Chercher le fantôme dans le pixel. Vers une esthétique du complot dans le found footage d’horreur

DOI : 10.57086/radar.586

p. 17-29

Résumé

Le cinéma d’horreur « found footage » nourrit a priori un discours alarmiste, inquiétant, voire parasitaire au sujet de l’abondance d’objets technologiques contemporains. Il est sans nul doute le vecteur d’un sentiment d’insécurité et de paranoïa collectif.
Depuis quelques années, le sous-genre cinématographique envahit les artefacts des nouveaux médias (YouTube, TikTok, Snapchat, etc.). En manipulant une imagerie « pauvre », ces produits filmiques — courts-métrages expérimentaux, creepypastas (légendes urbaines) — exploitent le prétendu statut documentaire de l’image. Ils matérialisent une esthétique du complot qui cause un besoin d’enquêter sur leur signification souterraine. Pour démêler le réel du fictif, l’internaute doit par conséquent décoder, découper et ausculter les indices visuels compris dans les vidéos. Les spectateur·ices prennent alors part à un jeu de piste underground consistant à courir après la (dés)information et les réalités alternatives pour ainsi mieux fuir le monde réel.
À partir d’un corpus de vidéos YouTube, mes questions seront les suivantes : l’esthétique numérique et le mode de diffusion propres aux nouveaux médias engendrent-ils des affects particuliers ? Comment ces nouvelles formes emploient-elles une « esthétique du complot » ? Les symboles dissimulés dans l’image figurent-ils une nouvelle façon de capter l’attention des spectateur-ices, de les faire interagir avec le dispositif audiovisuel ? Comment ces vidéos stimulent-elles non seulement des fantasmes voyeuristes mais aussi sadiques, unissant ainsi plaisir/rejet, et répondant à une angoisse directement corrélée à l’ubiquité des nouvelles technologies ?

Index

Mots-clés

cinéma, esthétique, horreur, found footage, vidéo, YouTube, glitch, désinformation, cyberenquête, jeu en réalité alternée, complotisme

Plan

Texte

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Les jeux sont des représentations dramatiques de notre vie psychologique et servent au soulagement de tensions particulières. Ce sont des formes d’art collectif et populaire qui suivent des conventions rigides.
Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme

Détenir la preuve d’une présence extraordinaire, enregistrer une trace, documenter l’étrange et l’inexploré… Depuis la fin des années 1990, avec la sortie en salles du film Le Projet Blair Witch (Eduardo Sánchez & Daniel Myrick, 1999), le phénomène cinématographique « found footage » recycle et renouvelle à la fois la formule originelle de son prototype. La caméra à l’épaule, le time coding, les cadrages hasardeux et le storytelling fragmentaire composent les canons du sous-genre. Par son esthétique low cost et son minimalisme scénaristique, le « found footage » d’horreur commercial se démarque des productions horrifiques dominantes. Avare en effets spéciaux, il fait appel à des acteurs méconnus du grand public, réfute la bande originale, tire bénéfice de son imagerie « mal faite1 ».

Ce cinéma de divertissement se démarque a priori du remploi de matériaux filmiques grâce auxquels les auteur·ices du found footage expérimental étudient les qualités plastiques de l’image. Défendue par des créateur·ices comme Maya Deren, Bruce Conner, Matthias Müller ou Peter Tscherkassky, la pratique détourne, sinon réinvente par un travail de (re)montage, la signification primaire d’archives, produites par d’autres, pour présenter un discours essayiste. Se profile alors une scission scientifique rendant manifeste l’opposition communément réalisée entre l’intellectualisme du found footage originel — la haute culture — et les stratégies récréatives du cinéma d’horreur « found footage » — la basse culture. Un point de vue que le présent article tentera de nuancer à travers la mise en relief de pratiques virtuelles qui, in fine, atténuent les disparités entre deux méthodes iconologiques sensiblement contradictoires.

En réalité, depuis la naissance de la Toile et des médias de communication, le sous-genre horrifique envahit les plateformes audiovisuelles (YouTube, TikTok…). Ses produits filmiques de mauvaise qualité exploitent le prétendu statut documentaire des images amateures. Ils matérialisent une esthétique du complot qui engendre un besoin spectatoriel d’enquêter et de décrypter les signaux énigmatiques. Pour démêler le vrai du faux, l’internaute doit par conséquent décoder, découper et ausculter les indices — opérer l’image et ses composantes. Il prend part à un jeu de piste underground consistant à courir après la (dés)information. Garants de la production et de la circulation des images, les spectateur·ices de l’ère digitale prolongent de facto les regards emblématiques du found footage critique. Ils jouent le jeu des fake news en créant des réalités alternées qui permettent de s’extraire d’une réalité pensée comme universelle.

Flouter le réel

L’ambivalence de la véracité des images traverse la chronologie des arts figuratifs. Le cinéma fascine autant qu’il effraie par sa faculté à manipuler aisément l’espace et le temps, à menacer la vraisemblance. Le recours aux trucs, trucages, synthétisations, à des outils par essence artificiels, consolide paradoxalement l’effet de réel2, la contiguïté entre le texte et le monde concret. Il manipule à bon escient la croyance du spectateur. C’est que le cinéma incarne la vie. Le mouvement est un premier pas décisif pour distinguer le cinéma de la photographie qui, par la fixité́ du geste, sacralise l’instant capturé, l’immortalise en même temps qu’elle le date3. Les images de massacres, guerres, tueries, tortures, etc., authentiques comme fictives, circulent depuis les écrans des salles obscures jusqu’aux formats miniaturisés de nos smartphones. Diffusées, rediffusées, partagées, mises en ligne sur les plateformes de streaming, elles obscurcissent les pixels, ces minuscules points de lumière numériques.

Les démarches esthétiques et dramaturgiques du cinéma d’horreur hollywoodien, et notamment le « found footage » (enregistrements perdus), mettent en relief le point de bascule interactif opérant dans le pacte de croyance entre le spectateur et l’œuvre. Caméras embarquées, gestuelles déictiques, (dé)cadrages frénétiques, glitchs, (im)présences spectrales… constituent la panoplie stylistique du « found footage » d’horreur.

Née sous l’impulsion du Projet Blair Witch, de Cloverfield (Matt Reeves, 2008) et de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009), la catégorie concentre des canons désormais bien connus du grand public4. Le « sous-genre », qualification discutée par l’auteur Stéphane Bex dans l’unique recueil francophone qui aborde l’« expérience found footage5 », convoque assurément l’amateurisme et l’univers stéréotypé du « home movie ». Au cœur de ces films de famille qui feignent leur authenticité et exposent leurs acteurs anonymes à des situations surnaturelles et mortelles, l’intimité regorge d’abjections. L’apparente ouverture de leurs champs dans des espaces naturels ou domestiques exacerbe le visible dans l’espoir d’enregistrer l’invisible. L’angoisse du presque-champ prime au détriment de ce qui s’offre frontalement au regard machinique.

Le « found footage » horrifique accentue l’illusion du réel et, conséquemment, la peur qu’il engendre, par l’absence formelle de monstre. L’esthétique « documentarisante6 » participe à l’élaboration d’un amalgame entre la vérité et le mensonge. La confusion façonne le jeu cynique du « found footage » horrifique. Fidèle au monde extradiégétique qu’il représente à partir d’une imagerie amateure, le cinéma d’horreur de type « found footage » entend assurer sa fiabilité. Comme le rappelle Peter Szendy :

Nous avons tous tendance à juger ou préjuger de la crédibilité d’une image sur la seule base de sa haute ou basse définition : généralement, on pensera qu’une image « pauvre », prise par exemple avec un téléphone mobile, a une valeur testimoniale plus élevée du fait qu’elle implique une technologie banalisée et bon marché qui permet de s’approcher sans intermédiaires du théâtre des opérations, de s’y fondre sans attirer l’attention7.

Le « found footage » horrifique trouble l’intelligibilité et l’interprétation par son caractère imprécis. À rebours d’un régime médial et technologique subordonné à la netteté des écrans et la richesse des détails graphiques, le « sous-genre » cinématographique, par sa dimension floue et minimaliste, apparaît comme un signe d’obsolescence. L’image en basse définition caractérise pour autant « une forme de documentation immédiate, […], de preuve visible, dont la valeur réside justement dans le manque de perfection et les marques concrètes du contexte8 ». La récente utilisation des vidéos de violences policières comme documents judiciaires, sujette à une controverse menée par les gouvernements et les syndicats policiers qui instrumentalisent les défaillances du film amateur pour discréditer ces affaires politiques, illustre bien le pouvoir référentiel des images captées et diffusées en temps réel par des témoins oculaires9. En admettant l’ubiquité des caméscopes, des ordinateurs et des téléphones portables braqués comme boucliers face au monde hostile, les protagonistes du « found footage » horrifique révèlent les lacunes de la vision humaine. Ces œuvres nous invitent à repérer et à considérer les anomalies invisibilisées, dissimulées dans le champ filmique. Cadrer, c’est isoler un fragment du visible, récuser l’extériorité de ce « carré ». Les personnages évaluent que voir, c’est croire. Il faut donc filmer pour soutenir l’authenticité de l’image floue.

Le pixel comme élément perturbateur

Le flou — ou le trouble, qu’il affecte une partie ou l’ensemble de l’image, n’est donc pas « la manifestation d’un manque », mais a contrario, « d’un excès de détails d’une intensification et d’une dispersion du mouvement que l’œil humain capte, dans la réalité, de manière inconsciente ou confuse »10. En donnant suite aux précédentes expérimentations plastiques menées dans la première moitié du xxe siècle, l’artiste d’origine sud-coréenne Nam June Paik, fondateur de l’art-vidéo, encourage ses spectateur·ices à manœuvrer les ondes d’un poste de télévision grâce à un aimant qu’il dispose par-dessus le récepteur. L’installation TV Magnet (1965), par ses constellations aléatoires et changeantes de lignes analogiques, préfigure le glissement du « pure glitch11 » dans les médias numériques. En tant que continuum de ces premières observations, le « found footage » horrifique traduit l’insuffisance des sens humains, et le sentiment de panique qu’elle provoque, à travers les défaillances chromatiques, sonores et techniques de la caméra argentique comme numérique. Dans Unfriended : Dark Web (Stephen Susco, 2018), un cyberhacker, membre d’une conspiration secrète, se place face à la webcam de la petite-amie du protagoniste lors d’une conversation privée sur Skype. Pour anonymiser son identité, l’antagoniste brouille le retour de son visage par une série d’altérations visuelles — glitchs et modifications vocales — qui dérègle littéralement les ondes de la visioconférence. La mosaïque cristallise l’écran en un nombre infini de réverbérations, de « fenêtres enchâssées12 ».

Fig. 1. Stephen Susco, Unfriended: Dark Web, 2018

Image

© Blumhouse Productions, 2018.

L’homme déforme sa silhouette en une accumulation de pixels. Il sabote les fonctions relationnelles du réseau social en attaquant la figuration. La défaillance technique, le glitch, met ainsi en péril la stabilité de la représentation. Le glitch, erreur de conception ou d’écriture dans un programme informatique, nuit à l’optimisation et à l’efficacité des données. Il compromet l’aisance visuelle de l’internaute. Sa nature endommagée engendre moult méfiances superstitieuses envers les nouvelles technologies. Symbole du dysfonctionnement des machines intelligentes, allié du piratage et des logiciels malveillants, le glitch souffre d’une réputation de « rebus, de déchet[s], d’accident[s]13 ». Tirant profit de la série d’accusations portées à l’encontre des médias contemporains, le « found footage » d’horreur développe « le travail culturel consistant à articuler, illustrer et dramatiser […] les anxiétés et à alimenter le débat plus large sur les utilisations et les avantages des technologies numériques14 ». Le cinéma d’horreur commercial, temple du bizarre et des émotions paranoïaques, s’empare sans doute des récents protocoles de captation et de circulation des images pour dématérialiser et ainsi totaliser la menace panoptique.

L’impression d’un chaos, tapi sous la surface des choses, prêt à affleurer, n’a peut-être jamais été aussi intense qu’aujourd’hui, à l’ère de la nouvelle « frénésie du visible » [expression empruntée à Jean-Louis Comolli]. Circulation effrénée de l’image et du son, ubiquité des écrans et de la surveillance, empiétement du virtuel sur le réel, accumulation labyrinthique de données et d’archives audiovisuelles peuplées de clones et de fantômes : les technologies de l’électronique et du numérique ont insufflé au monde des images, désormais omniprésentes, une bonne dose d’étrangeté15.

La présence inopinée du glitch, semblable au jumpscare (« saut de peur »), catalyse le développement de mythologies paranormales et occultes dans les courtes vidéos virales circulant sur les plateformes de streaming comme YouTube.

Jouer le jeu des fake news

Le langage numérique des nouveaux médias favorise effectivement l’insertion d’anomalies visuelles fortuites — orbes de lumière, détections radiophoniques — et d’illusions optiques comme la paréidolie16. Il assemble des imaginaires stéréotypés qui aspirent à la surinterprétation et à la fabulation dilettantes. Les signaux inhabituels ou inconfortables font ainsi l’objet d’une profonde analyse spectatorielle.

Parqués dans un paysage médiatique enseveli par les fake news sérielles que certain·es mandataires « de confiance » (chaînes d’information, hommes politiques et experts de la « post-vérité »17) relaient sans scrupule, les spectateurs contemporains prennent alors le parti d’enquêter sur l’origine apocryphe des artefacts qui émergent en masse sur les réseaux audiovisuels.

Dans une approche analogue à celle du héros de Blow Up d’Antonioni (1966), qui saisit dans le détail d’une photographie une difformité à partir de laquelle il renverse le sens premier du cliché, l’analyse de documents photographiques ou filmiques constitue désormais l’un des modes d’argumentation et de diffusion privilégiés des interprétations conspirationnistes. À l’instar de procédés comme les arrêts sur images ou les recadrages18, les « détectives du web » s’engagent à démanteler les détails porteurs de sens pour mieux mettre en lumière leur artificialité. Une entreprise motivée par le succès des investigations de « chasseurs de fantômes » sur YouTube (Le Grand JD, GussDx, Feldup, Sylartichot, parmi d’autres), qui auscultent des lieux a priori hantés ou débunkent des vidéos cryptiques à la visibilité épidémique. La série « Findings »19 de Feldup répertorie par exemple « les mystères et bizarreries d’Internet », à savoir des images supposément inexplicables — principalement des jeux en réalité alternée20, à partir desquels le youtubeur livre une sérieuse étude au gré de la consultation d’archives ou de l’autopsie de codes informatiques. A contrario des révisionnistes, le vidéaste dément, sinon déconstruit, les thèses complotistes par l’emploi de méthodes de fact-checking non professionnelles.

L’actualisation de la dénomination « found footage », désormais employée par les internautes pour désigner l’image amateure comme environnement médial en soi — et dont des chercheur·ses comme Nicole Brenez écartent le rapprochement avec le montage intertextuel et les formes de found footage contemporaines21, révèle l’influence du cinéma d’horreur sur l’inscription culturelle des postulats référentiels de l’image appauvrie. Selon Dziga Vertov, cinéaste emblématique de l’avant-garde soviétique des années 1920, l’échange d’images « pauvres » provoque des « liens visuels » et érige un langage symbolique entre « les travailleurs du monde »22. Le contraste entre la haute et la basse culture (« found footage » expérimental contre « found footage » horrifique) s’étend jusque dans la confrontation culturelle que ravivent les (rares) spécialistes portant un intérêt scientifique au « found footage ». Il suffit pourtant de s’attarder sur les opérations de décodage sollicitées par le « found footage » virtuel pour comprendre la prolongation analytique et critique de ces nouveau·elles observateur·ices.

La vidéo 11B X 1371 (Parker Wright, 2015) se prête par exemple au jeu des dogmes complotistes. La mise en ligne de l’enregistrement a fait l’objet d’une controverse en raison d’un manque de transparence contextuelle. Dépourvu de narration — à proprement parler — et d’auteur·ice lors de son expansion virale, le court-métrage d’une durée approximative de deux minutes me montre un individu vêtu d’un long masque en forme de bec. Dressé dans les ruines d’une bâtisse désaffectée, le personnage oriente alors mon regard grâce à ses mouvements corporels.

Fig. 2. Parker Wright, « 11B X 1371 », 2015

Image

Capture d’écran de la vidéo de Parker Wright (2015).

De nombreux symboles surgissent en chaîne. Lettres et images spasmodiques glissent sur la surface de l’écran ; une lumière irrégulière clignote au creux de la paume gantée du protagoniste. L’homme se dédouble grâce à des effets de surimpression. Un glitch sonore crispe mes tympans. Un surcadrage à formes géométriques se produit à l’extrémité du cadre principal. L’homme-oiseau suit des yeux les apparitions furtives de ces multiples signes. Que me cache-t-il, que je ne perçois pas ? Comme le souligne toujours Peter Szendy, « à l’époque du numérique, […] bien d’autres transactions se produisent imperceptiblement sous la surface des images, c’est-à-dire dans leur texture même, dans le texte de leur encodage23 ». Loin de déroger à la règle, 11B X 1371 abonde en indices chiffrés par couches superposées. Le spectrogramme du son de la vidéo, étudié par des internautes soucieux de renseigner les faits, révèle une panoplie de symboles macabres à l’instar de cadavres ensanglantés ou d’un crâne démesuré24.

Empruntant à la stéganographie (du grec steganos : « opaque », « épais », « couvrant ») la dispersion d’informations dans les infinis codes binaires, le vidéaste Parker Wright réchauffe le trauma international de l’attaque terroriste. Proche du morse, ce jargon militaire affecte la valeur de vérité des images car il est dépositaire d’une « plus-value […] dans les fluctuations de ce qu’on pourrait appeler le capital-confiance du visible25 ». La décomposition de la substance sonore intensifie dans ce sens la menace de l’image distordue et parasite. Le caractère transgressif et masochiste du cinéma d’horreur, qui identifie et s’approprie sans peine les angoisses contemporaines dominantes26, imprègne les configurations technologiques et communicationnelles des interfaces digitales.

11B X 1371 établit des formes narratives complexes et interactives qui transforment le spectateur-internaute-lecteur en un agent décisif dans la composition de la légende urbaine27. Les mondes partagés, où naviguent sans cesse les images « pauvres » façonnent alors un réseau d’intérêt commun paradoxal28. Une ambiguïté d’ordre affectif et moral prend racine. Elle visibilise en parallèle les procédés contribuant à la désinformation globale et au tumulte textuel. Elle donne un aperçu « de la condition affective de la foule, ses névroses, sa paranoïa, et ses peurs, ainsi que son irrésistible désir d’intensité, d’amusement et de distraction29 ». La vertu thérapeutique rencontre le plaisir morbide et vice versa. La participation active — collaborative — des spectateurs aux enquêtes vidéoludiques opère alors comme une « réaction d’adaptation au stress des actions spécialisées qui existent dans [le] groupe social30 ». Ce constat explique notamment le refus commun d’accepter le dévoilement fictionnel des puzzles virtuels.

Le sujet postmoderne, dissemblable du spectateur passif ou féru du clin d’œil tant décrié par les théoricien·nes du siècle dernier, « [devient] plus critique en même temps que plus connecté, conscient également des enjeux de la métafiction et ouvert aux pratiques transmédiales31 ». C’est par les outils technologiques modernes — logiciels de montage, de retouche, etc. — que l’internaute, à la fois créateur et diffuseur de contenus, averti des artifices numériques, résout les anormalités digitales. Dans une société où la concentration des médias ébranle la diversité du traitement des actualités, le « found footage » horrifique révèle une appétence spectatorielle pour la coproduction et le partage d’archives minutieusement récoltées. La subversion des fake news et la déconstruction de contre-vérités restent son mot d’ordre. Au risque de réveiller les fantômes latents des désordres politiques contemporains.

1 Roger Odin, « Le film de famille dans l'institution familiale », in Roger Odin (dir.), Le Film de famille. Usage privé, usage public,Paris

2 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications (Paris), vol. 11, 1968, p. 84-89.

3 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Éditions du Seuil, 1980.

4 La formule du found footage horrifique réanime en réalité les pulsions scopiques des clandestins snuff-movies (monstrations prétendument réelles de

5 Stéphane Bex, Terreur du voir : l’expérience found footage, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2016.

6 Marc Ferniot, « La revanche de l'anecdote. Trois lectures pour une esthétique frivole du film de famille », in Roger Odin (dir.), op. cit,Paris

7 Peter Szendy, « Vers une stéganographie générale : Redacted, ou la plus-définition », in Antonio Somaini et Francesco Casetti (dir.), La haute et la

8 Antonio Somaini, « Le flou, le net, et l’histoire des images matricielles », in Ibid., p. 74.

9 André Gunthert, « L’image virale comme preuve. Les vidéos des violences policières dans la crise des Gilets jaunes », Communications, vol. 106, no1

10 Martine Beugnet, L’Attrait du flou, Crisnée, Yellow Now, 2017, p. 22.

11 Voir Iman Moradi, Glitch Aesthetics, Huddersfield, Université de Huddersfield, 2004. Le terme de glitch, probablement issu de l’allemand glitschen

12 Voir Vincent Amiel, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, 2018.

13 Corentin Lê, « Une brève histoire du glitch », Critikat, 29 juin 2017.

14 Steffen Hantke, « Network Anxiety: Prefiguring Digital Anxieties in the American Horror Film », in Linnie Blake & Xavier Aldana Reyes (dir.), Di

15 Martine Beugnet, op. cit., p. 104.

16 Du grec ancien παρά / pará, « à côté [de], au lieu [de] », et du nom commun εἴδωλον / eídōlon, « image, apparence, forme », la paréidolie est un

17 Dans son excellent essai Post-vérité. Pourquoi il faut s’en réjouir (2019), Manuel Cervera-Marzal interroge les arguments des détracteur·rices de

18 Voir notamment les nombreuses théories autour de l’assassinat filmé du président américain John F. Kennedy, capturé « sur le vif » par le cinéaste

19 https://www.youtube.com/playlist?list=PLjOr2GKM_jDzKHbJWr-YvLstifN6jc6hh.

20 Les jeux en réalité alternée (de l’anglais Alternate Reality Games) sont des récits interactifs en ligne qui mettent à profit le monde réel pour

21 Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas, no13, 2002, p. 49.

22 Dziga Vertov, « Kinopravda and Radiopravda », in Annette Michelson (dir.), Kino-Eye: The Writings of Dziga Vertov, Berkeley, University of

23 Peter Szendy, op. cit., p. 182.

24 D’autres examens ultérieurs du spectrogramme ont montré que les photogrammes étaient issus de films d’horreur. Voir Morgane Tual, « L’étrange

25 Peter Szendy, op. cit., p. 184.

26 Sur la question du sadisme et du masochisme propre au cinéma d’horreur, voir : Thomas Bernolin, L’être-perçu féminin dans le cinéma d’horreur

27 Voir la discussion toujours active des internautes sur le réseau social Reddit autour du mystère « 11B X 1371 » : https://www.reddit.com/r/11bx1371

28 Hito Steyerl, « En défense de l’image pauvre », in Antonio Somaini et Francesco Casetti, op. cit., p. 29-36.

29 Ibid., p. 34.

30 Marshall McLuhan, op. cit., p. 258.

31 Stéphane Bex, op. cit., p. 25.

Bibliographie

Vincent Amiel, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, 2018.

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Morgane Tual, « L’étrange enquête des internautes sur deux vidéos inquiétantes », Le Monde, 21 janvier 2016. URL : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/01/22/l-etrange-enquete-des-internautes-sur-deux-videos-inquietantes_4851933_4408996.html.

Filmographie

ANTONIONI Michelangelo, Blow-Up, 1966, Carlo Ponti Productions/Bridge Films.

DANDO, Cama-Cruso, 2022, Trois Jours de Marche.

DEODATO Ruggero, Cannibal Holocaust, 1980, F.D. Cinematografica.

FINDLAY Roberta & Michael, Snuff, 1976, August Films/Selected Pictures.

MYRICK Daniel et SANCHEZ Eduardo, Le Projet Blair Witch, 1999, Haxan Films.

PELI Oren, Paranormal Activity, 2009, Paramount Pictures/DreamWorks Pictures.

REEVES Matt, Cloverfield, 2008, Bad Robot Productions/Paramount Pictures.

SUSCO Stephen, Unfriended: Dark Web, 2018, Blumhouse Productions.

ZAPRUDER Abraham, Film Zapruder, 1963.

Vidéographie

FELDUP, série « Findings | Les mystères et bizarreries d’Internet et de notre monde », compilation de 91 vidéos, dernière modification le 21 avril 2023, YouTube. URL : https://www.youtube.com/playlist?list=PLjOr2GKM_jDzKHbJWr-YvLstifN6jc6hh.

WRIGHT Parker, « 11B X 1371 », 30 septembre 2015, 1’59, YouTube. URL : https://www.youtube.com/watch?v=quyXS4a0JGQ.

Œuvre citée

PAIK Nam June, TV Magnet, 1965, téléviseur noir et blanc modifié et aimant.

Notes

1 Roger Odin, « Le film de famille dans l'institution familiale », in Roger Odin (dir.), Le Film de famille. Usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 27.

2 Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications (Paris), vol. 11, 1968, p. 84-89.

3 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, Éditions du Seuil, 1980.

4 La formule du found footage horrifique réanime en réalité les pulsions scopiques des clandestins snuff-movies (monstrations prétendument réelles de tortures, suicides, meurtres ou viols). Les cannibal-movies italiens, spécialité cinématographique errant à mi-chemin entre le reportage et le mondo, précèdent aussi l’usage horrifique de l’image pseudo-documentaire. Voir leur représentant respectif : Snuff du couple Findlay (1975) et Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato (1980).

5 Stéphane Bex, Terreur du voir : l’expérience found footage, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2016.

6 Marc Ferniot, « La revanche de l'anecdote. Trois lectures pour une esthétique frivole du film de famille », in Roger Odin (dir.), op. cit, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 127.

7 Peter Szendy, « Vers une stéganographie générale : Redacted, ou la plus-définition », in Antonio Somaini et Francesco Casetti (dir.), La haute et la basse définition des images: photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle, Paris, Mimésis, coll. « Images, médiums », 2021, p. 184.

8 Antonio Somaini, « Le flou, le net, et l’histoire des images matricielles », in Ibid., p. 74.

9 André Gunthert, « L’image virale comme preuve. Les vidéos des violences policières dans la crise des Gilets jaunes », Communications, vol. 106, no1, 2020, p. 187-207.

10 Martine Beugnet, L’Attrait du flou, Crisnée, Yellow Now, 2017, p. 22.

11 Voir Iman Moradi, Glitch Aesthetics, Huddersfield, Université de Huddersfield, 2004. Le terme de glitch, probablement issu de l’allemand glitschen et du yiddish gletshn, « glisser », fut introduit pour la première fois dans les années 1960 dans le langage de l’aéronautique aérospatiale américaine. Il s’est ensuite diffusé comme manière d’indiquer toute forme de défaillance qui perturbe momentanément le bon fonctionnement d’un circuit électrique ou électronique, l’exécution correcte d’un logiciel, ou la continuité d’un flux de transmission de données par câble ou par wifi.

12 Voir Vincent Amiel, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, 2018.

13 Corentin Lê, « Une brève histoire du glitch », Critikat, 29 juin 2017.

14 Steffen Hantke, « Network Anxiety: Prefiguring Digital Anxieties in the American Horror Film », in Linnie Blake & Xavier Aldana Reyes (dir.), Digital Horror : Haunted Technologies, Network Panic and the Found Footage Phenomenon, Londres, I. B. Tauris, 2016, p. 19. Traduction personnelle.

15 Martine Beugnet, op. cit., p. 104.

16 Du grec ancien παρά / pará, « à côté [de], au lieu [de] », et du nom commun εἴδωλον / eídōlon, « image, apparence, forme », la paréidolie est un processus neurocognitif qui survient sous l’effet de stimulus visuels ou auditifs, portant à reconnaître une forme familière dans un paysage, un nuage, de la fumée, une tâche d’encre, etc.

17 Dans son excellent essai Post-vérité. Pourquoi il faut s’en réjouir (2019), Manuel Cervera-Marzal interroge les arguments des détracteur·rices de la « post-vérité », concept sans fondement empirique théorisé par des politiques qui redoutent la prise de parole virtuelle citoyenne.

18 Voir notamment les nombreuses théories autour de l’assassinat filmé du président américain John F. Kennedy, capturé « sur le vif » par le cinéaste amateur Abraham Zapruder.

19 https://www.youtube.com/playlist?list=PLjOr2GKM_jDzKHbJWr-YvLstifN6jc6hh.

20 Les jeux en réalité alternée (de l’anglais Alternate Reality Games) sont des récits interactifs en ligne qui mettent à profit le monde réel pour raconter des histoires scénarisées. Ils confectionnent une narration transmédia — photographie, cinéma, documents textuels, etc — qui peut être revisitée par les idées ou les actions des participant·es. Chasse au trésor en grandeur nature sous la forme d'un jeu de piste, puzzle à reconstituer, ce format ludique esquisse le déroulement interactif d'une fable, l'utilisation de nouvelles technologies et la genèse d’une communauté virtuelle. Peu connu en France jusqu’à peu, le projet CAMA-CRUSO, fruit d’un long processus créatif online et soldé par la sortie d’un long-métrage en 2022, a su conquérir un public. Voir Lily Nelson, « L’incroyable projet horrifique CAMA-CRUSO », Le Blog du Cinéma, 13 mai 2022.

21 Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas, no13, 2002, p. 49.

22 Dziga Vertov, « Kinopravda and Radiopravda », in Annette Michelson (dir.), Kino-Eye: The Writings of Dziga Vertov, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 52.

23 Peter Szendy, op. cit., p. 182.

24 D’autres examens ultérieurs du spectrogramme ont montré que les photogrammes étaient issus de films d’horreur. Voir Morgane Tual, « L’étrange enquête des internautes sur deux vidéos inquiétantes », Le Monde, 21 janvier 2016.

25 Peter Szendy, op. cit., p. 184.

26 Sur la question du sadisme et du masochisme propre au cinéma d’horreur, voir : Thomas Bernolin, L’être-perçu féminin dans le cinéma d’horreur hollywoodien contemporain, mémoire de recherche dirigé par Nathalie Bittinger, Strasbourg, université de Strasbourg, soutenu en septembre 2021.

27 Voir la discussion toujours active des internautes sur le réseau social Reddit autour du mystère « 11B X 1371 » : https://www.reddit.com/r/11bx1371/.

28 Hito Steyerl, « En défense de l’image pauvre », in Antonio Somaini et Francesco Casetti, op. cit., p. 29-36.

29 Ibid., p. 34.

30 Marshall McLuhan, op. cit., p. 258.

31 Stéphane Bex, op. cit., p. 25.

Illustrations

Fig. 1. Stephen Susco, Unfriended: Dark Web, 2018

Fig. 1. Stephen Susco, Unfriended: Dark Web, 2018

© Blumhouse Productions, 2018.

Fig. 2. Parker Wright, « 11B X 1371 », 2015

Fig. 2. Parker Wright, « 11B X 1371 », 2015

Capture d’écran de la vidéo de Parker Wright (2015).

Citer cet article

Référence papier

Thomas Bernolin, « Chercher le fantôme dans le pixel. Vers une esthétique du complot dans le found footage d’horreur », RadaЯ, 8 | 2023, 17-29.

Référence électronique

Thomas Bernolin, « Chercher le fantôme dans le pixel. Vers une esthétique du complot dans le found footage d’horreur », RadaЯ [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 10 juillet 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=586

Auteur

Thomas Bernolin

Titulaire d’un master en études cinématographiques à l’université de Strasbourg, au cours duquel il s’est notamment intéressé aux représentations des femmes dans le cinéma d’horreur contemporain, il poursuit ses recherches esthétiques au sein du master Critique-Essais, écritures de l’art contemporain. Son mémoire se spécialise dans le cinéma found footage d’horreur, connu pour son pseudo-amateurisme et sa proximité trompeuse avec le cinéma-vérité. L’auteur étudie principalement la circulation virale et le déplacement de ces images horrifiques en basse définition dans les nouveaux médias (YouTube, TikTok…), qui prennent la forme de jeux de piste transmédiaux.

Droits d'auteur

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