Les jeux sont des représentations dramatiques de notre vie psychologique et servent au soulagement de tensions particulières. Ce sont des formes d’art collectif et populaire qui suivent des conventions rigides.
Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme
Détenir la preuve d’une présence extraordinaire, enregistrer une trace, documenter l’étrange et l’inexploré… Depuis la fin des années 1990, avec la sortie en salles du film Le Projet Blair Witch (Eduardo Sánchez & Daniel Myrick, 1999), le phénomène cinématographique « found footage » recycle et renouvelle à la fois la formule originelle de son prototype. La caméra à l’épaule, le time coding, les cadrages hasardeux et le storytelling fragmentaire composent les canons du sous-genre. Par son esthétique low cost et son minimalisme scénaristique, le « found footage » d’horreur commercial se démarque des productions horrifiques dominantes. Avare en effets spéciaux, il fait appel à des acteurs méconnus du grand public, réfute la bande originale, tire bénéfice de son imagerie « mal faite1 ».
Ce cinéma de divertissement se démarque a priori du remploi de matériaux filmiques grâce auxquels les auteur·ices du found footage expérimental étudient les qualités plastiques de l’image. Défendue par des créateur·ices comme Maya Deren, Bruce Conner, Matthias Müller ou Peter Tscherkassky, la pratique détourne, sinon réinvente par un travail de (re)montage, la signification primaire d’archives, produites par d’autres, pour présenter un discours essayiste. Se profile alors une scission scientifique rendant manifeste l’opposition communément réalisée entre l’intellectualisme du found footage originel — la haute culture — et les stratégies récréatives du cinéma d’horreur « found footage » — la basse culture. Un point de vue que le présent article tentera de nuancer à travers la mise en relief de pratiques virtuelles qui, in fine, atténuent les disparités entre deux méthodes iconologiques sensiblement contradictoires.
En réalité, depuis la naissance de la Toile et des médias de communication, le sous-genre horrifique envahit les plateformes audiovisuelles (YouTube, TikTok…). Ses produits filmiques de mauvaise qualité exploitent le prétendu statut documentaire des images amateures. Ils matérialisent une esthétique du complot qui engendre un besoin spectatoriel d’enquêter et de décrypter les signaux énigmatiques. Pour démêler le vrai du faux, l’internaute doit par conséquent décoder, découper et ausculter les indices — opérer l’image et ses composantes. Il prend part à un jeu de piste underground consistant à courir après la (dés)information. Garants de la production et de la circulation des images, les spectateur·ices de l’ère digitale prolongent de facto les regards emblématiques du found footage critique. Ils jouent le jeu des fake news en créant des réalités alternées qui permettent de s’extraire d’une réalité pensée comme universelle.
Flouter le réel
L’ambivalence de la véracité des images traverse la chronologie des arts figuratifs. Le cinéma fascine autant qu’il effraie par sa faculté à manipuler aisément l’espace et le temps, à menacer la vraisemblance. Le recours aux trucs, trucages, synthétisations, à des outils par essence artificiels, consolide paradoxalement l’effet de réel2, la contiguïté entre le texte et le monde concret. Il manipule à bon escient la croyance du spectateur. C’est que le cinéma incarne la vie. Le mouvement est un premier pas décisif pour distinguer le cinéma de la photographie qui, par la fixité́ du geste, sacralise l’instant capturé, l’immortalise en même temps qu’elle le date3. Les images de massacres, guerres, tueries, tortures, etc., authentiques comme fictives, circulent depuis les écrans des salles obscures jusqu’aux formats miniaturisés de nos smartphones. Diffusées, rediffusées, partagées, mises en ligne sur les plateformes de streaming, elles obscurcissent les pixels, ces minuscules points de lumière numériques.
Les démarches esthétiques et dramaturgiques du cinéma d’horreur hollywoodien, et notamment le « found footage » (enregistrements perdus), mettent en relief le point de bascule interactif opérant dans le pacte de croyance entre le spectateur et l’œuvre. Caméras embarquées, gestuelles déictiques, (dé)cadrages frénétiques, glitchs, (im)présences spectrales… constituent la panoplie stylistique du « found footage » d’horreur.
Née sous l’impulsion du Projet Blair Witch, de Cloverfield (Matt Reeves, 2008) et de Paranormal Activity (Oren Peli, 2009), la catégorie concentre des canons désormais bien connus du grand public4. Le « sous-genre », qualification discutée par l’auteur Stéphane Bex dans l’unique recueil francophone qui aborde l’« expérience found footage5 », convoque assurément l’amateurisme et l’univers stéréotypé du « home movie ». Au cœur de ces films de famille qui feignent leur authenticité et exposent leurs acteurs anonymes à des situations surnaturelles et mortelles, l’intimité regorge d’abjections. L’apparente ouverture de leurs champs dans des espaces naturels ou domestiques exacerbe le visible dans l’espoir d’enregistrer l’invisible. L’angoisse du presque-champ prime au détriment de ce qui s’offre frontalement au regard machinique.
Le « found footage » horrifique accentue l’illusion du réel et, conséquemment, la peur qu’il engendre, par l’absence formelle de monstre. L’esthétique « documentarisante6 » participe à l’élaboration d’un amalgame entre la vérité et le mensonge. La confusion façonne le jeu cynique du « found footage » horrifique. Fidèle au monde extradiégétique qu’il représente à partir d’une imagerie amateure, le cinéma d’horreur de type « found footage » entend assurer sa fiabilité. Comme le rappelle Peter Szendy :
Nous avons tous tendance à juger ou préjuger de la crédibilité d’une image sur la seule base de sa haute ou basse définition : généralement, on pensera qu’une image « pauvre », prise par exemple avec un téléphone mobile, a une valeur testimoniale plus élevée du fait qu’elle implique une technologie banalisée et bon marché qui permet de s’approcher sans intermédiaires du théâtre des opérations, de s’y fondre sans attirer l’attention7.
Le « found footage » horrifique trouble l’intelligibilité et l’interprétation par son caractère imprécis. À rebours d’un régime médial et technologique subordonné à la netteté des écrans et la richesse des détails graphiques, le « sous-genre » cinématographique, par sa dimension floue et minimaliste, apparaît comme un signe d’obsolescence. L’image en basse définition caractérise pour autant « une forme de documentation immédiate, […], de preuve visible, dont la valeur réside justement dans le manque de perfection et les marques concrètes du contexte8 ». La récente utilisation des vidéos de violences policières comme documents judiciaires, sujette à une controverse menée par les gouvernements et les syndicats policiers qui instrumentalisent les défaillances du film amateur pour discréditer ces affaires politiques, illustre bien le pouvoir référentiel des images captées et diffusées en temps réel par des témoins oculaires9. En admettant l’ubiquité des caméscopes, des ordinateurs et des téléphones portables braqués comme boucliers face au monde hostile, les protagonistes du « found footage » horrifique révèlent les lacunes de la vision humaine. Ces œuvres nous invitent à repérer et à considérer les anomalies invisibilisées, dissimulées dans le champ filmique. Cadrer, c’est isoler un fragment du visible, récuser l’extériorité de ce « carré ». Les personnages évaluent que voir, c’est croire. Il faut donc filmer pour soutenir l’authenticité de l’image floue.
Le pixel comme élément perturbateur
Le flou — ou le trouble, qu’il affecte une partie ou l’ensemble de l’image, n’est donc pas « la manifestation d’un manque », mais a contrario, « d’un excès de détails d’une intensification et d’une dispersion du mouvement que l’œil humain capte, dans la réalité, de manière inconsciente ou confuse »10. En donnant suite aux précédentes expérimentations plastiques menées dans la première moitié du xxe siècle, l’artiste d’origine sud-coréenne Nam June Paik, fondateur de l’art-vidéo, encourage ses spectateur·ices à manœuvrer les ondes d’un poste de télévision grâce à un aimant qu’il dispose par-dessus le récepteur. L’installation TV Magnet (1965), par ses constellations aléatoires et changeantes de lignes analogiques, préfigure le glissement du « pure glitch11 » dans les médias numériques. En tant que continuum de ces premières observations, le « found footage » horrifique traduit l’insuffisance des sens humains, et le sentiment de panique qu’elle provoque, à travers les défaillances chromatiques, sonores et techniques de la caméra argentique comme numérique. Dans Unfriended : Dark Web (Stephen Susco, 2018), un cyberhacker, membre d’une conspiration secrète, se place face à la webcam de la petite-amie du protagoniste lors d’une conversation privée sur Skype. Pour anonymiser son identité, l’antagoniste brouille le retour de son visage par une série d’altérations visuelles — glitchs et modifications vocales — qui dérègle littéralement les ondes de la visioconférence. La mosaïque cristallise l’écran en un nombre infini de réverbérations, de « fenêtres enchâssées12 ».
L’homme déforme sa silhouette en une accumulation de pixels. Il sabote les fonctions relationnelles du réseau social en attaquant la figuration. La défaillance technique, le glitch, met ainsi en péril la stabilité de la représentation. Le glitch, erreur de conception ou d’écriture dans un programme informatique, nuit à l’optimisation et à l’efficacité des données. Il compromet l’aisance visuelle de l’internaute. Sa nature endommagée engendre moult méfiances superstitieuses envers les nouvelles technologies. Symbole du dysfonctionnement des machines intelligentes, allié du piratage et des logiciels malveillants, le glitch souffre d’une réputation de « rebus, de déchet[s], d’accident[s]13 ». Tirant profit de la série d’accusations portées à l’encontre des médias contemporains, le « found footage » d’horreur développe « le travail culturel consistant à articuler, illustrer et dramatiser […] les anxiétés et à alimenter le débat plus large sur les utilisations et les avantages des technologies numériques14 ». Le cinéma d’horreur commercial, temple du bizarre et des émotions paranoïaques, s’empare sans doute des récents protocoles de captation et de circulation des images pour dématérialiser et ainsi totaliser la menace panoptique.
L’impression d’un chaos, tapi sous la surface des choses, prêt à affleurer, n’a peut-être jamais été aussi intense qu’aujourd’hui, à l’ère de la nouvelle « frénésie du visible » [expression empruntée à Jean-Louis Comolli]. Circulation effrénée de l’image et du son, ubiquité des écrans et de la surveillance, empiétement du virtuel sur le réel, accumulation labyrinthique de données et d’archives audiovisuelles peuplées de clones et de fantômes : les technologies de l’électronique et du numérique ont insufflé au monde des images, désormais omniprésentes, une bonne dose d’étrangeté15.
La présence inopinée du glitch, semblable au jumpscare (« saut de peur »), catalyse le développement de mythologies paranormales et occultes dans les courtes vidéos virales circulant sur les plateformes de streaming comme YouTube.
Jouer le jeu des fake news
Le langage numérique des nouveaux médias favorise effectivement l’insertion d’anomalies visuelles fortuites — orbes de lumière, détections radiophoniques — et d’illusions optiques comme la paréidolie16. Il assemble des imaginaires stéréotypés qui aspirent à la surinterprétation et à la fabulation dilettantes. Les signaux inhabituels ou inconfortables font ainsi l’objet d’une profonde analyse spectatorielle.
Parqués dans un paysage médiatique enseveli par les fake news sérielles que certain·es mandataires « de confiance » (chaînes d’information, hommes politiques et experts de la « post-vérité »17) relaient sans scrupule, les spectateurs contemporains prennent alors le parti d’enquêter sur l’origine apocryphe des artefacts qui émergent en masse sur les réseaux audiovisuels.
Dans une approche analogue à celle du héros de Blow Up d’Antonioni (1966), qui saisit dans le détail d’une photographie une difformité à partir de laquelle il renverse le sens premier du cliché, l’analyse de documents photographiques ou filmiques constitue désormais l’un des modes d’argumentation et de diffusion privilégiés des interprétations conspirationnistes. À l’instar de procédés comme les arrêts sur images ou les recadrages18, les « détectives du web » s’engagent à démanteler les détails porteurs de sens pour mieux mettre en lumière leur artificialité. Une entreprise motivée par le succès des investigations de « chasseurs de fantômes » sur YouTube (Le Grand JD, GussDx, Feldup, Sylartichot, parmi d’autres), qui auscultent des lieux a priori hantés ou débunkent des vidéos cryptiques à la visibilité épidémique. La série « Findings »19 de Feldup répertorie par exemple « les mystères et bizarreries d’Internet », à savoir des images supposément inexplicables — principalement des jeux en réalité alternée20, à partir desquels le youtubeur livre une sérieuse étude au gré de la consultation d’archives ou de l’autopsie de codes informatiques. A contrario des révisionnistes, le vidéaste dément, sinon déconstruit, les thèses complotistes par l’emploi de méthodes de fact-checking non professionnelles.
L’actualisation de la dénomination « found footage », désormais employée par les internautes pour désigner l’image amateure comme environnement médial en soi — et dont des chercheur·ses comme Nicole Brenez écartent le rapprochement avec le montage intertextuel et les formes de found footage contemporaines21, révèle l’influence du cinéma d’horreur sur l’inscription culturelle des postulats référentiels de l’image appauvrie. Selon Dziga Vertov, cinéaste emblématique de l’avant-garde soviétique des années 1920, l’échange d’images « pauvres » provoque des « liens visuels » et érige un langage symbolique entre « les travailleurs du monde »22. Le contraste entre la haute et la basse culture (« found footage » expérimental contre « found footage » horrifique) s’étend jusque dans la confrontation culturelle que ravivent les (rares) spécialistes portant un intérêt scientifique au « found footage ». Il suffit pourtant de s’attarder sur les opérations de décodage sollicitées par le « found footage » virtuel pour comprendre la prolongation analytique et critique de ces nouveau·elles observateur·ices.
La vidéo 11B X 1371 (Parker Wright, 2015) se prête par exemple au jeu des dogmes complotistes. La mise en ligne de l’enregistrement a fait l’objet d’une controverse en raison d’un manque de transparence contextuelle. Dépourvu de narration — à proprement parler — et d’auteur·ice lors de son expansion virale, le court-métrage d’une durée approximative de deux minutes me montre un individu vêtu d’un long masque en forme de bec. Dressé dans les ruines d’une bâtisse désaffectée, le personnage oriente alors mon regard grâce à ses mouvements corporels.
De nombreux symboles surgissent en chaîne. Lettres et images spasmodiques glissent sur la surface de l’écran ; une lumière irrégulière clignote au creux de la paume gantée du protagoniste. L’homme se dédouble grâce à des effets de surimpression. Un glitch sonore crispe mes tympans. Un surcadrage à formes géométriques se produit à l’extrémité du cadre principal. L’homme-oiseau suit des yeux les apparitions furtives de ces multiples signes. Que me cache-t-il, que je ne perçois pas ? Comme le souligne toujours Peter Szendy, « à l’époque du numérique, […] bien d’autres transactions se produisent imperceptiblement sous la surface des images, c’est-à-dire dans leur texture même, dans le texte de leur encodage23 ». Loin de déroger à la règle, 11B X 1371 abonde en indices chiffrés par couches superposées. Le spectrogramme du son de la vidéo, étudié par des internautes soucieux de renseigner les faits, révèle une panoplie de symboles macabres à l’instar de cadavres ensanglantés ou d’un crâne démesuré24.
Empruntant à la stéganographie (du grec steganos : « opaque », « épais », « couvrant ») la dispersion d’informations dans les infinis codes binaires, le vidéaste Parker Wright réchauffe le trauma international de l’attaque terroriste. Proche du morse, ce jargon militaire affecte la valeur de vérité des images car il est dépositaire d’une « plus-value […] dans les fluctuations de ce qu’on pourrait appeler le capital-confiance du visible25 ». La décomposition de la substance sonore intensifie dans ce sens la menace de l’image distordue et parasite. Le caractère transgressif et masochiste du cinéma d’horreur, qui identifie et s’approprie sans peine les angoisses contemporaines dominantes26, imprègne les configurations technologiques et communicationnelles des interfaces digitales.
11B X 1371 établit des formes narratives complexes et interactives qui transforment le spectateur-internaute-lecteur en un agent décisif dans la composition de la légende urbaine27. Les mondes partagés, où naviguent sans cesse les images « pauvres » façonnent alors un réseau d’intérêt commun paradoxal28. Une ambiguïté d’ordre affectif et moral prend racine. Elle visibilise en parallèle les procédés contribuant à la désinformation globale et au tumulte textuel. Elle donne un aperçu « de la condition affective de la foule, ses névroses, sa paranoïa, et ses peurs, ainsi que son irrésistible désir d’intensité, d’amusement et de distraction29 ». La vertu thérapeutique rencontre le plaisir morbide et vice versa. La participation active — collaborative — des spectateurs aux enquêtes vidéoludiques opère alors comme une « réaction d’adaptation au stress des actions spécialisées qui existent dans [le] groupe social30 ». Ce constat explique notamment le refus commun d’accepter le dévoilement fictionnel des puzzles virtuels.
Le sujet postmoderne, dissemblable du spectateur passif ou féru du clin d’œil tant décrié par les théoricien·nes du siècle dernier, « [devient] plus critique en même temps que plus connecté, conscient également des enjeux de la métafiction et ouvert aux pratiques transmédiales31 ». C’est par les outils technologiques modernes — logiciels de montage, de retouche, etc. — que l’internaute, à la fois créateur et diffuseur de contenus, averti des artifices numériques, résout les anormalités digitales. Dans une société où la concentration des médias ébranle la diversité du traitement des actualités, le « found footage » horrifique révèle une appétence spectatorielle pour la coproduction et le partage d’archives minutieusement récoltées. La subversion des fake news et la déconstruction de contre-vérités restent son mot d’ordre. Au risque de réveiller les fantômes latents des désordres politiques contemporains.