Quand la nudité entre en paysage : les enjeux esthétiques et politiques du corps à corps avec la Nature

  • When nudity enters the landscape: the aesthetic and political issues of body-to-body contact with nature

DOI : 10.57086/radar.783

Abstracts

En mettant en scène la nudité dans des milieux naturels, les artistes contemporains Spencer Tunick, Arno Rafael Minkinnen et Ruben Brulat articulent leur pratique artistique à des enjeux écologiques. Considérées comme un support de résistance, leurs images permettent de toucher, sensibiliser et interpeller l’opinion publique. Les trois artistes renouent un dialogue entre l’être humain et la Nature qui vient défier les visions anthropocentristes. Par les différents procédés esthétiques, ils créent un contact entre les corporalités humaines et environnementales. En incarnant la vulnérabilité des êtres humains face aux dérèglements climatiques, leurs œuvres interrogent les représentations de la rencontre entre ces deux formes de vie.

By staging nudity in natural environments, contemporary artists Spencer Tunick, Arno Rafael Minkinnen and Ruben Brulat articulate their artistic practice with ecological issues. Considered as a medium of resistance, their images make it possible to touch, raise awareness and challenge public opinion. The three artists renew a dialogue between Man and Nature that challenges anthropocentric visions. Through the various aesthetic processes, they create contact between human and environmental corporealities. By embodying the vulnerability of human beings in the face of climate change, their works question representations of the encounter between these two forms of life.

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La Nature est sur le point de rendre les armes face à la violente domination de l’Homme. Aujourd’hui, à l’heure où le monde se transforme en une jungle de béton, nous oublions parfois ce lien étroit qui existe entre notre corps et la Terre. – Spencer Tunick

Dans un contexte où les questions environnementales (le changement climatique, la déforestation, la pollution de l’eau, de l’air, etc.) suscitent une profonde inquiétude, de nombreux artistes contemporains se tournent vers la nature et l’environnement afin de témoigner de leur préoccupation face aux défis auxquels nous sommes confronté·es. Les photographes Spencer Tunick, Arno Rafael Minkkinen et Ruben Brulat mettent en scène la nudité dans des paysages naturels domestiqués ou sauvages. À des fins militantes, ces artistes créent un lien intime entre la peau humaine et le paysage en recourant au mimétisme ou encore au camouflage. Par ces différents procédés esthétiques, le corps finit par « entrer en paysage », c’est-à-dire s’immerger dans le paysage naturel (terre, roche, eau, etc.). La photographie se fait alors le témoin de cette communion entre ces deux formes de corporalité. Lorsque l’on parle de photographie de nature ou de paysage, les premières images qui nous viennent à l’esprit sont celles de paysages sacralisés, excluant les humains. On remarque souvent des images aériennes qui présentent le paysage comme un spectacle. Le·a spectateur·rice adopte une position extérieure et dominante face au paysage vu du ciel, reproduisant ainsi le modèle de l’humain·e tout-puissant, qui domine la Nature. L’approche des trois artistes qui vont nous intéresser est, quant à elle, différente : ils exploitent la nudité humaine comme un matériau pour exprimer la vulnérabilité des êtres humains. Ces photographes utilisent différentes techniques pour établir un lien entre le corps humain et le corps naturel.

En étudiant leurs œuvres, nous verrons que Spencer Tunick, Arno Rafael Minkkinen et Ruben Brulat proposent deux formes de contact qui opèrent à la fois à l’intérieur des images et en réaction aux œuvres. La première forme de contact est associée aux diverses techniques esthétiques employées par les artistes pour représenter la nudité dans la nature. Et la seconde forme de contact est liée à l’impact émotionnel des photographies. En alertant sur les dérèglements climatiques, les trois artistes cherchent à éveiller l’attention des spectateur·rices quant aux effets de l’être humain sur la nature.

La nudité militante

En 1992, lors du sommet de la Terre de Rio, de nombreux États se réunirent pour la première fois afin de discuter de l’avenir de la planète. Elle alerta l’opinion publique sur les changements climatiques et les atteintes à la biodiversité. Le sommet de Rio est considéré comme ayant permis une grande avancée en matière écologique. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard, dans les années 2000, que les enjeux environnementaux émergent plus nettement dans le débat public. L’écologie concerne l’étude des relations entre les êtres vivants et leur environnement. Elle interroge nos perceptions de la nature et du monde et notre place sur Terre. Sa compréhension approfondie encourage une transformation essentielle de notre vision de la nature. Elle contribue à un changement culturel en encourageant une vision holistique du monde basée sur les sciences sociales. Depuis la médiatisation des études écologiques par des outils tels que les comptes-rendus du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), on observe un accroissement du recours à la nudité comme outil militant, dont les milieux alternatifs et écologistes font figure de pionniers. Par exemple, en 2008, des membres du réseau Sortir du nucléaire posent nu·es face au Mont-Saint-Michel, le slogan « EPR mon cul » (réacteur pressurisé européen) inscrit sur leur dos. En 2019, des manifestant·es à demi nu·es interrompent un débat sur le Brexit à la Chambre des communes du Royaume-Uni, pour agir contre le changement climatique. Ils·elles collent leurs mains à la vitre de la galerie publique et inscrivent des slogans sur leur poitrine : « For All Life » (pour toute la vie) et « SOS ». L’objectif de cette forme de nudité militante n’est pas l’exhibition mais l’observation de la réaction des spectateur·rices. Attirer l’œil médiatique est absolument nécessaire : plus la situation est forte, plus l’engouement de l’opinion publique suit. Des artistes tels qu’Arno Rafael Minkkinen, Spencer Tunick et Ruben Brulat vont mettre à profit leur création artistique pour montrer au plus grand nombre ce que certains ne peuvent voir.

Depuis les années 1990, le photographe américain Spencer Tunick, né en 1967, a organisé plus d’une centaine d’« installations humaines1 » à travers le monde. Pour réaliser ces œuvres, il invite des centaines, voire des milliers de personnes, à se dévêtir pour incarner la vulnérabilité des êtres humains face aux changements climatiques. Fonte des glaces, réduction des réserves en eau, dégradation de l’agriculture, la nature serait tout aussi soumise et fragile que les êtres humains sans ses vêtements. La puissance de l’œuvre est décuplée par le nombre de figurant·es. Ces grands rassemblements sont un acte politique à eux seuls, assimilables à une manifestation. Spencer Tunick cherche à établir un parallèle entre les corps et les milieux urbains et naturels. La photographie permet de figer ce travail dans le temps et de le diffuser en mettant en avant ce que l’œil humain ne peut pas voir. Pour l’artiste, elle fait entièrement partie du processus créatif. Ses choix de cadrage et de point de vue, la position des corps, sont décidés en fonction du rendu photographique de la composition d’ensemble. Par exemple, l’artiste collabore pour certaines de ses installations avec Greenpeace. L’image est l’une des composantes historiques de Greenpeace, dont les membres fondateurs ont été les pionniers dans la réalisation d’actions écoactivistes. Alors que toutes les campagnes de Greenpeace reposent sur trois éléments – une image puissante, un texte militant et des arguments scientifiques –, l’artiste respecte les stratégies communicationnelles de l’organisation en mettant l’image au cœur d’une démarche de témoignage et de militantisme.

En 2007, en collaboration avec Greenpeace, Spencer Tunick va photographier l’un des plus grands glaciers du monde, le glacier Aletsch, situé dans les Alpes suisses, classé au patrimoine mondial de l’Unesco. La photographie Aletsch Glacier 4 (121 × 152,4 cm) donne à voir six cents participant·es dévêtu·es, à une altitude de 2 300 mètres. Les corps nus sont allongés sur le glacier. Ils sont entassés, regroupés les uns contre les autres au premier plan de l’image. Cet amas de corps nus, inertes, qui rappelle un charnier, sonne comme une sensibilisation face aux changements climatiques. Pour Karine Gavand, chargée de la campagne climat pour Greenpeace France, cette mise en scène symbolise la vulnérabilité des glaciers en train de fondre : l’avenir des êtres humains est lié à celui de notre environnement2. Confronter cette multitude de corps n’est donc pas un geste anodin. Cette installation remet en cause les agissements humains à l’origine de la fonte et du recul de ce glacier. La couleur des peaux chaudes contraste avec les nuances grises et zébrées des crevasses, créant l’image d’un pansement de chair posé sur les plaies condamnées à s’agrandir. L’homme doit intervenir, agir au plus vite pour stopper la progression du changement climatique. Le recrutement pour ses installations se fait par le biais de son site web, ou par les collaborateurs, les musées, les galeries et les associations qui communiquent sur les installations à venir. Le temps de l’installation est relativement court : il s’agit de disposer les corps et de réaliser une série de clichés. « Don’t move ! Don’t smile ! » : Spencer Tunick donne de nombreuses consignes aux participant·es pour qu’ils·elles ne laissent pas transparaître leurs émotions. Si la présence physique des bénévoles contribue fortement à la construction du discours artistique et militant, le geste de se déshabiller devant l’appareil apporte une grande valeur symbolique à l’œuvre.

Dans cette optique, Spencer Tunick va réaliser trois projets (en 2011, 2016, et 2021) au bord de la mer Morte, en Israël, aujourd’hui située à 417 mètres en dessous du niveau de la mer, au point le plus bas au monde. Ce projet a pour objectif de sensibiliser le public à l’asséchement de cette mer qui est la plus salée au monde. Spencer Tunick va mettre son art au service de l’environnement pour interpeller les spectateur·rices. Il s’en explique ainsi :

S’immerger dans la préservation d’une cause naturelle avec son art est une expérience très gratifiante, mais elle s’accompagne aussi de la triste constatation que les catastrophes d’origine humaine sont souvent difficiles à arrêter. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas essayer de faire la différence. Avec mes œuvres sur la mer Morte, je tente de créer poétiquement et visuellement une réaction contre la perte d’une merveille naturelle du monde. Les œuvres évoquent l’espoir que les avertissements précoces de catastrophe environnementale susciteront des réactions plus rapides de la part des gens. Le changement ne se produit pas dans le vide, il faut parfois l’art pour faire passer le message3.

Réalisée en 2011, sa première installation humaine, Mer Morte 1 (Plage Minérale), met en scène 1200 personnes nues qui flottent dans l’eau. Au premier plan, les corps, étendus sur la plage pendant la marée basse, paraissent inertes. L’effet de perspective va brouiller, tromper le regard des observateur·ices. Le cadrage frontal, légèrement en plongée, accentue cette impression d’inertie. La scénographie de la photographie est donc un procédé important dans les installations de Spencer Tunick. Les couleurs douces et la lumière de l’aube créent une atmosphère apaisante qui suscite presque un sentiment de plénitude. L’artiste traite les corps comme un médium, il les façonne et les met en scène dans l’espace comme s’il travaillait avec des pigments : « Le corps est pour moi un médium, et j’en regroupe pour former un organisme abstrait, formel, émouvant, qui ne ressemble plus à des corps mais à une mer de rose avec des touches de bruns, de jaunes, de beige4 ». Les corps finissent par faire partie de l’environnement ; on pourrait penser que ce ne sont plus des corps, mais des rochers ou des troncs de bois flottants.

La nudité, dans les œuvres de Spencer Tunick, revêt donc un double statut artistique et militant. Par exemple, pour le troisième projet réalisé en 2021, sur les bords de la mer Morte menacée d’asséchement, il a été invité par le ministère du Tourisme israélien et la Ville d’Arad. Sa participation a pour enjeu de continuer à lutter contre l’asséchement de la mer, et de sensibiliser à la prolifération des dolines de la mer. Il est également présent pour inaugurer la fondation du musée virtuel de la mer Morte. L’exposition montre pour la première fois toutes les œuvres de Spencer Tunick sur ces trois projets in situ. Pour sa troisième installation humaine, il réunit 200 personnes qui se tiennent debout, sur une colline jonchée de rochers au premier plan d’un panorama de montagnes désertiques. Les corps nus, debout et immobiles, comme figés dans le paysage désertique, ont entièrement été peints en blanc afin de faire écho aux phénomènes de sécheresse de l’environnement et plus particulièrement aux minéraux de la région. Les corps humains peuvent être assimilés aux piliers de sel formés par la mer. Cette association entre l’humain et le sel marin rappelle un des récits de la Genèse dans lequel la femme de Loth est notamment transformée en statue de sel après avoir contemplé la destruction divine de Sodome. L’artiste évoque ce mythe en métamorphosant le corps de ses modèles en une série de statues de sel. Il propose une relecture contemporaine du mythe qui renvoie cette fois à l’inactivité générale face à la baisse de l’eau causée par les changements climatiques. Il est intéressant de noter que l’artiste va placer les corps dans les mêmes conditions que le paysage asséché. Ainsi les êtres humains sont-ils en relation avec leur environnement.

Quand le corps nu devient paysage

De son côté, le photographe Arno Rafael Minkkinen emploie diverses techniques esthétiques pour entrer en paysage. Il se fond dans le paysage en développant notamment des stratégies de mimétisme et de camouflage.

Connu pour ses autoportraits en noir et blanc réalisés au milieu de paysages naturels, Arno Rafael Minkkinen (né en 1945 à Helsinki) travaille depuis les années 1970, entre la Finlande et les États-Unis. Il se photographie le long des rives, des lacs ou dans la forêt, depuis les sommets des montagnes ou enseveli dans la neige. Dans ses images, il cherche à représenter l’humain dans sa généralité, à interroger le lien qui unit l’homme à la nature5. C’est pourquoi le visage disparaît souvent du cadre, pour que le corps se saisisse d’une dimension universelle. L’artiste reproduit par mimétisme l’environnement photographié ; son corps mime l’espace naturel dans lequel il s’inscrit. La photographie Väisälänsaari de 1998 (147 × 194 cm), met en lumière deux bouleaux très symétriques au centre de l’image et deux autres à sa droite. À bien y regarder, on découvre, au centre de l’image entre ces deux arbres, un corps. On aperçoit finalement un bras et une jambe avec le pied posé au sol. Le noir et blanc empêche de reconnaître directement le corps car l’écorce du bouleau se rapproche de la composition de la peau. Si le mimétisme permet de créer un équilibre entre un corps nu et l’espace naturel, le noir et blanc y contribue donc également. Avec ces deux procédés esthétiques, le corps est mis au même plan que l’espace naturel : tantôt son corps fusionne avec le décor, tantôt il s’égale à des contours difformes6. Il n’y a alors plus que la forme et la texture qui nous renseignent sur ce que nous regardons. En se contorsionnant pour fusionner avec l’environnement, l’artiste empêche le spectateur d’observer un corps dans sa forme naturelle et brouille à nouveau les repères. Minkkinen souhaite, en modulant la forme de son corps, ressembler à la nature qui l’entoure, à faire partie du paysage. Le jeu de formes est l’élément central dans son travail. L’artiste confronte perpétuellement son corps à la matière végétale, minérale ou encore aquatique. Par le biais de la nudité, son corps est en contact direct avec la nature (la roche, le bois, l’eau), et ces différents procédés esthétiques lui permettent d’entrer en paysage. Il ne s’agit pas seulement d’opérer un jeu mimétique et esthétique entre corps et nature, mais de créer une communion, une harmonie entre l’homme et la nature. Cette relation où l’homme est au même plan que la nature constitue la base de son questionnement artistique. Finalement, le photographe n’est pas dans la nature, il devient nature.

Un autre photographe utilise des techniques esthétiques variées pour représenter la nudité dans un cadre naturel. Dans certaines de ses créations, il va recourir au camouflage, mais avec des méthodes différentes de celles de Minkkinen. Il s’agit de Ruben Brulat (né en 1988 à Laudun-l’Ardoise). Dans la série « Paths » (2011-2013) réalisée durant son voyage à pied entre l’Europe et l’Asie, l’artiste français met en scène un ou plusieurs corps nus dans des paysages sauvages, souvent peu favorables à la civilisation. Le cadrage et l’angle de vue sont très spécifiques dans le travail de Ruben Brulat, et en particulier dans cette série. Les photographies sont prises à distance, verticalement et frontalement, avec une chambre photographique de format 4 × 5, ce qui permet d’accentuer les détails de chaque image. De plus, dans la série « Paths », il n’y a pas de ciel, pas d’échappatoire, l’humain est dominé par la nature, il n’est plus considéré depuis un prisme anthropocentriste : il se soumet aux changements climatiques, aux catastrophes naturelles. Il n’est plus perçu comme le centre de l’univers, mais s’inscrit, au contraire, dans l’écosphère comme une partie du celui-ci.

Dans les photographies de Ruben Brulat, l’échelle entre le corps et la nature est très importante. En effet, le corps est presque microscopique voire invisible. Dans Chemins, Commencement Retrouvé (2011) (fig. 1), les corps nus sont camouflés par les branches des arbres et les feuillages. Au premier regard, on ne remarque pas ces corps, mais en observant plus attentivement l’image, on les y détecte, camouflés par la nature. Ils se fondent, s’intègrent dans la flore et finissent par « entrer en paysage » en devenant nature. La nudité est essentielle pour l’artiste qui cherche à fusionner l’immensité de la nature et la petitesse du corps humain. Ruben Brulat souhaite se donner à la nature, faire corps avec la terre, la roche, l’eau… tout comme Arno Rafael Minkkinen. Lors d’une interview, il explique :

Cette quête est centrale. Les prémices de mon travail partent toujours de cette expérience, avec une performance au sein d’un milieu fait de nouvelles textures et de lieux. En me confrontant à la nature, j’essaie d’être en symbiose avec elle, même si ma condition d’être humain m’est toujours rappelée. Cette expérimentation est peut-être un point où l’Homme et la nature se rencontrent, pour un temps en tout cas. Je souhaite créer une voix qui puisse nous relier à ce qui nous entoure, à écouter ce que la nature nous dit7.

Il s’agit ici autant d’une quête philosophique que d’un travail photographique. Puisque pour l’artiste, ce qui est important, c’est cette rencontre entre ces deux éléments, un contact presque intime se crée avec la nature le temps d’un instant.

Fig.1. Ruben Brulat, série « Paths », Chemins, Commencement retrouvé, 2011

Fig.1. Ruben Brulat, série « Paths », Chemins, Commencement retrouvé, 2011

Photographie, Lumle, Népal, 120 × 150 cm.

© Ruben Brulat

La nature au centre de la représentation

Dans l’œuvre de ces trois artistes, le paysage est un élément essentiel voire fondamental. Chez Rafael Minkkinen, le paysage, bien qu’il puisse paraître anecdotique au premier coup d’œil, est en réalité le point de départ – le premier élément choisi – pour créer la photographie. Minkkinen opte pour des paysages épurés, à l’état sauvage, imposants avec des lignes fortes. Le choix des paysages est important puisque l’artiste va créer à partir de ce qu’il voit, et son corps va se modeler en fonction du point de vue choisi. Il explique l’utilisation de son corps comme un moyen de mettre à nu « la stupéfiante majesté ou la profonde simplicité de ce qui existe déjà [dans le paysage]8 ». Dans Continental Divide at Independence Pass (2012), Minkkinen met en avant la beauté des montagnes enneigées dont le reflet resplendit sur le lac. On pourrait penser que l’image est simplement une photographie de paysage mais, à nouveau, en la regardant plus attentivement, on peut voir au premier plan un corps nu sur un rocher. Le rocher et le corps dévêtu se différencient par leur texture. L’usage d’une focale grand-angle permet de travailler sur la proportion du corps en fonction de l’arrière-plan. Le corps a exactement la même longueur que le paysage. La figure humaine devient un élément de la nature ; ici, un rocher. Le temps d’un instant, il fait partie du paysage. L’artiste provoque un corps à corps, un contact direct avec l’environnement. Étant essentiels dans la construction de son image, le paysage et le corps humain se situent au même niveau d’importance : net et au cœur de l’image.

Spencer Tunick souhaite, on l’a vu, sensibiliser le public sur notre rapport à l’environnement. Il photographie des paysages abîmés, souillés, menacés ou en voie de disparition par les êtres humains. Les lieux de ses installations ne sont donc pas insignifiants. Ils donnent également du sens à ses œuvres. Spencer Tunick crée des installations humaines pour dénoncer le réchauffement climatique : en 2007, sur le glacier d’Aletsch à propos de la fonte et du recul des glaciers, en 2011, 2016 puis 2021 près de la mer Morte menacée de disparition, et en 2009 dans un vignoble en Bourgogne pour alerter sur l’impact des changements climatiques sur l’agriculture. Pour son projet sur la mer Morte, ce qui est intéressant, c’est de pouvoir constater la progression de l’asséchement de la mer. Les lieux de l’installation humaine de 2011 sont désormais méconnaissables. L’eau s’est retirée et de dangereux gouffres ont transformé Mineral Beach, ainsi que les endroits aux alentours. Lorsqu’en 2016, Spencer Tunick y retourne, il explore les dolines qui ont transformé, changé le paysage. Puis en 2021, il photographie un paysage désertique où la mer a disparu de l’image.

Ruben Brulat, quant à lui, recherche des terres « lointaines », en marchant, jusqu’à ce que « l’image vienne d’elle-même9 ». Pour réaliser son image, il attend que les circonstances s’y prêtent. L’utilisation de la chambre photographique va permettre d’augmenter le détail des paysages, et d’exploiter d’autant plus la matière de l’environnement photographié. Odeurs d’origines (2012) (fig. 2), de la série « Paths », témoigne de la beauté du paysage à travers ses couleurs presque irréelles et une texture proche d’une peinture. Au centre de l’image, le corps vient rappeler la vulnérabilité et la petitesse de notre espèce face à l’immensité et la puissance de la nature. Le cadrage vertical et frontal permet de donner de la grandeur et de la force au paysage naturel qui semble imposant et majestueux. Quant à l’humain, il paraît presque écrasé par l’environnement naturel, sauvage, plus imposant que lui. De plus, la particularité dans cette série est l’absence de ciel. Alors que les photographies de paysage sont généralement composées avec celui-ci, l’artiste l’exclut totalement de son cadre. Cette absence va permettre de rendre le paysage encore plus puissant et majestueux puisqu’on en ignore les limites. Mais d’un autre côté, le corps se retrouve enfermé dans un cadre composé uniquement du paysage naturel. Ces images se veulent presque étouffantes, sans échappatoire, comme si le corps était soumis aux puissances de la nature. Ces paysages ont donc une double portée : foyer de recueillement ou, au contraire, lieu menaçant, dans la mesure où l’être humain n’est pas maître de son territoire. Dans la série « Paths », les corps sont difficilement perceptibles à l’œil nu, perdus dans l’immensité qui les entoure. Ruben Brulat interroge ce que nous tenons pour acquis et la place des humains dans le monde. Il souhaite « comprendre le fondement de notre existence sur Terre et notre rapport à l’environnement10 ». Son travail peut se rapprocher de celui de Minkkinen puisque les deux artistes souhaitent, par la nudité, créer une fusion, une communion entre le corps humain et la nature. Ruben Brulat et Arno Rafael Minkkinen considèrent la photographie comme un témoin de l’expérience qui se déroule. Pour eux, c’est avant tout une symbiose, fusion entre le corps et la nature qui est essentielle. On peut voir à travers cette idée de fusion, d’équilibre entre ces deux éléments, une forme d’animisme. C’est-à-dire une manière de concevoir la relation à l’autre. Dans son ouvrage Par-delà nature et culture, Philippe Descola explique que dans la conception occidentale moderne, nous considérons que nous sommes différent·es de la nature parce que nous sommes des sujets, avec une intériorité, des représentations, des intentions qui nous sont propres. L’animisme agit différemment. Il confère à l’homme et à la nature le même type d’intériorité, de subjectivité et d’intentionnalité11.

Fig.2. Ruben Brulat, série « Paths », Odeurs d’origines, 2012

Fig.2. Ruben Brulat, série « Paths », Odeurs d’origines, 2012

Photographie, Kurodake, Japan, 120 × 150 cm.

© Ruben Brulat

La photographie au service de la cause écologique

La photographie est un outil, un témoin qui permet de garder une trace d’un moment passé, d’une performance. Elle est perçue comme une preuve, à la fois nécessaire et suffisante, qui atteste de l’existence de ce qu’elle donne à voir. Dans son livre La Chambre claire, Roland Barthes considère également la photographie comme un enregistrement intégral du réel, comme un calque qui restituerait parfaitement son référent12. Il avance qu’elle fonctionne comme un document attestant de ce qui a été. Il définit la photographie comme une « preuve » du réel ou un « certificat d’authentification ». Et les artistes tels que Spencer Tunick, Arno Rafael Minkkinen et Ruben Brulat utilisent la photographie pour figer cet instant de contact dans le temps, et ainsi la diffuser au plus grand nombre.

À travers leurs photographies, les trois artistes expriment une réflexion profonde sur notre relation avec la nature. Comme je l’ai mentionné précédemment, ils vont représenter un ou plusieurs corps nus dans des environnements sauvages et naturels. Il serait possible d’utiliser ces photos pour sensibiliser l’opinion publique à notre environnement. Par exemple, comme nous l’avons déjà vu, l’artiste Spencer Tunick va travailler en collaboration avec Greenpeace pour mettre en évidence les conséquences des activités humaines sur la planète. Prendre des photographies de la Terre, donner à voir les effets de l’homme sur la nature ou, à l’inverse, la beauté de celle-ci, à des fins militantes : tel est son objectif. C’est une façon de s’engager et d’engager l’opinion publique vers l’écoresponsabilité. En revanche, les artistes Arno Rafael Minkkinen et Ruben Brulat vont utiliser leur corps pour interroger les spectateur·rices sur la relation entre l’être humain et la nature. Ils soulignent ainsi cette relation où l’humain est égal à la nature. Leurs photographies, que l’on pourrait qualifier d’écologiques, sont généralement employées comme un moyen de sensibiliser et d’informer les individus sur l’impact qu’ils·elles ont sur la planète et sur leur rôle écologique. Elles permettent d’admirer la beauté du monde, ou son état actuel. Comme l’écrit Susan Sontag dans son livre Sur la photographie (1977), « Un sujet laid ou grotesque peut être émouvant, du fait de la dignité qui lui a conféré l’attention du photographe. Un beau sujet peut cristalliser la tristesse, du fait de son vieillissement, de sa dégradation ou de sa disparition13 ». La photographie nous permet ainsi d’observer notre environnement et les problèmes que nous ne voyons pas forcément. Dans un monde saturé d’images, photographier le bouleversement écologique pour engendrer une prise de conscience de l’Homme est un défi difficile à relever. Mais plusieurs photographies mettent en scène le paysage comme un spectacle. L’historienne de l’art Bénédicte Ramade le souligne en posant la question suivante :

Les magnifiques vues aériennes, les suraccumulations d’objets traduisant la surconsommation, la beauté de la pollution chimique, les ciels saturés d’émanations nocives, l’activation d’un sublime technologique sont-ils les seuls ressorts possibles pour rendre compte de l’Anthropocène14 ?

En effet, la photographie aérienne est la technique la plus utilisée pour montrer la beauté de la nature, les dégâts de l’industrialisation, mais elle induit une distance entre les spectateur·rices et la nature. La question de la distance dans les photographies dites écologiques devient essentielle. Selon Mickaël Dupré, chercheur en psychologie sociale de l’environnement, « Ce n’est pas en montrant des choses à distance qu’on déclenche une réaction15 ». Le 18 octobre 2019, Fiona Shields, la rédactrice de la section « Climat » du quotidien britannique The Guardian, publiait « Why we’re rethinking the images we use for our climate journalism », et s’engageait à publier « fewer polar bears and more people16 » (moins d’ours polaires et plus de personnes) afin d’illustrer de manière plus précise et appropriée l’urgence climatique. Elle analyse la diffusion et la réception des photographies et vidéos d’ours polaires. « Souvent, écrit-elle, lorsque nous signalons des histoires environnementales à nos lecteurs, sélectionner une image d’un ours polaire sur la fonte des glaces a été le choix évident, mais pas nécessairement approprié. Ces images racontent une certaine histoire de la crise climatique, mais peuvent sembler lointaines et abstraites17. » Les photographies qui ont illustré jusqu’ici le changement climatique ont certes joué un rôle de sensibilisation, mais n’ont pas réellement provoqué un passage à l’action de l’Homme pour relever ce défi capital du xxie siècle.

Les photographes contemporains Spencer Tunick, Arno Rafael Minkkinen et Ruben Brulat proposent pour leur part d’autres formes de représentations, et utilisent la nudité afin d’initier une communion entre le corps de la nature et le corps humain. L’usage de la nudité renforce ainsi l’idée de cohabitation entre l’être humain et le monde qui l’entoure. Les participant·es font corps avec l’environnement naturel. Comme une « image vaut mille mots », ils emploient également le médium photographique pour créer un contact visuel direct avec l’observateur·rice afin d’opérer un changement.

Bibliography

Ouvrages

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DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, éd. Gallimard, 2005.

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MINKKINEN Arno Rafaël, Arno Rafaël Minkkinen, catalogue d’exposition (Toulouse, Galerie municipale du Château d’eau, décembre 1993), Toulouse, 1993.

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ZELICH Cristina, A.R. Minkkinen: Imatge primordial, catalogue d’exposition (Barcelone, Centre d’art Santa Monica, 21 mars-21 avril 1991), Barcelone, Généralité de Catalogne, 1991. URL : https://hdl.handle.net/20.500.12368/194.

Articles

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Sitographie

BROS Jessica, « Ruben Brulat, l’artiste en symbiose avec la nature », Hum Media, 2022. URL : https://hum-media.com/portraits/bouillon-de-culture/ruben-brulat/.

ESNAULT Marion, « Comment photographier le désastre écologique ? », Reporterre, 2019. URL : https://reporterre.net/Comment-photographier-le-desastre-ecologique.

GRINER Camille, « Ruben Brulat, L’Homme et la Nature en symbiose », Boum ! Bang !, 2015. URL : https://www.boumbang.com/ruben-brulat/.

HIELDS Fiona, « Pourquoi nous repensons les images que nous utilisons pour notre journalisme climatique », The Guardian, 2019. URL : https://www.theguardian.com/environment/2019/oct/18/guardian-climate-pledge-2019-images-pictures-guidelines.

ISRAELVALLEY DESK, « Le photographe Spencer Tunick et le musée de la mer Morte », israelValley. 2021, URL : https://israelvalley.com/2021/10/16/le-photographe-spencer-tunick-et-le-musee-de-la-mer-morte/.

Vidéo

Kunstfoyer, Arno Rafael Minkkinen. Kunstfoyer München [en ligne], 22 août 2022. URL : https://www.youtube.com/watch?v=gZtl_gSxdDU.

Site des artistes

https://rubenbrulat.com/

https://www.arnorafaelminkkinen.com/

https://www.spencertunick.com/

https://www.spencertunick.com/special-projects/dead-sea-works

Notes

1 Sur son site internet, l’artiste qualifie ses œuvres d’installations. Voir : https://www.spencertunick.com/. Return to text

2 Benoît Urgelli, Logiques d’engagement d’enseignants face à une question socio-scientifique médiatisée : le cas du réchauffement climatique, thèse de doctorat, École normale supérieure lettres et sciences humaines, Lyon, 2009, p. 58. Return to text

3 Israelvalley Desk, « Le photographe Spencer Tunick et le musée de la mer Morte », 2021. URL : https://israelvalley.com/2021/10/16/le-photographe-spencer-tunick-et-le-musee-de-la-mer-morte/. Return to text

4 Spencer Tunick, cité par Andréa Linhares, « La question du nu en série : à propos de l’œuvre de Spencer Tunick », in Catherine Desprats-Pequignot et Céline Masson [dir.], Métamorphoses contemporaines : enjeux psychiques de la création, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 117. Return to text

5 Cristina Zelich, A.R. Minkkinen: Imatge primordial, catalogue d’exposition (Barcelone, Centre d’art Santa Mònica, 21 mars-21 avril 1991), Barcelone, Généralité de Catalogne, 1991. URL : https://hdl.handle.net/20.500.12368/194. Return to text

6 Arno Rafaël Minkkinen, Arno Rafaël Minkkinen, catalogue d’exposition (Toulouse, Galerie municipale du Château d’eau, décembre 1993), Toulouse, 1993. Return to text

7 Camille Griner, « Ruben Brulat, L’Homme et la Nature en symbiose », Boum ! Bang !, 2015. URL: https://www.boumbang.com/ruben-brulat/. Return to text

8 Arno Rafael Minkkinen, Body Land, Paris, éd. Nathan, 1998, p. 60. Return to text

9 Camille Griner, art.cit. Return to text

10 Jessica Bros, « Ruben Brulat, l’artiste en symbiose avec la nature », Hum Media, 20 mars 2022. URL : https://hum-media.com/portraits/bouillon-de-culture/ruben-brulat/. Return to text

11 Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, éd. Gallimard, 2005. Return to text

12 Voir Roland Barthes, La chambre claire, Paris, éd. Gallimard, 1980. Return to text

13 Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1977, p. 32. Return to text

14 Bénédicte Ramade, « Anthropocene-Anthropocene fatigue : la stratégie de l’effondrement d’Edward Burtynsky », Ciel variable [En ligne], no 112, 2019, p. 60-67. URL : https://id.erudit.org/iderudit/91282ac. Return to text

15 Marion Esnault, « Comment photographier le désastre écologique ? », Reporterre, 11 avril 2019. URL : https://reporterre.net/Comment-photographier-le-desastre-ecologique. Return to text

16 Fiona Schields, « Why we’re rethinking the images we use for our climate journalism », The Guardian, 2019. URL : https://www.theguardian.com/environment/2019/oct/18/guardian-climate-pledge-2019-images-pictures-guidelines. Return to text

17 Ibid. Return to text

Illustrations

  • Fig.1. Ruben Brulat, série « Paths », Chemins, Commencement retrouvé, 2011

    Fig.1. Ruben Brulat, série « Paths », Chemins, Commencement retrouvé, 2011

    Photographie, Lumle, Népal, 120 × 150 cm.

    © Ruben Brulat

  • Fig.2. Ruben Brulat, série « Paths », Odeurs d’origines, 2012

    Fig.2. Ruben Brulat, série « Paths », Odeurs d’origines, 2012

    Photographie, Kurodake, Japan, 120 × 150 cm.

    © Ruben Brulat

References

Electronic reference

Morgane Akyuz, « Quand la nudité entre en paysage : les enjeux esthétiques et politiques du corps à corps avec la Nature », RadaЯ [Online], 9 | 2024, Online since 26 juillet 2024, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=783

Author

Morgane Akyuz

Titulaire d’une licence en histoire de l’art, Morgane Akyuz s’est ensuite dirigée vers le master Écritures critiques et curatoriales de l’art et des cultures visuelles à l’université de Strasbourg. Elle s’intéresse tout particulièrement à la photographie artistique engagée. Son travail de recherche se concentre sur la place de la nudité dans les photographies de paysage naturel.

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