Je tiens à remercier chaleureusement Élisabeth Clementz pour les conseils qu’elle m’a généreusement apportés sur ce dossier.
À partir de 1349 et durant la deuxième moitié du xive siècle, les juifs1 sont victimes de plusieurs vagues de persécutions dans le monde rhénan au moment de la Peste noire. Si ces événements sont relativement bien connus2, ils le sont essentiellement à partir de sources chrétiennes, et jamais dans la perspective des juifs. C’est là ce qui fait le caractère exceptionnel d’une source conservée dans les archives municipales de la ville de Strasbourg qui donne à entendre la voix d’une femme juive, et qui permet ainsi d’appréhender son destin dans le contexte de ces persécutions en Alsace dans la seconde moitié du xive siècle. Précisons d’emblée qu’il s’agit là d’une source difficile à étudier, eu égard à son contexte de réalisation et à son objet. Elle constitue en effet le compte rendu d’interrogatoire d’une femme juive torturée appelée Hanne von Ehingen, probablement rédigé à Sélestat3 en 1380 ou 13814. Ce document, dont nous avons deux versions, donne à lire les « aveux » de cette femme, en tous cas tels que le greffier a choisi de les transcrire et alors même qu’elle est entre les mains de ses bourreaux. Cette source, comme toutes celles qui seront évoquées dans le cadre de cet article, ont une dimension éminemment tragique et éprouvante. Pour autant, dans le cadre scientifique qui est le nôtre, on cherchera, sans aucunement nier ou relativiser cette dimension, à proposer une analyse historique objective, tout en soulevant les nombreux problèmes que cette source pose à l’historien sur le plan de la méthode d’analyse.
Pour commencer l’étude de ce document, on partira de sa fin, à savoir les dernières phrases prononcées par Hanne von Ehingen, puisque ces mots changent en effet le sens global de toute sa déposition. Des mots que l’on citera d’abord en allemand puisque c’est dans cette langue qu’elle les a prononcés, avant de les traduire en français :
ich wil jüdisch sterben, alz min vatter, und widerrufte do was sù von der vergifte wegen von den juden zu Sletzstat geseit hette, und sprach by irme Gotte, sù hette uf sù gelogen und wuste nit anders, dene das es byderbe juden werent5.
Je veux mourir en juive comme mon père et récuse tout ce que j’ai dit des juifs de Sélestat au sujet des empoisonnements6. Elle déclara en invoquant son Dieu qu’elle avait menti à leur sujet et ne savait rien d’autre les concernant que le fait qu’ils étaient d’honnêtes juifs.
Il s’agit là des derniers mots de Hanne, et de la source elle-même.
Rappelons en premier lieu que les années 1379-1380 marquent une reprise de l’épidémie de Peste noire dans l’espace sud-rhénan7. Comme trente ans plus tôt, en 1349, on accuse alors les juifs d’empoisonner les puits et d’être la cause du fléau. Dans la plupart des villes rhénanes, en Alsace notamment, des juifs, parfois même ceux qui sont convertis au christianisme, sont alors arrêtés et torturés dans le but de leur faire avouer leurs crimes supposés ou dénoncer leurs coreligionnaires. Beaucoup meurent ensuite sur le bûcher, à l’instar de Hanne von Ehingen. Sur la vie de cette femme, nous n’avons que d’infimes traces, et ce que nous pouvons en dire aujourd’hui s’apparente à un puzzle dont il manquerait la plupart des pièces. Néanmoins, même si cette restitution restera éminemment parcellaire, il paraît important de la tenter puisqu’il s’agit d’une des très rares sources que nous ayons qui permette d’entendre la voix d’une femme juive dans ce contexte. Évidemment, cette voix est tout sauf simple à entendre dans cet écrit qui, compte tenu de sa nature, de son contexte de réalisation et de conservation en tant qu’archives, pose beaucoup de difficultés à l’historien.
Avant d’entrer dans l’analyse précise du texte, commençons par décrire ce document de façon formelle. De ce compte rendu d’interrogatoire, rédigé en moyen haut-allemand, nous disposons de deux versions. L’une que l’on appellera la version longue8, l’autre la version courte9. Ces deux versions sont en grande partie similaires, en dehors de la fin et de certains éléments ponctuels qui sont pourtant essentiels, puisqu’ils en viennent à changer le sens de l’ensemble du texte, et donc celui de la source elle-même. Sur le plan de son contenu, on distinguera quatre parties dans la version longue, trois dans la version courte. Concernant la version longue, on peut en effet distinguer la première partie où Hanne « dénonce » des juifs, les accusant de divers crimes. Elle évoque en premier lieu des délits assez mineurs liés au fait de tricher aux dés ou de rogner les pièces de monnaie ; puis ceux plus graves de vouloir tuer les chrétiens, soit en les assassinant soit en les empoisonnant. Précisons ici que ces récits stéréotypés sur les juifs se retrouvent presque mot pour mot dans d’autres sources de l’époque ; et que bien d’autres juifs, subissant les mêmes supplices, en viennent eux aussi à les énoncer. On proposera de faire commencer la deuxième partie par la référence à la mort de son propre fils assassiné l’année précédente, la veille de Noël 1379. Se déploie alors un récit autour de l’utilisation d’un poison dont les juifs de toute la région auraient le secret et qu’ils déposeraient dans les puits et les bassins afin que se dégagent des vapeurs toxiques et mortelles pour les chrétiens. Ce que nous proposerons de définir comme la troisième partie du texte commence par les « conseils » que Hanne donnerait à ses bourreaux, non seulement de curer tous les puits mais aussi d’arrêter tous les autres juifs pour découvrir la vérité. Dans les paroles qui lui sont alors attribuées, elle affirme que si ce qu’elle dit est faux, on lui fasse subir cent morts et exprime le désir de devenir chrétienne. La quatrième partie fait référence au fait qu’elle a été baptisée lors d’un précédent pogrom. Une précision du greffier révèle alors qu’elle prononce ses aveux sous la torture10. Puis la source se termine sur les phrases citées en introduction. Des phrases qu’elle prononce, est-il écrit, quand elle comprend qu’elle va mourir, et par lesquelles elle récuse tout ce qui vient d’être dit, tout en affirmant sa fidélité au judaïsme. Notons enfin que dans cette version, le greffier précise à plusieurs endroits que Hanne est revenue sur plusieurs de ses « aveux ». Dans la version courte, que nous qualifierons d’expurgée, le cœur du texte est le même, mais le document comporte néanmoins des différences notables. D’après cette version, les aveux de Hanne auraient été faits sans contrainte11 et ils se terminent par ailleurs par l’affirmation qu’elle veut devenir chrétienne12. En revanche, plus aucune trace ne reste dans cette version de ses paroles relatives à son désir de mourir en juive, ni sur le fait qu’elle est revenue sur toutes ces accusations. Des informations que le greffier qui établit cette deuxième version du document décida donc de faire disparaître, tout en ajoutant dans son compte rendu d’autres éléments non présents dans la version longue.
Beaucoup de questions se posent sur la constitution de ces textes et sur leur nature en tant qu’archives. Pourquoi y a-t-il deux versions de ce document ? Comment se fait-il que la version longue, celle où Hanne s’affirme comme juive et revient sur ses accusations, ait été conservée ? Comment expliquer le fait que les deux versions du document soient parvenues à la ville de Strasbourg où elles sont aujourd’hui conservées ? Autant de questions qu’il convient de se poser mais qui pourtant resteront sans réponse. Par ailleurs nous ne savons pas qui est l’auteur, ou plus probablement les auteurs de ces textes13. Enfin, aucune autre source ne nous permet d’en savoir davantage sur la vie de Hanne. En ce qui la concerne, c’est donc sur ce seul document, dont on voit qu’il est tout sauf simple à étudier, que notre analyse reposera. Aussi, pour tenter d’éviter les écueils liés au fait de ne se centrer que sur une seule source, surtout si difficile, il a semblé nécessaire de mettre en perspective ce document avec d’autres sources de la même époque. Pour ce faire, on mobilisera donc aussi des lettres envoyées par certaines villes évoquant les sévices subis par les juifs, ainsi que certaines chroniques évoquant les massacres dont ils furent victimes à cette époque.
Sur le plan de la méthode d’analyse, ce texte est complexe à étudier. Il convient néanmoins de préciser une chose aussi évidente qu’importante, c’est ce qu’il ne peut pas naturellement être lu de façon littérale et sans recul critique. Il ne saurait en effet être question de considérer les aveux de Hanne concernant ses coreligionnaires comme vrais sur le plan de leur contenu. En réalité, son discours reflète, dans sa majeure partie, les attentes explicites ou supposés de ses bourreaux, probablement présentes dans les questions qu’ils lui posent ; de même que les noms des juifs qu’elle « dénonce » lui sont aussi probablement suggérés dans ces dernières. On verra par ailleurs combien son discours, par sa nature très stéréotypé dans sa forme et son contenu, se fait l’écho des rumeurs relatives aux juifs circulant dans toute l’Alsace à l’époque et que Hanne connaissait évidemment. Plus qu’à travers son contenu explicite, on proposera donc d’aborder ce texte de biais ; c’est-à-dire à travers la forme générale de son discours, pris dans sa globalité et dans sa conflictualité ; à travers les termes précis choisis par elle ; à travers les détails considérés comme insignifiants par ses bourreaux ; ou au contraire ceux qui ont semblé suffisamment signifiants pour être effacés dans la version courte. De ce texte, on cherchera donc à proposer une lecture à plusieurs niveaux. Le premier sera d’essayer de retracer le parcours de vie de cette femme ; le deuxième portera sur le contexte général de persécution dans lequel se trouvent bon nombre de juifs comme Hanne dans les villes suisses et alsaciennes à cette époque. Pour finir, on étudiera comment ce document témoigne de la façon dont elle se réapproprie ce que signifie pour elle le fait d’être juive alors même qu’on l’assigne à une catégorie, celle de « juive » (« die Judin »), justifiant pour ses bourreaux les supplices qu’elle subit.
Hanne von Ehingen. Parcours d’une femme juive
Essayons tout d’abord de retracer la vie de cette femme en partant des indices, souvent infimes, qui sont donnés dans ce document. Le texte commence sur la précision « Hanne von Ehingen die Judin ». La première chose qui est ainsi précisée est que Hanne est juive et qu’elle, ou sa famille, vient d’Ehingen située aujourd’hui en Allemagne, dans le Bade-Wurtemberg, non loin de l’Alsace, dans ce qu’on pourrait qualifier de large espace rhénan. Une femme juive, dont la version longue nous apprend qu’elle a été baptisée de force lors d’un précédent pogrom (« elle fut elle-même baptisée quand on brûlait les juifs »14). Cette courte phrase indique que Hanne von Ehingen fut très probablement touchée par la vague de pogroms qui eut lieu dans le monde rhénan trente ans plus tôt, en 1349, au moment de la Peste noire. Une hypothèse, formulée par Gerd Mentgen et qu’on reprendra ici, est que Hanne von Ehingen a échappé au pogrom de Strasbourg le 14 février 1349 qui décima la communauté juive de la ville15. Rappelons qu’en dépit de la tentative de l’échevin Peter Schwarber, qui seul tenta, mais en vain, de calmer la foule et d’éviter le pire, l’immense partie de la communauté juive de Strasbourg finit brûlée sur le bûcher. Plusieurs chroniques relatent ce massacre16, nous permettant de connaitre le contexte dans lequel il a lieu et la façon dont il s’est déroulé. Ces chroniques précisent que des centaines de personnes périrent alors dans ce massacre. Seuls en réchappèrent des femmes juives de belle apparence selon la chronique de Mathias von Neuenburg17, qui furent retirées au dernier moment du feu ; ainsi qu’un certain nombre d’enfants qui furent ensuite baptisés18, ce en dépit de la volonté de leur père et de leur mère19. Hanne von Ehingen fait ainsi probablement partie de ces « jolies » juives qui échappèrent à la mort trente ans plus tôt et furent donc baptisées dans ce contexte. La référence aux pogroms datant de la fin des années 1340 permet aussi de suggérer que, lorsqu’elle se retrouve entre les mains de ses bourreaux dans les geôles de Sélestat, elle a probablement entre une quarantaine et une cinquantaine d’années ; et qu’en dépit de son baptême forcé dans sa jeunesse, elle est revenue au judaïsme puisqu’elle est désignée comme juive dans la source de 138020.
Qu’est-elle donc devenue après le pogrom de 1349 ? Il est très probable que la jeune femme ait perdu toute sa famille lors de celui-ci, au minimum son père dont il sera question plus loin. Au regard de ses « aveux », il apparaît en outre que cette femme s’est beaucoup déplacée dans l’espace rhénan. De cela témoignent les noms et l’origine des différentes personnes qu’elle dit connaître. Beaucoup viennent de Sélestat, semblant indiquer qu’elle y vit au moment de son interrogatoire et y a vécu depuis un certain temps. Cependant son horizon de vie va de la Bavière jusqu’au sud de Mayence, en passant par l’Alsace et la Lorraine. Les personnes qu’elle nomme et semble bien connaître viennent d’Odernheim au sud de Mayence, d’Ingolstadt ou de Munich en Bavière, d’Ulm, de la Lorraine ou encore de Strasbourg, de Kaysersberg ou d’Obernai pour l’Alsace. En d’autres termes, il semblerait que cette femme ait beaucoup changé de lieu de vie, ce probablement pour échapper aux violences dont les juifs sont alors l’objet de façon récurrente dans l’espace rhénan tout au long du xive siècle21. Dans les différentes villes nommées, elle semble s’être intégrée à la communauté juive, ce que suggèrent en tous cas ses liens avec les juifs au sein de chacune d’elle. Son lien au judaïsme se révèle par ailleurs dans une précision anecdotique où elle dit avoir parlé « abrahameisch »22 avec d’autres juifs, révélant ainsi le fait que les juifs pratiquaient au quotidien l’allemand et ce qui était probablement de l’ancien yiddish.
Une question importante touche à sa situation familiale. On sait en effet que Hanne a eu un fils, ce dont elle ne se cache pas, un fils légitime donc, ce qui signifie qu’elle a été mariée. Pourtant dans ce document il n’est jamais fait référence à son mari. Ceci doit attirer notre attention car au Moyen Âge les femmes sont généralement désignées par rapport à leur père ou leur mari, c’est-à-dire par rapport à l’homme sous l’autorité et sous la protection duquel elles se trouvent. Tel n’est pas le cas de Hanne von Ehingen qui n’est jamais présentée comme une femme mariée, ni s’est située par rapport à sa famille. Il s’agit donc probablement d’une femme veuve, vivant seule et de façon indépendante. L’unique personne de sa famille qui est évoquée est son fils, dont on sait seulement qu’il a été assassiné quelques mois avant son interrogatoire, mais il n’est pas question d’autres enfants. De quoi vit alors Hanne von Ehingen ? Dans les villes évoquées, il semble qu’elle ait travaillé, ce probablement pour survivre matériellement. Elle dit d’une part qu’elle a été au service d’un autre juif d’Ingolstadt en Bavière. Par ailleurs, il apparaît qu’elle pratique le prêt sur gages auprès de chrétiens et de juifs. Les différentes situations quotidiennes qu’elle évoque dans ses « aveux » témoignent des relations quotidiennes qu’elle entretenait avec des hommes juifs et chrétiens, que ce soit dans le cadre d’activités de loisirs comme le jeu de dés, lors d’échanges courants ou dans le cadre professionnel. Il semblerait ainsi que nous ayons là un profil de femme assez atypique, indépendante sur le plan financier, qui s’entretient d’égal à égal avec les hommes dans les villes où elle s’installe. On pourrait d’ailleurs se demander si le fait que Hanne se retrouve aux mains de ses bourreaux n’est pas en partie lié à ce profil de femme. Femme indépendante et juive, Hanne von Ehingen devenait ainsi l’objet idéal de toutes les projections persécutrices.
La persécution des juifs dans les villes suisses et alsaciennes en 1379-1380
Cependant c’est en premier lieu parce qu’elle est juive que Hanne subit, comme bien d’autres coreligionnaires, une nouvelle vague de persécutions dans les années 1379-1380. Comme en 1349, ceci se traduit dans différentes villes suisses et alsaciennes, par l’arrestation de nombreux juifs ; par la pratique courante de la torture, que ce soit par le supplice de l’estrapade ou de la roue ; et par la mort de la plupart d’entre eux. Différents documents en témoignent, la plupart émanant des administrations urbaines. Un type de sources éclaire particulièrement cette situation générale, à savoir les lettres que s’envoient les villes. On prendra ici l’exemple d’une lettre du Magistrat de Bâle à celui de Strasbourg datant du 18 juillet 1349. Cette réponse de la ville de Bâle fait suite à une demande de la ville de Strasbourg afin d’obtenir des précisions sur les aveux des juifs accusés d’empoisonnement. Les autorités urbaines de Bâle, ici représentées nommément par le Bürgermeister et le Rat, donc le Conseil, les informent des faits suivants :
Dernièrement, nous avons roué ou brûlé un certain nombre de juifs convertis. Ils ont avoué, aussi bien avant la torture qu’après, avoir utilisé du poison, qu’ils ont mis dans des puits, ou dans du vin qu’ils proposaient aux chrétiens, ou encore dans du beurre fondu. […] Des enfants de ces juifs convertis qui sont en prison chez nous ont déclaré que leurs parents leur avaient donné du poison à porter dans des maisons habitées par des chrétiens, et que ces derniers en étaient morts. À Asuel, trois juifs ont avoué en présence de délégués du Magistrat de Bâle qu’ils savaient fabriquer le poison eux-mêmes et que tous les juifs, baptisés ou non, étaient au courant. Certains des juifs exécutés à Bâle l’ont confirmé […]23.
La mise en perspective du compte rendu d’interrogatoire de Hanne avec cette source révèle deux choses. En 1380, comme en 1349, les juifs sont victimes de torture dans les villes rhénanes et qu’en outre ceci se fait à la demande du Conseil de la ville, en présence physique de ses représentants et avec l’assentiment des autorités municipales24. En d’autres termes, la persécution des juifs est alors orchestrée par les villes allemandes. Compte tenu des réseaux qui les lient25, on voit aussi que les informations se diffusent de ville en ville dans tout l’espace sud-rhénan de façon très rapide. Les correspondances urbaines révèlent la façon dont les rumeurs circulent, et avec elles, toutes les formes de violence. Il apparaît ici que l’efficacité grandissante des administrations urbaines, avec leur nombre toujours plus important de secrétaires municipaux et de greffiers, et tous les types de documents administratifs (rapports, compte rendus, correspondance…)26 que cela implique, joue un grand rôle dans la diffusion des dispositifs de persécution dont les juifs furent victimes dans toutes les villes rhénanes. En somme, on voit combien la modernisation des structures institutionnelles et leur efficacité bureaucratique croissante contribuent grandement à la propagation funeste de la judéophobie, à la fois sur le plan des discours et des pratiques, dans le monde germanique au xive siècle.
Qui sont les victimes de ces persécutions ? La plupart des personnes évoquées dans les lettres urbaines, comme dans les « aveux » de Hanne sont des hommes. Il semblerait que ceux-ci soient donc en première ligne. Néanmoins les sources révèlent parfois qu’il s’agit de familles entières, donc des hommes et des femmes, mais aussi leurs enfants, qui subissent les mêmes traitements. De cela témoigne la lettre citée plus haut révélant que des enfants sont aussi dans les prisons et qu’ils sont eux aussi torturés afin qu’ils dénoncent leurs proches. La suite du document envoyé à Strasbourg montre d’ailleurs que certains parents affirment même être responsables des crimes supposés, demandant à Dieu de leur pardonner, façon probable d’essayer de sauver leurs enfants de la mort. À côté des juifs, notons qu’on trouve aussi des chrétiens, dont on peut supposer que leur statut de suspect assigné est lié à leur proximité, considérée comme trop grande, avec les juifs.
De l’assignation à la catégorie « la juive » (« die Judin ») à l’affirmation du souhait de mourir « en juive » (« jüdisch »)
Le troisième niveau d’analyse touchera aux mots et aux récits associés aux juifs tant dans le discours ambiant dont Hanne se fait l’écho que dans son discours propre. On notera ici l’importance de la catégorie « le juif » / « la juive » (« der Jude » / « die Judin »). Cette catégorie se retrouve constamment dans ce compte rendu d’interrogatoire comme dans toutes les sources évoquant des événements semblables. Toutes les personnes nommées sont qualifiées à travers ce terme. Outre Hanne von Ehingen dès la première ligne, il est aussi question de « Michel von Odernheim der Jude », « Mettelin der Jude », « Symunt der alte Jude », etc. Sur ce point, l’analyse de Robert Moore sur les processus de classification dans le cadre de son étude de « la société de persécution » aux xie-xiie siècles en Occident semble particulièrement éclairante27. Dans son ouvrage La persécution. Sa formation en Europe, xe-xiiie siècle, il étudie en effet le changement profond dans la société occidentale avec la généralisation des persécutions à l’encontre des groupes aussi différents que les hérétiques, les juifs, les prostituées, tout comme, quelques décennies plus tard, les sorcières28. Au-delà des différences justement, on retrouve dans cette dynamique de persécution généralisée des mécanismes semblables. Pour chacun de ces groupes, se voit définie une catégorie dotée d’un nom « le juif », « le lépreux », « la sorcière », à laquelle on associe des mythes et des récits. Les catégories ainsi forgées définissent ceux qui sont associés à ces groupes comme une source de contamination, permettant de classer ces groupes d’individus parmi les ennemis de la société, dont il s’agit de purifier le corps social. Dans le cas des juifs, la catégorie de « juif » censée les définir, les assigne à une place spécifique dans le jeu social et les associe à des récits, faisant d’eux des empoisonneurs et des meurtriers, et une menace pour la Chrétienté toute entière. Ainsi définis, ces individus pouvaient être poursuivis, dénoncés, torturés, exclus de la communauté, privés de leurs droits, perdre leurs biens et leurs libertés, et tués29. Pour Robert Moore, la persécution des juifs qui se développe en Occident aux xiie-xiiie siècles, et que l’on voit ici à l’œuvre dans le monde germanique au xive siècle, est intimement liée à ces processus de définition et de classification.
À quoi est associée la catégorie de « juif » dans le discours de Hanne ? Le compte rendu d’interrogatoire, qu’il convient évidemment d’étudier avec beaucoup de distance critique, permet d’appréhender les idées et les récits renvoyant à cette catégorie de « juif », tels qu’ils existent à la fin du xive siècle dans le monde rhénan. On en relèvera ici deux aspects. Au vu des sources, la menace associée aux juifs touche en premier lieu à leur rapport au christianisme. Deux éléments les concernant reviennent sans cesse : la question de leur judéité et leur rapport au baptême. À la fois, on ne cesse d’affirmer qu’ils sont juifs. En même temps il est constamment précisé s’ils ont été baptisés ou pas, revenus au judaïsme ou devenus chrétiens. En d’autres termes, à lire les documents, les « juifs » tels que les caractérisent ces discours, ne sont à la fois ni vraiment juifs, ni vraiment chrétiens : ce sont de faux juifs, en même temps que de faux chrétiens. La catégorie de « juif » renvoie donc à ce statut d’entre-deux, portant l’idée d’une menace souterraine pour la Chrétienté, avec la figure type d’un élément infiltré en elle qui pourrait la tuer de l’intérieur30. Deuxièmement, les discours que l’on retrouve dans les mots de Hanne qui, il faut le rappeler, est en train d’être torturée, renvoient aux rumeurs classiques contre les juifs : la tricherie et la malhonnêteté, les réseaux occultes, la maîtrise de procédés secrets et dangereux, relevant quasiment de la magie ou de la sorcellerie, et le désir de meurtre des chrétiens. À côté des accusations de tricherie au jeu, on trouve en effet dans son discours l’idée que différents juifs de la région auraient le projet de tuer les chrétiens, soit en les assassinant physiquement, soit en les empoisonnant. Un passage particulièrement intéressant touche ici au récit que l’on trouve dans la troisième partie du document. Hanne en vient à dire qu’après la mort de son fils assassiné la veille de Noël précédent, deux juifs de Munich « ont recueilli ensemble leur sang et leurs excréments. Ils en ont fait une poudre empoisonnée, qu’ils ont répandue dans le pays pour empoisonner les puits. Beaucoup de gens en sont morts. L’épidémie a commencé à Landshut, et a fait de nombreuses victimes dans les parages ». Deux autres juifs d’Ingolstadt et de Munich lui auraient aussi fait savoir que cette potion, faite à partir du sang de son fils, « va provoquer de grands malheurs »31 selon les mots du texte. Ce poison, les juifs de toute la région se le transmettraient secrètement afin de tuer des chrétiens. Ainsi qu’il est écrit dans le texte, « les juifs mettent du poison dans les bassins, qu’ils placent au soleil dans leurs cours, pour que les vapeurs délétères produites par son évaporation tuent les gens »32. Dans tout l’espace rhénan, les juifs constitueraient ainsi, au vu du discours de Hanne prononcé, répétons-le, sous la torture, une forme de réseau occulte, au sein duquel ils se transmettraient des informations secrètes et des substances toxiques, menaçant la communauté chrétienne de l’intérieur.
Comme suggéré plus haut, ces accusations, tout comme les noms de juifs qu’elle donne, sont très probablement présentes ou suggérées dans les questions de ses bourreaux. Par ailleurs, Hanne connaissait nécessairement ces rumeurs, compte tenu de leur large diffusion dans l’ensemble de la population33. De fait apparaissent dans son discours tous les récits habituels sur les juifs tueurs de chrétiens, qui circulent dans le monde germanique depuis des décennies, comme ailleurs en Occident. Ces accusations se retrouvent d’ailleurs pratiquement mot pour mot dans d’autres sources. Pour le montrer, nous renverrons à deux lettres datant de 1349 qui véhiculent déjà exactement les mêmes accusations, révélant de surcroît des procédures semblables. La première lettre est envoyée par le Magistrat de Bâle à celui de Strasbourg en 134934.
Vous nous avez écrit que vous aviez appris que nous procédions contre quelques juifs baptisés, qui ont avoué des choses graves, dangereuses pour la chrétienté. Sachez que nous avons fait subir le supplice de la roue à quatre juifs baptisés samedi le 4 juillet. Ils ont reconnu publiquement devant le tribunal qu’ils avaient empoisonné un certain nombre de puits de la ville et qu’ils avaient donné du poison à des gens de la ville, qui en sont morts. L’un d’eux a avoué avoir acheté du beurre à Lucerne, qu’il a fait fondre dans des pots en y ajoutant du poison. Trois d’entre eux ont avoué que c’est Bernhard, le juif baptisé, qui leur a donné le poison, et le quatrième a reconnu qu’il recevait le poison de Menlin, un juif de Berne. Ils ont cité les juifs qui vendaient le poison : Smürli d’Asuel, Isaac de Ferrette, Jossun Galetsch de Grandson, Jöfferli d’Ensisheim […]. Récemment nous avons fait subir le supplice de la roue à un chrétien, qui a également avoué avoir empoisonné de nombreux puits à la campagne et quelques-uns dans notre ville, et que c’est une béguine de Colmar qui lui donnait le poison. Nous joignons aussi à notre missive un billet que le Magistrat de Zofingen nous a envoyé et qui donne les noms d’[autres] empoisonneurs. Nous avons fait prisonniers tous les juifs anciennement baptisés en attendant de tirer au clair s’ils sont coupables ou innocents.
Citons encore cette autre source émanant du Magistrat de Sélestat au Magistrat de Mayence et datant elle aussi de 134935 :
Nous avons reconnu pour véridique ce qui suit au sujet du poison utilisé par les juifs pour détruire toute la chrétienté, et depuis, par des chrétiens à l’instigation des juifs. Premièrement, les messagers que nous avons envoyés dans diverses villes et seigneuries nous ont rapporté que celles-ci avaient interrogé certains juifs suspects. Ils ont avoué, et on a en effet trouvé le poison dans les puits et dans d’autres eaux. Nous avons arrêté un juif de notre ville, nous l’avons torturé. Il a avoué avoir utilisé du poison. Il nous a désigné un puits situé dans la cour d’un homme honorable, membre du Conseil. Sur ses indications, nous avons trouvé le poison dans un verre, dans ce même puits. La nuit suivante, le juif s’est suicidé en prison. Par ailleurs, l’un des juifs les plus riches de la ville s’est fait baptiser. Après son baptême, il a reconnu sans y être contraint qu’il était absolument vrai que les juifs voulaient tuer les chrétiens avec le poison. […] À Eschau, on en a brûlé deux (chrétiens), qui ont également avoué qu’ils utilisaient du poison à l’instigation des juifs. Nos représentants et ceux de la ville de Strasbourg étaient présents. À Ribeauvillé, on a fait prisonnier un herboriste, sa femme et son fils. Il a déclaré qu’il y avait de nombreux empoisonneurs dans le pays […]. Il déclara aussi que c’est Moïse, un juif fortuné de Mayence qui leur fournit le poison et qui les paie pour qu’ils le fassent […].
De ces deux documents, très riches d’informations, on n’en retiendra ici que quelques éléments. Tout d’abord, on note que les récits associés aux juifs sont très similaires à ceux que l’on trouve dans le compte rendu d’interrogatoire de Hanne de 1380. De plus, il est frappant de constater que c’est à l’échelle de l’espace sud-rhénan que se passent ces événements. Cet espace va, on le voit, de Lucerne et Berne jusqu’à Mayence, en passant par de nombreuses villes alsaciennes. C’est bien à cette échelle que circulent les rumeurs concernant les juifs, et que se diffusent la pratique de la torture et des bûchers dans les villes.
Comment se situe Hanne von Ehigen par rapport à ces rumeurs largement diffusées dans la société germanique en cette fin de xive siècle ? Si on retrouve indéniablement ces dernières dans les mots qu’elle prononce sous la torture, l’hypothèse que l’on proposera est qu’en disant cela, elle signifie en même temps tout autre chose. Tout en mobilisant les récits attendus par ses bourreaux, tout en reprenant les clichés judéophobes dominants à son époque, son discours propose, par un réagencement inédit et imprévu de ces stéréotypes, un tout autre récit. Hanne opère en effet un décalage par rapport aux discours communs qu’elle mobilise, par ce qu’elle dit autour de la poudre empoisonnée, faite à partir du sang et des excréments de son fils assassiné, que des juifs utiliseraient pour tuer les chrétiens. Tandis que les chrétiens accusent les juifs d’empoisonner et de tuer les chrétiens, elle signifie pour sa part que les chrétiens sont empoisonnés par leurs propres crimes contre les juifs ; et que ce sont ces crimes qui les hantent, les poursuivent et les tueront en masse.
Ce décalage subtil opéré par rapport aux attentes de ses bourreaux et au discours judéophobe ambiant pourrait se voir confirmé ou prolongé par la suite du texte, là où comme on le citait en introduction, elle dit « je veux mourir en juive comme mon père ». Une question intéressante touche ici à la façon dont elle le formule. En effet Hanne von Ehingen n’utilise pas le substantif « die Judin », mais l’adverbe « jüdisch ». Ce faisant, elle affirme non seulement sa fidélité au judaïsme, mais elle en donne aussi sa définition propre, alors même que la catégorie de « Judin », qui lui est assignée par ses bourreaux, justifie les sévices qu’elle est en train de subir. Ses dernières phrases sont ainsi une forme de réappropriation symbolique de ce que le fait d’être juive signifie pour elle. Et cette définition ne renvoie pas à une catégorie abstraite, théorique, comme celle lié au substantif « Judin ». Par l’emploi de l’adverbe « jüdisch », cette définition renvoie chez elle à une façon de vivre, ou plus exactement ici, une façon de mourir, prenant une dimension à la fois individuelle et communautaire. Pour elle, être juive, signifie, au regard de ses mots, être reliée à son père, à Dieu et aux autres membres de sa communauté. Ce père, qu’elle nomme en effet en premier, et dont on peut imaginer qu’il est mort sous ses yeux lors du pogrom de Strasbourg de 1349. Comprenant qu’elle va mourir de la même façon que lui, elle aspire alors à le faire dans le même état d’esprit que lui. Mais mourir en juive renvoie aussi chez elle au souci de rétablir la vérité pour elle et pour les autres membres de la communauté, en affirmant que tout ce qu’elle a dit les concernant était faux.
Pour finir, on ajoutera que de ce désir de Hanne von Ehingen d’affirmer, avant de mourir, sa fidélité au judaïsme et la définition qu’elle en a, il s’en est fallu de peu qu’on l’ignore tout à fait. Si nous en avons connaissance, c’est grâce à la conservation dans les archives, presque miraculeuse, en tous cas difficilement compréhensible, de la version longue du compte rendu de son interrogatoire qui donne à entendre sa voix. Par là même, cette source unique rappelle une chose importante pour le travail historique. Face aux archives, qui sont souvent celles des « vainqueurs » comme l’écrivait Walter Benjamin36, l’historien du Moyen Âge ne doit jamais oublier que d’autres juifs ont sans nul doute exprimé des idées semblables, même si aucune trace de leur parole ne demeure aujourd’hui.
