Au matin du 23 août 2020, on pouvait lire sur un mur strasbourgeois : « Les colleuses vous dérangent plus que les violeurs ». Aujourd’hui, cette phrase est archivée sur la page Instagram @collages_féministes_stras, branche locale d’un mouvement international, qui fonctionne de manière horizontale. Apparus pour la première fois en France en 20191, les collages féministes utilisent des codes graphiques simples mais efficaces : des lettres peintes en noir sur des feuilles A4 blanches, collées au mur pour former des phrases percutantes. Il s’agit d’un mode d’action qui utilise la rue comme un espace de revendication. Si les premiers collages dénonçaient les féminicides, ils se sont très rapidement élargis aux problématiques liées aux violences sexuelles dont celles subies par la communauté LGBTQ+, et toutes les minorités victimes du système patriarcal. Les phrases sont courtes, incisives, et cherchent à interpeller. Elles sont le miroir des violences qu’elles dénoncent.
Dans les collages, l’écriture est un outil qui permet d’entrer en contact avec les passant·es, de faire passer un message. Les colleur·euses ont pour objectif de rendre leurs textes le plus visible possible. Ielles2 les placent dans des endroits fréquentés, à hauteur du regard, ou sur des parois moins accessibles qui permettent de garantir leur conservation. La brièveté des phrases, et leur caractère répétitif à l’intérieur des villes assurent la possibilité d’une rencontre entre le message et plusieurs personnes. Bien que le contact visuel avec un contenu ne se fasse pas de manière aussi évidente que la perception auditive, il est difficile d’échapper aux messages des colleur·euses dès lors que l’on a appris à lire la langue française. C’est au cœur de ces phrases que se situe le véritable point de rencontre – ou point de contact – entre les passant·es et les militant·es. Cette interaction imprévue peut surprendre. C’est ce qu’explique Adèle Ziegler, l’une des autrices de l’ouvrage collectif du groupe Collages Féminicides Paris (CFP) : « Et ces mots-là, à la tombée du jour ou au petit matin, viennent s’adresser à tout·e·s celleux qui n’ont pas pu les dire, à tout·e·s celleux qui ne les connaissent pas encore, et à celleux qui refusent de les voir3. ».
Il s’agit ici d’étudier la manière dont les militant·es utilisent l’écriture pour prendre la parole et occuper l’espace public. Ielles rendent visible les mécanismes d’une violence systémique, qui est d’une certaine manière rejouée et dénoncée dans le caractère répétitif des messages collés sur les murs. Il est possible de retrouver cette puissance dénonciatrice de l’écriture au sein de certaines œuvres d’art qui abordent également la thématique des violences sexuelles, telles que Terribly Wrong de Tracey Emin (1997) et Should I feel guilty de Stéphanie Buttay (2012). Là aussi, c’est par la lecture que le·la spectateur·rice rencontre le message de l’artiste. Il arrive parfois que la réception de ces messages génère un sentiment collectif, et permette l’émergence d’un espace commun. D’autres fois, les écrits interpellent et dérangent. Ils renvoient à la violence des actes perpétrés, et deviennent alors des messages cathartiques et vengeurs. Ces deux réalités peuvent coexister au sein d’une même phrase, selon que l’on se sente lié·e aux victimes, ou au contraire, à l’auteur des violences dénoncées. C’est en partie de cette dualité que provient la puissance des phrases rédigées par les militant·es féministes. Des écrits dans lesquels se trouvent de potentiels points de contacts, entre victimes, témoins, acteurs…
Se rencontrer par l’écriture
ON TE CROIT, ce slogan croisé au détour d’une rue a résonné en moi tellement fort et résonne encore aujourd’hui. TU ES FORT·E, me criaient les murs de Paris. TU N’ES PAS SEUL·E, me criaient tout·e·s celleux qui se battaient déjà et que je rejoindrais bientôt4.
La rencontre avec les collages féministes, qu’Adèle Ziegler décrit dans l’ouvrage collectif du groupe Collages Féminicides Paris, est semblable à l’expérience de beaucoup de français·es. Dans une société où la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS) est invisibilisée, les slogans des collages lui redonnent un espace d’expression. Les victimes de VSS se retrouvent souvent isolées. Il leur est parfois difficile de mettre des mots sur ce qu’elles ont vécu ; et si elles sont en capacité de le verbaliser, elles ne trouvent pas toujours une oreille attentive. On retrouve le même usage de l’écriture dans l’œuvre Should I feel guilty ? réalisée en 2005 par Stéphanie Buttay. Cette sculpture fait partie d’une série intitulée Les Fillettes. L’artiste française a réalisé des poupées en carton, acéphales représentées dans des postures de soumissions, à genoux. Sur leur dos, il est possible de lire « Should I feel guilty ? Prenez soin d’elle. Mon âme. Mon cœur, SBOS. ».
« Est-ce que je suis coupable ? » : cette question que pose l’artiste, les victimes la connaissent bien. Elle est une des raisons de leur isolement. Les dimensions de la poupée de carton, et sa présence au sein d’un espace d’exposition, ne lui permettent pas d’atteindre un public aussi large que les collages dans les rues. Cependant, on y retrouve l’usage de l’écriture envisagée comme le point de contact et de rencontre entre les actes dénoncés et les regardeur·euses. À la lecture de la phrase inscrite sur la statuette, une victime peut se sentir immédiatement liée à l’artiste, et par là connectée à d’autres victimes. D’ailleurs, la phrase pourrait tout à fait être utilisée comme slogan par les colleur·euses.
La chercheuse en anthropologie Béatrice Fraenkel a identifié deux dimensions essentielles de l’acte d’écrire5 : l’importance du lieu, et le plaisir graphique. Le premier point d’abord : l’espace public, dominé par la présence masculine, est le terrain de lutte des colleur·euses. En inscrivant leurs récits sur les murs, ielles se réapproprient l’espace urbain. À chaque session, plusieurs rues sont arpentées et recouvertes. Les activistes témoignent des effets d’empouvoirement de la démarche : ielles connaissent de mieux en mieux leur ville, et se sentent plus fort·es au moment de les traverser seul·es, notamment la nuit. Les collages qui les entourent lors de leurs promenades sont des présences rassurantes, des points de contact qui les lient au collectif. Les collages dans l’espace urbain peuvent susciter alors un sentiment de sécurité, voire de libération : non seulement les victimes ne sont pas seules, mais surtout leur récit est reconnu.
D’autres victimes ont transformé leur peur en colère, et ont trouvé la force de l’exprimer dans l’espace public. Les histoires personnelles deviennent un récit partagé et politique. Cette constitution d’une parole collective est considérée jusque dans les modalités de choix des slogans. Les sessions de collage ne sont jamais organisées par une seule personne, tout comme les décisions se prennent de manière horizontale. Pour faciliter le choix des textes, des listes de slogans sont mises à disposition des colleur·euses sur des forums en ligne. Ainsi, une session peut s’organiser autour d’un sujet particulier en lien avec l’actualité, autour d’un récit personnel, ou bien reprendre des slogans de revendications plus larges. Le nombre de colleur·euses de la branche parisienne du mouvement est évalué à 1500 en 2021. On retrouve certaines phrases dans différentes villes de France, ce qui crée également un sentiment d’unité : les collages sont l’outil d’une lutte collective et intersectionnelle, la signature de militant·es qui souhaitent en finir avec le patriarcat. Le fait de retrouver des éléments de langage commun dans certaines œuvres d’art, comme celle de Stéphanie Buttay, renforce ce sentiment d’unité, d’alliance.
Il arrive parfois que les collages soient arrachés, partiellement ou totalement. Dans l’ouvrage du collectif CFP, on apprend que les mots qui disparaissent le plus souvent sont « VIOL », « HOMME » et « COUPABLE » : des termes qui accusent. Ainsi, la parole des victimes se retrouve-t-elle à nouveau invisibilisée. D’autres fois, le sens même des revendications est détourné. « JE TE CROIS » devient par exemple « JE TE CROIS PAS ». Un mauvais jeu de langage, qui fait dire aux revendications le contraire de leur signification initiale. Cependant, les colleur·euses pratiquent le « re-collage ». Ces actes réparateurs leur permettent non seulement de répondre aux mécontent·es, mais également de manifester une forme d’alliance supérieure. Au sein d’une même ville, il n’est pas rare que les activistes ne se connaissent pas tout·es. Voir son collage réparé par un·e adelphe inconnu·e accentue le sentiment d’appartenir à un groupe, d’être au contact d’autres militant·es.
Revenons au second point abordé par Béatrice Fraenkel : le plaisir graphique. L’un des principaux points qui émerge des témoignages des colleur·euses est l’aspect cathartique de leur démarche. Si l’utilisation du langage écrit au sein des collages féministes et des œuvres d’art abordant les problématiques des VSS peut présenter des similitudes, une précision me semble importante à apporter cependant. Il ne faut pas considérer les collages féministes comme des objets artistiques. Les militant·es s’expriment à ce sujet dans le livre publié par le groupe CFP. Les photographies des collages constituent une archive qui documente ces actions pour les générations futures. Postées sur Instagram, elles permettent aussi de communiquer avec un nombre plus important de personnes. La question n’est pas de nier le discours politique qui existe dans certaines œuvres d’art, mais plutôt de considérer les collages comme des actes militants.
Interpeller : quand l’adresse vise les regardeur·euses
Si les féministes ont investi les questions de langue comme un outil de lutte, c’est qu’ielles ne considèrent pas le langage comme un outil de communication neutre ou comme un simple instrument référentiel, mais comme un lieu de pouvoir et de lutte, un champ de bataille à investir, un espace d’expression, de création, d’ouverture de possibles, de mise en relation6.
Comme l’exprime Mona Gérardin-Laverge – docteure en philosophie, spécialiste de la performativité du langage – les écrits des militant·es sont un outil de lutte. Ielles prennent la parole, et leurs mots interpellent. Adèle Ziegler raconte comment la lecture d’un « ON TE CROIT » affiché sur un mur parisien lui a permis de se sentir plus forte. À l’inverse, le même slogan peut se montrer menaçant pour un certain nombre de personnes, particulièrement pour les auteurs de VSS. Une autre phrase illustre cette menace : « ON TE VOIT ». Preuve que le temps de l’impunité qui protégeait jusqu’alors les agresseurs est révolu. Les collages peuvent se montrer dérangeants et percutants. De par leur nombre, et l’inscription du mouvement des colleuses dans la durée – depuis 2019 – il est aujourd’hui impossible d’échapper à ces messages dans l’espace public en France, et ce, même dans des villes moyennes et petites, à moins de ne pas savoir lire le français.
Il existe plusieurs types d’adresse au sein des collages. Il y a ceux qui visent les agresseurs (« ON TE VOIT »), ceux qui soutiennent les victimes (« ON TE CROIT »), ceux qui expriment un témoignage (« JE DORMAIS C’ÉTAIT MON MEC »), ou une volonté politique (« IVG POUR TOU·TES »). La diversité des slogans permet de multiplier les répercussions du mouvement dans la société. La diffusion des messages est favorisée par le grand nombre de militant·es, et leur intérêt pour les petites phrases efficaces, sans ambiguïté. Dans son article « Les collages féministes : une pratique en trois temps. Matérialité, performativité et ethos » publié dans Les écrits sauvages de la contestation, Laura Zinzius met en avant le côté ludique, percussif et militant du langage utilisé : « iels jouent avec la langue afin de trouver des slogans qui “choquent, interpellent”7 ». Cette dimension du langage, on la retrouve dans l’œuvre de Stéphanie Buttay. La réponse à la question qu’elle pose semble évidente, les militant·es féministes ne cessant de répéter qu’« une victime n’est jamais coupable ». La question pousse alors à se demander qui est le véritable coupable. Nous pouvons aussi étudier Scorfega8, une gravure réalisée en 1997 par l’artiste britannique Tracey Emin. Sur une feuille de papier, elle a dessiné en quelques traits à l’encre brune deux formes de corps que l’on distingue difficilement : la première, squelettique, chevauche la seconde dont on ne perçoit qu’une jambe et une épaule. Un sexe masculin permet de mieux comprendre la dimension sexuelle de la scène. Des mots accompagnent le dessin : « Scorfega - Can smell like evil for a child of ten ». Cette phrase, je l’ai traduite par : « Scorfega, cela peut ressembler à l’enfer pour un·e enfant de dix ans ». Le caractère sexuel de la scène, déjà macabre par la présence des corps squelettiques, prend une signification d’autant plus grave. Elle fait le récit d’un acte pédocriminel. L’homme n’a pas de visage, car une forme brune recouvre sa tête, mais son identité n’en est pas pour le moins un secret. Tracey Emin explique que cette œuvre raconte un viol incestueux qu’elle a subi dans son enfance. Dans cette œuvre, le texte qui complète l’image et lui redonne tout son sens dérange lui aussi, car il confirme l’horreur de la scène. Il s’agit du même mécanisme que celui des collages de témoignages des militant·es. Il s’agit d’une prise de parole sans attente d’une réponse orale, mais d’une réponse gouvernementale et juridique : une réponse par des actes.
L’espace urbain n’est pas le seul à être occupé par les militant·es. Sur Instagram, noyés dans le flot d’images diffusées sur le réseau social, les collages se distinguent par des mots qui accrochent le regard. Le compte Instagram @collages_féminicides_paris compte 85 000 abonné·es, ce qui en fait un outil de communication efficace, permettant au groupe une autonomie de parole face aux médias. Tout du moins, c’est le cas lorsque la censure visant les contenus militants n’entre pas en jeu.
Les collages dérangent. Ils mettent en lumière des actes longtemps passés sous silence et empêchent l’impunité morale. En réponse, certaines personnes pratiquent le décollage. Il existe plusieurs types de décolleur·euses : des personnes isolées, qui décollent une lettre ou deux en passant devant un mur, les petits groupes qui arrachent tout alors que la colle est encore humide, ou le propriétaire qui trouve inadmissible la violence ainsi exposée à côté de sa porte. Il y a aussi les membres des sociétés de nettoyage, qui ne font que répondre à une demande de la municipalité. Le décollage crée un nouveau discours, il permet une discussion dans l’espace public, entre les militant·es et ceux·celles que leurs paroles dérangent. Cependant, comme nous avons pu le voir, les dégradations sont vite effacées, et réparées. Preuve que la parole des victimes a été libérée et ne se laissera plus invisibiliser.