L’espace-temps caribéen

Raum und Zeit in der Karibik

DOI : 10.57086/cpe.349

Zusammenfassungen

Le point de départ est une redéfinition de l’espace géographique désormais également perçu comme représentation mentale du monde en fonction des rapports de puissance entre dominants et dominés (et notamment entre colonisateurs et colonisés). Sur ce fondement, l’article met l’accent sur les changements de perspective ainsi induits – en appui sur la théorie poststructuraliste française – par les études postcoloniales, mais aussi par les analyses des penseurs de la France d’Outre-mer. L’accent portera ici surtout sur la pensée du Tout-Monde et du Tremblement d’Edouard Glissant.

Ausgangspunkt ist eine Neubestimmung des geographischen Raums, der nun auch als Widerspiegelung der Machtverhältnisse zwischen Herrschenden und Beherrschten (namentlich zwischen Kolonisatoren und Kolonisierten) aufgefasst wird. Davon ausgehend legt der Artikel den Akzent auf die Perspektivenverschiebung, die sich unter dem Einfluss der französischen neostrukturalistischen Theorie vollzieht – und zwar sowohl in den postkolonialen Studien als auch bei den führenden Denkern der französischen Karibik. Als Beispiel herangeführt wird hier besonders das Denken von E. Glissant (Tout-Monde, Tremblement).

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Mots-clés

colonisation, créolisation, espace géographique, poststructuralisme, relation

Schlagwortindex

geographischer Raum, Kolonisation, Kreolisierung, Post-Strukturalismus, Relation

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La première exigence posée par le thème ici proposé est une mise au point préalable sur l’espace géographique et ses délimitations, et sur les frontières telles qu’elles ont été établies et surtout interprétées au fil du temps. D’un côté donc la réalité de la configuration géographique de ce monde dont la connaissance s’est affinée à mesure que les avancées exploratoires permettaient d’identifier et de fixer sur les cartes les espaces jusqu’alors inconnus, et à mesure que le perfectionnement des outils scientifiques et techniques parvenait à améliorer la connaissance et la reproduction cartographique (ou autre) de cet espace terrestre ; de l’autre la détermination de divisions de cet espace en fonction de critères politiques nationaux et supranationaux, mais aussi de différenciations ethniques ou même raciales en fonction des critères établis par les prétendus spécialistes de ces questions. Ce qu’il faut souligner ici en préalable, c’est que la saisie géographique de l’espace et des limites qui le structurent ne constitue pas un point de référence stable et rassurant parce qu’elle constituerait un relevé objectif de données scientifiques objectives, irréfutables. Ainsi, lors du débat des années 2002‑2003 sur l’adhésion de la Turquie, nombre d’hommes politiques ont tenté de trouver des arguments permettant de s’opposer à la démarche de ce pays en se référant à des critères géographiques (capitale non située en Europe, 95 % de la population situés hors d’Europe…), ce qui a conduit le géographe Pascal Clerc à souligner que « les limites ne sont pas données par la nature, mais sont des productions culturelles » et que cela vaut également pour les limites de ce qui est désigné comme Europe – particulièrement en ce qui concerne le déplacement des limites de ce continent vers les monts Oural à la demande de Pierre le Grand par son géographe officiel Tatichtchev au début du XVIIIe siècle. Il y a bien dès lors une histoire de la géographie, qui s’attache selon Pascal Clerc à « l’histoire des représentations cartographiques, à leur articulation avec des contextes et des représentations mentales, loin de l’illusion réaliste qui longtemps servit de philosophie à la discipline » (Clerc, 2002). Au cœur de ces représentations mentales géographiques, il y a notamment ce qui concerne l’évolution de la perception spatiale à partir de la prise de possession de l’espace colonial dans l’Europe des XIXe et XXe siècles. L’exploration et la saisie cartographique des terres est déjà une prise de possession, ce qui fait remarquer à N. Bancel, P. Blanchard et F. Verges : « Dans la volonté de connaissance et de rationalisation – dont la cartographie n’est qu’une des manifestations – il y a un désir de contrôle, d’une mainmise déjà expérimentée pour l’espace intérieur de la métropole dont la colonisation sera l’accomplissement » (Bancel, 2003 : 59). « Je suis venu, j’ai vu (et cartographié), je possède » est en quelque sorte le modèle de ce système d’appropriation, et les auteurs précités soulignent à ce propos que c’est toute la perception de la nation et du monde qui se trouve ainsi modelée dans la France coloniale au point de créer « une communauté imaginée national-impériale, devant remplacer à terme la référence au territoire métropolitain » (Bancel, 2003 : 99). La manifestation emblématique de cette construction identitaire est à cet égard l’Exposition coloniale de 1931 où les citoyens français sont invités non seulement à visiter le monde en un jour, mais aussi à se pénétrer de l’action civilisatrice de la Nation française accomplissant à l’échelle planétaire cette mission sur la base d’une vision hiérarchisée des peuples et des cultures.

Pour aller à l’essentiel, constatons avec Alexis Nouss que « l’histoire de la cartographie est donc bien celle de l’écriture géographique des pouvoirs », et on pourra se référer à son texte pour en trouver quelques exemples concrets » (Nouss, 2005 : 54). S’il en est ainsi, cela veut dire que la perception de l’espace mondial a été longtemps dictée par une Europe dont P. Sloterdijk dit qu’elle est mue par l’idée fixe de la translatio imperii qui ne serait ainsi pas seulement une idée fixe médiévale, mais le moteur d’un continent « élu pour rééditer les idées romaines de domination mondiale » (Sloterdijk, 2003 : 52-53) et mû par une volonté constante « d’intensification inconditionnelle de la puissance et de la vie ». Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’Europe se soit trouvée aussi longtemps à la source de ces pouvoirs et de la lecture de l’espace mondial (avant que les deux grandes puissances de l’après-guerre ne viennent prendre le relais, sans changer les données fondamentales sur le plan de la quête des pouvoirs). Venons-en au point essentiel : la constitution de ces ensembles impériaux a déterminé une hiérarchie des espaces à l’échelle mondiale, une distinction entre centre et périphérie à partir des « points de focalisation géopolitiques et idéologiques du monde » (Sloterdijk, 2003 : 11). Malgré les apparences, la « globalisation » n’est qu’un des derniers avatars de ce partage des tâches à l’échelle mondiale, puisque l’intensification des flux commerciaux, financiers et informationnels ainsi désignée se produit à partir des nations dominantes à l’échelle mondiale et engendre plus l’uniformisation que la diversité.

C’est cette conception de l’espace hiérarchisé et structuré à partir de critères dictés par les plus influents qui vacille depuis quelques décennies. La fissure initiale, qui devient rapidement une brèche, apparaît précisément en France où le post-structuralisme des années 1960 et 1970 ébranle les certitudes et les espaces normalisés. Lorsque J. Derrida théorise la déconstruction, que M. Foucault travaille sur l’histoire et le positionnement social des lieux hors normes tels que les prisons, les cliniques psychiatriques, les lieux dédiés à la culture …, quand G. Deleuze part en quête de « mille plateaux » et oppose à la racine souche le rhizome et sa multiplicité directionnelle, ils partent à l’assaut des frontières de toutes sortes, à l’intérieur de la France et de l’Europe, mais aussi à l’échelle du monde et de la structuration de son espace. Du moins est-ce ainsi que se produisent les développements de ce qui est désigné aux Etats-Unis comme la « French Theory » (Cusset, 2003 : passim). Elle pénètre aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1970, se maintient malgré la réaction reaganienne au cours des années 1980 pour refluer ensuite pendant les années 1990. Si l’on fait abstraction des effets de mode superficiels (stock de citations obligées dans le monde universitaire) ou des méprises dans l’influence exercée telles que la revendication du « politiquement correct », on retiendra que la pensée française des années 1960-1970 donne l’impulsion initiale et une bonne part de l’inspiration des études interculturelles, des études de genre, des études post-coloniales. Elle y sert ainsi de levier de la « déconstruction » qui est recherchée par une part non négligeable de la société et de la confortation des cultures minoritaires. Cette influence ne se limite d’ailleurs pas aux Etats-Unis mais contribue à porter la contestation et le changement de perspective pratiquement dans le monde entier (tandis que la France tourne, quant à elle, le dos à ses penseurs les plus créatifs pour faire retour vers un conformisme intellectuel plus rassurant).

On imagine aisément que ces bouleversements intellectuels ne sont pas sans conséquence en ce qui concerne la perception et l’interprétation de l’espace. Le monopole de cette lecture de l’espace par les puissances et les systèmes idéologiques traditionnellement dominants est mis en cause au profit d’une lecture induisant non pas un renversement, mais une diversification et égale légitimation des perspectives. C’est ce qui se produit notamment à travers la montée en puissance des études post-coloniales. À la focalisation succède ainsi la diffraction et un rejet de la distinction simplificatrice entre le centre et la périphérie, et entre moi et les autres. C’est ici, on le devine, qu’il est possible de justifier le titre de cette intervention et d’en venir à l’espace caribéen. Poussières dans l’océan1 entre l’Europe et l’Amérique et ainsi périphérie de la périphérie subissant en outre le handicap de l’enfermement et de l’émiettement îlien, l’espace caraïbe ne doit son existence géographique et historique qu’au fait d’avoir été en premier vu et donc possédé (voir plus haut) par les explorateurs agissant tout d’abord pour l’Espagne, à la recherche des Indes. La colonisation qui a suivi a conduit à engager dans cet espace une expérience particulière : le rassemblement dans l’espace clos des îles des derniers caraïbes ayant échappé à l’extermination, des colons européens qui s’installent pour organiser l’exploitation au sein des plantations, des esclaves africains transportés comme du bétail vers ces latitudes pour effectuer les travaux de force et les services domestiques nécessaires pour assurer la production du sucre et des denrées exotiques. A ces éléments de base viendront ensuite s’ajouter d’autres, en particulier des Indiens prenant la place des travailleurs serviles après l’abolition progressive de l’esclavage (XIXe siècle), des commerçants d’Asie et du Moyen-Orient… Cette situation plaçait donc chaque composante de peuplement dans une situation particulière : chacune portait en elle sa propre culture, plus où moins éclatée et fragilisée selon les cas (les planteurs blancs et les régisseurs s’arrangeaient en particulier pour briser les éventuelles solidarités entre esclaves africains en diversifiant les groupes ethniques présents dans les plantations). Mais l’émergence et le développement de la vie sociale n’étaient possibles qu’à travers une rencontre, un mélange que les écrivains et essayistes antillais ne cessent de décrire et d’explorer dans leurs œuvres. Ainsi Edouard Glissant insiste une fois encore dans son dernier essai, La cohée du lamentin : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage, c’est le métissage qui produit de l’inattendu » (Glissant, 2005 : 84)2. Ce caractère imprévisible du brassage est essentiel, il a donné bien sûr l’infinie diversité des traits physiques et des couleurs de peau, mais aussi des langues qui jouent de cette totale liberté de composition, des musiques réalisant la synthèse des formes musicales européennes avec des éléments rythmiques et mélodiques issus d’Afrique et plus largement du monde entier (Maximin, 2006 : 11-43) et, plus globalement, une organisation familiale et sociale recomposée à partir des apports fragmentaires des cultures impliquées et de l’adaptation avec la situation concrète créée par la colonisation et la post-colonisation. Nous nous trouvons ainsi en quelque sorte en présence d’un espace en creux en ceci qu’il a été placé en dehors de la grande Histoire telle qu’elle est définie et déployée dans la pensée occidentale dominante où elle apparaît comme une progression continue de la Raison (Hegel), et dans la mesure où les occupants de cet espace peinent eux-mêmes à constituer un peuple. On ne s’étonne pas de trouver ici une convergence avec la pensée de Gilles Deleuze : rejet critique de la pensée philosophique et de la philosophie de l’histoire dominantes, revalorisation des devenirs minoritaires et quête insistante du « peuple qui manque » (Deleuze, 1985 : 281-282). Cette convergence explique d’ailleurs pourquoi les intellectuels caribéens se sont trouvés plus en phase avec les campus américains antérieurement évoqués qu’avec la frileuse métropole française (Cusset, 2003 : 308). L’impact du motif de la créolisation y a été très fort, et ces campus ont accueilli des intellectuels cubains, jamaïcains, trinidadiens, haïtiens et bien sûr aussi des Antilles françaises, en particulier Edouard Glissant qui a fondé dès 1967 un Institut martiniquais d’études à Fort-de-France avant d’enseigner en tant que distinguished university professor à l’Université de Louisiane (1989), puis à la City University de New York (à partir de 1995). Il y a là un exemple de transferts culturels croisés qui mériterait une étude approfondie.

Aller à la recherche de ce peuple qui manque n’est pas réalisable avec les instruments de l’Histoire, mais à travers une quête de ce qui est obscurément inscrit dans les lieux et dans les corps. Si donc l’espace caraïbe est hors de l’Histoire, il y a bien une « géo-histoire » de ces îles et de leurs habitants, enfouie dans les traces qu’E. Glissant situe aussi bien dans les lieux et les paysages que dans les corps et les comportements sociaux : « Même là où ils furent exterminés, les Amérindiens ont maintenu secrètement une présence qui s’exercera au niveau de l’inconscient collectif. Même déportés sans aucun recours, sans langages ni dieux ni outils, les Africains ont maintenu une présence de l’ancien pays, qui entrera dans la composition de valeurs imprévues. De tels procédés relèvent d’une pratique de la Trace comme composante, qu’il faut retrouver en soi, et accorder à de nouveaux usages » (Glissant, 2005 : 84). La notion de Trace désigne originellement dans les Antilles françaises les chemins étroits conduisant vers l’intérieur des îles, qui furent « tracés » à l’origine par les esclaves fugitifs dénommés « marrons » et portent ainsi sur le paysage la marque de la souffrance passée et de la résistance des esclaves. Elle est élargie par E. Glissant à toutes les manifestations souvent inconscientes du passé dans le quotidien (pratiques linguistiques, structure de la famille, comportements sociaux, déséquilibres psychiques, invention musicale…). Cette quête des « traces » serait intellectuellement dangereuse si elle devait conduire à une prise de conscience arrogante de soi et à un enracinement dans un territoire. Mais c’est exactement l’inverse qui est ici visé. Il importe en effet à E. Glissant « que la pensée de la trace s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui oriente. Nous connaissons que la trace est ce qui nous met, nous tous, d’où que venus, en relation… La pensée de la trace permet d’aller au loin des étranglements de système. Elle réfute par là tout comble de possession… Elle est l’errance violente de la pensée qu’on partage » (Glissant, 1997 : 18-20). Et encore : « Le caractère tremblant, fragile et impérieux de la Trace explique comment l’inattendu survient dans nos sociétés. Il explique aussi pourquoi se développe là une autre conception de l’identité, vécue comme Relation et non plus comme principe unique ni comme souche excluante et intolérante » (E. Glissant, 2005 : 84).

C’est donc une théorie et une pratique de la relation qui est développée à partir de l’analyse et du vécu de l’espace-temps caribéen. La relation comme reconnaissance et exploration de la diversité des cultures et de leur singularité sans chercher à les rendre transparentes et prévisibles, l’opacité relative des cultures devant être à tout prix préservée (Glissant, 1981 : 190-191). De la sorte, la réflexion et l’expérience vécue dans l’espace apparemment clos des îles caribéennes nous conduisent à l’espace du Tout-Monde en passant par l’intermédiaire de la réalité et de la métaphore de l’archipel. Tout comme l’archipel caribéen constitue un ensemble géologique soudé par des liens invisibles parce que sous-marins, mais aussi un ensemble culturel lui aussi opacifié par la multiplicité des situations coloniales en fonction des îles concernées, de la même façon des liens invisibles mais forts relient de plus en plus les cultures à travers les continents. E. Glissant affirme ainsi notamment que « l’Europe s’archipélise, c’est-à-dire qu’au-delà de la barrière des nations, on voit apparaître des îles qui sont en relation les unes avec les autres… La vie officielle, administrative passe encore par les états nations. Mais la vie réelle et culturelle a déjà dépassé ce stade et met en contact les régions les unes avec les autres » (Glissant, 1998). Le même phénomène se produit dans et entre les continents, et même les Etats-Unis commencent à s’archipéliser. Ainsi la co-présence permanente des cultures du monde entier en tout lieu ne cesse de se renforcer et de devenir plus visible, ainsi que cela se produit en particulier dans les grandes métropoles telles que Rio de Janeiro, Mexico, Paris ou Los Angeles. La seule prévision possible pour notre monde est dès lors selon E. Glissant que l’imprévisible créolisation du monde est irréversible (Glissant, 2004). L’archipélisation, en tant que métaphore de cette infinité de liens tissés entre les individus et entre les cultures, est une fois de plus en appui sur la pensée du rhizome chez Gilles Deleuze, elle marque le rejet de la racine unique au profit de réseaux de filaments lancés dans toutes les directions.

Pour insister sur le caractère imprévisible et aventureux de cette progression vers l’autre, E. Glissant a, dans La cohée du lamentin, fait la synthèse de ses propositions au sein de ce qu’il nomme la « pensée du Tremblement ». Il se réfère pour ancrer concrètement cette notion au vol des oiseaux migrateurs en notant : « Imaginez le vol de milliers d’oiseaux sur un lac d’Afrique ou des Amériques… Voyez ces balans d’oiseaux, ces essaims. Vous concevez la spirale qu’ils dénouent et sur laquelle le vent coule. Mais vous ne saurez pas les dénombrer vraiment pendant leur lancer tout en crête et en ravine, ils montent et ils descendent hors de la vue, ils tombent et ils s’enracinent, ils repartent d’un seul cran, leur imprévisible est cela même qui les relie, et qui tournoie en deçà de toute science… Puis la nuit surgit, qui vous stupéfie. Leurs ailes sont d’éclat et leurs ventres d’ombre, vous ne les avez pas vus répandre, là sur les bords et là sur les écumes noircies, le linge damassé de ce silence qu’ils font » (Glissant, 2005 : 11). Exprimé autrement : « La pensée du Tremblement surgit de partout… Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée. Elle ne suppose pas la peur ou l’irrésolu, elle s’étend infiniment comme un oiseau innumérable, les ailes semées du sel noir de la terre. Elle nous réassemble dans l’absolue diversité, en un tourbillon de rencontres. Utopie qui jamais ne se fixe et qui ouvre demain, comme un soleil et un fruit partagés » (Glissant, 2005 : 12). Dans l’espace du « chaos-monde », l’envol en direction des autres n’a pas pour but l’instauration de la lisibilité et de l’ordre (nous avons vu que cela se passait ainsi au temps des Grandes Découvertes ou de la colonisation), mais l’espoir de la contamination mutuelle des cultures par l’entrée des uns et des autres dans ce que G. Deleuze appelle des « zones de voisinage », toujours dans l’acceptation de l’imprévisible. « Nous pratiquons », écrit Glissant, « ce flottage processif – dans l’espace (les lieux) et dans le temps (l’inattendu) – avec tous les bois que nous pouvons charroyer » (Glissant, 2005 : 138).

Dans ces conditions, on comprend que la quête antérieurement évoquée du « peuple qui manque » se trouve élargie : il ne s’agit plus seulement des peuples en souffrance et ignorance d’eux-mêmes comme ceux de la Caraïbe (ou de tout autre peuple à la recherche de lui-même) : « aujourd’hui c’est aussi le peuple du Tout-Monde, celui qui nous manque depuis si longtemps, et il diffracte en combien de peuples à la fois, et les poétiques, l’art et la philosophie sont différents moyens… de nommer (d’inventer) ce peuple, sans fixité ». Inventer, insiste E. Glissant en référence à G. Deleuze qu’il cite3 avant d’ajouter qu’il ne s’agit pas « de créer un peuple, Deleuze précise à deux fois […] « inventer », l’invention diffère de la création en ceci qu’elle ajoute au créé une intention manifeste, un vrai prolongement de nature, en quelque sorte un futur inclus dans le présent ». Et il ne s’agit pas non plus « d’entrer dans les caches et les limites d’un nationalisme ou d’un populisme confortables, ce peuple inventé est toujours un devenir‑peuple… et qui ne manque pas à vous, à vous, ou à moi seulement, mais à la totalité-monde » (Glissant, 2005 : 135).

Ainsi, nous sommes passés des poussières dans l’Océan atlantique à l’espace-monde, et à un contre-projet de dynamique planétaire, contre-projet par rapport à ce que représente la mondialisation dont E. Glissant dit dans un texte intitulé Incipit absolu : « Ce que l’on appelle Mondialisation, qui est donc l’uniformisation par le bas, le règne des multinationales, la standardisation, l’ultralibéralisme sauvage sur les marchés mondiaux…, c’est aussi le revers négatif d’une réalité prodigieuse que j’appelle mondialité. Elle projette, cette mondialité, dans l’aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous aujourd’hui de vivre, et dans un monde qui pour la première fois… se conçoit à la fois multiple et un, et inextricable. Nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre et de réagir, dans ce monde là » (Glissant, 2005 : 15). Changer l’imaginaire donc avant toute chose, en chassant nos peurs de l’autre et de la perte de repères au sein d’un monde chaotique pour accepter une identité-relation qui est l’ouverture vers la richesse de toutes les cultures du monde et s’oppose en ce sens à une mondialisation sans projet culturel. E. Glissant, et avec lui les écrivains et penseurs de la Caraïbe, croient à la force de ce devenir culturel qu’ils dressent contre la froide construction de la mondialisation avec les armes en apparence dérisoires de la pensée et de la création artistique et littéraire : « J’appelle Poétique de la Relation ce possible de l’imaginaire qui nous porte à concevoir la globalité insaisissable d’un tel chaos-monde, en même temps qu’il nous permet d’en relever quelque détail, et en particulier de chanter notre lieu, insondable et irréversible. L’imaginaire n’est pas le songe, ni l’évidé de l’illusion » (Glissant, 1997 : 22).

Que ce projet d’approche renouvelée du monde dans son actuelle complexité nous parvienne de régions considérées le plus souvent comme ultrapériphériques et insignifiantes ne devrait pas étonner. Alexis Nouss remarque à ce propos que « les Caraïbes ou l’Amérique du Sud fournissent des exemples où la spatialité tierce est une réalité effective » (Nouss, 2005 : 62). Il se réfère ainsi à la notion de tiers‑espace théorisée par le post-colonialiste Homi Bhabba (1994, passim) contre les visions dualistes du « nous et les autres », contre les logiques territoriales et séparatrices de la frontière. Et il est de fait que l’espace caraïbe est un de ces espaces où, nous l’avons vu, les cultures se sont dès l’origine nourries les unes des autres, « produisant constamment de nouvelles réalités sociales et esthétiques » (Nouss, 2005 : 61). Maintenant que l’ailleurs est partout installé dans l’ici, y compris dans les pays industrialisés et les anciennes puissances coloniales qui récoltent dans et au-delà de leurs banlieues urbaines les conséquences de leur expansionnisme mondial, il est sans doute temps de se tourner vers ces tiers-espaces – qu’après tout nous avons contribué à créer – pour démêler l’écheveau de nos situations complexes et ouvrir nos perspectives et notre imaginaire à l’échelle des cultures du monde entier.

1 Mot attribué à Charles de Gaulle à propos de la Martinique.

2 Cf. Glissant, 1997, p. 37 : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de culture distincts

3 Glissant, 2005, p. 135 : « Donc, Deleuze écrit : “La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque, il

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Anmerkungen

1 Mot attribué à Charles de Gaulle à propos de la Martinique.

2 Cf. Glissant, 1997, p. 37 : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de culture distincts, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ».

3 Glissant, 2005, p. 135 : « Donc, Deleuze écrit : “La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque, il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple” ».

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Elektronische Referenz

Jean-Jacques Alcandre, « L’espace-temps caribéen », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 3 | 2011, online gestellt am 01 janvier 2011, aufgerufen am 07 octobre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=349

Autor

Jean-Jacques Alcandre

Professeur émérite à l’université de Strasbourg (antérieurement : UFR Langues et sciences humaines appliquées, département LEA) : culture, économie et société de l’Allemagne contemporaine, cultures en contact à l’échelle européenne et mondiale, colonisation et postcolonisation.

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