La part plurilingue du travail : répertoires linguistiques et recrutement à l’ère de l’économie du savoir

DOI : 10.57086/cpe.1775

Les évolutions technologiques et l’intensification des mobilités humaines qui caractérisent l’économie du savoir s’entremêlent à une métamorphose potentielle de la « part langagière du travail » (Boutet, 2001). Cet article vise à étudier cette métamorphose avec une focalisation particulière sur le plurilinguisme. Pour ce faire, je prends appui sur plusieurs études de terrain entreprises dans des milieux professionnels luxembourgeois emblématiques des changements récents et aborde les compétences linguistiques qui y sont recherchées lors des processus de recrutement. L’analyse révèle une recherche omniprésente de personnes parlant plusieurs langues avant de préciser davantage la configuration des répertoires plurilingues explicitement recherchés. Après avoir dressé un tableau de ces langues spécifiques, j’explore les situations où « toute autre langue » constitue « un plus » dans ces contextes professionnels. En guise de discussion, j’argumente, d’une part, que le plurilinguisme promu dans ces milieux relève d’un plurilinguisme d’« élite » qui valorise un petit groupe de langues prestigieuses et, d’autre part, que les changements récents liés à l’économie du savoir renforcent cette dynamique de manière subtile. Pour conclure, j’évoque quelques répercussions potentielles de ces dynamiques pour la part plurilingue du travail, pour la (future) parole d’œuvre et pour le plurilinguisme européen plus généralement.

The technological evolutions and increased human mobility that characterise the knowledge economy era are intertwined with a potential metamorphosis of the “language part of work” (Boutet, 2001). This article aims to study this metamorphosis with a particular focus on plurilingualism. Drawing on several field studies conducted in professional environments in Luxembourg that are emblematic of recent changes, I explore which language skills are sought by recruitment teams in these contexts. The analysis shows how all the businesses overtly seek out speakers of multiple languages before going into more detail regarding the configuration of the plurilingual repertoires which are explicitly identified as sought after. Having outlined the specific languages that make up these repertoires, I look at situations in which “any other language” constitutes “a plus” in these professional contexts. By way of discussion, I argue, on one hand, that the plurilingualism promoted in these contexts corresponds to a form of “elite” plurilingualism which adds value to a small group of prestigious languages and, on the other hand, that recent developments linked to the knowledge economy discreetly reinforce these dynamics. To conclude, I highlight some potential repercussions of these dynamics for the plurilingual part of work, for (future) language workers and for plurilingualism in Europe more generally.

Los desarrollos tecnológicos y la intensificación de la movilidad humana que caracterizan la era de la economía del saber se entremezclan con una metamorfosis potencial de la «parte lingüística del trabajo» (Boutet, 2001). Este artículo apunta a estudiar esta metamorfosis, con un enfoque particular en el plurilingüismo. Para conseguirlo, el análisis se basa en varios estudios de terreno en unos medios profesionales luxemburgueses emblemáticos de los cambios recientes y aborda las habilidades buscadas durante los procesos de reclutamiento. El análisis revela una búsqueda omnipresente de locutores que hablen varios idiomas antes de de precisar más la configuración de los repertorios explícitamente buscados. Tras proponer un cuadro de estas lenguas específicas, se exploran las situaciones en que "cualquier otra lengua" constituye "un plus" en contextos profesionales. Como base de discusión se argumenta que por una parte el pluriligüismo promovido en estos medios resulta ser un plurilinguïsmo "de élite" que valora positivamente un pequeño grupo de lenguas que gozan de cierto prestigio y, por otra parte que los cambios recientes vinculados con la economía del saber refuerzan esta dinámica de manera sutil. Para concluir, se evocan algunas repercusiones potenciales de estas dinámicas en lo que a la parte plurilingüe del trabajo se refiere, para el habla-de-obra (por venir) y para el plurilingïsmo europeo en general.

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Introduction

L’économie du savoir est un terme qui désigne un ensemble de processus d’« informatisation des sociétés industrialisées » (Guilhon, 2012 : 16) qui donnent lieu à des économies « which are directly based on the production, distribution and use of knowledge and information »1 (OCDE, 1996 : 7). Entamé à partir des années 1970 et prenant de l’ampleur à partir des années 1990, ce « nouveau cycle ‘post-industriel’ » est « largement immatériel » et caractérisé par « une marchandisation fortement amplifiée des connaissances, une croissance très sensible des activités de services, sur fond d’une financiarisation marquée de l’économie » (Bouchez, 2014 : 11-12). L’économie du savoir mène simultanément à l’émergence de nouvelles industries basées sur les avancées scientifiques et technologiques2 et à une utilisation de plus en plus répandue des produits et services de ces industries (et notamment des technologies de communication) dans tous les domaines de la vie (Unger, 2019).

En milieu professionnel, les développements liés à l’émergence de l’économie du savoir s’entremêlent à une métamorphose potentielle de la « part langagière du travail » (Boutet, 2001). D’une part, nous voyons apparaître de nouveaux secteurs professionnels liés à la production, la manipulation et l’échange d’information, avec leurs propres « parts langagières du travail », et, d’autre part, l’adoption progressive et massive des produits, processus et services de l’économie du savoir. En imbibant la quasi-totalité des activités professionnelles de nos jours, cette adoption pourrait mener à une transformation de la « part langagière du travail » dans tous les domaines. En somme, les évolutions des technologies de communication et l’intensification des mobilités humaines, physiques ou virtuelles, ont le potentiel de révolutionner les liens entre pratiques professionnelles et pratiques langagières.

Cet article a pour but d’explorer ces (r)évolutions à travers le prisme du plurilinguisme. Quelle est l’influence de ces développements récents mentionnés dans les paragraphes ci-dessus sur la configuration du plurilinguisme en milieu professionnel ? Quelles implications pour la « parole d’œuvre » (Duchêne et Flubacher, 2015) de nos jours ? Quelle est la part plurilingue du travail dans des milieux professionnels emblématiques de l’économie du savoir ? Après avoir tracé un bref historique des travaux sociolinguistiques sur la part langagière du travail et ses évolutions, je présente les terrains – des contextes professionnels emblématiques des développements récents – et la méthodologie de la présente étude. L’analyse aborde le recrutement de nouveaux et nouvelles employé·e·s dans ces contextes et se décline en trois parties. Dans la première partie, j’identifie une recherche explicite d’individus parlant plusieurs langues. Dans la deuxième partie, j’approfondis la configuration précise des répertoires plurilingues recherchés, montrant que certaines langues font l’objet d’une recherche explicite et active. Dans la troisième partie, je souligne l’utilisation, au sein des contextes étudiés, de langues autres que celles explicitement recherchées lors du recrutement. Dans la discussion, j’argumente que ce que l’on observe dans ces contextes ne relève pas seulement de la recherche de personnes plurilingues, mais de la recherche d’une forme de plurilinguisme d’élite, vu comme étant directement utile pour les entreprises, et qui valorise un nombre restreint de langues prestigieuses. En guise de conclusion, je propose une mise en lien entre les observations de cette étude, les développements récents de l’économie du savoir et le plurilinguisme européen plus généralement3.

1. La part langagière du travail et ses évolutions

La « part langagière du travail » est une notion introduite par la sociolinguiste française Josiane Boutet dont le paradigme de recherche vise à explorer et à expliquer (Boutet, 2001 : 18) :

comment les transformations des modes de production, des modes de gestion des salariés, de l’organisation du travail, comment les innovations techniques ont modifié en profondeur les rapports entre les pratiques langagières, entraînant la généralisation et la domination de certaines d’entre elles tandis que d’autres ont régressé, voire disparu, redistribuant les fonctions mêmes de l’exercice du langage au travail.

Les travaux de recherche qui s’inscrivent dans ce paradigme ont identifié, entre autres choses, le développement d’une « dimension symbolique » de plus en plus importante dans de nombreux métiers qui correspond à une véritable « sémiotisation du travail » (Boutet, 2007 : 561). Dans de nombreuses industries (principalement de service, mais pas uniquement), les « pratiques langagières constituent […] une partie intégrante de la production économique contemporaine » (Duchêne, 2009 : 125) et ces industries sont ainsi investies par des « travailleurs [et travailleuses] du langage » (Boutet, 2008) qui composent la « parole d’œuvre » (Duchêne et Flubacher, 2015). Les centres d’appel en constituent un exemple emblématique : les langues (et le langage) sont les outils principaux de travail dans ces entreprises et c’est à travers les activités langagières impliquées dans ce travail que les entreprises génèrent des bénéfices (voir Boutet, 2008).

Si les pratiques langagières sont devenues une partie intégrante de la production économique, il s’ensuit que les langues et les compétences linguistiques se voient dotées d’une valeur au sein de ce système (comme tout autre élément impliqué dans les processus de production). En effet, Grin (2015 : 11) postule qu’il est « extrêmement plausible que les compétences linguistiques soient porteuses de valeur, car elles contribuent, dans l’exercice du travail humain, à créer des valeurs marchandes ». Cette valeur accordée aux langues peut se traduire de plusieurs façons, notamment par des différentiels de revenu entre employé·e·s en fonction des compétences linguistiques (Grin, 2015). Ce phénomène peut être conçu comme un processus de commodification ou de marchandisation au sein duquel les compétences linguistiques deviennent des ressources « mesurable[s] et monnayable[s] » (Heller et Boutet, 2006 : 9), potentiellement échangeables contre une rémunération (ou une rémunération supérieure), contre des profits (aussi bien pour les entreprises que pour les individus), voire contre l’accès à (et le maintien de) un emploi.

Le plurilinguisme se trouve au cœur de ces dynamiques dans le sens où les « chercheurs dans le domaine de l’économie des langues s’accordent généralement pour dire que la connaissance d’une seconde ou d’une troisième langue constitue un capital humain » (Dubois, LeBlanc et Beaudin, 2006 : 17). En fonction du contexte, le plurilinguisme peut donc être conçu comme une possible valeur ajoutée, et être plurilingue peut ainsi constituer un atout, voire une nécessité, pour accéder à certains milieux professionnels (cf. par ex. Duchêne, 2008 ; Wilson, 2023). Bien entendu, comme toute marchandise dans toute économie, la valeur accordée à chaque langue peut varier de manière importante de contexte en contexte. Ainsi, la valeur du plurilinguisme peut également fluctuer selon la configuration des répertoires plurilingues (les langues qui font partie des répertoires) et le contexte concerné (par ex. Duchêne, 2011 ; Grin, Sfreddo et Vaillancourt, 2011 ; Gunnarsson, 2013 ; Kraft et Flubacher, 2023 ; Wilson, 2023).

Les transformations récentes mentionnées dans l’introduction de cet article font partie des éléments susceptibles de jouer un rôle dans ces fluctuations car, en modifiant les modes de production, de gestion et d’organisation du travail, elles reconfigurent la part langagière du travail. Pour résumer simplement, ces changements favorisent le développement de milieux professionnels à la fois plus multilingues (en lien avec l’intensification des mobilités) et plus multimodaux (en raison de la présence accrue de technologies de communication) (Canagarajah, 2020). L’objectif de ce texte est donc d’explorer les liens éventuels entre ces intensifications de mobilité et de multimodalité et la part plurilingue du travail. Quelles sont les ressources langagières valorisées en milieu professionnel dans ce contexte de changement ? Pourquoi ? Comment ? Avec quelles conséquences ?

2. Méthodologie de la recherche

Afin de répondre à ces questions, cette recherche s’appuie sur plusieurs enquêtes de terrain que j’ai menées au Luxembourg dans des entreprises que l’on pourrait qualifier d’emblématiques des transformations liées à l’économie du savoir4 :

Sundaland5 et Traductio : deux start-ups qui travaillent au carrefour des services langagiers (la traduction, la localisation, etc.) et des nouvelles technologies (et notamment celles en lien avec la traduction automatique ou assistée par ordinateur)

Bassing, LightLaw et Linden : trois grandes entreprises transnationales opérant dans les secteurs financier et/ou juridique.

Ces deux groupes d’entreprises peuvent être vus comme emblématiques de l’économie du savoir pour des raisons différentes. Le premier groupe est constitué d’entreprises qui œuvrent, au moins pour une partie de leurs activités, au sein d’une industrie d’innovation technologique basée sur le développement de nouvelles technologies en lien avec la traduction. En ce qui concerne le deuxième groupe, même si ces entreprises existent depuis bien avant la naissance de l’économie du savoir, elles représentent des secteurs professionnels (financiers) où l’on remarque aujourd’hui une présence particulièrement importante à la fois des technologies de communication et d’une main-d’œuvre (ou parole-d’œuvre) multinationale. Ensemble, les deux groupes reflètent donc pleinement la « marchandisation fortement amplifiée des connaissances », la « croissance très sensible des activités de services » et la « financiarisation marquée » qui caractérisent l’économie du savoir (Bouchez, 2014 : 11-12, et voir supra). Par ailleurs, toutes ces entreprises se situent au Luxembourg, un territoire avec un contexte professionnel qui lui aussi peut être vu comme emblématique des changements récents car fortement orienté vers des industries tertiaires (et surtout financières) et caractérisé par une forte mobilité transnationale des travailleurs et des travailleuses.

Chacun de ces terrains fait partie d’un projet sociolinguistique plus global, actuellement en cours, qui vise à décrire, pour chaque contexte, les pratiques langagières et les politiques linguistiques qui y sont observables ainsi que les représentations, attitudes et idéologies linguistiques qui y circulent. Pour ce faire, le travail de terrain repose principalement sur des entretiens semi-directifs avec des personnes travaillant dans différents postes et à différents niveaux de responsabilité au sein de ces entreprises, complétés par des périodes d’observation. Pour chaque entreprise, il s’agit d’établir quelles langues sont utilisées à quels moments au travail, d’identifier d’éventuelles politiques linguistiques en vigueur, d’évaluer la place des répertoires linguistiques dans le fonctionnement de l’entreprise et d’explorer différentes représentations de la part langagière du travail (et son caractère plurilingue). À terme, ces analyses permettront une compréhension des (re)configurations des pratiques langagières professionnelles et la place du plurilinguisme dans ces « situations clés » (Gumperz, 1982) des bouleversements récents du monde du travail.

Dans le cadre de cet article, je me focalise principalement sur les processus de recrutement. En me basant sur les entretiens avec des personnes impliquées dans ces processus, je cherche à identifier les compétences linguistiques qui sont considérées comme importantes quand il s’agit d’être embauché·e dans ces contextes. Pour Sundaland et Traductio, les recrutements en question concernent les personnes qui travailleront soit dans le service client, soit en tant que gestionnaire de projet. Pour Bassing, LightLaw et Linden, les recruteurs et recruteuses qui ont participé à cette étude se spécialisent principalement dans le recrutement de personnes qui assurent les « relations clientes », c’est-à-dire les relations entre ces entreprises et les entreprises qui constituent leurs clients. Tous ces postes sont des emplois réputés qualifiés. En clair, la quasi-totalité des postes dans les entreprises étudiées ici sont des emplois de ce type (et les rares postes réputés non qualifiés sont souvent sous-traités par d’autres entreprises). Pour cette raison, les questions, observations et conclusions de la présente étude ne concernent que ces emplois réputés qualifiés dans ces contextes. Pour ces postes, je cherche à établir si le plurilinguisme figure parmi les éléments qui permettent à un·e candidat·e de se démarquer par rapport à un·e autre et, si oui, quels répertoires linguistiques sont recherchés lors du recrutement ? Et pourquoi ?

Il ne s’agit donc pas d’explorer d’éventuels « différentiels de revenu du travail qui peuvent être attribués aux compétences linguistiques des individus » (Grin, 2015 : 1) mais plutôt d’identifier les langues qui pourraient permettre un « accès plus facile à l’emploi » (Grin, 2015 :11) dans ces entreprises, voire un accès tout court (du moins quand il s’agit des emplois réputés qualifiés). Ainsi, dans ce qui suit, je documente en premier lieu les langues et les compétences linguistiques recherchées par les équipes de recrutement dans ces entreprises. Tout d’abord, j’identifie ce qui peut être conçu comme une recherche omniprésente d’une forme de plurilinguisme dans ces contextes avant d’approfondir la configuration de ce plurilinguisme.

3. Une recherche omniprésente de personnes plurilingues

Avant toute chose, il est possible, dans la totalité des contextes professionnels explorés, d’identifier une recherche forte et explicite de personnes qui parlent plusieurs langues. En voici quelques exemples illustratifs :

[à l’embauche] ils exigent trois langues (Claire-Sundaland-EXT1)6

plus on a des langues, c’est toujours vraiment une plus-value (Jade-Bassing-EXT1)

on estime aussi toujours que toute autre langue est un plus (Léa-LightLaw-EXT1)

Afin de contextualiser ces extraits, je précise que toutes ces personnes ont une connaissance intime du recrutement dans leurs entreprises respectives pour les types de postes présentés supra. Claire est membre d’une équipe qui facilite l’intégration de nouvelles recrues chez Sundaland et est souvent sollicitée pour assister aux recrutements. Jade et Léa sont toutes deux recruteuses et leur métier consiste à chercher des candidat·e·s, évaluer des CV, effectuer des entretiens, etc. sur la base des consignes transmises par leurs équipes de direction respectives. Ici, leurs propos convergent pour transmettre une vision très claire de ce qui est explicitement recherché par leurs différentes entreprises : des personnes qui parlent plusieurs langues. Chose intéressante cependant : aucune des personnes citées plus haut ne prononce le mot « parler ». À la place, les langues sont présentées comme des biens que l’on possède, à travers les verbes « avoir » et « exiger » (ce dernier véhiculant également la notion d’obligation). Ces formulations peuvent donc être vues comme une trace qui montre à quel point la conception des langues comme des ressources, voire comme une forme de capital, a été intégrée dans ces contextes : les langues sont des choses que l’on « a », que l’on fait apparaître sur un CV, tout comme des diplômes, des aptitudes ou des expériences professionnelles précédentes7. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il existe une recherche explicite pour des personnes qui « ont » plusieurs langues (même si les langues en question ne sont pas spécifiées ici).

La recherche active d’une forme de plurilinguisme sur ces marchés linguistiques professionnels ne pourrait pas être plus limpide (du moins pour les types de postes décrits plus haut), même si aucun acteur sur le terrain n’utilise ce terme, les recruteurs et recruteuses ne parlent que de « langues ». Cette recherche active semble constituer un facteur clé pour obtenir un poste dans ces milieux, un élément qui pourrait être mobilisé par les équipes de recrutement pour discriminer entre candidat·e·s (en faveur des personnes plurilingues). Cependant, il convient de noter que le plurilinguisme recherché n’est pas n’importe quel plurilinguisme. Pour approfondir ce point, il est nécessaire d’explorer davantage la composition des répertoires plurilingues recherchés.

4. La configuration des répertoires plurilingues recherchés

Bien que le fait de parler plusieurs langues soit posé comme un atout précieux en soi, les formulations discursives ci-dessus sont vagues et ne nomment aucune langue précise. Il convient donc d’identifier les langues particulières recherchées dans ces contextes, et pourquoi.

4.1. Une langue multitâche : l’anglais

Sans grande surprise, la langue anglaise est de loin la ressource linguistique la plus recherchée sur l’ensemble des terrains étudiés :

L’anglais, c’est le plus important pour nous, notamment parce qu’on travaille presque exclusivement en anglais. (Léa-LightLaw-EXT2)

Faute de place, je n’illustre ce point que par l’extrait ci-dessus, mais des propos comparables ont été tenus dans tous les entretiens. En effet, la place privilégiée de l’anglais mène même parfois à son « officialisation » au sein d’un milieu professionnel :

C’est officialisé. C’est vraiment clair, c’est voulu, reconnu, toutes vos présentations seront faites en anglais, dès que notre CEO se prononce c’est en anglais, les formations sont en anglais, nos sites sont en anglais, tout notre matériel, tout notre support est en anglais donc c’est clairement voulu, les job descriptions sont en anglais, donc, c’est vraiment quelque chose qui est totalement voulu et assumé. (Jade-Bassing-EXT2)

Dans le contexte décrit ici, l’anglais est donc positionné explicitement comme langue officielle pour la communication à la fois interne et externe8 : la langue anglaise est spécifiquement désignée comme ayant une qualité officielle et cette catégorisation fait visiblement l’objet d’une communication au sein de l’entreprise. Par ailleurs, comme nous le verrons plus bas, et comme certaines langues officielles à l’échelle d’un État-nation, l’anglais relève presque d’un devoir (tout le monde doit le parler et l’utiliser dans le cadre de son travail) et d’un droit (dans certaines situations, l’anglais est exigé afin d’assurer la compréhension de tout le monde). Ce que Jade décrit ci-dessus constitue donc une politique linguistique professionnelle (avec quelques exemples de sa mise en œuvre pratique) qui positionne l’anglais comme la ressource la plus précieuse sur ce marché linguistique, valorisée partout, pour tout, pour tout le monde. Les deux extraits ci-dessus mènent à la conclusion que, pour être embauché dans ces entreprises, il faut obligatoirement avoir des compétences à un niveau avancé en anglais. C’est effectivement le cas dans toutes les entreprises étudiées.

Ce qui semble expliquer cette valorisation omniprésente est le fait que l’anglais soit souvent considéré comme la lingua franca mondiale :

on traite avec tout type de clients très internationaux, donc forcément il nous faut quelqu’un qui maîtrise parfaitement l’anglais (Daphné-Linden-EXT1)

tout le monde est censé comprendre ce qui se dit, donc [la communication interne se fait en] anglais (Claire-Sundaland-EXT2)

[c’est] vraiment [cette] vision internationale et cette culture internationale, mettant la langue officielle en anglais (Adrien-Linden-EXT1)

L’anglais s’impose donc comme la (seule) langue à utiliser dans des contextes caractérisés par une forte diversité linguistique, la seule langue qui permettra à tout le monde dans cette « culture internationale » de « comprendre ce qui se dit ». Ce positionnement est, au moins en partie, de nature idéologique : il repose en effet sur des idéologies linguistiques9, très répandues, qui positionnent l’anglais comme une langue « internationale », comme une langue qui permet la compréhension entre locuteurs et locutrices de différentes langues, etc. Cette dynamique idéologique est soutenue, et renforcée, ici par un ancrage dans une forme de réalité où, en pratique, dans la quasi-totalité des situations, l’anglais permet effectivement la communication entre des locuteurs et des locutrices de différentes langues dans ces contextes (parce que tout le monde parle anglais étant donné qu’il s’agit d’une obligation lors du recrutement pour la grande majorité des postes).

En somme, l’anglais constitue une ressource linguistique incontournable pour ces milieux professionnels et, par conséquent, un élément incontournable des répertoires plurilingues des personnes qui y travaillent (ou souhaitent y travailler). Cette situation n’a rien de nouveau. Cependant, l’intensification de la mobilité humaine dans ces milieux professionnels, et la diversité linguistique qui en résulte, consolident cette place privilégiée de l’anglais, et il en va de même pour la présence accrue des technologies de communication :

si on a un Teams groupé […] tous les échanges se font aussi en anglais, idem pour des éventuels groupes WhatsApp ou d’autres communications. Je pense qu’au-delà du côté officiel c’est plus une question de respect pour inclure tout le monde en fait dans les discussions (Daphné-Linden-EXT2)

L’anglais est donc exigé sur les différentes plateformes de collaboration professionnelle mentionnées ici (Teams, WhatsApp) pour les mêmes raisons qui expliquent son omniprésence ailleurs : s’assurer que tout le monde puisse participer aux échanges. L’intensification du multilinguisme et de la multimodalité contribue donc à renforcer la position dominante de l’anglais, à savoir la ressource langagière la plus valorisée et la plus recherchée dans ces milieux professionnels, une composante non négociable des répertoires plurilingues de sa parole d’œuvre.

4.2. Langues de clientèle

Bien qu’étant la langue la plus recherchée, l’anglais n’est pas la seule langue qui est explicitement mentionnée par les recruteurs et recruteuses :

certaines langues vont être un plus. L’allemand, le luxembourgeois, le français également, et après, pour certains besoins pour un marché spécifique, on peut avoir aussi certains critères. L’espagnol, l’italien peuvent entrer en ligne de compte également (Daphné-Linden-EXT3)

on va avoir besoin de langues plutôt orientées client donc les Allemands, on a besoin, le français, on en a besoin pour des raisons vraiment client, le chinois, parfois pour certains de nos clients (Jade-Bassing-EXT3)

Dans ces extraits, les deux participantes énumèrent certaines langues qui seront considérées comme un atout si elles figurent dans le répertoire linguistique d’un·e candidat·e au recrutement : allemand, chinois, espagnol, italien, luxembourgeois. Ces langues sont particulièrement recherchées pour la simple raison qu’elles sont exploitables dans des interactions avec la clientèle. Autrement dit, ces langues sont directement impliquées (ou perçues comme étant directement impliquées) dans la production de valeur de l’entreprise (pour paraphraser les recherches de Grin mentionnées plus haut). Il n’y a rien d’étonnant dans ces observations, et ce n’est pas quelque chose qui a fondamentalement changé avec les développements récents, en dehors du fait que les configurations économiques, commerciales et technologiques actuelles peuvent être liées à la forte présence (relativement récente) du chinois dans ces contextes.

4.3. Langues de sociabilité professionnelle

Il existe un dernier phénomène qui, bien que moins explicite, peut positionner certaines langues comme étant désirables lors du recrutement. Il s’agit de l’utilisation, au sein des entreprises, de certaines langues dans des interactions qui ne font pas partie des activités professionnelles stricto sensu mais qui sont plutôt des échanges informels entre collègues, des interactions de sociabilité professionnelle. Ce phénomène relève donc du small talk10. Souvent considéré comme « dispensable, irrelevant, or peripheral »11 (Holmes et Marra, 2004 : 378), le small talk est en réalité un aspect crucial des pratiques langagières professionnelles, et notamment pour toute forme de « relational practice »12 (ibid. ; voir aussi De Malsche et al., 2024). Dans les entretiens avec des recruteuses et recruteurs, certaines langues émergent comme étant particulièrement présentes lors du small talk en entreprise, il s’agit de ce que j’appellerai ici des « langues de sociabilité professionnelle ». Les extraits suivants donnent à voir la manière dont le français joue ce rôle dans l’entreprise Bassing :

C’est vrai qu’on est une grosse proportion de francophones, donc on entend énormément de français dans les étages (Jade-Bassing-EXT6)

en comptabilité par exemple, où on a une population qui est très très francophone […] ils ont ils ont l’habitude, ils se connaissent tous, ils ont l’habitude de parler en français entre eux (Gabriel-Bassing-EXT1)

Gabriel fait état d’une équipe soudée en partie grâce à une ressource linguistique partagée (le français) qui sert de code principal pour le small talk. Il n’y a rien d’étonnant concernant la présence accrue du français dans cette entreprise qui opère dans un pays où les francophones sont nombreux et nombreuses, où le français constitue l’une des langues officielles, et où le marché du travail est caractérisé par beaucoup de mobilité provenant de pays frontaliers, notamment francophones (France, Belgique). Cependant, chez Bassing, l’anglais constitue la langue de travail principale et, pour les postes mentionnés dans ces extraits, le français n’est pas explicitement requis pour les activités professionnelles. Sa présence « dans les étages » est donc due avant tout à son statut de langue de sociabilité professionnelle, de langue vectrice de small talk. Ce statut confère au français une valeur élevée dans ce contexte car il s’agit d’une ressource qui pourrait permettre à quelqu’un de s’intégrer dans l’équipe avec plus de facilité, de nouer plus rapidement des liens relationnels, etc.

Les langues de sociabilité professionnelle constituent donc des ressources potentiellement précieuses quand il s’agit d’intégrer une entreprise. Cependant, la configuration de leur valorisation est très contextuelle et ainsi relativement peu prévisible. Si les raisons qui mènent à la présence accrue du français dans l’exemple ci-dessous sont assez claires, il existe en revanche des contextes plus imprévisibles (du moins d’un point de vue extérieur). À titre d’exemple, plusieurs observations effectuées lors d’études pilotes pour un prochain projet portant sur le monde du travail luxembourgeois révèlent plusieurs situations où il existe une forte présence parmi les membres des strates supérieures organisationnelles (managers, partenaires, propriétaires, membres de la direction, etc.) de locuteurs ou locutrices du luxembourgeois. Relativement peu présent dans les activités « véritablement » professionnelles de ces entreprises, le luxembourgeois figure en revanche souvent comme langue de sociabilité professionnelle parmi les élites de ces firmes. Le luxembourgeois devient ainsi une ressource potentiellement clé pour échanger avec ces groupes d’élite, circuler dans les couloirs du pouvoir, et, au fond, avancer dans la carrière. Cette dynamique n’est pas sans rapport avec le fait que le luxembourgeois constitue l’une des langues officielles et la seule langue nationale du pays, ce qui confère à cette langue un prestige certain. Cependant, en dehors du Luxembourg, le luxembourgeois reste relativement peu diffusé et/ou appris et, par conséquent, il s’agit d’une langue relativement peu parlée parmi les employé·e·s des entreprises étudiées ici (car la grande majorité de ces employé·e·s ne sont pas originaires du Luxembourg).

La valorisation dans le cadre de la sociabilité professionnelle peut donc concerner des langues (typiquement vues comme étant) de « grande diffusion » (comme le français) ou des langues de « petite diffusion » (comme le luxembourgeois ou, d’après d’autres études pilotes en cours, des langues telles que le néerlandais, le turc ou le portugais), tout dépend d’une multitude de facteurs contextuels (langues majoritaires dans l’entreprise, langues parlées à différentes échelles d’une entreprise, contextes géopolitique et glottopolitique, etc.). Les transformations récentes du monde du travail ne bouleversent pas forcément ces dynamiques. Cependant, avec l’arrivée des plateformes numériques de collaboration, le « small talk » est lui aussi de plus en plus multimodal, ayant lieu à l’oral et sur les canaux de ces logiciels. Cela crée un nouvel espace pour la pratique des langues de sociabilité professionnelle, renforçant la présence – et ainsi la valeur – de ces ressources langagières qui constituent, après tout, un aspect fondamental de la part langagière, et plurilingue, du travail.

4.4. Un portrait du plurilinguisme recherché

Grâce au tour d’horizon précédent, il est possible de dresser un tableau des compétences linguistiques recherchées par les entreprises au cœur de cette étude :

  1. toutes les entreprises cherchent activement et explicitement à recruter des personnes qui parlent plusieurs langues. Cela équivaut à valoriser une certaine forme de plurilinguisme dans ces contextes professionnels. Les futurs travailleurs ou futures travailleuses qui ont (ou qui se positionnent comme ayant) des répertoires plurilingues sont vu·e·s comme présentant une « plus-value » ;
  2. à l’intérieur de cette forme de plurilinguisme, l’anglais est la ressource particulière la plus recherchée et constitue ainsi une compétence quasiment non négociable ;
  3. certaines autres langues sont explicitement recherchées en lien direct avec les activités professionnelles des entreprises : allemand, chinois, français, espagnol, italien, luxembourgeois ;
  4. selon les contextes, certaines langues sont valorisées en tant que langues de sociabilité professionnelle.

Ces constats permettent de définir avec plus de précision la configuration des répertoires plurilingues qui intéressent ces entreprises dans le sens où ils nous permettent d’identifier certaines langues qui sont particulièrement recherchées. Chacune de ces langues est perçue comme ayant un lien direct avec la production de valeur dans ces différentes entreprises (même si le rôle précis dans cette production change de langue en langue, d’entreprise en entreprise). Ainsi, lors du recrutement, un·e candidat·e qui parle plusieurs des langues mentionnées en 2) et 3) (voire en 4)) sera probablement vu·e de manière favorable.

Cependant, comme déjà mentionné plus haut, la recherche des répertoires plurilingues ne se cantonne pas uniquement à ces langues explicitement identifiées. Pour rappel, « toute autre langue est un plus » (même si les autres langues en question ne sont pas explicitement nommées). Qu’en est-il donc de ces « autres langues » ? Retrouve-t-on une trace de leur utilisation dans ces contextes professionnels ?

5. Quand « toute autre langue est un plus »

Si l’on est dans un contexte de recherche de répertoires linguistiques où toute langue est considérée comme un plus, il semble évident que les langues mentionnées jusqu’à présent ne représentent qu’une toute petite partie de la totalité des langues parlées par les personnes qui travaillent dans les contextes étudiés. En effet, toutes les entreprises comptent des dizaines de nationalités parmi leurs effectifs. Bien qu’une diversité de nationalités ne soit pas nécessairement un indicateur fiable d’une diversité de répertoires linguistiques, elle suggère tout de même que les répertoires des employé·e·s ne se limitent pas au petit groupe de langues citées plus haut (et explicitement recherchées lors du recrutement).

Il semblerait que les entreprises soient conscientes d’une diversité linguistique parmi leurs effectifs. En effet, l’existence de politiques linguistiques au sein des entreprises qui imposent une langue partagée (l’anglais en l’occurrence) peut être vue comme un signe de cette conscience. Comme nous l’avons vu, ces politiques visent à positionner une seule langue comme langue principale de communication afin d’assurer que tout le monde sera en mesure de comprendre et participer. Cela sous-entend donc que, sans cette langue supposément commune, cette compréhension mutuelle ne serait pas garantie, notamment en raison du fait que les employé·e·s ne parlent pas nécessairement les mêmes langues. En d’autres termes, la mise en place de ces politiques linguistiques constitue la trace d’une reconnaissance d’une diversité linguistique au sein de l’entreprise (en tant que phénomène qui nécessite une forme de gestion).

Cette conscience de la diversité transparaît également dans les propos de l’une des recruteuses de chez Bassing :

on a plus de 90 nationalités différentes, on a des journées dédiées à la diversité, donc une journée sur l’année où il y a vraiment toutes les tables qui représentent toutes les nationalités différentes avec la nourriture du pays, ça parle dans cette culture-là, dans ce pays-là, et cetera. (Jade-Bassing-EXT4)

on a souvent aussi le business qui nous envoie [un message] en disant, OK, je cherche quelqu’un qui parle roumain, vous pouvez me trouver ça dans la firme je dois traduire un papier ou j’ai ça comme demande d’un client, et cetera. (Jade-Bassing-EXT5)

Dans le premier extrait, Jade reconnaît une diversité notable de nationalités au sein de l’entreprise et elle lie cette diversité à une diversité linguistique (« ça parle dans cette culture-là »). Dans le deuxième extrait, elle mentionne des situations où l’équipe de direction (« le business ») peut faire appel à des (locuteurs et locutrices de) langues qui ne figurent pas parmi les langues explicitement recherchées mentionnées supra. Ces deux extraits témoignent de la présence d’un plurilinguisme qui va au-delà des répertoires évoqués plus haut et les langues qui font partie de ces « autres » répertoires plurilingues contribuent également à la production de valeur de l’entreprise (Bassing ici, mais le même phénomène a été observé sur l’ensemble des terrains).

5.1. Langues d’une clientèle ponctuelle

Dans le premier extrait ci-dessus, le roumain est identifié comme étant important dans un contexte qui correspond tout à fait aux « langues de clientèle » détaillées précédemment (partie 4.2) : cette langue est nécessaire pour interagir avec des client·e·s et ainsi assurer le bon déroulement des activités de l’entreprise. Dans ce contexte précis, le roumain fait partie intégrante de la production de valeur de l’entreprise, tout comme le français, l’allemand ou le chinois (entre autres) mentionnés plus haut. Ce qui semble différencier le roumain par rapport à d’autres langues de clientèle, c’est le fait que la nécessité de cette langue soit cadrée comme étant quelque chose de ponctuel, et non pas comme une situation récurrente, contrairement aux langues identifiées dans les parties susmentionnées. Ainsi, étant donné que le besoin du roumain n’est pas permanent et continu, il ne figure pas dans les langues explicitement recherchées lors du recrutement. Pour répondre au besoin ponctuel, l’entreprise cherche alors quelqu’un parmi ses rangs qui compte cette langue dans son répertoire linguistique. C’est ainsi que « toute autre langue est un plus » : toute langue peut ponctuellement devenir une ressource précieuse dans la production de valeur, et recruter des personnes parlant différentes langues permet à l’entreprise de maximiser ses chances de pouvoir répondre à ces besoins ponctuels. L’entreprise « profite » donc en quelque sorte du plurilinguisme de ses employé·e·s, sans avoir identifié ces langues « ponctuelles » comme des besoins explicites (et, par conséquent, sans les valoriser de manière particulière lors du recrutement). L’exemple qui figure dans l’extrait concerne le roumain mais des situations similaires ont été observées sur le terrain pour de nombreuses langues. Il est probable que cette dynamique s’intensifie de nos jours car le développement des technologies de communication semble mener à une situation où les langues de clientèle sont de plus en plus diversifiées et où les demandes linguistiques sont donc de plus en plus ponctuelles et imprévisibles.

5.2. La promotion de la diversité

Dans le deuxième extrait ci-dessus, Jade décrit un phénomène observable sur plusieurs terrains de cette étude (et ailleurs) : la mise en place d’événements ou activités (journées, repas, échanges, jeux, etc.) qui visent à promouvoir et à mettre en valeur la diversité (culturelle, linguistique, etc.). Au cours de ces événements, des employé·e·s présentent ou font expérimenter certains aspects de leurs nationalités, leurs cultures, leurs langues, etc. Typiquement, ces événements ont un objectif de sensibilisation vis-à-vis de la diversité culturelle (ou linguistique) afin de promouvoir la cohésion et le vivre-ensemble à l’intérieur de l’entreprise. Par ailleurs, ces initiatives sont également souvent hautement médiatisées, aussi bien en externe qu’en interne. Ces événements relèvent donc d’une mise en scène valorisante de la diversité qui peut être mobilisée par une entreprise pour obtenir des avantages symboliques, tels qu’un certain façonnement d’image qui permet de positionner l’entreprise comme un lieu affilié à des qualités telles que l’inclusion, la tolérance, l’égalité, etc., voire économiques (cf. Del Percio et Sokolovska, 2016).

Il s’agit donc d’une autre manière de faire savoir (et valoir) que « toute autre langue est un plus ». Certaines langues qui sont mises en scène dans le cadre de ces initiatives ne sont pas nécessairement des langues qui sont (ou seront) utilisées dans les activités principales des entreprises. En revanche, ces langues peuvent être utilisées dans le cadre d’évènements qui sont censés assurer la cohésion des personnels et/ou promouvoir une certaine image de l’entreprise. Dans les deux cas, il s’agit d’une contribution (plus ou moins directe) à la production de valeur de l’entreprise, surtout à une époque où des initiatives de ce type ne sont pas dissociables de la place de plus en plus prépondérante des réseaux sociaux en milieu professionnel. Le caractère « Instagrammable » de ces manifestations est en effet exploitable dans le community management, dans des campagnes de communication interne ou externe, etc.

5.3. La plus-value d’« autres langues »

Les analyses ci-dessus permettent d’éclairer davantage pourquoi les recruteurs et recruteuses rapportent que « toute autre langue est un plus » dans ces milieux professionnels. Ces « autres langues » constituent des ressources langagières qui peuvent être déployées de manière ponctuelle dans des interactions avec la clientèle et/ou mobilisées lors d’initiatives qui visent à promouvoir la diversité. Ainsi, tout comme les langues explicitement recherchées lors des processus de recrutement, ces « autres langues » sont impliquées dans la production de valeur des entreprises. Il est donc facile de comprendre pourquoi, lors du recrutement, « plus on a des langues, c’est toujours vraiment une plus-value », pour citer à nouveau Jade (voir la partie 3).

Cela étant, même si toutes les langues sont vues comme pouvant contribuer à la production de valeur, il semble bien qu’il existe une situation où, quand il s’agit d’identifier les compétences linguistiques recherchées lors du recrutement, certaines de ces langues sont explicitement nommées (et ainsi valorisées), tandis que d’autres se fondent dans la mention « toute autre langue ». Cette observation invite un regard sociolinguistique.

6. Un plurilinguisme professionnel d’élite ?

Dans toutes les entreprises explorées, les répertoires plurilingues se présentent comme des ressources précieuses pour les entreprises. Par conséquent, le fait de parler plusieurs langues est clairement mis en avant comme une plus-value, voire une condition sine qua non, quand il s’agit d’accéder à l’emploi dans ces contextes. Cependant, il convient de noter que certaines langues sont explicitement identifiées comme étant importantes, c’est-à-dire, plus importantes que d’autres (pour des raisons évoquées tout au long de ce texte). Cela suggère que des répertoires plurilingues qui contiennent ces langues explicitement recherchées seront vus de manière favorable. Autrement dit, toute langue est un plus, mais certaines langues sont plus un « plus » que d’autres.

La valorisation du plurilinguisme qui semble être omniprésente sur ces terrains relève donc plutôt de la valorisation d’un certain plurilinguisme, composé d’une petite poignée de langues dont l’anglais fait quasi obligatoirement partie. Cette configuration du plurilinguisme peut être vue comme un plurilinguisme professionnel d’« élite » (pour paraphraser Barakos et Selleck, 2019). Ce plurilinguisme est d’« élite » car il constitue une porte d’entrée vers un milieu professionnel que l’on pourrait également qualifier d’élite grâce au capital symbolique associé à ces métiers et/ou à ces entreprises, et au capital économique qui vient avec un travail (de ce type) au Luxembourg. Les répertoires plurilingues (explicitement) recherchés dans ces entreprises opèrent donc comme un « access code to a local, national or global perceived elite (way of life) »13 (Barakos et Selleck, 2019 : 2). Être plurilingue, c’est déjà avoir un potentiel code d’accès aux milieux professionnels explorés ici. Être plurilingue et avoir des compétences dans les langues qui font l’objet d’une recherche et d’une valorisation explicites, c’est avoir un potentiel code d’accès encore plus puissant.

Cette forme de plurilinguisme peut être qualifiée d’« élite » pour une autre raison : elle repose sur, et contribue à, une hiérarchisation des langues qui renforce davantage la place de certaines langues dominantes (et presqu’uniquement indo-européennes), et surtout de la langue anglaise. Les rapports entre cette observation et les transformations qui caractérisent l’ère de l’économie du savoir semblent quelque peu paradoxaux. Logiquement, la combinaison de l’intensification de mobilité, de multimodalité et de multilinguisme, couplée à une prise en charge de plus en plus de langues par des outils numériques et/ou davantage de solutions de traduction14, devrait mener à une situation où la diversité linguistique serait de plus en plus présente en milieu professionnel. En effet, cette diversité est a priori présente dans les répertoires d’employé·e·s dans ces contextes. Cependant, malgré cela, les dynamiques sociolinguistiques décrites au cours de ce texte semblent générer la valorisation d’une forme de plurilinguisme plutôt restreint et plutôt homogène, ce plurilinguisme d’« élite ».

En somme, ce n’est pas n’importe quel plurilinguisme que l’on recherche dans ces contextes professionnels, mais un plurilinguisme qui, d’une part, valorise quantitativement un groupe restreint de langues et donc aussi de locuteurs et de locutrices, tout en étant, d’autre part, une ressource symbolique qualitativement élitiste. Les changements sociétaux récents ne sont pas entièrement responsables de cette configuration de la part plurilingue du travail, mais ils la renforcent de manière subtile : l’intensification de la mobilité, et le multilinguisme que celle-ci engendre, favorisent l’émergence de politiques linguistiques d’entreprise qui imposent l’utilisation de langues véhiculaires (et notamment l’anglais) et l’utilisation croissante de technologies de communication semble renforcer cette dynamique.

Conclusion

Pour revenir aux questions posées au début de ce texte, les analyses présentées ici permettent d’avancer certaines conclusions quant à la part plurilingue du travail dans des contextes professionnels emblématiques des changements liés à l’ère de l’économie du savoir. Tout d’abord, il est clair que les personnes ayant (ou les personnes qui se présentent comme ayant) un répertoire plurilingue sont hautement valorisées dans ce milieu : elles sont activement recherchées dans les processus de recrutement et, par conséquent, être plurilingue favorise l’accès à l’emploi dans ces contextes. Même si toute langue est considérée comme un plus par les équipes de recrutement, la configuration particulière des répertoires plurilingues n’est pas sans importance car certaines langues sont plus explicitement recherchées que d’autres (pour des raisons principalement économiques). Ainsi, certains répertoires plurilingues sont plus recherchés que d’autres dans ces contextes, ce qui correspond à la valorisation de ce qui peut être identifié comme un plurilinguisme professionnel d’élite composé du petit groupe de langues explicitement recherchées.

L’identification d’un plurilinguisme professionnel d’élite dans ces contextes peut être mise en lien avec le plurilinguisme européen plus généralement. Il semble juste de dire que, dans certains contextes européens, le plurilinguisme fait l’objet de campagnes de sensibilisation et de promotion (dans certaines politiques éducatives et culturelles de l’Union européenne, par exemple). Dans l’imaginaire collectif (et dans certains discours politiques), on pourrait argumenter que cette promotion du plurilinguisme est liée à la promotion de (toute) la diversité linguistique. Cependant, dans les contextes professionnels explorés ici, dans ces « situations clés » des développements actuels, la promotion du plurilinguisme (tout court) semble donner lieu avant tout à la promotion d’un plurilinguisme d’élite, un plurilinguisme composé de langues qui sont perçues comme ayant une utilité économique évidente. Cette configuration semble non pas favoriser la promotion de la diversité linguistique (sauf quand elle aussi peut être mise au service de la production de valeur), mais plutôt renforcer l’hégémonie d’un petit groupe de langues déjà hégémoniques sur le territoire européen (et surtout de l’anglais). Qu’en est-il pour le plurilinguisme européen plus généralement ? Retrouve-t-on des dynamiques semblables dans d’autres contextes professionnels ? Dans d’autres domaines de la société ?

Bibliography

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Notes

1 « qui sont basées directement sur la production, la distribution et l’utilisation de connaissances/savoir et de l’information » (notre traduction). Return to text

2 À titre d’exemple, les industries qui visent l’innovation technologique (et dont la Silicon Valley constitue un exemple emblématique), les industries liées aux crypto-monnaies, les industries qui développent des applications informatiques, etc. Return to text

3 Je souhaiterais remercier chaleureusement ici mes collègues Nicolas Molle et Julia Brennstuhl qui ont participé à certaines parties du travail de terrain décrit dans cet article ainsi qu’à certaines phases initiales de la codification et de l’analyse des données. Return to text

4 Certains travaux de terrain ont été effectués grâce au financement accordé au projet de recherche « Transformations Sociolinguistiques du Travail » (2023-24) par le dispositif Université de Lorraine Émergence/exploratoire. Return to text

5 Toutes les entreprises et toutes les personnes qui figurent dans cette étude ont été anonymisées. Les noms qui apparaissent sont des pseudonymes. Return to text

6 Les entretiens ont été transcrits orthographiquement. Les extraits qui figurent dans cet article représentent les propos des participant·e·s mais ont été modifiés pour des raisons de lisibilité (par ex. suppression de répétitions, faux-départs, etc.). Return to text

7 Cette observation ouvre des pistes de recherche potentiellement intéressantes sur les différences entre « parler » et « avoir » des langues, sur les différences entre « parler » une langue et l’inclure sur un CV, sur comment les individus se mettent en scène en milieu professionnel comme des personnes parlant plusieurs langues, etc. Return to text

8 Ce que Jade décrit ici concerne les emplois réputés qualifiés au sein de l’entreprise. Cela ne permet pas de savoir à quel point ces mêmes phénomènes s’appliquent à des personnes qui occupent d’autres types de postes. Return to text

9 J’utilise ce terme ici pour référence à l’ensemble de croyances et de sentiments que les locuteurs et locutrices peuvent avoir concernant les langues et leurs utilisations (voir Kroskrity, 2004, entre autres). Cela ne sous-entend pas nécessairement qu’il s’agit d’idées reçues, les idéologies linguistiques peuvent faire partie de nos imaginaires individuels et collectifs, tout en s’alignant avec ce qui pourrait être vu comme une forme de réalité objective. Return to text

10 Comme remarqué par l’un·e des expert·e·s anonymes ayant évalué cette contribution, le fait qu’il n’existe pas a priori de terme « prêt à l’emploi » en français pour décrire ce phénomène de « parler de la pluie et du beau temps » au travail n’est peut-être pas quelque chose d’anodin, quelque chose qui mériterait d’être exploré par des recherches futures. Return to text

11 « superflu, non pertinent, ou périphérique » (notre traduction). Return to text

12 « pratiques relationnelles » (notre traduction). Return to text

13 « code d’accès pour une élite (ou pour une façon de vivre d’élite) locale, nationale ou globale » (notre traduction). Return to text

14 Cela étant, ces prises en compte et/ou traductions sont de plus en plus des produits (au moins partiellement) de l’intelligence artificielle (IA), ce qui soulève une myriade d’autres questionnements concernant la relation entre la diversité linguistique et l’IA. Return to text

References

Electronic reference

Adam Wilson, « La part plurilingue du travail : répertoires linguistiques et recrutement à l’ère de l’économie du savoir », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 17 | 2025, Online since 15 décembre 2025, connection on 17 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1775

Author

Adam Wilson

Maître de conférences au département de langues étrangères appliquées à l’université de Lorraine (campus de Metz) et membre de l’unité de recherche IDEA (199713889P). Sociolinguiste, ses recherches portent sur les rapports entre phénomènes sociaux et formes et usages linguistiques dans des contextes socioprofessionnels globalisés et globalisants : tourisme, migration transnationale, commerce international, monde universitaire.

adam.wilson@univ-lorraine.fr

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