expired (2000) à l’aide d’une pellicule périmée trouvée dans l’atelier de son maître à Saïda au Liban. À partir de cette dernière, il a photographié son intimité, puis étendu son cercle de déambulation au Liban, et même à tout le Moyen-Orient, à ses lieux historiques. Le choix d’un film expiré n’est évidemment pas sans conséquences visuelles : les captures sont envahies de grains, comme parsemées d’étoiles ou troublées par un flou onirique. Ziad Antar s’intéresse avant tout au processus photographique, au hasard d’une pellicule trouvée, à la valeur artistique d’une photographie produite avec du matériel endommagé. Cependant, sa démarche s’inscrit aussi dans la réflexion sur son pays, sa région, sa reconstruction après la guerre. L’artiste s’interroge sur l’identité des lieux, pays et individus qu’il capture. Par son propre regard, il erre au travers d’un récit dominant qu’il réorganise par son parcours, ainsi que par la mise en avant d’éléments visuellement forts de son choix, comme l’hôtel où a été assassiné l’ex- premier ministre Rafic Hariri en 2005, ou encore la Murr Tower, base de tir pendant la guerre dont la construction n’a jamais été achevée. La technique obsolète utilisée bénéficie d’une double capacité : d’une part, elle passéifie des mutations économiques modernes. Par l’altération du film, les monuments ne semblent plus appartenir à l’époque contemporaine, et se perdent dans un temps indéfini. Au-delà d’un évident contraste entre constructions futuristes et méthode datée, s’instaure d’autre part un subtil jeu autour de la constante empreinte du passé sur le présent.
La première pellicule utilisée est périmée depuis 1976 : elle a survécu à la guerre, et s’en saisissant puis la développant, Ziad Antar révèle des traces enfouies depuis plus de 25 ans. S’il s’agit encore une fois de survivance, il s’agit également de solliciter l’imaginaire. Sous les tâches, les couleurs, les rayures se désagrège en effet le Liban moderne capturé par Ziad Antar, le Liban en quête de grandeur et prestige. La capture du Liban contemporain sur un film partiellement détruit oblige le contemporain à replonger dans un passé trouble, confus, éclaté, métaphorisé par les ravages que le temps a opéré sur la pellicule, au même titre que la guerre a dévasté une nation. Les traces d’altération chimique ne cessent de rappeler les blessures du passé, qui laisse lourdement son empreinte sur le présent. « Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience temporelle confuse, informe, et, à la limite, muette 14 » disait Paul Ricoeur. Il s’agit de la ligne de conduite adoptée par Ziad Antar, mais aussi Lamia Joreige ainsi que Khalil Joreige et Joana Hadjithomas : incapables de décrire ou de montrer la guerre, ils abandonnent toute représentation réaliste de cette dernière. Lamia Joreige filme des gens qui parfois inventent, parfois ne disent rien. Khalil Joreige et Joana Hadjithomas amènent à la surface des bribes de souvenirs que, par notre projection, nous pouvons tenter de partiellement reconstituer. Ziad Antar expose le Liban d’après-guerre par des images sur lesquelles aucune horreur n’est perceptible, mais qui pourtant en porte les stigmates. La vérité est tant inssurmontable qu’on ne peut la déployer : c’est précisément en s’éloignant d’une quelconque volonté d’objectivité que ces artistes contribuent à se figurer son ampleur. En suscitant un imaginaire bien plus fécond que toute description de la réalité.
Lamia Joreige, Ziad Antar, ainsi que Khalil Joreige et Joana Hadjithomas explorent tous quatre le récit historique et ses faiblesses de conception, son impuissance. En repensant par l’individu des faits historiques, les artistes mettent en évidence l’impossibilité d’obtenir un récit uniforme relatant la guerre : cette impasse ne consiste pas en un échec, mais au contraire, en un prétexte pour tâtonner une vérité d’office relative. Une vérité douloureuse, une vérité que l’on fuit. C’est certainement ici que se trouve la plus grande convergence entre ces trois œuvres : les artistes ne sont pas à la recherche de « la » mais « des » vérités, ils troquent un récit dominant mais lacunaire contre une approche hétérogène plus probante. Ainsi malmenées, les hiérarchies relatives à la construction du récit historique laissent place à une narration, constellée de fragments pourtant destinés à l’oubli, entrant en résonnance avec le dialogue de début de Hiroshima mon amour. En s’immisçant dans les creux de l’histoire, en se la réappropriant à une échelle humaine, ces artistes libanais permettent à l’individu de surmonter le vide engendré par le traumatisme.