L’histoire des sciences et des techniques à l’époque moderne, en pleine effervescence, continue de s’intéresser aux échanges de savoir-faire et de connaissances pour illustrer toute la complexité de la diffusion des savoirs, techniques et inventions1. La circulation des techniques liées au militaire, tant d’un point de vue strictement technicien que proto-industriel, semble devoir être considéré plus avant2, et plus spécifiquement dans les petits États tampons. Le cas des duchés de Lorraine et de Bar est instructif. Situés aux marges du Saint-Empire romain germanique et du royaume de France, sur la « route espagnole »3, reliant les possessions méridionales des Habsbourg d’Espagne aux Flandres en passant par le comté de Bourgogne, les duchés4 forment un carrefour commercial et culturel propice à la circulation des savoirs et des idées, tant du fait de la présence de ports fluviaux de transit à Saint-Nicolas-de-Port et Pont-à-Mousson5, qu’en raison de son caractère stratégique, puisque de nombreuses troupes circulent en Lorraine sur la période. Bien que résolument neutre de 1525 à 1587 puis de 1594 aux années 1630, le duché est en effet régulièrement menacé par des incursions étrangères dans le cadre des guerres entre Habsbourg et Valois, les guerres de Religion puis les débuts de la guerre de Trente Ans, puisque la neutralité n’empêche pas le passage des troupes6. Les ducs observent donc une politique défensive guidée tant par les nécessités militaires que par un projet de construction étatique visant à se montrer comme un État souverain et défenseur du catholicisme. Cette politique s’observe par des archives comptables très bien conservées sur l’ensemble du xvie siècle et le début du xviie siècle. Il s’agit essentiellement de registres et pièces comptables rédigées et conservées par la Chambre des comptes de Lorraine à Nancy, qui veille à la bonne gestion du domaine ducal et au bon suivi des dépenses. Bien que très fiables et précis, ces documents restent cependant parfois laconiques et arides, ne donnant que peu d’informations sur les acteurs ou les modalités d’une dépense puisque les mentions ne sont parfois rien d’autre qu’une notice très résumée dans un registre. Mais leur complétude sur l’ensemble du xvie siècle et le premier tiers du xviie en fait une source privilégiée pour proposer diverses suppositions. La désorganisation du duché lors des occupations françaises successives au cours du xviie siècle7, nous pousse à étudier les tentatives de reconstruction de la puissance militaire ducale dans ses aspects techniques, lors des restitutions temporaires de leurs terres au cours du xviie siècle, puis après 1697, quand le traité de Ryswick rend les duchés au duc Léopold (1690-1729)8. Nous passons donc d’un duché en pleine construction étatique s’adaptant indirectement aux évolutions de l’art de la guerre au xvie siècle, à un État devant se reconstruire après les ravages de la guerre de Trente Ans et rattraper les évolutions militaires survenues au xviie siècle. Comment la position géographique du duché contribue-t-elle à la construction technologique et technique de son organisation militaire grâce à la circulation des savoir-faire et des idées véhiculées par des artisans et ingénieurs issus de cultures différentes ? Quelles sont ces influences et quel est leur impact sur l’armement et les connaissances des acteurs militaires de l’État ducal ? Nous nous intéresserons d’abord aux apports techniques venus d’artisans étrangers, ou récupérés par des artisans lorrains travaillant pour l’appareil militaire ducal, appelé l’Artillerie, ou Arsenal. Nous verrons ensuite l’apport des ingénieurs étrangers à cette organisation militaire, puis nous terminerons en interrogeant l’influence technique lorraine, qui semble synthétiser différents apports pour créer une identité originale, diffusée pour la gloire du prince.
Des apports techniques artisanaux étrangers et une expérience militaire exogène pour la constitution et la reconstitution d’une artillerie de pointe
Bien que neutres pendant la grande majorité de la première moitié de la période, les ducs tentent de constituer une artillerie puissante et à la pointe de la technologie en matière de typologie, uniformisation et affûtage, afin de ne pas être démunis alors que les menaces sont permanentes du fait du contexte politique et de la situation géographique du duché. Or, les ducs pallient le manque d’exposition aux combats, qui facilitent, sans en être l’unique moteur, la diffusion des innovations tactiques et techniques9, par l’apport d’influences étrangères.
Des artisans empreints de techniques diverses, entre voyages de formation et échanges de connaissances
L’artillerie se développe en Lorraine depuis la fin du xve siècle, mais ce développement prend réellement de l’ampleur au cours du xvie siècle, jusqu’au milieu du siècle où l’artillerie est globalement stabilisée dans sa forme et ses techniques de fabrication et d’usage10. Ce développement implique l’acquisition et l’assimilation de techniques spécifiques de fonte, de moulage et de manipulation des pièces d’artillerie. Or, une forte présence germanique est attestée à l’Arsenal jusqu’en 1536, dernière date à laquelle un membre explicitement allemand de l’Artillerie de Lorraine peut être identifié. Il s’agit de Maître Hans Hesse, engagé par le duc Antoine en 1525, certainement dans le cadre de la guerre des Rustauds11, et ce afin de se « servir de lui en son artill[erie] à Nancy, en toutes choses co[n]cernans le faict de son artill[erie] »12. Cette mention laisse entendre que c’est pour sa connaissance de l’artillerie, tant sa manipulation opérationnelle que sa conception, qu’il est employé. Il en va certainement de même pour « Maistre Conrad de Connelentz », Coblence, électorat de Trèves, engagé de 1508 à 152113. Notons que, après vérification de tous les comptes relatifs à l’Artillerie de 1508 à 1599, lui et Hans Hesse sont les deux seuls hommes à avoir porté le titre de maître canonnier de l’artillerie de Lorraine. Nous pensons également à des hommes engagés pour leur expertise technique, comme maître Petter Spiedler, salpêtrier, clairement identifié comme « alleman »14, ou Maître Anthoine de Phortzein, Pforzheim, Margraviat de Bade, charpentier engagé de 1510 à 151515. Cette présence allemande au sein de l’Arsenal de Nancy s’éteint progressivement dans les années 1530. Ladite présence s’explique certainement par la volonté des officiers de l’Arsenal de se doter d’hommes disposant de fortes connaissances artisanales spécifiques à l’artillerie, puisque, surtout pour Hans Hesse et Maître Conrad, ils viennent d’un espace où la sidérurgie et la métallurgie est très développée et bien maîtrisée à une période où l’artillerie et les armes à feu sont de plus en plus présentes sur les champs de bataille. Les bassins miniers du Tyrol, des Monts métallifères, et de Rhénanie, sont des hauts-lieux d’innovations et de diffusions techniques métallurgiques, tout comme l’arsenal d’Innsbruck, dont la richesse est parfaitement illustrée par le Zeugbuch Kaiser Maximilians I., qui inventorie les pièces de l’artillerie des Habsbourg16. Nous pensons également aux hauts-fourneaux, largement diffusés au xve siècle depuis la Rhénanie, gages d’une maîtrise des techniques de fonte, des alliages et des températures de fusion des métaux17, qui sont indispensables aux arsenaux pour maîtriser la production de bronze et la coulée des pièces d’artillerie afin de produire des pièces homogènes et solides, aux moules bien préparées pour que les pièces soient parfaitement rectilignes et qu’elles tirent juste. Cette expertise militaro-artisanale venue du Saint-Empire est notamment illustrée par le De Re Metallica de Georgius Agricola, premier traité portant sur les minéraux et la fonte des métaux, publié en 155618, et diffusée par les compagnonnages ou les circulations individuelles19.
Cette implantation germanique fortement qualifiée en matière de métallurgie entraîne donc certainement des échanges relatifs aux techniques artisanales liées à l’artillerie. Cependant, il n’y a plus, sur notre période, de fondeur réellement identifié comme allemand. Les échanges demeurent malgré tout, puisque, en 1525, des pièces d’artillerie sont commandées à un fondeur alsacien20. Un tel brassage contribue nécessairement à des échanges techniques, puisque les mobilités de leurs porteurs permettent des rencontres, des adaptations et des hybridations21, ici portant certainement sur les moulages ou les alliages.
Ce brassage se poursuit encore au xviie siècle puisque, en 1614, David Chaligny, fondeur de l’artillerie du duc, effectue un voyage à Florence, sans doute afin de se former auprès de maîtres étrangers en matière de moulages et de coulées22. Enfin, entre 1528 et 1533, ce sont deux fondeurs et canonniers français, Mathurin Manier et Arnoult de Hacquenne, qui sont engagés pour servir en l’Artillerie de Lorraine23. Jusque dans les années 1530, en ce qui concerne la fabrication des canons, les officiers ducaux cherchent donc les talents étrangers afin d’accroître le potentiel militaire lorrain.
L’apport empirique de connaissances militaires par la circulation des officiers lorrains et étrangers
D’autres échanges liés à la conduite de l’Artillerie peuvent être identifiés. Nous l’avons vu, les ducs de Lorraine revendiquent une neutralité stricte sur l’ensemble de la période, hormis entre 1584 et 1594 quand, en fervent défenseur du catholicisme, le duc Charles III (1545-1608) s’oppose directement à l’accession au trône d’Henri de Navarre, protestant, après la mort de François d’Alençon (1555-1584), frère et héritier d’Henri III de France (1574-1589). La neutralité ayant induit un manque d’exposition directe aux batailles rangées, le duc se dote d’experts pour compenser les lacunes de son organisation militaire. Ainsi, en 1587, Charles III entre directement en guerre auprès de la Ligue catholique menée par leurs cousins, les Guise, contre les Huguenots. À cette occasion, le duc fait assiéger Jametz, petite place au nord du duché de Bar, appartenant au duc de Bouillon, prince de Sedan, Frédéric-Guillaume de La Marck, soutien d’Henri de Navarre24. Le siège, qui commence réellement en juillet 1588, se termine le 24 juillet 1589. Il s’avère particulièrement difficile, malgré une fortification bastionnée imparfaite et partielle. Laurent Jalabert suggère une « inadéquation des techniques d’attaque des troupes de Charles III »25. Nous abondons dans ce sens, la neutralité observée par les ducs réduisant l’assimilation des dernières évolutions dans l’art de la guerre, comme la hausse des effectifs de l’infanterie, de l’utilisation des armes à feu, la lente mise en place de l’articulation entre piquiers et arquebusiers, la généralisation des techniques de caracole, la théorisation balistique des tirs d’artillerie et la hausse de sa présence sur les champs de bataille26, d’autant que comme l’écrit Sir Roger Williams en 1590, « […] there be everie day newe inventions, stratagems of warres, change of weapons, munitions, and all sort of engins newlie invented and corrected dailie »27. Or, le duc et les responsables de l’organisation militaire ducale sont conscients de cette lacune, notamment en matière de gestion des batteries d’artillerie et de théories poliorcétiques en construction28. Un recueil de lettres patentes nous éclaire sur la volonté des autorités de se doter d’une expertise opérationnelle dédiée à l’artillerie. Elles évoquent Jean de La Mouillye, lieutenant général de l’Artillerie du roi d’Espagne et gouverneur et capitaine de la ville de Léau, dans le Brabant29. Il passe ainsi pour un officier a priori expérimenté, puisqu’il est chargé du commandement d’une artillerie de pointe, avec des canonniers soumis à des examens30. Or, Jean de La Mouillye est engagé au siège de Jametz, et commande directement les batteries d’artillerie qui sont installées en 1588. Une lettre patente donnée par Charles III le 7 février 1589, renvoie directement au « commandement que [nous] luy aurions donné l’année passée [1588] sur n[ost]re artillerie au siège et batterie de la ville de Jametz »31. La lettre précédente, datée du 26 juillet 1589 et signée d’Henri, marquis de Pont-à-Mousson, fils de Charles III, explicite son implication directe, en précisant qu’il a rempli sa fonction avec « soin, vigilence, diligence, dextérité et fidélité »32, et ce après que le château avait signé sa capitulation le 24 juillet33. Les officiers et militaires ducaux ont nécessairement profité de son expérience en tant que commandant, puisque sa lettre lui cède diverses terres, « en ayant beaucoup reçeu du S[ieu]r de La Mouillys et signamment en ce siège de Jametz, espérant aussy qu’il vouldra à l’advenir continuer de mesme volunté »34. Henri, héritier du duché, semble donc vouloir explicitement s’assurer les services de cet homme, expérimenté, afin de servir son organisation militaire dont le siège de Jametz montre les limites en constituant une prise de conscience de lacunes insuffisamment comblées lors de la préparation des opérations, avec une puissance de feu au départ trop faible, les opérations débutant fin 1587 mais les batteries lourdes n’étant installées qu’au printemps 158835. Les connaissances véhiculées sont dès lors essentiellement d’ordre balistique ou consistent en l’application de théories poliorcétiques quant aux points à viser avec les batteries.
Outre l’appel à des étrangers afin d’importer directement les savoirs militaires, les ducs cherchent l’observation des tactiques et modes d’organisation les plus récents. Une lettre de rémission datée du 18 septembre 1626, donnée par Charles IV, pardonne un certain Claude Potier du Mesnil qui aurait été responsable de la mort d’une femme vers 1624 ou 1625. Ce Claude Potier, « commissaire en nostre arçenal », « se seroit absenté de nos pays et acheminé au siège de Breda pour y recognoistre et apprendre toutes les fonctions et exercices de la charge de commissaire d’artillerie soubz le commandement de M[onsieu]r le marquis Spinola »36. Le siège de Breda dure du 27 août 1624 au 5 juin 1625. Impossible de savoir s’il s’y rend pour échapper à la justice, ou sur ordre du capitaine de l’Artillerie, dont il dépend. Mais l’aspect essentiel est qu’un officier de l’Artillerie a jugé opportun de profiter du déroulement d’un siège qui, s’enlisant, permet l’observation des dernières tactiques en vigueur tant du côté des défenseurs que des attaquants. Car en effet, au début du xviie siècle, la guerre est de plus en plus théorisée et favorise de plus en plus la puissance de feu et l’articulation entre piquiers et mousquetaires dans les formations d’infanterie37. Là encore, théoriquement neutre, le duché n’est pas directement confronté, sur les champs de bataille, à ces changements tactiques. Ce cas illustre une volonté de mettre à disposition du duc des savoirs tactiques nouvellement acquis, au service de sa puissance militaire et du bon fonctionnement de l’Arsenal de Nancy, puisque ceux acquis lors du rattrapage tenté au cours du siège de Jametz ne sont plus d’actualité.
L’influence des savoirs militaires étrangers se retrouve également au xviiie siècle, quand le premier lieutenant de l’Artillerie ducale, Edward Warren, rédige un Mémoire pour présenter à son Altesse en 1718, puis un État de l’Artillerie. Après presque un siècle d’occupation française et la confiscation des pièces de l’arsenal de Nancy38, l’artillerie lorraine doit être reconstruite. Warren propose alors une restructuration du parc d’artillerie, sur la base de pièces classiques et de « la nouvelle invention »39. Il illustre son propos par des dessins de ces pièces, qui sont en fait des décalques des planches des Mémoires d’artillerie de Surirey de Saint-Rémy, preuve que Warren a eu directement accès à l’ouvrage du théoricien français, pour pouvoir en décalquer les gravures40. De plus, les pièces recopiées semblent être des pièces « comme on les fond en Flandres »41. Il y a donc une inspiration étrangère par l’utilisation des connaissances françaises et de modèles flamands, preuves d’une double influence technique extérieure à la Lorraine, à une période où les officiers lorrains, en contact avec les dernières avancées techniques militaires en Europe durant leur exil, doivent désormais les appliquer pour restaurer l’Arsenal du duc, notamment en ce qui concerne la volonté d’uniformiser les calibres et d’homogénéiser les pièces42. Ce cas est également une illustration d’une circulation livresque des idées et des savoirs.
Ainsi, les ducs de Lorraine cherchent très activement à se doter d’un personnel d’élite pour leur puissance militaire tout au long de la période. En engageant des techniciens étrangers circulant pour offrir leurs services au plus offrant, ils forment indirectement leur personnel militaro-artisanal en faisant se rencontrer des hommes dotés de savoirs et savoir-faire différents, qu’ils partagent, contribuant à développer les dimensions opérationnelles et techniques de l’artillerie. Leur action vise progressivement à chercher directement les talents à l’étranger, afin qu’ils diffusent leurs savoirs auprès du personnel autochtone, notamment des techniques de moulages ou de fonte. Ils profitent de la présence de leurs hommes sur les champs de bataille, afin de se renseigner directement auprès des acteurs de la guerre et donc d’acquérir les savoirs tactiques appliqués en matière de balistique et techniques de siège. La nature de nos sources, purement comptables, nous empêche cependant de bien identifier la réalité des savoirs et compétences échangées, discutées et acquises par les artisans lorrains. La nature des savoirs attribués à certains hommes permet malgré tout de supposer qu’il s’agit de connaissances relatives à la fonte des métaux, température de fonte, dosage des alliages, ou préparation des moules des pièces. D’autres apports relèvent tout autant de la volonté des ducs mais dépendent également de divers réseaux, représentatifs d’échanges entre les États.
De l’importance de la circulation des ingénieurs : une mise en défense basée sur des apports externes
Au xvie siècle, les ingénieurs italiens sont les plus recherchés en Europe en raison de leurs grandes compétences géométriques, mathématiques et architecturales propres à la fortification43. Voyageant en Europe, ils se mettent au service des princes les plus offrant ou sollicitant leur aide. Leurs savoirs commencent à être intériorisés par les autochtones des différents États dans le deuxième tiers du xvie siècle, mais ils gardent encore une place prépondérante jusqu’à la fin du siècle.
Les forteresses ducales, œuvres d’ingénieurs italiens
Au cours du xvie siècle, et particulièrement vers 1540, le duché de Lorraine profite de la notoriété et de la circulation des ingénieurs italiens qui circulent en Europe pour mettre leurs connaissances poliorcétiques au service des Princes, afin de fortifier leurs places avec des systèmes bastionnés régulièrement perfectionnés mathématiquement et géométriquement44. En 1545 meurt prématurément le duc François Ier de Lorraine (1544-1545). Son héritier, le duc Charles III (1545-1608) est encore trop jeune pour gouverner. C’est sa mère, Chrétienne de Danemark, nièce de l’Empereur Charles Quint qui assure la régence avec son beau-frère, Nicolas de Vaudémont. Chrétienne, étant très proche de l’Empire et sachant que sa position pourrait pousser le roi de France à accentuer sa pression sur les duchés, décide de remettre en défense les places fortes les plus importantes. Dès 1545, la régente confie le chantier de fortification de La Mothe à Ambrosio Precipiano, un Génois expérimenté puisque, selon Raphaël Tassin, il travaillait alors déjà pour l’Empereur dans le comté de Bourgogne, aux fortifications de Dole45. Il se rend donc en Lorraine sur ordre de l’Empereur afin de le mettre au service de sa nièce. Precipiano inspecte diverses forteresses mais se concentre sur la fortification de La Mothe, qu’il bastionne vraisemblablement d’une manière plus moderne.
Parallèlement, d’autres ingénieurs italiens peuvent être repérés. Ainsi, Antonio de Bergamo, un Lombard, est recruté pour fortifier Nancy après que l’intervention d’Henri II de France en Lorraine pour se saisir des Trois-Évêchés en 1552, le « voyage d’Austrasie », a fait apparaître la vulnérabilité de la capitale ducale. D’autres ingénieurs, toujours italiens, proposent divers plans et projets pour la Ville-Neuve de Nancy à partir de 1587. Ce sont finalement Jheronimo Citoni et Jean-Baptiste Stabili qui fixent définitivement le tracé des fortifications, le premier s’occupant de la partie urbanistique et le second de l’enceinte bastionnée46. Ils mettent donc largement à profit leurs connaissances en matière de calculs, tracés et terrassement au service de l’État ducal, tout en les diffusant. Car en effet, selon Raphaël Tassin, dans le cas de la fortification de La Mothe, Precipiano ne reste guère en Lorraine, confiant l’exécution de ses plans à des ingénieurs locaux, auxquels il n’aura certainement pas manqué d’expliquer ses choix et motivations mathématiques dans l’exécution des travaux et ouvrages47. La transmission est alors directe, voulue et a directement pour effet d’implanter dans les duchés les savoirs italiens. Par ailleurs, en 1613, à la mort de Stabili, c’est un Lorrain, Jean L’Hoste, qui le remplace. Mais comme le rappelle Léon Mougenot, « il n’y avait plus qu’à faire suivre et exécuter les plans et devis de l’ingénieur défunt »48. Les bases sont donc bien posées par un ingénieur italien et développées par un homme du duc, formé au moins indirectement par l’application des plans de Stabili.
Un autre ingénieur, Jean Rothe, « ingénieur d’artifices à feu », se déplace en revanche lui-même d’Italie jusqu’à Nancy pour offrir ses services au duc de Lorraine, puisque la notice comptable, bien que laconique, permet d’identifier sa volonté de faire connaître ses connaissances en matière de grenades et autres armes à feu et feux d’artifices49. Cependant, comme partout en Europe au début du xviie siècle, l’influence italienne diminue en termes d’ingénierie, les savoir-faire français et néerlandais devenant plus poussés par l’amélioration des méthodes italiennes50. Le changement est rapidement palpable en Lorraine, encore que son caractère abrupt soit imputable à la spécificité de nos sources, qui ne mentionnent que sporadiquement les ingénieurs pensionnés ou payés par le duc et qui ne sont donc pas représentatives de la réalité et de la diversité de toutes les circulations d’ingénieurs dans les duchés, et donc de l’effacement progressif des Italiens. Dès 1613, « Maistre Louys Marcourt » est rémunéré pour diverses inventions pour la guerre et envoyé à la forteresse de La Mothe, sans doute afin d’en évaluer les défenses et y appliquer ses connaissances en matière d’armements défensifs alors que les Français modifient les tracés et agencement des bastions dans les forteresses51. Il est difficile d’estimer si ces ingénieurs sont lorrains ou français, mais ils restent une preuve de la circulation des savoirs par diffusion et appropriation. Peu après, en 1620, un autre homme, Anthoine de Faure, est rémunéré pour avoir communiqué directement au duc « certaines inventions contre le pettart »52. Le pétard est une arme à feu en forme de cloche servant à faire exploser des pans de mur ou des portes contre lesquels on les fixe au moyen d’étais. Il semble que cette arme suscite l’inquiétude alors que la guerre de Trente Ans s’étend dans l’Empire, entraînant un sentiment de vulnérabilité et donc un besoin de parade, parade proposée par cet homme. Il est difficile d’en connaître la nature, mais la Pyrotechnie de Jean-Appier Hanzelet dit Lorrain, publié en 1630, nous donne quelques indices. Ainsi, les procédés de protection contre les pétards consistent essentiellement en systèmes ressemblant à des pièges à loups, posés contre les portes afin d’empêcher la fixation des pétards ou de gêner le passage des opérateurs devant procéder à leur installation. Hanzelet propose également des plaques recouvertes de piques, ralentissant la progression des artificiers, les rendant vulnérables, ou encore des portes percées de petits canons, dont les détentes sont attachées à des cordes reliées à une bascule s’enclenchant lorsque l’ennemi s’y aventure, faisant tirer ces canons53. Les possibilités sont donc grandes et témoignent d’une ferveur intellectuelle, dont les résultats sont partagés. Le manque de précision de nos sources ne nous permet pas d’en savoir davantage sur ces ingénieurs et leurs motivations, mais les nombreux cas mettent bien en exergue la circulation de ces hommes. Outre ces cas généraux de circulation des savoir-faire divers qui concernent la fortification, un cas de mise en application d’une expertise particulière nous semble devoir être développé.
Des ingénieurs étrangers au service du pouvoir ducal, le cas du projet de deux ingénieurs flamands pour un château flottant
Les ingénieurs flamands deviennent très prisés au début du xviie siècle, développant un savoir-faire en matière de défense en raison des combats de la guerre de Quatre-vingts ans et de la création des premiers lieux de formation dédiés aux ingénieurs54. Un nombre important d’ingénieurs présents aux Pays-Bas et liés au monde militaire maîtrisent divers sujets, dont l’hydraulique55. Car en effet, la problématique de la gestion de l’eau et de la construction des polders, omniprésente dans les Pays-Bas, est un des facteurs socioculturels qui influe sur l’expertise des ingénieurs flamands, qui maîtrisent parfaitement la question du terrassement et de l’utilisation de l’eau dans les systèmes défensifs à la fin du xvie siècle56. Or, un document original nous permet d’évoquer explicitement la diffusion de cette expertise néerlandaise à l’étranger quant à l’utilisation de l’eau dans les systèmes défensifs.
Il s’agit d’un résumé pour « […] la déclaration du Ch[aste]au flottant p[ar] lequel on pourra effectuer le service proposé par Henrich Michielss et [Chris]poffle Prevost »57. Les mots utilisés dans le texte, comme « ouerloop », « inhoudtz » ou « windase » renvoient directement à du vocabulaire néerlandais, désignant respectivement un pont de navire, les baux, des pièces transversales renforçant les structures, et un treuil58. Les auteurs sont donc bien flamands et ont présenté ce projet au duc. La description qui en est faite laisse toutefois davantage penser à une plateforme d’artillerie, que « l’on pourra gouverner et conduire […] à la part que l’on désire sur touttes rivières et endroictz dont la req[ues]te desd[ict]z Michielss et Prévost a faict mention, et ce tant par voille que avecq certain instrument conforme à la modelle »59. Cette précision confirme que la présentation est accompagnée d’une maquette pour permettre une meilleure compréhension du projet. Ces hommes semblent avoir parfaitement conscience du potentiel défensif des fleuves qui traversent les duchés, qui offrent un axe de navigation du sud vers le nord, notamment sur la Meuse, avec des points de passages qu’un tel ouvrage pourrait aisément défendre. Le cours de ce fleuve fait d’ailleurs partie des préoccupations stratégiques de Charles III de Lorraine, puisque son cours, frontière entre le Barrois non-mouvant sur lequel le duc a pleine et entière autorité, et le Barrois mouvant, qu’il détient du roi de France, est disputé60. Il forme également un point d’entrée vers le duché de Lorraine proprement dit. C’est un espace qu’il faut pouvoir défendre et ce projet semble pouvoir y répondre avec la promesse d’une plateforme de vingt pièces d’artillerie, douze canons et huit demi-canons, répartis sur une plateforme de 110 pieds de longueur et 46 de largeur, soit, si l’on considère le pied de Flandres, 319 mètres par 133 mètres61. D’ailleurs, le passage « touttes rivières et endroictz dont la req[ues]te desd[ict]z Michielss et Prévost a faict mention » laisse bien entendre que ces deux ingénieurs pensent alors à une portion précise d’un fleuve sur lequel installer leur engin, voire qu’ils en ont adapté les dimensions pour un espace précis.
Le projet ne semble pas avoir laissé de traces dans la comptabilité et ne pas avoir été réalisé. Cependant, il montre bien les échanges de savoir-faire entre différents espaces et les adaptations possibles, conceptualisées par des ingénieurs talentueux. Là encore, le manque de précision de nos sources ne nous permet pas d’en savoir davantage sur les motivations de ces deux hommes, les raisons de leur venue en Lorraine ou sur les éventuels autres travaux proposés au prince.
Ainsi, les ducs de Lorraine s’entourent ou s’intéressent à des ingénieurs d’horizons variés afin d’importer des talents permettant la constitution d’un réseau défensif de pointe, puisque régulièrement modernisé selon des préceptes mathématiques et géométriques en pleine constitution, et l’élaboration d’engins et machines de guerre issus de leur ingéniosité, à une période au cours de laquelle les fortifications se complexifient, nécessitant davantage de réponses et de parades poliorcétiques pour contrer la puissance de feu ou les machines de guerre devant permettre de prendre une forteresse. Ces savoirs, liés aux fortifications et qui sont donc mathématiques, géométriques mais aussi pratiques pour pouvoir adapter les bastions à l’environnement et au relief, dépendent cependant largement de circulations individuelles, les ingénieurs vendant leurs services aux plus offrants. Cependant, ces savoirs partagés sont en partie appropriés et adaptés par les ingénieurs lorrains qui se développent à la fin du xvie et au début du xviie siècle, ainsi que par les membres de l’Arsenal de Nancy.
Le duché de Lorraine fournisseur de talents ? De l’intérêt des puissances européennes pour les officiers et artisans lorrains
Forts de leurs connaissances et savoir-faire acquis par les échanges avec d’autres artisans, mais également par la pratique empirique et la transmission des connaissances et compétences techniques au sein de l’Arsenal en matière de moulage, fonte des alliages et coulage des canons, les canonniers et ouvriers de l’artillerie de Lorraine semblent avoir acquis une expertise technique et artisanale pouvant mener les princes étrangers à vouloir les mettre à leur service, ou les ducs de Lorraine à les valoriser pour la gloire de leurs États. Enfin, les ingénieurs lorrains semblent, selon le même schéma que dans le royaume de France ou dans les Flandres, avoir acquis suffisamment de connaissances auprès de leurs homologues européens pour tenter de contribuer eux-mêmes au développement des savoirs techniques et à la mise à l’écrit des connaissances empiriques liées à la guerre, et donc diffuser une expertise propre.
Des artisans lorrains au service d’autres princes
Un cas d’artisan lorrain se mettant au service d’une puissance étrangère intéressée par son talent apparaît au cours du xviie siècle. En septembre 1633, les troupes de Louis XIII entrent à Nancy, inaugurant la mainmise du roi de France sur la Lorraine. L’activité de l’Arsenal de Nancy s’arrête donc brutalement, laissant son personnel sans activité. Cependant, quelques documents nous éclairent, en partie, sur l’activité de certains des hommes anciennement retenus au sein de l’Artillerie de Lorraine. Le 3 janvier 1664, le Conseil du duc examine et accède à une requête présentée à la fin de l’année 1663 par Charles Cuny, « petit filz de David Challigny, vivant l’un des Maistre[s] fondeurs de l’artillerie de vostre altesse », pour obtenir le poste de maître fondeur, du fait que, « après toutes les instructions qu’il en a peu prendre de François Cuny son père, il a esté en France travailler à l’Arçenal de Paris avec Pierre Chaligny, fondeur ord[inai]re de l’Artillerie de France, son Cousin »62. Les Cuny et les Chaligny sont deux familles de fondeurs, les seconds étant renommés et reconnus pour leurs compétences techniques artisanales en matière de maîtrise de la fonte des alliages et du coulage des pièces, notamment après avoir fondu la grande couleuvrine de Nancy en 1598, une pièce de près de 7 mètres de long63, dont la facture est encore vue comme une prouesse technique au début du xviiie siècle, notamment par Surirey de Saint-Rémy64. Car en effet, mettre au point le moule d’une telle pièce en s’assurant de sa solidité et d’une relativement bonne rectitude de l’âme de la pièce requiert une grande expertise technique. Les Chaligny se perfectionnent encore, nous l’avons vu, en 1614 par un voyage en Italie65. Ce cas nous permet de mettre en évidence la récupération d’une excellence technique certaine par le royaume de France. Car en effet, Charles Cuny est le fils de François Cuny et d’Ève Chaligny, sœur d’Antoine Chaligny, lui-même père de Pierre Chaligny, le cousin dont il est question dans la requête de Charles. Ce Pierre Chaligny, commissaire général des fontes de l’Artillerie de France, a sans doute appris l’essentiel de son métier auprès de son père, Antoine, ancien maître fondeur de l’Artillerie de Lorraine66, devenu commissaire général des fontes de France67 entre 1634, dernière mention d’Antoine dans la comptabilité lorraine68, et 1663, date de la requête de Charles Cuny. La France opère donc ici une récupération technique, résultant nécessairement en une hybridation de savoir-faire chez Pierre Chaligny, qui a très certainement appris des techniques proprement lorraines auprès de son père, et des techniques françaises, essentiellement en matière de standardisation théorique. Il en va de même chez Charles Cuny, qui fait son apprentissage auprès de son père, puis auprès de Pierre, dont les connaissances lui transmettent également des savoirs hybrides. L’Artillerie de France profite ainsi de leur expertise, reconnue, en tant que Lorrains, tout en les insérant dans le cadre technique français. Malheureusement, là-encore, nos sources nous empêchent de connaître les fondements du talent de ces fondeurs, leur formation nous étant inconnue. Nous ne pouvons qu’émettre l’hypothèse d’une formation empirique par apprentissage au sein de l’Arsenal et dans un cadre familial, le cas des Chaligny faisant apparaître trois générations de fondeurs. Notons toutefois que leur expertise technique consiste certainement en une grande maîtrise des températures de fonte, de conception des alliages et de la mise en place des moules des canons. L’acceptation de la demande de Charles de Cuny par le conseil ducal montre également la volonté de Charles IV de mettre à son service un artisan étant initialement un de ses sujets naturels, formé dans l’Artillerie de France à une période où l’artillerie devient de plus en plus importante en raison de la systématisation de la guerre de siège, le principal théâtre d’opérations françaises étant alors les Flandres, fortement urbanisées et fortifiées, imposant l’utilisation de nombreuses pièces d’artillerie69. Pouvoir le recruter semble donc pouvoir donner un certain avantage à l’Arsenal ducal en matière d’uniformisation des pièces, d’autant que contrairement au royaume de France, le duché ne dispose que d’un seul lieu de fonte pour ses canons : l’arsenal de Nancy.
Nous pouvons bien parler d’une expertise purement lorraine puisque, au cours du xviie siècle, un commissaire de l’Artillerie de France, dans son Traité général d’Artillerie, présente une description de la couleuvrine de Nancy. Cette description s’intéresse à des considérations techniques, précisant « elle a esté fondue en vuidant l’eau en bouchant les conduictes qui pouvoient remplir la fosse après les avoir vuidez à l’endroit où le mousle devoit estre posé […], telles couleuvrines doivent estre plus espoisse du double que les aultres […] »70. L’expertise technique lorraine est donc bien réelle et intrigue bien les responsables de l’Artillerie de France, qui cherchent à s’approprier les savoirs des artisans lorrains, non pas en raison d’un problème d’expertise en France, mais pour accumuler les talents au service du roi. Cependant, les membres de l’Arsenal des ducs de Lorraine diffusent fort tardivement leurs savoir-faire et il faudrait identifier d’autres cas de transferts ou d’autres indices de convoitises.
La diffusion limitée d’une expérience technique particulière par des travaux d’ingénieurs et la diffusion de cadeaux diplomatiques
Les artisans lorrains font parfois circuler, par la volonté du pouvoir ducal ou à travers des commandes qui reflètent la considération qu’on leur porte, leurs compétences et savoirs techniques. Ainsi, en 1590, en pleine guerre contre les Huguenots aux côtés de la Ligue, une notice dans le compte du receveur de Nancy évoque la dépense « […] paié à plus[ieu]rs particuliers, tant charpentier[s], menuiziers, mareschaulx, ouvriers des forges qu’au[tr]es pour ouvraiges faictz l’ann[ée] p[rése]nte po[u]r faict de la guerre, engins [et] ouvraiges secretz commandez par le S[ieu]r Ambassadeur de Monseigneur le duc de Bavière »71. Les hommes de l’Arsenal de Nancy, affairés à entretenir l’effort de guerre, sont ici sollicités pour fabriquer des ouvrages spéciaux, dont la nature nous échappe par leur caractère confidentiel. Mais il est significatif que le duc de Bavière, Guillaume V (1548-1626, duc de 1579 à 1597), époux de Renée de Lorraine, sœur de Charles III, commande des machines de guerre aux hommes de Charles III. Les liens familiaux entre les ducs, beaux-frères, n’expliquent pas à eux seuls l’intérêt du duché de Bavière pour les compétences militaires des artisans ducaux. Une renommée au moins locale doit également expliquer ce choix. La guerre de Cologne (1583-1589), dans laquelle le duc de Bavière s’était engagé, vient alors de s’achever et il semble que les Wittelsbach cherchent à renforcer leur armée par l’incorporation d’engins militaires. Cet exemple prouve un échange technique indéniable par l’intérêt que trouve la Bavière aux compétences des artisans de l’Artillerie de Lorraine, dont les engins sont sans doute eux-mêmes étudiés par les hommes de l’artillerie de Bavière une fois livrés. D’autres mentions de ce type doivent être repérées pour confirmer cette supposition.
Autre preuve de la mise en valeur de l’habilité des artisans lorrains, le cas d’une commande aux maîtres fondeurs de l’Arsenal David et Antoine Chaligny en 1619, pour « la façon de deux pettites pièces de canon appellez fauconneaux […] pour estre p[rése]ntez au Roy très chrestien »72. Il s’agit donc clairement d’une volonté du duc Henri II (1608-1624) de présenter au roi Louis XIII un cadeau diplomatique, contribuant à la diffusion de ce qui est considéré comme la preuve d’une expertise technique par le pouvoir ducal. Ces pièces sont envoyées à Paris en janvier 1620. Le mandement ordonnant le déplacement précise que ces deux fauconneaux sont « élabourez d’ouvrages faitz en relief, sculpture et graveure et garni d’affutz fort riches […] »73. Nous ne savons rien de la réception de ces canons à la cour de France, mais il est clair que, pour le pouvoir ducal, une telle commande relève de la diffusion de ce qui est considéré comme une expertise, dans un cadre diplomatique.
Nous pouvons également nous intéresser à un ingénieur et mathématicien, dont les travaux sont le reflet d’une expertise qu’il souhaite diffuser par l’imprimé : Jean Appier Hanzelet. Il est en effet le coauteur d’un Recueil de plusieurs machines militaires et feux artificiels publié en 1620, et l’auteur d’une Pyrotechnie parue en 163074, présentant de multiples machines de guerre et représentative de l’inventivité des ingénieurs et de leurs capacités à proposer des catalogues de solutions75, et d’une Récréation mathématique, publiée pour la première fois en 1624 et qui expose divers problèmes mathématiques, y compris d’ordre balistique et liés à l’artillerie76. C’est Albrecht Heeffer qui lui attribue la paternité de l’ouvrage77, qui connait un vif succès puisqu’il est réédité 28 fois entre 1626 et 1680. Il est par ailleurs traduit en anglais dès 1631 et en néerlandais en 163678. Un tel engouement prouve un certain intérêt des contemporains pour cet ouvrage79, sans doute venu d’une expertise mathématique lorraine liée aux fortifications et à l’artillerie, d’autant que l’université de Pont-à-Mousson dispense des cours d’architecture militaire au moins à partir de 162280. Cependant, cette diffusion reste limitée, puisque cet ouvrage est tardif. Son succès n’est peut-être pas dû à son contenu militaire, trop partiellement développé pour le retenir comme point saillant de l’ouvrage. Le seul autre ouvrage d’un ingénieur lorrain est la Fortification réduicte en art et démonstrée81 de Jean Errard de Bar-le-Duc, publiée en 1600, mais rendant surtout compte de sa formation germanique et de son expérience comme ingénieur au service du roi de France82. Enfin, le Recueil et la Pyrotechnie de Hanzelet, qui sont spécifiquement relatifs aux savoirs militaires, n’ont pas connu le même succès puisqu’ils n’ont pas même été réédités. La volonté de diffusion existe mais reste donc très sporadique.
Conclusion
Au terme de cette petite étude, nous pouvons voir que les circulations techniques et la diffusion des savoir-faire sont recherchées par le pouvoir tout au long de la période afin de les drainer. Les apports étrangers sont recherchés et synthétisés, puis appropriés, notamment au sein de l’Arsenal de Nancy, qui accueille divers ouvriers ou maîtres, artisans et canonniers, et avec eux des techniques de moulage, de fonte, et donc des techniques artisanales appliquées au domaine militaire. Il en va de même avec les ingénieurs, qui sont recrutés par les ducs à l’occasion de leur passage dans les duchés pour moderniser les forteresses lors de périodes de tensions diplomatiques ou à des fins de prévisions défensives. Ils diffusent alors auprès des sujets qualifiés du duc leurs connaissances mathématiques et géométriques, appliquées à la fortification pour lever des forteresses bastionnées selon les dernières réflexions théoriques. Ainsi, leurs apports technico-artisanaux et poliorcétiques sont largement dépendants de circulations erratiques, que savent néanmoins exploiter les ducs, au moins temporairement. Forts de leurs apports et d’une appropriation originale, la Lorraine tente de diffuser sporadiquement, directement ou indirectement, sa propre expérience technique en matière de fontes de pièces d’artillerie. La relative notoriété régionale des artisans et des savants contribue également à la diffusion de leurs connaissances et savoirs en matière de constructions de machines de guerre. Cette diffusion et appropriation des savoirs techniques est un moteur de l’affirmation de l’État ducal et de son identité, puisqu’elle permet la création d’une artillerie et de fortifications régulièrement mises à jour, qui entrent dans le cadre de la construction de l’État. Elle est également l’expression de la puissance du duc, par la diffusion d’une expertise technique qui relève alors surtout de la propagande de l’État ducal, qui met en avant l’expertise de ses artisans-canonniers en matière d’artillerie par la production d’armes de prestige, des démonstrations d’excellence militaro-artisanale davantage que des armes, ou par la production de canons prestigieux comme cadeaux diplomatiques. Ainsi, en matière de techniques militaro-artisanales, les circulations dépendent surtout des hommes, et sont limitées à des déplacements individuels, ingénieurs militaires et hommes de guerre, ou d’une volonté directe de l’État de les faire circuler en les recrutant ou en ordonnant des commandes d’État, les circulations d’ouvrages semblant peu identifiables. Venus d’Italie, de l’Empire, des Flandres et de France, les hommes venus travailler en Lorraine sont issus globalement d’un même monde, celui des ingénieurs ou des artilleurs, mais apportent tous des spécificités techniques finalement synthétisées dans le duché pour servir le duc et sa puissance militaire autoproclamée. La diffusion autonome des savoirs lorrains est en effet très limitée et tardive, le duché profitant davantage de sa position géographique pour drainer les idées et les talents les portant à l’occasion des conflits et des opportunités données par les circulations individuelles, que pour diffuser réellement sa propre expertise. C’est finalement l’occupation du duché en 1633/1634 qui pousse les artisans lorrains à se mettre au service du roi de France, contribuant ainsi à la diffusion de leurs méthodes de travail et techniques. Quant aux fortifications, nous retrouvons finalement en Lorraine le même schéma de diffusion des savoirs par des ingénieurs italiens qu’en France, mais ici sans une appropriation et une intégration suffisante pour pouvoir construire un réel groupe d’ingénieurs lorrains aux savoirs spécifiques, le duché continuant ainsi à profiter des développements mathématiques des fortifications en s’ouvrant aux ingénieurs français et flamands. Ce présent article n’expose donc finalement qu’un bref panorama des partages de connaissances techniques et militaires en Lorraine. D’autres sources doivent être exploitées et des comparaisons faites avec d’autres États de taille similaire à la Lorraine, pour caractériser les modalités de la diffusion des savoirs dans des espaces peu connectés. Nous devrons élargir et approfondir cette question dans notre travail de thèse afin d’aller plus avant dans l’identification des savoirs partagés et des brassages des savoir-faire dans un espace qui relève, par divers aspects, géographiques, culturels, d’une « trading zone »83.