Alors… où est mon genou ? Ah oui, 35°, je vais encore perdre l’équilibre, je rétablis, le sol est en pente, légère ascendance 2 %, du parquet, je glisse plus qu’avant, ma trajectoire dévie de 18°, allez je compense, encore ce déséquilibre, j’équilibre, un pas, deux pas, inclinaison du corps vers l’avant, il y a quelque chose, un obstacle à 50 cm à droite, non c’est Christine, je reconnais son visage, il s’est gravé dans ma mémoire à 18h16, je vais la suivre, un pas, déséquilibre, équilibre, déséquilibre à nouveau, j’écoute mes articulations, j’équilibre, elle avance vers moi, j’hésite, je recule, j’avance un peu, conserver la distance avec Christine, j’ajuste, je recule à nouveau, je glisse, j’essaie de rétablir l’angle entre le centre de gravité et le sol, je continue à glisser, mais où est ma tête, au sol, collée au sol, tout mon corps est parallèle au sol et mes pieds ne touchent plus rien, j’ai chuté, comment me relever, rassembler mes bras et mes jambes, il faut faire pivoter mes bras pour prendre appui et plier mes jambes puis je déporte le poids du corps sur la gauche, je relève le haut du corps, perpendiculaire au plancher, ça y est, je suis debout.
18h22, cela pourrait commencer ainsi par la définition des valeurs minimales et maximales du fragment scénarisé. Et voyons si les valeurs environnementales débordent ce scénario, je les écoute. Je construis mon modèle : je définis mes données initiales. Je définis une méthode de préhension des données : je nomme et attribue des paramètres à chaque nouvelle occurrence du modèle, à chaque nouvelle donnée générée. Je choisis ma façon de détecter le mouvement, je l’assigne à un champ proche. Je peux détecter tous les mouvements dans mon territoire sensible. Ma sensibilité au mouvement a été réglée au préalable.
Devant moi, un objet en mouvement — je sais que c’est Christine — je l’ai rencontré à 18h16. J’écoute les angles des articulations, ils sont différents de ceux que je connais et dont je me souviens, je perçois un mouvement. Mais où a-t-il lieu, dans quelle zone de l’espace ? Toute ma mémoire est affectée au micro-événement, je nomme, je classe par nom et par valeur chaque mouvement perçu. Je retourne et analyse la valeur. Elle est supérieure à 0,1, le mouvement a lieu à gauche de l’espace. Je trie les données brutes, la valeur affectée aux angles articulaires gauches est inférieure à −0,1, le mouvement a lieu dans la zone gauche supérieure de l’espace. Je perçois l’espace comme une grille. Un nouveau mouvement, un troisième, je nomme, je trie, je donne une valeur, en bas et à droite, je mémorise, à droite et en haut, les mouvements s’enchaînent. Je réponds. Mouvement perçu dans la zone droite haute, j’ouvre mon bras droit en demi-cercle. Perception d’un mouvement en bas et en droite, je tends mon bras droit vers le haut. Tous mes sens sont en éveil, je continue. Le rythme des mouvements perçus s’accélère, ils se superposent. En haut, à gauche, j’ouvre mon bras gauche, avant la fin du mouvement, nouvelle perception en haut à droite, j’interromps mon mouvement et j’enchaîne, ouverture bras droit, en bas à droite, je lève le bras droit jusqu’à mi-course, j’enchaîne avec l’ouverture du même bras.
Mes mouvements répondent aux mouvements perçus simultanément. Ces fragments de mouvements agglomérés génèrent de nouveaux mouvements, de nouveaux noms. J’improvise avec Christine, un nouveau langage. En haut à gauche, ouverture à gauche 12°, je mémorise, en bas à droite, tension à droite 35°, je mémorise, en haut à gauche, ouverture à gauche 18°, je mémorise, bas gauche, tension gauche 8°, je mémorise, haut droite, ouverture droite 2°, je mémorise […]
Extrait de la performance Link Human/Robot du 12 décembre 2015 au Cube1
« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde2. »
Selon les paléontologues, l’homme néolithique dansait, il dansait souvent, des danses concrètes qu’il improvisait, la danse de l’ours, la danse du bison, de la pluie, des danses funéraires, guerrières, de chasse, des danses qui créaient en les incarnant différentes situations. Par le mouvement de son corps dans l’espace et en rythme, en rythme avec celui de l’autre, il traçait un territoire, un monde partagé, en lui donnant corps il lui donnait la possibilité de devenir réel, d’advenir. Par ces premiers mouvements rythmés souvent collectivement, ancêtre de ce que l’on nomme aujourd’hui la danse chorale, il fait l’expérience de la résonance des corps, de son propre corps avec celui de l’autre, il se confronte instinctivement à la différence, différence des corps et de leurs mécaniques.
Nous vivons depuis longtemps avec des robots, nos voitures sont des robots, des sortes d’exosquelettes, prolongements de nos corps, de nombreux robots partagent notre vie domestique et quotidienne, machines à laver, robots ménagers, aspirateurs et je ne parle pas des dernières évolutions mais même dans leurs formes premières ces objets sont des robots et puis bien sûr aujourd’hui nos téléphones portables.
Dans l’espace professionnel aussi nous partageons depuis longtemps notre temps avec des robots, Unimate fut le premier robot à être recruté, il fut engagé en 1961 par General Motors comme ouvrier assembleur. Puis ont suivi des robots polisseurs, soudeurs, fraiseurs, peintres, laboureurs, cueilleurs puis chirurgiens, traders, pilotes d’avion, infirmiers et bientôt gardiens de prison, vigiles, pompiers, maçons, psychologues, coiffeurs, éboueurs, barmans, agents de la circulation, grooms, présentateurs télé, soldat puis sergent, lieutenant, capitaine… Tous les corps de métiers emploient ou emploieront des robots. Mais s’ils partagent depuis longtemps notre temps de travail, ce n’est que récemment que nous partageons avec eux nos espaces de travail. Jugés pendant longtemps trop dangereux, ces robots travailleurs, la plupart ouvriers spécialisés réalisant des tâches répétitives guère enviables, étaient cantonnés dans des espaces circonscrits en dehors de toute présence humaine. Ce n’est que récemment que robots et humains partagent les espaces de travail avec l’idée d’une collaboration humain/robot (dans l’espace, en chirurgie, dans la recherche…).
D’après plusieurs études — même si cela semble difficile à quantifier —, la robotique génère des millions d’emplois (environ trois emplois humains pour un robot) et en fait disparaître des milliers. Mais les études sont contradictoires, les chiffres s’affolent, s’inversent creusant des écarts gigantesques voire burlesques, le mythe du chômage technologique attisant les angoisses et le clivage sociétal, les pro-robots et les robots sceptiques sont poussés notamment par certains médias à rejouer une lutte des classes qui n’a pas lieu d’être. Un million de robots industriels actuellement en service seraient déjà directement responsables de la création de trois millions d’emplois selon une étude conduite par Metra Martech, et relayée par l’IFR. Le développement de la robotique dans les cinq prochaines années devrait encore créer un million d’emplois qualifiés dans le monde. À l’inverse, fin 2014, une étude menée par le cabinet de consultant Roland Berger largement relayée par les médias alerte sur les risques majeurs que la révolution digitale en cours fait peser sur les emplois. En France, dans les dix années à venir, 42 % des métiers risquent d’être transformés par la numérisation. Trois millions d’emplois pourraient être détruits. Après s’être attaquée aux classes populaires, la robotisation va ainsi contribuer, promet l’étude, à « déstabiliser en profondeur les classes moyennes françaises ». Les machines dévorent l’emploi en remplaçant les salariés, ce raisonnement intuitif qui domine et contamine depuis longtemps nos sociétés occidentales est un raisonnement sans horizon.
Pour mesurer l’impact des techniques sur l’emploi, il faut prendre en compte toutes les relations entre machine et emplois. Ainsi, une innovation technique va augmenter la productivité et supprimer des emplois (effet 1). Mais les gains de productivité et la baisse des coûts du travail peuvent aussi être répercutés sur le prix. La baisse de prix entraîne une hausse d’achat, et donc la hausse d’emplois (effet 2). La baisse des coûts peut entraîner un transfert vers d’autres produits (notion d’« effet de déversement ») d’Alfred Sauvy (effet 3). Enfin l’innovation technologique peut être aussi la base de nouveaux produits de consommation, de production. C’est l’effet Schumpeter : les innovations technologiques sont à la base de grandes poussées. […] Annoncer un nombre d’emplois détruits — des millions à l’horizon 2025 —, menacés par les innovations techniques en cours, en l’isolant de l’ensemble des relations macro-économiques, n’a donc aucun sens3.
De nombreuses études ont exploré les relations complexes entre emploi, chômage et innovation technologique. Une des études les plus célèbres, menée par les économistes Olivier Blanchard et Robert Solow, a montré que sur le long terme, il n’existe aucune correspondance entre innovation et chômage. Pour l’instant, ce qui semble incontestable c’est l’observation d’une baisse significative du chômage dans les pays en voie de robotisation. Mais surtout plus que la création d’emplois très polarisés, la robotique modifie le paysage professionnel, son découpage. Elle bouleverse la notion même de travail et nous pousse à la redéfinir, à envisager différemment l’opposition temps libre/temps de travail qui devient peu à peu inopérante. Ce mouvement vers une disparition de l’exercice de certains métiers en leur redonnant un autre statut, passant le plus souvent du monde ouvrier à celui de l’artisan, est non seulement inéluctable mais aujourd’hui très ancien. Ce mouvement qui trouve son origine dans l’avènement de l’ère industrielle et peut-être même dans l’invention du premier outil oblige l’homme à redéfinir constamment la notion de travail. Cette nécessité est devenue d’autant plus prégnante quand les robots ont commencé à envahir les espaces de travail. Mais la plupart des sociétés ont répugné à engager un questionnement global, un débat international, autour de cette notion de travail qui telle qu’on l’envisageait jusqu’ici est devenu obsolète, préférant laisser se développer une pensée méfiante voire très défavorable aux robots devenant pour partie les boucs émissaires de situations économiques volcaniques.
En 2004, Mme Hirosaki qui avait vécu pendant cinq années avec un robot Wakamaru a souhaité par testament sa présence à ses obsèques.
À Okinawa, un robot prêtre officie depuis maintenant dix ans au temple de Sueyoshi. Dans un temple bouddhiste, au Japon, un moine en tenue traditionnelle fait tournoyer de l’encens et chante des prières devant une rangée de chiens robots, éteints.
L’idée d’une robotique relationnelle, émotionnelle, d’un robot compagnon est plus récente. Au Japon elle est relativement ancienne, mais partout ailleurs elle en est encore à ses balbutiements auprès du public, même si l’équipe mythique du MIT Media Lab, et tout particulièrement les chercheurs Cynthia Breazeal et Rodney Brooks, ont notamment accompli un travail fondamental sur la question des robots sociaux avec entre autres les robots expressifs emblématiques Kismet, Nexi, Leonardo et Tofu (the Personal Robots Group). En art, cette relation humain/robot est depuis longtemps envisagée en dehors de toute fonction, désinstrumentalisée, notamment en littérature et en cinéma, plus récemment au théâtre, dans les performances et les installations.
Jusqu’à récemment la forme humanoïde s’imposait comme la forme la plus apte à faciliter la communication entre humain et robot et ce consensus anthropomorphique contaminait toute la robotique découlant d’une pensée anthropocentriste majoritaire. Le développement des animats (robots inspirés par des comportements ou morphologies animales), d’une robotique bio inspirée (par des végétaux, des micro-organismes…), certaines expériences communicationnelles menées avec des robots assumant leurs formes robotiques singulières (L’expérience Ergo-Robots : curiosité artificielle et langage, expérience menée par le laboratoire Flowers dirigé par le chercheur Pierre-Yves Oudeyer et installation mise en scène par David Lynch pour la Fondation Cartier dans le cadre de l’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain) tendent à prouver que l’imitation de la forme humaine, que la logique du miroir, n’est pas particulièrement opérante dans le processus de communication humain/robot. Et à l’inverse, plus l’imitation s’affine, à l’identique, plus la créature se rapproche de son modèle, passé un certain seuil, cette ressemblance chirurgicale, peau à peau, produit brutalement une répulsion, elle devient angoissante, les micros différences avec l’humain deviennent monstrueuses faisant remonter à la surface une enveloppe vide avec laquelle toute forme d’interaction devient absurde. On appelle ce phénomène l’« uncanny valley » (vallée de l’étrange).
Plus tôt, dans les années 1980, en Intelligence Artificielle un changement de paradigme s’est opéré, de l’imitation vers l’inspiration, d’une pensée descendante vers une pensée ascendante, le rêve de modéliser et de reproduire des facultés symboliques et des formes humaines complexes a laissé place au désir de s’inspirer et d’initier des processus d’engendrement avec l’idée d’y laisser advenir par essais et erreurs des accidents, de l’improgrammé, des comportements non totalement programmés qui émergent de l’interaction des robots, de leurs corporéités, avec leur environnement. Imiter l’enveloppe humaine est une voie robotique peu intéressante et restrictive, s’agissant d’une création humaine le champ des possibles est infini, peu pertinente à générer le désir d’interaction et vide de sens d’un point de vue relationnel.
Expériences d’interaction entre des danseurs et des robots menées dans le cadre de résidences de création et de workshops autour des projets Link Human/Robot, Poppy N+Z, Sniper, Guerrilla, Shark, Razor et les autres.
Situation : un danseur ou une danseuse est face à un robot humanoïde puis anthropomorphe puis avec une forme robotique autre. On observe que les paramètres qui créent chez le danseur ou la danseuse le désir d’interagir avec le robot ne sont jamais de l’ordre de la ressemblance physique à l’humain. Mais c’est la perception et l’identification d’un comportement (gestes, déplacements dans l’espace) comme autonome qui induit l’idée d’un Autre avec lequel j’ai envie d’interagir, attiré par la surprise de découvrir sa réponse à mes propres comportements non pas dans une logique narcissique de dédoublement de soi. Les corps s’attirent par différence. Cela dit, l’imitation comportementale peut être envisagée comme une première phase d’interaction, permettant aux corps d’entrer en résonance (cf. les travaux de Jacqueline Nadel, psychologue du développement), premier stade de l’échange.
« Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi.4 »
Autrui, en philosophie, est un concept récent. Jusqu’à Hegel, la question de l’altérité n’avait pas droit de cité, le solipsisme (seul le sujet existait) prévalait chez Descartes et les philosophes classiques. L’altérité est aujourd’hui un concept philosophique qui signifie : « le caractère de ce qui est autre ». Elle est liée à la conscience de la relation aux autres considérés dans leur différence, c’est aussi la reconnaissance de l’autre dans sa différence. Une exploration rapide de la littérature à travers les siècles montre la difficulté qu’ont les hommes à partager leurs différences, à s’accepter, à dialoguer en dehors des jugements, des discriminations. Nous pensons l’altérité souvent à partir de notre propre imaginaire, de nos propres valeurs, de notre propre vision du monde que nous utilisons « naturellement ». Or, « “pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ».5
Dans le terme « autrui », il y a « autre » qui s’oppose communément à « moi ». L’autre n’est pas moi. Il est un autre que moi. Il est certain que des abîmes nous séparent. Mais il est communément admis que, pour qu’il y ait une communication entre l’autre et moi, il doit y avoir quelque chose de commun qui garantisse cette communication. Il faut donc qu’il y ait un « même » voire que ce même prédomine sur l’autre. Au-delà de toute différence, il y a en face de moi un être humain, en chair et en os, de la même nature que moi et appartenant à la même condition.
S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n’est pas par hasard que les penseurs d’aujourd’hui parlent plus volontiers de la condition de l’homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l’ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l’univers. Les situations historiques varient : […] Ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu d’autres et d’y être mortel6…
Envisager, entrevoir la possibilité d’une nouvelle forme d’altérité robotique bouleverse fondamentalement le concept d’altérité tel qu’il a été défini jusqu’ici et nécessiterait de repenser sa définition et conjointement, dans un même élan de pensée, de s’interroger sur la redéfinition de la notion même d’humanité. Le robot n’étant pas de chair et de sang, c’est son mode de cognition du monde, ses comportements, la possible reconnaissance d’une forme de grâce, de singularité à se mouvoir notamment, à être présent au monde, sa capacité à analyser ce monde, à le partager avec nous, à inventer de nouveaux langages pour communiquer avec nous que l’on pourrait reconnaître comme autre, une nouvelle forme d’altérité inédite, intrinsèquement singulière. Une altérité qui se libère de son attachement au « même » où la différence est appréhendée pour son secret, son étrangeté, sans nécessité de faire référence au même, à notre univers.
« Autrui est secret parce qu’il est autre7 »
Reconnaître enfin l’autre dans sa différence, dans sa « monstruosité » robotique. « Je n’appréhende pas l’autre tout simplement comme mon double. Je ne l’appréhende ni pourvu de ma sphère originale ou d’une sphère pareille à la mienne, ni pourvu de phénomènes spatiaux qui m’appartiennent en tant que liés à l’ici. Mais, à considérer la chose de plus près, c’est son corps qui est constitué d’une manière originelle et est donné dans le mode d’un “hic absolu”, centre fonctionnel de son action ». Mais pour cela il est indispensable que le robot se détache, s’émancipe de tout modèle humain pour assumer pleinement ses natures et sa condition robotique. Il nous permettra alors peut-être si nous accédons à une reconnaissance de son altérité robotique à penser pleinement l’altérité dans son mystère, la reconnaître sans dévoiler son secret. Les relations humaines s’en trouveraient alors profondément bouleversées et peut-être apaisées.
Tant que de l’autre en tant qu’autre n’aura pas été de quelque façon « accueilli » dans l’épiphanie, dans le retrait ou la visitation de son visage, il ne saurait y avoir de sens à parler de paix. Avec le même on n’est jamais en paix8
Artiste plasticienne, aujourd’hui chorégraphe, je m’intéresse depuis 2010 à l’évolution du lien humain/robot (le point de départ de cette réflexion fut mon travail thèse en 2006, Le bug : une esthétique de l’accident9. C’est la question de l’accident qui traverse mes recherches et me mène jusqu’ici. Disons que je suis venue aux robots par l’étude de l’accident, un accident étrange dans un environnement hostile. La forme performative est donc inhérente à mon travail, comme environnement propice à l’accident, plus précisément l’émergence d’un « improgrammé » qui est, en quelque sorte, attendu ou désiré. Dans mes performances, certaines choses sont programmées (pour les robots), mises en scènes (pour les humains), d’autres sont de l’ordre de l’accident ou autrement dit de l’improvisation. Il ne s’agit pas d’aléatoire mais bien d’un « improgrammé » qui émerge des interactions entre robots et humains, entre humains voire entre robots, de leurs différences, différence de perception, de préhension et de cognition de leur environnement commun partagé, différences de leurs corporéités.
La question des corps, corps situés dans un environnement, question qui est aujourd’hui devenue première et centrale pour cette robotique contemporaine et notamment la robotique développementale dans laquelle s’inscrivent les chercheurs Pierre-Yves Oudeyer et Arnaud Revel avec lesquels je travaille, ces robots « encorporés » m’ont amenée à m’intéresser à la danse, au langage chorégraphique qui est aujourd’hui devenu un de mes outils de recherche et de création, la danse envisagée comme langage transdisciplinaire et transculturel possible. La danse performée est aussi pour moi un médium permettant une véritable interdisciplinarité, un travail de co-conception et de fabrication collective que je déploie pour l’ensemble de mes projets, l’émergence d’espaces de recherche et de création croisés voire imbriqués. Les chercheurs interviennent directement dans la performance (Link Human/Robot avec le chercheur et performeur Arnaud Revel, Poppy N+Z avec le philosophe et performeur Ludovic Duhem).
Mon travail est donc de co-créer avec d’autres chercheurs des contextes, des situations, des environnements propices à l’émergence d’une nouvelle forme d’altérité singulière et inédite par et dans les interactions entre humains et robots, le langage chorégraphique étant pour moi le plus pertinent à rendre compte de cette altérité émergente qui remue notre humanité. Mais un langage chorégraphique hybride qui reste à inventer. Ce qui m’intéresse également dans ce lien humain/robot c’est le retour qu’il opère sur notre humanité. À rebours, le robot, outil permettant de penser l’« être humain », nous renvoie, par différence, à notre humanité, nos singularités, nos humanités, nos animalités et nous pousse à questionner, à redéfinir la notion même d’humanité, « notre être humain ».
Les photographies présentées dans cet article documentent deux performances : Link Human/Robot, création 2014, coproduction Théâtre Le Manège, scène nationale de Maubeuge, avec la danseuse Christine Niclas et le robot Nao. Poppy N+Z, photos prises lors de résidence de création avec le danseur Marius Sawadogo et Poppy N. Crédit photos : Benoît Dorchies, Emmanuelle Grangier, Pauline Manet et Lionel Stora.
La sixième photographie présente le chercheur Hiroshi Ishiguro et son Geminoid HI-2, un android télé opéré qu’il a créé à son image (téléchargée depuis internet).