Femmes catcheuses. Dissolution et affirmation des combattantes à travers les matchs intergenres

p. 42-58

Abstracts

En s’intéressant à la figure de la catcheuse, cet article souhaite interroger les stratégies d’inclusions de certaines combattantes dans des configurations intergenres ambivalentes, où l’on observe certes une valorisation des catcheuses féminines, mais à travers leurs capacités à faire face à leurs homologues masculins. De plus, la prolifération des catcheuses dans les matchs intergenres semble régulièrement s’accompagner d’une déstructuration des espaces d’expressions qui donnent corps au catch féminin, notamment par la progressive disparition d’une division féminine à part entière.

This article examines the figure of the female wrestler as a lens through which to interrogate the strategies of inclusion employed within ambivalent intergender wrestling configurations. While these configurations may appear to elevate female wrestlers, such recognition often hinges on their capacity to confront male opponents on equal footing. Simultaneously, the increasing presence of women in intergender matches is frequently accompanied by the erosion of distinct expressive arenas historically afforded to women’s wrestling—most notably through the gradual dissolution of an autonomous women’s division.

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En tant que spectacle scénarisé mettant en scène diverses formes d’affrontements, le catch est une discipline encore relativement peu explorée dans le champ académique, et a fortiori pour ce qui est de ses évolutions contemporaines1. De plus, quand le cinéma ou la télévision s’emparent de la question – citons Les Reines du ring (Jean-Marc Rudnicki, 2013) par exemple –, le catch sert d’interface à des représentations genrées particulièrement stéréotypées, comme si le fait que tout « signe du catch est […] doué d’une clarté totale puisqu’il faut toujours tout comprendre sur-le-champ2 » avait été confondu avec une absence complète de possibilité de trouble dans les rapports genrés. Le catch serait-il hermétique à toute forme de queerness3 ?

Il faut le reconnaître, et Siyao Lin l’identifiait très justement, « le catch est un domaine où règne une conception différentialiste de l’homme et de la femme4 ». Roland Barthes n’avait pas une intuition si éloignée lorsqu’il écrivait que le « physique des catcheurs institue donc un signe de base qui contient en germe tout le combat5 ». Dans une discipline historiquement dominée par les figures masculines6, les figures féminines existent bien souvent en marge. Au Japon, où des promotions comme All Japan Pro Wrestling (AJPW, 1972+) ou New Japan Pro Wrestling (NJPW, 1972+) ne font catcher que les hommes, les femmes évoluent dans des écosystèmes exclusivement féminins comme All Japan Women’s Pro-Wrestling (AJW, 1968-2005) ou World Wonder Ring Stardom (Stardom, 2011+). Or, l’étude de ces promotions amène ses propres questions : si le spectacle que nous voyons ne donne à voir que des catcheuses, les promoteurs et les bookers – qui ne font pas qu’organiser les combats mais décident aussi à qui va revenir la victoire – restent des hommes. Une série comme The Queen of Villains (Netflix, 2024+), qui retrace la carrière de catcheuse Dump Matsumoto particulièrement populaire à AJPW dans les années 1980, montre bien la lutte menée par femmes catcheuses pour exister dans un monde qui, alors qu’elles sont les seules à monter sur le ring, reste fondamentalement dominé par les hommes. Ce qui vient encore complexifier le statut des femmes dans le catch, c’est que la performance, bien qu’appartenant, contrairement au résultat des combats, aux catcheuses elles-mêmes, reste déterminée par ce qui pourrait plaire au male gaze des promoteurs. Ainsi, quand Lionness Asuka et Chigusa Nagayo s’affrontent (S01E02) dans un combat plus intense et rude qu’à l’accoutumée, la violence féminine n’est donnée à voir ici que comme un moyen d’exister aux yeux des promoteurs et bookers qui sont des hommes.

Ce statut ambivalent, cette tension, se retrouve particulièrement dans le spectacle en lui-même qu’est le catch, dans les matchs intergenres : « Cette performance scénarisée de la puissance physique est, dans l’ensemble, créée par des hommes – les “bookers” du spectacle, qui décident des intrigues, et les promoteurs qui paient les salaires. Ce qui signifie que l’entrée des femmes dans le catch intergenre est soigneusement contrôlée et dépend non seulement de l’approbation de ces gardiens […] mais aussi de la façon dont ils s’attendent à ce que le public réagisse à un combat entre un homme et une femme7. » Pourtant, comme l’explique Lucy, catcheuse anonymisée interviewée par Carrie Dunn, « on s’entraîne avec les hommes et nous passons par les mêmes choses qu’eux8 ». En considérant que la performance est du fait des seules catcheuses, nous investiguerons les moyens par lesquels la performance se veut, dans ses interstices et en dépit de l’ambivalence du dispositif intergenre, le lieu d’une résistance des corps des femmes. Ainsi, notre méthode se rapprochera des études actorales, dérivées des études cinématographiques, qui considèrent que l’acteur est « auteur de performance, dirigée ou non, créateur d’un texte gestuel qu’il s’agira d’apprécier en rapport avec l’économie générale du film, comment le jeu de l’acteur s’y inscrit ou comment, au contraire, il s’en démarque9 ». Or, comment pourrait-on imaginer que se ménage une place pour le trouble au sein d’une économie du visible qui semble appeler à une vision hétéro-patriarcale des corps genrés ?

C’est ce que nous tenterons d’élucider à travers deux études de cas prises dans autant de promotions de catch différentes. Dans une première partie, à partir de la trajectoire de la catcheuse Masha Slamovich dans la promotion allemande Westside Xtreme Wrestling (wXw), nous tâcherons de montrer en quoi l’intergenre peut, tout en laissant les femmes accéder à une place sur la carte qui leur était jusqu’alors rarement attribuée, témoigner aussi d’un désintérêt pour la constitution d’une division féminine à part entière. Dans la deuxième partie, l’événement DDT / Sendai Girls All Out x Sendai Girls Pro Wrestling (DDT Pro Wrestling, Sendai Girls’ Pro Wrestling, 2018) nous permettra d’appréhender différentes facettes des représentations genrées que donnent à voir l’intergenre.

I. L’intergenre comme obstacle à la mise en place d’une division féminine. Le cas de Westside Xtreme Wrestling (2023-2025)

Fondée en 2000, ce n’est qu’en 2017 que la promotion de catch wXw se dotera d’un titre féminin (wXw Women’s World Championship, 2017-2023), au cours d’un affrontement entre Melanie Gray et Killer Kelly lors de l’événement wXw 17rd Anniversary (2017) qui verra cette dernière devenir la première détentrice de la ceinture10. Ce titre connaîtra néanmoins une vie plutôt courte. Lors de wXw 23rd Anniversary (2023), Masha Slamovich, tenante du titre féminin, affronte Robert Dreissker, tenant du titre masculin (wXw Unified World Wrestling Title, 2010+), pour un match d’unification des ceintures. Ce projet porte en lui une majorité des tensions que nous voulons mettre en lumière autour du dispositif intergenre. Dans la promo d’après-match11, Killer Kelly explique qu’en dépit de la défaite de Masha Slamovich, le signal envoyé est qu’à présent les femmes peuvent concourir pour tous les titres de la promotion. Ce qui contraste fortement avec le promo package d’avant-match, où Robert Dreissker met en garde sur le fait que l’unification des titres revient à mettre en jeu tout l’héritage du titre féminin12. La dissolution de la division féminine est complète, puisqu’en plus de voir la lignée du titre féminin disparaître de la présentation actuelle de la promotion, on observe une progressive raréfaction des affrontements entre femmes, ce qui pourrait s’expliquer par l’absence d’une ceinture dédiée qui justifierait un placement plus important sur la carte de ces combats. De plus, depuis l’affrontement entre Masha Slamovich et Robert Dreissker, aucune femme n’a pu combattre à nouveau pour le wXw Unified World Wrestling Championship13.

Comment cette tension, entre promesse d’une affirmation renouvelée et dissolution effective, se traduit-elle dans la performance du match entre Masha Slamovich et Robert Dreissker ? Il faut commencer par dire que, dans le catch, la performance se situe au moins sur deux niveaux. D’un côté, la performance scriptée, c’est-à-dire le déroulement du match, qui est souvent du fait des bookers ; de l’autre, l’exécution qui en découle et qui, elle, appartient aux catcheur·euse·s. Dans le cas du combat entre Masha Slamovich et Robert Dreissker, l’écriture même du match porte déjà en elle cette tension dont nous tentons d’esquisser les contours, et surtout dans son finish14. Masha Slamovich maintient au sol Robert Dreissker dans un sleeper hold – prise qui consiste à étrangler son adversaire avec son avant-bras –, son adversaire se relève pour essayer d’attraper une corde – ce qui demanderait à la catcheuse de relâcher la prise selon les règles du combat. Seulement, la pression exercée par la prise devient trop importante, et Robert Dreissker s’effondre en arrière, sur le dos, écrasant de tout son poids la catcheuse et dans une position qui lui permet de lui river – inconsciemment – les épaules sur le tapis du ring pour le compte de trois, et ainsi de remporter la victoire. Habituellement, une tel finish est décidé pour protéger un·e catcheur·euse dans la défaite. Ici, dans son contexte d’apparition, cette fin est plus ambivalente. Certes Masha Slamovich est peut-être certes protégée d’une défaite trop décisive, mais l’image donnée à voir reste celle d’une catcheuse qui, assez littéralement, disparaît sous le corps de Robert Dreissker (voir fig. 1). À cet instant, on pourrait presque sentir qu’une « image virtuelle surgit dans le mouvement15 » : celle d’une division féminine qui entame sa dissolution. Cet « excès de vision16 » donne lieu à une tension figurale venant presque se confirmer dans l’après-match : après avoir montré les deux ceintures qu’il vient de remporter, tenant l’une et l’autre dans chaque main, il vient placer la ceinture féminine derrière la ceinture masculine, donnant l’impression que la ceinture masculine est la seule lui important, tout en invisibilisant très directement le titre féminin (voir fig. 2 et 3). Le sort que va connaître la division féminine, loin de n’être qu’une politique de coulisse, s’inscrit jusque dans les images données à voir par la performance.

Tout ce que nous avons décrit jusqu’à présent relève donc de la performance scriptée. L’exécution, maintenant, vient-elle confirmer ou au contraire remettre en cause le scénario qui se déroule sous nos yeux ? Autrement dit, dans l’interstice de la performance, des traces de résistances sont-elles perceptibles ? Il nous faut, pour trouver des éléments de réponse, commencer par dire qu’un combat de catch s’accomplit par l’effort conjoint des deux, ou plus, participant·es17. À ce titre, il convient de préciser la notion de bump. Lorsqu’un·e catcheur·euse porte une prise ou donne un coup, c’est à son adversaire d’en signifier l’impact, en feignant la douleur (selling) ou en contrôlant, voire en amplifiant, sa chute (bump). Dans le match entre Masha Slamovich et Robert Dreissker, cette exagération est particulièrement perceptible lorsque le combat est déplacé en dehors du ring et que la catcheuse saisit son adversaire pour le projeter dans les chaises du public. En usant de ses propres forces pour se jeter dans les chaises, ce qui vise pourtant à mettre en avant la puissance de la catcheuse, l’effet produit par le geste de Robert Dreissker est également inverse : il rend visible le faux de la performance. De plus, ces chutes viennent contredire le finish du match : en montrant que Masha Slamovich est capable de faire décoller le catcheur du sol par sa seule force, comment croire qu’elle ne parvient pas à se dégager avant le compte de trois du simple fait que Robert Dreissker serait trop massif ? Là encore, ce qui ressort des logiques internes de ce match est la persistance de la dynamique hétéro-patriarcale dans le catch. Le dispositif intergenre chez wXw s’inscrit dans le cadre d’une « visualité », au sens de ce qui désigne « les mécanismes de pouvoir qui se nouent autour du visible », sans être « neutralisée par une “contre-visualité” […] qui oppose à l’autorité de la visualité, une autonomie18 ». Pour le dire autrement, le rapport de pouvoir reste hétéro-patriarcal, car l’exécution de la performance de la femme est dépendante de celle de l’homme. Prenons un autre exemple. Quand Masha Slamovich affronte Fuminori Abe à wXw Inner Circle 12 (2022), le catcheur tente de la frapper le poing fermé, avant de regarder l’arbitre qui lui rappelle qu’il s’agit d’un coup interdit (voir fig. 4). Le regard de Fuminori Abe, interrogateur, vient indiquer que ce qui lui fait douter de porter le coup, ce sont bien les règles du combat et non le genre de son adversaire. Cet instant, ne pourrait-il pas, à un certain degré, témoigner d’une volonté de proposer un effacement des genres pour la durée du combat ? Ce qui vient structurer le match, ses rapports de force, n’est pas une différence dans les genres, mais la technique des combattant·e·s. Malgré tout, ce geste est celui d’un homme, ce qui pose une question qui est, en substance, la même que pour les bumps de Robert Dreissker : ce jeu regard n’est-il pas, tout de même, uniquement là parce que l’adversaire est une femme19 ?

Fig. 1. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNow2.0.

Fig. 1. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNow2.0.

Fig. 2. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNOW2.0.

Fig. 2. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNOW2.0.

Fig. 3. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNOW2.0.

Fig. 3. Robert Dreissker vs. Masha Slamovich, wXw 23rd Anniversary (2023), wXwNOW2.0.

Fig. 4. Fuminori Abe vs. Masha Slamovich, wXw Inner Circle 12 (2022), wXwNOW2.0.

Fig. 4. Fuminori Abe vs. Masha Slamovich, wXw Inner Circle 12 (2022), wXwNOW2.0.

II. Une résistance est-elle encore possible ? L’intergenre queer de DDT / Sendai Girls All Out x Sendai Girls Pro Wrestling (DDT Pro Wrestling, Sendai Girls’ Pro Wrestling, 2018)

Peut-on encore espérer que des contre-visualités émergent du catch ? C’est en tout cas ce que nous proposons d’entrevoir dans DDT / Sendai Girls All Out x Sendai Girls Pro Wrestling, et ce dès son premier match qui voit s’opposer Sakura Hirota et Akito. Au cinéma, le corps des femmes est régulièrement disséqué, exposé. En analysant la séquence du meurtre sous la douche de Psychose (Psycho, Alfred Hitchcock, 1960), Nicole Brenez évoquera le corps de Marion Crane (Janet Leigh) comme « un corps décomposé en fragments, un corps anatomisé20 ». Ce corps va ensuite être tailladé par les coups de couteaux de Norman Bates (Anthony Perkins), rappelant par analogie les statues de cire anatomiques de Clemente Susini (Vénus des médecins, 1781-1782 ; Vénus éventrée, 1781-1782) qui permettent d’observer les entrailles des corps féminins. Ces représentations entrouvertes de corps de femmes renvoient au « fantasme que la Nature, toujours incarnée comme femme, “se dévoile devant la science”, ou, plus exactement, devant le savant lui-même21 ». De Clemente Susini à Alfred Hitchcock, ce sont des visualités de l’hétéro-patriarcat qui se rejouent, Laura Mulvey rappelant que « la femme éviscérée [est] une construction cosmétique et artificielle destinée à tenir à distance cet “autre” caché à l’“intérieur”22 ». Or, il est intéressant de constater que le match entre Sakura Hirota et Akito propose un renversement de cette anatomisation du corps des femmes en exposant, a contrario, le corps de l’homme. Dès le début du combat, alors qu’Akito amène la catcheuse vers le sol, cette dernière va retourner la prise à son avantage en tentant de mordre son entrejambe. Plus tard dans le combat, pendant que le catcheur positionne ses bras pour initier une nouvelle prise de contact, Sakura Hirota va refuser la prise en pinçant les tétons d’Akito. En usant ainsi des faiblesses anatomiques de son adversaire – qui reposent, ici, sur le fait qu’il catche torse nu à l’inverse de la catcheuse –, on pourrait presque observer un glissement entre les deux modalités d’exposition de la nudité – partielle dans notre cas – qu’observait Georges Didi-Huberman dans les représentations de Vénus chez Sandro Botticelli : « Il ne fait pas de doute qu’existaient, dans le ciel d’idées d’un peintre humaniste tel que Botticelli, deux vénus, respectivement nommée Venus cœlestis [La Naissance de Vénus, 1484-1486], la céleste, et Venus naturalis [La Calomnie d’Apelle, vers 1494-1495], la vulgaire23. » Autrement dit, une Vénus à la nudité « ciselée, sculpturale, minérale » dont « le cœur de ce corps nous restera impénétrable, bien qu’il soit offert à nos regards dans sa plus céleste nudité », et une Vénus qui « voit le nu se verticaliser vers le haut, perdre toutes ses traces d’incarnat au profit d’un teint uniformément jaunâtre, réduire le flot sensuel de la chevelure, et surtout, casser le marquage des “caractères sexuels secondaires” […] à savoir la rondeur, la “suavité” des seins, des hanches, des épaules et des bras »24. Un nu idéal qui en fait écran à la nudité, et un nu qui révèle sa nudité. En s’attaquant à une partie exposée du corps de son adversaire, Sakura Hirota rompt toute possibilité d’« un nu “céleste” et clos, un nu débarrassé de sa nudité25 ». La contre-visualité s’incarne dans le fait qu’il ne s’agit plus pour les hommes de pouvoir ouvrir les corps de femmes, mais qu’il revient cette fois-ci à la femme d’exposer le corps de l’homme26. Sakura Hirota donnerait ainsi presque à voir une contre-gestualité, au sens où c’est son geste qui produit la possibilité d’une contre-visualité27.

Pour Keiko Aiba, « [s]i la performance d’une catcheuse ne montre pas de muscles robustes ou d’agressivité mais exprime la faiblesse, elle reproduit le corps féminin normatif dans le sport. En revanche, si la catcheuse représente un corps musclé, fort et agressif, qui sont les traits du corps masculin normatif, alors elle transforme l’image du corps féminin normatif dans le sport28 ». C’est ce qui se produit, là encore, dès le début du troisième combat de l’événement, entre Chihiro Hashimoto et Yuki Ino. Les catcheur·euses débutent l’affrontement en échangeant des coups d’épaules, ce qui est une caractéristique récurrente des combats entre deux catcheurs poids lourds au Japon29. Contrairement au match précédemment étudié, la différence genrée est ici presque pleinement effacée. Les prises utilisées, demandant une force considérable, contreviennent à une « féminisation des techniques » stéréotypée qui verrait, par exemple, « les femmes privilégie[r] les techniques aériennes », « tandis que les hommes usent de tacles d’épaules, ou repoussent l’attaquant avec leurs pectoraux30 ». Seulement, toute l’ambivalence du dispositif intergenre surgit à nouveau lorsque l’on se met à penser que l’adversaire de Chihiro Hashimoto est un homme : un usant de techniques et de gestes codifiés comme appartenant aux catcheurs pour affronter son adversaire, on voit germer l’idée que la femme doit masculiniser ses techniques pour prétendre à la victoire. Si, comme l’observait Keiko Aiba, une catcheuse qui s’empare des stéréotypes masculins – dans son apparence ou bien ses gestes – vient troubler la représentation normative et attendue de son corps, touchant de ce fait à quelque chose tenant de la queerness, les rapports hétéro-patriarcaux, eux, ne sont pas pour autant repensés, car l’homme reste une sorte de point de focal inévitable : dès lors, les femmes catcheuses n’apparaissent pas comme des femmes, mais en tant que « points de comparaison pour la masculinité stéréotypée31 ».

L’intergenre, s’il peut se révéler une forme de queernesss dans certains de ses interstices, reste dans sa globalité subordonné à des représentations définies par la binarité et un hétéro-patriarcat qui place l’homme au centre des dispositifs. Dès lors, l’espace de résistance par excellence pourrait apparaître à travers l’absence des hommes. La promotion exclusivement féminine Sareee-ISM (2023+), menée par la catcheuse Sareee, en est un exemple. Contrairement à AJW, qui était une promotion de femmes mais bookée par des hommes, Sareee-ISM est bookée par une femme, Sareee elle-même. Dans un match aussi intense que celui opposant Sareee à Syuri lors de Sareee-ISM Chapter VII (2025), où les catcheuses multiplient les shoot headbutts et les shoot kicks32, la violence des femmes peut s’exprimer sans que n’interfère une comparaison avec le prétendu « sexe fort ». C’est là que le statut du catch diffère, finalement, de celui de certains arts martiaux dans lesquels s’« opère un classement des corps en fonction des corpulences et des compétences sportives, plutôt qu’en fonction des sexes, pouvant introduire à cette occasion le trouble dans les stéréotypes des sexes : le rapport de force, mais aussi le manquement aux règles d’emploi de la force peuvent s’inverser33 ». Le catch, qui est avant tout une mise en scène, ne peut organiser ses rapports de forces entre les genres qu’avec une certaine ambivalence : même si une femme remporte la victoire face à un homme, ce n’est souvent que parce qu’un homme, en coulisse, approuve la décision. Résister, c’est donc se soustraire aux hommes plutôt qu’intégrer un dispositif qui demande à participer à des logiques demeurant patriarcales.

Les matchs intergenres ne font que donner l’illusion d’une remise au centre des catcheuses. En extirpant ces dernières des prétendues marges que représentent les divisions féminines, elles se trouvent en réalité réinjectées dans des dispositifs qui ne font que renforcer la masculinité comme représentation dominante. Demander aux corps de femmes de se conformer à des stéréotypes masculins ne revient-il pas à une autre forme d’invisibilisation ? Si les femmes catcheuses accèdent à une visibilité nouvelle par les matchs intergenres, elles restent dépendantes d’une visualité patriarcale qui peine, comme l’ont montré nos analyses, à voir émerger ses contre-visualités. La résistance des femmes existe, mais par des sursauts, des instants, ou à travers une remise en marge dans des promotions féminines débarrassées du référent masculin.

Bibliography

Ouvrages

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Articles

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MARTIN Julie « Contre-visualités : retour sur une exposition », Turbulences, n1, 13 janvier 2024, consulté le 25 mars 2025, https://turbulences-revue.univ-amu.fr/01-julie-martin-contre-visualites-retour-sur-une-exposition/.

Thèse de doctorat

Damour Christophe, Naturel et codification dans le jeu de l’acteur au cinéma. La persistance du geste conventionnel (1948-1967), thèse de doctorat, université Paris 1, 2007.

Notes

1 De fait, le premier ouvrage traitant explicitement du catch sous l’angle des Performance studies date de 2017, sans que l’expérience n’ai été renouvelée à l’échelle d’un ouvrage depuis. Voir Broderick Chow, Eero Laine, Claire Warden, « Hamlet doesn’t blade. Professional wrestling, theatre and performance », dans Broderick Chow, Eero Laine, Claire Warden (éd.), Performance and Professional Wrestling, Oxon, New York, Routledge, 2017.

2 Roland Barthes, « Le Monde où l’on catche », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 15.

3 Au sens défini par Lee Edelman, c’est-à-dire que la « queerité ne peut jamais définir une identité ; elle ne peut que l’inquiéter ». Voir Lee Edelman, No Future: Queer Theory and the Death Drive », Durham, Duke University Press, 2004, p. 30. Traduction proposée par Sophie Suma lors d’une conférence à l’université de Strasbourg en 2025. Sophie Suma, « Pour une écologie queer des images sérielles », séminaire interdisciplinaire de l’ACCRA Écologies des images : approches interdisciplinaires, université de Strasbourg, 13 février 2025.

4 Siyao Lin, « Les catcheuses au cinéma : la construction d’un spectacle féminin », dans Thomas Bauer, Loïc de la Croix, Hugo Gerville-Réache (dir.), Sport & Cinéma. La technique à l’épreuve du réel, Limoges, Pulim, 2023, p. 255.

5 Roland Barthes, « Le monde où l’on catche », op. cit., p. 16.

6 Siyao Lin, « Les catcheuses au cinéma : la construction d’un spectacle féminin », op. cit., p. 251 ; Carrie Dunn, « ’’Most Women train with mostly men, so why not wrestle them?”. The performance and experience of intergender professional wrestling in Britain », dans Broderick Chow, Eero Laine, Claire Warden (éd.), Performance and Professional Wrestling, Oxon, New York, Routledge, 2017, p. 95.

7 Carrie Dunn, « “Most Women train with mostly men, so why not wrestle them?”. The performance and experience of intergender professional wrestling in Britain », op. cit., p. 95. Les traductions, sauf mention contraire, sont de notre fait. Nous soulignons.

8 Ibid., p. 97.

9 Christophe Damour, Naturel et codification dans le jeu de l’acteur au cinéma. La persistance du geste conventionnel (1948-1967), thèse de doctorat, université Paris 1, 2007, p. 23.

10 Ce n’est cependant pas la première catcheuse à détenir un titre à la wXw. En 2002, pendant l’événement wXw Broken Rulz 2, Cleopatra remporte le championnat wXw Hardcore Title (2001-2006), mais pour un règne qui ne durera qu’une poignée de seconde. En effet, elle le perd presque immédiatement face au catcheur HATE.

11 Dans le catch, une promo est essentiellement le moment où les catcheur·ses prennent la parole. Les promos peuvent prendre diverses formes, qu’elles soient énoncées directement sur le ring, ou à travers une vidéo diffusée sur un écran. Avant les matchs, on assiste aussi régulièrement à des vidéos récapitulatives des rivalités qui mènent aux présents matchs que l’on appelle promo packages.

12 Si des exceptions existent, la plupart du temps, lorsque que deux ceintures sont unifiées dans le catch, deux possibilités se présentent. Soit la ceinture démarre une nouvelle lignée, soit l’héritage de l’une seule des ceintures est conservé. Dans le cas du wXw Unified World Wrestling Title, après la victoire de Robert Dreissker lors du match d’unification avec le titre féminin, la lignée de la ceinture débute toujours sa lignée en 2011, avec la victoire de Zack Sabre Jr. lors de wXw Dead End X.

13 La catcheuse Anita Vaughan, en revanche, a remporté le titre wXw Shotgun Championship (2013+), appartenant à la midcard – selon la classification de l’importance des titres allant du bas en haut de la carte avec undercard, midcard, main event  –, et donc moins prestigieux que le wXw Unified World Wrestling Championship qui appartenait au main event. Le wXw Women’s World Championship était aussi un titre de la midcard, ce qui permet d’autant plus de remettre en cause sa disparition, qui présumait une meilleure place sur la carte pour les femmes, mais sans leur laisser à nouveau l’accès au main event après le match de Masha Slamovich.

14 Le finish correspond à la fin de match. Si nous conservons cette appellation anglophone, c’est qu’elle signifie également toute une mise en place, et qu’elle est un élément important de la construction d’un match de catch. Dans la globalité, nous conserverons les termes anglophones pour ces raisons.

15 Mathieu Bouvier, « Pour une danse voyante. Point de vue figural sur quelques outils pratiques », Pour un atlas des figures [en ligne], 2018, consulté le 24 mars 2025, https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/840.

16 Ibidem. Ces « excès de vision » dans le catch, Roland Barthes en avait l’intuition lorsqu’il relate les propos d’un spectateur : « J’ai entendu dire d’un catcheur étendu à terre : “Il est mort, le petit Jésus, là, en croix”, et cette parole ironique découvrait les racines profondes d’un spectacle qui accomplit les gestes mêmes des plus anciennes purifications ». Voir Roland Barthes, op. cit., p. 20.

17 Dans de très rares cas, nous le précisons, une performance de catch peut s’accomplir – plus ou moins, car le rôle de l’arbitre dans de tels dispositifs est à débattre – seule. Prenons deux courts exemples. Lors du combat entre Kota Ibushi et Yoshihiko lors de DDT Saitama Slam Special 2015 ~Teletama Broadcasting 1st Anniversary~, Ibushi affronte en réalité une poupée dont il actionne lui-même les gestes. Ou bien, quand Jacob Vadocq combat Invisible Man à BodyZoi Joey Janela’s European Vacations (BodyZoi Wrestling, 2023), l’homme invisible est une pure invention de l’esprit qui prend vie par l’intermédiaire des gestes du catcheur qui prétend l’affronter – dans ce cas, c’est le rôle de la foule, qui joue le jeu, qui pose question.

18 Julie Martin, « Contre-visualités : retour sur une exposition », Turbulences [en ligne], no1, 13 janvier 2024, consulté le 25 mars 2025, https://turbulences-revue.univ-amu.fr/01-julie-martin-contre-visualites-retour-sur-une-exposition/. Les « contre-visualités » sont introduites par Nicholas Mirzoeff dans Nicholas Mirzoeff, The Right to Look: A Counterhistory of Visuality, Londres, Duke University Press, 2011.

19 Ce rapport hétéro-patriarcal à la performance se retrouve dans une multitude d’autres exemples. Citons, par exemple, les combats de Masha Slamovich contre Cara Noir (wXw 16 Carat Gold 2025, jour 1) et Bobby Gunns (wXw 16 Carat Gold 2025, jour 2) qui voient ces deux derniers retenir très manifestement leurs coups contre la catcheuse, pendant qu’elle performe à son intensité habituelle.

20 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier : l’invention figurative au cinéma, Paris, Bruxelles, De Boeck université, 1998, p. 323.

21 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Nudité, rêve, cruauté, Paris, Gallimard, 1999, p. 108.

22 Laura Mulvey, Fétichisme et curiosité, traduit de l’anglais par Guillaume Mélère, Paris, Brook, 2019, p. 178. Une image qui fait partie du « régime contradictoire, mythologique et représentationnel, dans lequel les femmes sont prises à l’intérieur de la société patriarcale. Ibid., p. 177-178.

23 Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 12.

24 Ibid., p. 11-20.

25 Ibid., p. 16.

26 Précisons que Nicholas Mirzoeff écrivait que « toute opposition à la visualité ne peut être considérée comme une contre-visualité », qui est « la tentative de reconfigurer la visualité dans son ensemble ». Voir Nicholas Mirzoeff, op. cit., p. 22-24. Si ce match s’en approche, il reste dépendant de rapports genrés binaires qui complexifient tout de même l’émergence d’une contre-visualité totale.

27 Une contre-gestualité qui pourrait s’éprouver à deux niveaux. D’un côté, en proposant un geste qui expose anatomiquement le corps de l’homme, à l’inverse d’un geste qui exposerait le corps de la femme, comme nous l’avons montré. De l’autre, en s’attaquant à la poitrine de son adversaire, Sakura Hirota propose un négatif du geste érotique de l’homme venant toucher la poitrine de la femme.

28 Keiko Aiba, « The impact of women’s pro wrestling performances on the transformation of gender », traduit du japonais par Minata Hara, dans Broderick Chow, Eero Laine, Claire Warden (éd.), Performance and Professional Wrestling, Oxon, New York, Routledge, 2017, p. 89.

29 Voir, par exemple, le combat entre Tomohiro Ishii et Hirooki Goto au NJPW G1 Climax 2018 (jour 6).

30 Siyao Lin, « Les catcheuses au cinéma : la construction d’un spectacle féminin », op. cit., p. 260-261.

31 Carrie Dunn, « “Most Women train with mostly men, so why not wrestle them?”. The performance and experience of intergender professional wrestling in Britain », op. cit., p. 96.

32 Dans le catch, l’adjectif shoot renvoie à un coup qui impose un contact réel. Ainsi, lors d’un shoot headbutt, les têtes des catcheur·euse·s s’entrechoquent réellement, malgré les risques que cela peut engendrer.

33 Coline Cardi, Geneviève Pruvost, « Introduction générale. Penser la violence des femmes : enjeux politiques et épistémologiques », dans Coline Cardi, Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2017, p. 31.

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Illustrations

References

Bibliographical reference

Clarissa Devin, « Femmes catcheuses. Dissolution et affirmation des combattantes à travers les matchs intergenres », RadaЯ, 10 | 2025, 42-58.

Electronic reference

Clarissa Devin, « Femmes catcheuses. Dissolution et affirmation des combattantes à travers les matchs intergenres », RadaЯ [Online], 10 | 2025, Online since 05 juin 2025, connection on 20 juillet 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=940

Author

Clarissa Devin

Clarissa Devin achève cette année un master en cinéma et audiovisuel, parcours « Théorie, analyse et histoire des formes cinématographiques » à l’université de Strasbourg. Elle a rédigé un mémoire, s’inscrivant dans le champ des études actorales, et intitulé Grace Kelly, l’héritière de Galatée. Invention figurative et poétique du spectre sous la direction de Christophe Damour. En lien avec ce travail, elle a participé à la journée d’étude « Les études actorales, 20 ans après : Bilan et perspectives » en novembre 2024 à l’université de Strasbourg. À la suite de son master, elle prépare un projet de thèse qui s’intéresse au jeu de l’acteur pris dans des dispositifs multiples entre une performance en direct et sa retransmission audiovisuelle. Son corpus est traversé par des objets d’études divers comme le live cinema, les captations de spectacles (chorégraphiques, théâtraux), ou encore le catch.

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