Introduction

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« C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit : “Salut, les garçons. L’eau est bonne ?” Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait : “Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ?” » Dans cette courte parabole signée David Foster Wallace1, remplacez l’eau par le wi-fi, et vous aurez un aperçu de ce que pourrait être notre rapport aux technologies de l’information : une évidence devenue invisible, intangible, impalpable, transparente.

Dans What Shall we do Next ?, pièce vidéo et chorégraphique de Julien Prévieux, les technologies sont, elles aussi, à la fois omniprésentes et invisibles. Ce projet, amorcé en 2006 par l’artiste et lauréat du Prix Marcel Duchamp 2015, explore les traces et les empreintes laissées par les nouvelles technologies dans nos comportements. Accompagnés de la voix robotique d’une Google Voice féminine, les performeurs déroulent une série de gestes fantomatiques, empruntés au répertoire des technologies tactiles, mais détachés de tout objet matériel. Doit-on y voir la projection d’une technologie entièrement assimilée au point de devenir une seconde nature modelant les réflexes les plus primaires et instinctifs ? Ou bien le devenir-numérique du logos occidental, attribut ultime de l’homme moderne, détaché de toute incarnation, et le corps abandonné, muet et aveugle, tâtonnant dans l’espace à la recherche de quelque outil qui saurait pallier à la privation de sens qui le maintient à l’état de spectre ? Ne peut-on pas y voir, enfin, un changement de paradigme ? Celui d’un rapport au monde non plus uniquement basé sur la raison, l’image et la parole, mais ouvert au mouvement et au toucher ? Un avenir non plus (seulement) numérique, où chaque battement de cœur, chaque émotion, chaque sensation pourrait être traduite en algorithme, mais digital ? C’est-à-dire, un avenir où la main reprendrait le pli, pour toucher, compter, caresser, palper, ausculter, fabriquer, prendre soin, cultiver les liens qui se tissent, dans et hors la toile ?

So what shall we do next ? Qu’allons-nous faire ensuite ? quelles suites allons-nous écrire ?

À l’heure où les arts, les cultures et les savoirs sont de plus en plus menacés par une marchandisation forcée et une standardisation ennuyeuse, il nous apparaît essentiel de prendre le temps d’une réflexion collective sur les devenirs à l’œuvre dans la création contemporaine et les alternatives qui s’y jouent. C’est dans cette démarche que s’inscrit ce premier numéro de la revue Radar. Intitulé « Matérialité, usages et détournements de l’image à l’ère du Post-Digital », il se donne pour enjeu d’interroger, à travers le travail critique et esthétique d’artistes contemporains, l’influences des NTIC sur nos pratiques quotidiennes ainsi que leurs apports dans la fabrication d’un langage visuel. La question de la réception des œuvres, de l’interaction avec les outils numériques, et les phénomènes d’appropriation et de détournement seront au cœur des sujets abordés.

Il convient, pour commencer, de préciser que selon l’Académie de la langue française, le qualificatif « digital » est exclusivement réservé à ce qui est en rapport avec les doigts. Cependant, son emploi sous une forme d’anglicisme est relativement commun, et son usage s’est intensifié ces cinq dernières années dans les secteurs de l’informatique, du management et du marketing. Outre-Manche, le terme « digital » renvoie, peu ou prou, à ce que nous appelons le « numérique », et bénéficie d’une acception plus large. Mais ces deux qualificatifs sont directement issus des sciences informatiques, notamment du processus de numérisation. « Numérique » et « digital » désigneraient donc tout à la fois l’ensemble des techniques et des outils faisant appel à ce processus de numérisation (ou digitization, en anglais), et ce que l’on a pu désigner sous l’acronyme NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication), qui ouvrent le numérique et le digital aux outils de l’Internet, comme le Web par exemple.

Dans le domaine plus particulier des arts, on retrouve des formes d’« arts numériques » dès les années cinquante, bien que l’on parle surtout alors d’« electronic art », de « computer art », ou d’art multimédia. Les qualificatifs « numérique » ou « digital », plus récemment introduits dans le vocabulaire de l’art, semblent quant à eux intimement liés au développement de l’internet mondial. On parle en effet d’art digital dès 1998, lorsque le Walker Art Center, de Minneapolis aquiert le premier site de curation en ligne, ada’s web, décrit par son web-designer comme « Une plateforme de recherches et développement, une fonderie digitale, et une aventure [où] les artistes sont invités à expérimenter et réfléchir le web comme un medium2 ». Cet art digital trouve, à la même époque, un écho dans ce que l’on nomme alors le Cyber et le Net Art en Europe. La dématérialisation conséquente de la numérisation est alors envisagée comme une occasion de sortir du fétichisme lié à l’œuvre d’art, et le réseau Internet comme un site spécifique ouvrant la voie à de nouvelles formes de création3.

C’est également en 1998 que Nicholas Negroponte, professeur et chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), publiait dans les colonnes de la revue Wired dont il est le cofondateur un article intitulé « Beyond Digital », faisant par là référence à son livre, Being Digital4 (« L’Homme Numérique »), paru trois ans plus tôt. Il y notait alors que dans les années à venir, notre compréhension des nouvelles technologies dans les domaines de la biologie, de la recherche spatiale, de la génétique et des nanotechnologies serait de plus en plus fine, et que, « Comme l’air que nous respirons et l’eau que nous buvons, le digital deviendra[it] une évidence, qui ne se fera[it] remarquer que par son absence, et non sa présence5 ».

L’idée d’un « site spécifique » et du Web comme un monde en soi, distinct du réel concret, s’est, de fait, rapidement étiolée, dans le domaine des arts comme dans celui du quotidien, en raison notamment des mutations qui ont touché le web lui-même. De plus en plus structurés en plateformes de partage et en réseaux sociaux, ce que l’on nomme alors le web 2.0 remet en question la frontière imaginaire qui subsistait entre l’Internet et la « vie réelle ». L’usage de plus en plus développé du terme AFK (away from keyboard) sur les réseaux sociaux, en lieu et place du « IRL » (in real life) désormais relégué aux jeux en ligne, rend compte du fait que la vie réelle est de moins en moins déconnectée de la vie en ligne. La séparation n’est plus une nette et franche distinction entre deux états, mais se joue plutôt dans une mise à distance, un jeu d’échelles dans lequel les écrans, les interfaces et les machines jouent le rôle de relais.

En effet, les dispositifs d’accès à l’Internet et les interfaces se multipliant, l’ordinateur personnel n’est plus le seul point d’accès à l’Internet. Ainsi que le prévoyait Negroponte, montres, casques, smartphones et tablettes s’apparentent de plus en plus à des prothèses au sein de ce que l’on pourrait nommer, avec Bernard Stiegler, une nouvelle organologie générale. Aussi, avec ce que Kevin Ashton, cofondateur et directeur général de l’Auto-ID Center du MIT nommera dès 1999 « l’internet des objets6 », il semble que l’idée d’une connexion permanente, perpétuelle, intégrée à notre quotidien et à notre propre corps soit de plus en plus admise, sans pour autant être toujours acceptée dans les faits.

Aujourd’hui encore, on parle de « révolution » et de « transition » numériques pour évoquer les profondes transformations que les NTIC ont apporté aux sociétés industrialisées, signe que ce passage n’a pas encore été assimilé par tous. Il faut croire qu’à force de l’annoncer, l’ère digitale a eu lieu, et que la transition à venir — et qu’il fallait organiser, gérer, administrer — s’est produite sans que l’on s’en rende bien compte, par des usages quotidiens, dans chaque geste sur nos claviers, dans chaque scroll sur nos écrans. Après le pas en avant et l’entrée dans le monde digital, le temps semble venu de jeter un œil par-dessus l’épaule, pour étudier le chemin parcouru. Le tout digital a-t-il tenu ses promesses de progrès ? Ou n’a-t-il servi qu’à la conservation d’un ordre ancien ? Nul besoin d’une longue analyse pour constater que si, à l’échelle des individus, certains comportements ont été profondément modifiés, les rapports de force sociaux, économiques, géopolitiques sont encore inégalement répartis (on parle d’ailleurs de « fracture numérique », pour évoquer les populations n’ayant pas d’accès ou un accès limité aux technologies du numérique), et les violences, physiques ou symboliques continuent de mettre en péril les perspectives d’avenir de nombreuses populations. Enfin, de plus en plus d’anciennes frontières réapparaissent, et le repli sur un passé fantasmé est presque devenu un réflexe d’auto-défense face à un présent en flux tendu et un avenir de plus en plus difficile à discerner. Si les utopies d’hier ont laissé place à un imaginaire de la catastrophe qui se déploie quotidiennement dans les médias comme dans les œuvres de fiction, ces perspectives peu engageantes ne doivent pas, cependant, faire écran aux alternatives qui essaiment aux marges de ces réalités.

Tout en gardant l’œil ouvert sur ces problématiques actuelles, il convient, en effet, de se mettre à l’écoute de voix autres, qui créent chaque jour un imaginaire nouveau, et travaillent à démonter les binarités et les vieux systèmes symboliques d’hier. Dans ce joyeux chantier, les nouvelles technologies occupent une place toute particulière : repensées, critiquées, réinventées, renouvelées, détournées, elles apparaissent tout autant comme les instruments d’un pouvoir normatif et pourvoyeur d’une hégémonie culturelle, que comme le site d’un déploiement de cultures alternatives, d’esthétiques singulières, un espace de jeu et de (ré)création collective, ainsi qu’un ensemble d’outils propres à démonter le système qui les a créées pour mieux inventer le futur.

De la fin au post : esquisse d’une geste critique

En 2013, soit quinze ans après l’article de Negroponte, l’artiste et ingénieur Kim Cascone publie un article portant sur les tendances post-digitales à l’œuvre dans la musique contemporaine7.

Il y est question d’un retour critique sur les décennies précédentes et les innovations liés aux nouvelles technologies, dans le domaine de la musique électronique, mais aussi de la recherche, artistique ou théorique. L’emploi du suffixe post n’est donc pas seulement un marqueur temporel, qui attesterait de la fin d’une période et du commencement de la suivante, mais bien aussi l’indicateur d’une prise de recul au présent sur le passé récent.

Cet emploi critique du suffixe -post émerge au milieu du vingtième siècle, avec l’apparition sur la scène intellectuelle de penseurs comme Michel Foucault ou Jacques Derrida, que l’on rangera, de manière sans doute très artificielle, sous le label « French Theorists ». Inscrits dans la lignée du structuralisme, ils se penchent cependant sur les failles et les apories de ce courant de pensée. On parle alors de post-structuralisme. Puis dans son sillage, c’est le terme de post-modernité qui va peu à peu infuser tous les domaines de la sociologie, de l’histoire, de la politique, dans un ensemble de définitions plus ou moins cohérentes, et qui peuvent parfois trouver un écho dans le post-modernisme tel qu’il est alors analysé dans le domaine des arts, de l’architecture et de la littérature8.

Depuis, l’on n’a eu de cesse de voir ce suffixe rattaché à des notions, des concepts ou des valeurs comme l’Histoire, la politique, la démocratie ou la vérité, perdant peu à peu sa dimension critique pour se nimber d’une inquiétude abstraite, drainant avec elle un imaginaire de la fin et de la catastrophe — ténu, discret, mais pourtant très présent. La prolifération actuelle de ce suffixe est teintée d’ambivalence : attaché à l’époque qu’il définit, il en signe en même temps la fin, quand bien même cette fin n’en finirait plus de finir, et le présent de tourner en rond. Il est donc le signe d’un entre-deux plus que le marqueur temporel à partir duquel s’ouvre une nouvelle période historique, d’où son ambivalence et son caractère indécis. Mais c’est là aussi tout son potentiel : cet entre-deux peut aussi être un temps en suspens, un ralentissement bienvenu.

Ce temps de pause auquel nous invite le post est l’occasion d’interroger ces structures (politiques, esthétiques, symboliques), par le biais des nouvelles technologies de l’information et de la communication, en dépassant nos propres frontières : celles qui cloisonnent encore les disciplines et les savoirs, les esthétiques, les cultures, les genres. Ce n’est donc pas un regard nostalgique, mais un travail de mémoire vive, un regard critique mais optimiste, qui entend déployer les alternatives que nous offrent aujourd’hui les nouvelles technologies.

L’emploi du terme post-digital appelle donc un dépassement tout autant qu’il redonne un sens au terme, par augmentation. Le propre usage que nous en proposons ici est à la fois une réappropriation critique du mot, et une hybridation de ses définitions : en convoquant tout à la fois l’activité manuelle et le calcul numéraire mathématique, le digital nous permet d’introduire cette dimension sensible et l’idée d’un travail manuel, de la technique, du faire, lié à la matérialité même du digital (qu’il s’agisse de ses outils ou de ses images, du hardware comme du software), relativement absente dans les discours sur le numérique, plus prompt à évoquer le virtuel, l’immatériel, et la surface. Praticiens plus qu’usagers comme le souligne Bernard Stiegler9, les nouveaux acteurs du post-digital entendent prendre à bras-le-corps les problématiques soulevées par les nouvelles technologies. La question de la pratique, très proche de la praxis10 des philosophes antiques est donc au cœur de ses réflexions. En outre, elle sous-tend une dimension sensible, voire sensitive particulièrement présente dans les œuvres post-digitales.

C’est autour de trois aspects relatifs à ces œuvres que s’articulent les articles de ce numéro de RadaR. La première section s’attache à la réception des œuvres post-digitales, et à l’esthétique particulière qui peut y prendre forme. Le second axe s’attarde quant à lui au travail réalisé par les artistes à partir d’images prééxistantes, et aux techniques d’appropriation et de détournement qu’ils et elles mettent en œuvre dans leurs créations. La troisième section, enfin, aborde la dimension collective de la création, qui met en jeu le statut du créateur et du receveur, l’un et l’autre étant de plus en plus mobile et interchangeable. Les images seront donc abordées à la fois dans ce qu’elles sont pour elles-mêmes, puis comme matériaux à d’autres créations, et enfin comme outils et matériaux d’une œuvre collective et protéiforme, en constante mutation.

Le digital : toucher au core

Les techniques audiovisuelles, si elles gardent une place prédominante dans les NTIC, sont de plus en plus complétées par des expériences tactiles. C’est cette dimension que révèle le digital : comme le doigt effleure l’écran pour en activer les potentialités, l’image nous touche à son tour. Mais quel sens donner à ce toucher ? Et qu’en est-il du corps, comme lieu du ressenti, de la sensation, site de la conscience de soi et du monde ? Comment ce corps existe-t-il dans ces dispositifs d’immersions, de simulations, d’identifications poussées au-delà de l’image plane ? Corps voyant, entendant, touchant. Et touché ? C’est ce phénomène d’une vision haptique que nous décrit le philosophe Jean-Claude Chirollet, qui analyse dans son article « L’art en pixel. La mémoire analytique des arts », l’esthétique des œuvres d’arts numériques en partant de leur « atome premier » : le pixel. Mais via les images et les écrans, qui touche ce corps, au point de modeler ses désirs et son imaginaire ? Dans quelle mesure les nouvelles technologies informent et structurent-elles nos comportements, nos représentations, et nos imaginaires ? « Internet veut-il notre cerveau ? »  C’est sur cette question que s’est penchée Émilie Bauer, à travers l’analyse de l’œuvre World Brain, des artistes et chercheurs Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon.

Quant à Emmanuelle Grangier, c’est un pas de deux qu’elle nous invite à faire. Dans un retour sur son expérience d’improvisation de danse-contact avec Nao, robot social très populaire dans le domaine de la recherche en robotique, la chercheuse et chorégraphe explore les possibilités d’interaction, d’échange et de partenariat avec la machine, ouvrant la réflexion sur « L’autre robotique », où les robots sont envisagés comme une « nouvelle forme d’altérité inédite qui nous pousse à répenser l’être humain. »

Dans ces différentes réflexions autour de nouveaux modes d’interactions à l’image que suppose le numérique, c’est bien la question de ce que nous sommes, et de quelles manières nous nous construisons qui est sous-tendue : quelles techniques et quels moyens sont mis en œuvre dans ces constructions individuelles et collectives ? Que disent de nous les nouvelles technologies mises en œuvre dans ces projets ?

Trouble in the hardware

L’un des aspects importants de ce que l’on peut appeler une « révolution » technique est l’accès à un plus grand nombre de techniques jusque-là réservés aux spécialistes. C’est le cas par exemple de la génération des digital natives11, et dans une certaine mesure, celle qui la précède, toutes deux formées d’individus qui sont nés et / ou ont grandis avec un accès à l’ordinateur personnel puis à l’Internet. De nos jours, plus de la moitié des populations vivants dans les pays industrialisés à accès à une multitude d’outils lui permettant non seulement de créer ses propres images, sons, enregistrements, mais aussi de les diffuser à grande échelle. En parallèle, la multiplication de plateformes de jeux en lignes, et notamment des MMORPG et de metavers comme Second Life, World of WarCraft ou MineCraft, a popularisé l’usage d’avatars numériques et les pratiques d’autofiction – phénomène de moins en moins à l’œuvre, en revanche, sur les plateformes de réseaux sociaux, qui tendent de plus en plus à la transparence des données de leurs usagers. Aussi, si les habitués de ces plateformes semblaient détenir, jusqu’à la moitié des années 2000, un certain pouvoir sur la construction de leurs identités numériques, celles-ci sont devenues, de plus en plus, un enjeu de taille pour les pouvoirs politiques, industriels, marketing et financiers avec l’arrivée du web social. Au-delà des images et des selfies, tout un agrégat de données, prélevées et échantillonnées via les nouvelles technologies, transforme nos identités numériques en « profils consommateurs », en cible électorale ou en menace potentielle. Face à ces forces qui agissent sous les surfaces, les utilisateurs sont amenés à devenir des praticiens de ces nouvelles plateformes, en déjouant leurs codes, leurs fonctionnements, dans des pratiques artistiques à la frontière entre art et hacking.

Mais au-delà de cette surveillance et de ces captations constantes, c’est l’identité, comme principal message de soi que l’on veut transmettre aux autres, qui se doit d’être interrogée. En effet, si « le medium c’est le message12 », les dispositifs de mise en scène et en visibilité de soi participent activement à notre subjectivité et notre individualisation. C’est dans cet échange avec l’autre que chacun se construit. Comment, dès lors, les techniques numériques participent à ma propre construction, que donnent-elles à voir à l’autre ? Et comment cet autre me perçoit et me construit, quand cet autre est d’abord la machine ? Le langage binaire, peut-il « faire système », et transformer, informer nos comportements et nos représentations ?

Brouillé, bruité, opacifié, l’image post-digitale s’inscrit à rebours d’une « esthétique de la surface » plus proche de l’art numérique. Elle se forme dans les failles, affiche pixels accidentés et distorsions colorimétriques, cette « espèce de matière précaire digitale » générée par les dérèglements de la machine. Le glitch se joue des codes, il vient troubler les harmonies pour faire du bruit. C’est à ces « visuel noise » que s’est intéressée Marie Canovsky, s’attachant notamment à la dimension ludique de cette pratique.

C’est aussi à une forme de mise en jeu de l’image que se livre Zach Blas, mais qui concerne d’abord l’image de soi comme (dé-)construction. Trente ans après Laurie Anderson13, qui poétisait la binarité du numérique en s’interrogeant déjà sur la possibilité d’être autre chose qu’un winner (1) ou un loser (0), l’artiste et chercheur entreprend de conjuguer critique queer du binarisme des genres, et binarité de la techniques (le code comme la machine, avec ses dispositifs de prises mâle et femelles). En 2013, il commence à élaborer une série de masques, la Facial Weaponization Suite, qui interrogent le « machine gaze », autrement dit, le « regard » de la machine et comment ce regard est vecteur de normes qui n’ont rien de neutre ou d’universelle. Dans l’article intitulé « Facial Weaponization Suit : arme de (ré)création massive », Julie Aubry-Tirel abordera ces questions à la fois éthiques et esthétiques.

Mais la binarité est aussi à l’œuvre dans le storytelling, cet art de raconter des histoires, inspiré du narrative turn, qui fait aujourd’hui le succès de consultants en marketing. Ces spin doctors dressent le portrait d’un monde réduit à des schémas antithétiques où s’affrontent les bons et les méchants, les héros et les vilains, au sein de narrations puissantes, qui touchent au cœur le spectateur. Là encore, la création artistique permet, a contrario, une prise de recul, comme c’est le cas, par exemple, chez Kenneth Feinstein, dont l’œuvre Telegeneric Realities sera abordée par Colette Tron, dans un article au titre évocateur, emprunté à l’historien de l’art Daniel Arasse : « On n’y voit rien ».

Du code binaire aux codes sociaux

Si l’identité individuelle est une question récurrente dans les œuvres et les recherches liées au numérique, elle est souvent abordée comme une injonction, un masque pesant quand bien-même il serait partiellement dématérialisé. Il faut alors comprendre que ces injonctions à « être soi-même » tout en « se dépassant » sont avant tout symptomatiques d’une société éclatée, voire atomisée. Or cette individualisation, qui confine à l’individualisme, comme idéologie d’un moi tout-puissant qui a traversé toute la modernité, trouve une analogie avec la numérisation : les sociétés « numérisées » tendent de plus en plus à se discrétiser, c’est-à-dire à non plus former un ensemble cohérent qui serait « plus que la somme de ses parties », mais à ne plus représenter que le cadre spatio-temporel partagé par des individus seuls ensemble, isolés dans un réseau, illustration parfaite des paradoxes de la globalisation.

Où sont passés les idéaux communautaires des premiers concepteurs/inventeurs de l’Internet et de son « village mondial » ? N’y a-t-il plus que l’impérialisme culturel qui donne encore l’illusion d’une communauté globale ? C’est sur ces questions relatives au collectif et au(x) commun(s) que nous nous pencherons dans cette troisième partie. Il s’agira de penser les phénomènes culturels, vivants et dynamiques, en perpétuelle mutation, qui ont émergé avec web, mais aussi les différentes stratégies de résistances mises en place par certains artistes et hacktivistes pour se déjouer la standardisation globalisée à l’œuvre sur les plateformes du Web 2.0.

L’Internet, et plus précisément le Web, peut être considéré comme le laboratoire et l’outil de communautés éphémères et hybrides, qui y ont établi leurs propres règles, mis en place leurs propres mode de communication, développé une esthétique singulière en évolution constante, nourrie par les millions de praticiens anonymes. Croisant musique lo-fi, mémétique et théorie de l’allégorie, Marinette Jeannerod explore ces créations protéiformes, dans lesquelles « Rien ne se perd, [et] tout se régénère ». Le Web est donc aussi le lieu d’une culture particulière, avec ses croyances, ses mythes et son folklore. Lisa Gisselbrecht reviendra sur un phénomène culturel particulier qu’est « La prise de pouvoir des chats sur Internet », en retraçant l’histoire et la symbolique de cet animal au cours des siècles, de l’Égypte ancienne aux sites de partages globalisés. Enfin, la création peut aussi être envisagée comme une tactique, un « “art de faire” qui “joue” sur les failles du système »14, comme nous le montrera Lucie Kopp, qui dans son article « L’explorateur, l’habitant, le technicien » dresse une « taxinomie problématisée de la démarche de l’artiste face au réseau social ».

Aussi tous ces objets artistiques et culture peuvent-ils être appréhendés comme des symptômes. Ces phénomènes qui viennent prolonger la réalité du corps, à la fois manifestation intérieure et réaction à l’extérieur, sont autant de signes qui nous racontent l’histoire d’un rapport : celui que nos sens et notre conscience entretiennent avec le monde. Dans ces rapports parfois conflictuels, la technique se pose comme pharmakon, pour reprendre les termes de Bernard Stiegler, qui réactualise une idée déjà présente chez Platon15 Envisager la technique comme pharmakon, c’est-à-dire comme poison et comme remède, c’est poser une dialectique qui entend être dépassée, c’est entrevoir les pratiques émancipatrices possibles dans le détournement des nouvelles technologies.

Et c’est sur toute cette ambivalence que se construit la critique proposée ici. Une critique qui se veut d’abord constructive d’alternatives, une réponse à Walter Benjamin, quelques décennies plus tard, et une tentative, à notre échelle et avec nos moyens propres, d’« organiser le pessimisme ».

1 David Foster Wallace, This Is Water: Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life, New York, Little, Brown

2 « A research and development platform, a digital foundry, and a journey. Here artists are invited to experiment with and reflect upon the web as a

3 Voir à ce propos l’article de David Lamy de La Chapelle, « De l’art post-internet », Revue 02, numéro 70, été 2014.

4 Nicholas Negroponte, Being Digital, Alfred A. Knopf, New York, 1995

5 Nicholas Negroponte, « Beyond Digital », Wired.com, 12 janvier 1998.

6 Le terme est utilisé pour la première fois par Kevin Ashton lors d’une présentation pour Procter&Gamble, en 1999. L’idée d’un Internet des Obj

7 Kim Cascone, « Une esthétique de l’échec : les tendances “postdigitales” dans la musique électronique contemporaine », traduction de Marc Lenormand

8 Le post-modernisme se développe d’abord dans la littérature anglo-saxonne, avec la publication d’œuvres comme Howl, recueil de poésie signé Alan

9 Bernard Stiegler, « Enjeux épistémologiques, méthodologiques et politiques des technologies cognitives », Ars Industrialis, 5 novembre 2005

10 La praxis, téorisée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, puis La Métaphysique, est l’action qui transforme le sujet, contrairement à la poiesis

11 Le terme apparaît pour la première fois en 2001, dans un article signé par Marc Prensky, essayiste spécialisé dans les nouvelles technologies et

12 « En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou

13 Home of the Brave: A Film by Laurie Anderson. Performances filmées au Park Theater d’Union City, New Jersey, 1985

14 Pierre Macherey, « Michel de Certeau et la mystique du quotidien », séminaire de l’unité mixte de recherche Savoirs textes langage, Université de

15 Voir notamment les parties 274-276 du Phèdre, dans laquelle Socrate pose un regard critique sur l’écriture. Si celle-ci peut être considérée comme

Notes

1 David Foster Wallace, This Is Water: Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life, New York, Little, Brown and Company, 2009

2 « A research and development platform, a digital foundry, and a journey. Here artists are invited to experiment with and reflect upon the web as a medium. » Vivian Selbo, « ‘ah, ‘da process’ … questions? some answers … », gallery9.walkerart.org, septembre 1998. Cité dans Steve Dietz, « äda’web », Bits & Pieces Put Together to Present a Semblance of a Whole, Walker Art Center Collections, edité par Joan Rothfuss et Elizabeth Carpenter. Minneapolis, Walker Art Center, 2005.

3 Voir à ce propos l’article de David Lamy de La Chapelle, « De l’art post-internet », Revue 02, numéro 70, été 2014.

4 Nicholas Negroponte, Being Digital, Alfred A. Knopf, New York, 1995

5 Nicholas Negroponte, « Beyond Digital », Wired.com, 12 janvier 1998.

6 Le terme est utilisé pour la première fois par Kevin Ashton lors d’une présentation pour Procter&Gamble, en 1999. L’idée d’un Internet des Objets – ou Internet of Things – est confirmée dès 2008, lorsque plusieurs études constatent que le volume d’objets connectés à l’Internet est plus important que le volume d’utilisateurs humains

7 Kim Cascone, « Une esthétique de l’échec : les tendances “postdigitales” dans la musique électronique contemporaine », traduction de Marc Lenormand, Tracés. Revue de Sciences humaines, n°16, 2009 pp.179-192.

8 Le post-modernisme se développe d’abord dans la littérature anglo-saxonne, avec la publication d’œuvres comme Howl, recueil de poésie signé Alan Ginsberg, en 1956 ou Le Festin nu, de William S. Burrough en 1959. On peut aussi citer quelques événements marquants dans le domaine de la théorie littéraire, avec la conférence de Jacques Derrida « La Structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », Colloque international de l’Université Johns Hopkins (Baltimore), Les langages critiques et les sciences de l’homme, 21 octobre 1966. L’idée se développe ensuite dans le domaine de l’architecture, notamment par le biais de Charles Jenck, architecte et auteur de The Language of Postmodern Architecture, Londres, Rizzoli, 1977.

9 Bernard Stiegler, « Enjeux épistémologiques, méthodologiques et politiques des technologies cognitives », Ars Industrialis, 5 novembre 2005

10 La praxis, téorisée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, puis La Métaphysique, est l’action qui transforme le sujet, contrairement à la poiesis, qui vise à la production d’un bien ou d’une chose. Le concept sera repris par les marxistes, comme Antonio Gramsci, ou les situationnistes. De manière générale, la praxis est intimement liée à la théorie, qu’elle en soit le prolongement pratique, la transformation du sujet qui suit l’apprentissage théorique, ou au contraire, l’action qui permet la reconnaissance d’une théorie.

11 Le terme apparaît pour la première fois en 2001, dans un article signé par Marc Prensky, essayiste spécialisé dans les nouvelles technologies et leurs usages en matière d’éducation. Par l’emploi de cette formule, il décrit une génération née avec Internet et les outils informatiques, et le bouleversement que cela instaure dans leur manière d’apprendre et d’interagir avec leur environnement. Voir à ce sujet : « Digital Native, Digital Immigrants » On the Horizon, MCB University Press, Vol. 9 No. 5, octobre 2001

12 « En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. » Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme [1964], trad. Jean Paré, Saint-Laurent, Bibliothèque québécoise, 1993, p.37. Dans ce chapitre, reprenant sa désormais célèbre formule « Le médium c’est le message », McLuhan explique qu’un médium, comme la télévision par exemple, instaure un changement d’échelle quant à nos appréhensions du monde. Prenons pour exemple un fait contemporain à McLuhan, comme la guerre du Vietnam, et sa médiatisation inédite, rendue possible par un matériel d’enregistrement du son et des images beaucoup plus légers et facile à utiliser dans des zones de guerre, et par l’accès à un public de plus en plus importants à la télévision. Le contenu proposé (discours, images de la guerre) existe, avec ou sans médiatisation, mais c’est pourtant ce médium qu’est la télévision qui va faire surgir ce conflit dans les foyers américains, participant ainsi aux réactions de plus en plus hostiles envers une guerre jugée scandaleuse. Aussi peut-on dire avec Mc Luhan qu’un médium, comme nouveau moyen de transmettre des informations, provoque un changement de nos relations aux autres, au monde et à nous-même, d’une manière bien plus profonde que le seul contenu qu’il propose.

13 Home of the Brave: A Film by Laurie Anderson. Performances filmées au Park Theater d’Union City, New Jersey, 1985

14 Pierre Macherey, « Michel de Certeau et la mystique du quotidien », séminaire de l’unité mixte de recherche Savoirs textes langage, Université de Lille 3, année 2004-2005

15 Voir notamment les parties 274-276 du Phèdre, dans laquelle Socrate pose un regard critique sur l’écriture. Si celle-ci peut être considérée comme un remède à nos carences et pallier notamment à un mémoire faillible, elle remet en cause, dans le même temps, un apprentissage basé sur la transmission orale, qui exige un travail de remémoration important. Un débat réactualisé avec l’arrivée de l’ordinateur et de l’Internet, qui ont tous deux modifié notre rapport au savoir, dans ses modes d’acquisitions et de transmission notamment.

References

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« Introduction », RadaЯ [Online], 1 | 2016, Online since 01 janvier 2016, connection on 14 octobre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=385

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