Cela fait maintenant plus de 20 ans que l’approche neurolinguistique a été développé au Canada, historiquement sous le couvert du programme de Français intensif auprès d’un public scolaire. L’ANL n’est pas née dans un laboratoire de recherche, mais d’une recherche de terrain afin d’élaborer un programme d’enseignement qui puisse pallier les difficultés rencontrées par de jeunes canadiens qui après plusieurs années d’enseignement du français langue seconde n’avaient pas les capacités à s’exprimer de manière spontanée dans cette langue cible. D’un point de vue scientifique, Claude Germain et Joan Netten ont eu à cœur de mener des recherches pointues afin de rendre compte des résultats issus de leur premier terrain de recherche à Terre-Neuve-et-Labrador. Rapidement, se sont enchaînées d’autres expérimentations au Canada, puis de par le monde, avec toujours la même volonté de partager les résultats de recherche et de formaliser un modèle théorique qui serait le plus à même d’expliquer ces derniers. Ainsi, l’ANL repose sur cinq grands principes issus de la recherche scientifiques avec leurs corrélats en termes de stratégies d’enseignement mobilisés dans la salle de classe. Plusieurs livres et de nombreux articles1 reprennent en détail chacun des piliers de l’ANL et l’objectif de ce recueil d’articles n’était pas de décliner une nouvelle fois les liens entre recherche et enseignement. Il s’agit plutôt de rassembler des chercheurs, des chercheurs en émergence, des formateurs, des praticiens et des administrateurs de l’ANL afin de créer une communauté d’échanges qui puisse mettre en regard ses questionnements mutuels.
Présentes maintenant sur tous les continents, l’ANL a su s’adapter à de nouveaux contextes (extensif) et à de nouveaux publics (universitaire, adulte, migrants). Comme toute innovation pédagogique qui prend de l’envergure, il a été nécessaire de s’appuyer sur des porteurs de connaissances et de compétences afin que les fondements initiaux de cette approche se transmettent d’espaces en espaces. En effet, ce sont eux qui assurent la continuité de l’ANL en proposant des stages de formation, en assurant le suivi des mises en œuvre sur différents terrains et en faisant des retours sur les nombreux supports pédagogiques qui peuvent être développés. C’est cette communauté d’échanges qui fait vivre l’ANL en partageant le plus souvent de manière bénévole leurs savoirs et leurs compétences à partir de la réalité du terrain. Il est donc important pour cette dernière de se situer par rapport à des recherches ou des pratiques existantes, de proposer des adaptations en lien avec les nouveaux contextes d’enseignement et d’envisager des nouveaux terrains de recherche.
C’est ainsi que nous avons décidé de nous rassembler en avril 2019 à l’Université de Strasbourg grâce à un soutien du laboratoire de recherche interuniversitaire des sciences de l’éducation (UR 2310) et de l’Association rhénane des enseignants de FLE (AREFLE). Nous avons profité de cette journée d’étude pour nous connecter à distance et partager du Canada au Japon en passant par la Chine, la Pologne, la Suède, la Belgique et l’Iran, nos pratiques et nos questionnements afin de faire émerger des axes de recherches internationales qui pourraient s’organiser autour d’une équipe locale strasbourgeoise. Les interventions ont été articulées autour de plusieurs thématiques : historique de l’ANL, mises en œuvre internationales à l’université et en centres de langues, formation des enseignants et axes de recherches émergeants. Les contributions2 qui suivent reprennent pour l’essentiel les présentations orales.
Les premiers articles de Joan Netten et David Mcfarlane ont pour but de resituer l’ANL dans son cadre historique. Pour Joan Netten, il s’agit de présenter les étapes qui ont permis de formaliser l’approche neurolinguistique. En partant d’un constat simple que le programme de Français de base ne permettait pas de développer l’aisance à communiquer en L2 au Canada, elle s’est interrogée sur les programmes qui pourraient éventuellement pallier cette difficulté. En s’associant à Claude Germain, elle a pu observer des classes d’anglais intensif qui se déroulaient au Québec et qui étaient basées sur un ancien modèle de Français intensif développé dans cette même région dans les années 70 pour le public anglophone. En s’appuyant sur le conseil de neurolinguistes, Claude Germain et Joan Netten ont décidé de conceptualiser un programme de FLS qui, en plus de l’intensité (au moins 250 heures de français pendant l’année), opèrerait deux modifications majeurs, à savoir, une organisation des enseignements selon un cercle de la littéracie, typique des cours en langue première, et un contenu cognitif qui participerait au développement de l’enfant en intégrant les autres matières du curriculum de manière transversale. Le premier pari gagné, c’est-à-dire le développement de la communication spontanée chez les enfants participant au programme de Français intensif, Claude Germain et Joan Netten ont tenté de comprendre pourquoi les élèves avaient aussi développé une précision linguistique supérieure au programme de français de base, qui s’appuie pourtant sur l’explicitation récurrente de règles de grammaire qui sous-tendent la langue. En interrogeant de nouveau les neurolinguistes, ils ont pu élaborer cinq principes théoriques qui forment la base de l’ANL et qui orientent les stratégies d’enseignement qui doivent être respectées. L’ANL était née et pouvait alors se développer hors du contexte canadien en adaptant les principes-clés à d’autres langues et d’autres situations d’enseignement sans toutefois reposer nécessairement sur le principe d’intensité ou de transversalité du curriculum.
La contribution de David Mcfarlane permet de comprendre de manière détaillée le test qui a été mobilisé afin d’établir les niveaux en communication spontanée atteints par les élèves inscrits au programme de Français intensif. Il explique comment ce test a l’avantage de pouvoir mesurer les compétences interactionnelles de tout apprenant en langue étrangère par le biais de sa structuration (mise en train, vérification de niveau, sonde, détente). Calibré aussi selon les standards du CECRL, cet outil d’évaluation permet, pour les administrateurs de programmes, de mesurer les progrès des apprenants, et pour les chercheurs, de disposer d’un outil fiable utilisable dans n’importe quel contexte.
Les trois articles qui suivent font état d’expériences qui se sont déroulées en appliquant les principes de l’ANL dans trois environnements différents (Chine, Japon, France). Ines Ricordel rapporte les adaptations qui ont été menées dans un contexte universitaire chinois au sein d’un département de français. Elle indique qu’il a fallu réfléchir dans un premier temps aux caractéristiques du régime intensif canadien et aux modalités traditionnelles d’enseignement du FLE en Chine. Forte heureusement, une équipe pédagogique soudée alliant francophones et chinois a pu se mettre en place rapidement afin de rédiger un curriculum et des unités pédagogiques qui ont été testées en continuité pour un contexte intensif (10 heures/semaine). Dans un second temps, des recherches ont été menées afin de s’assurer que les étudiants inscrits dans le dispositif expérimental n’étaient pas désavantagés par rapport à leurs homologues lors des tests de français nationaux en Chine. Les résultats étant probant, c’est toute une organisation qui s’est mise en place avec le recrutement et la formation de nouveaux enseignants afin de pérenniser le dispositif de formation à l’Université Normale de Chine du Sud.
Pour ce qui est du Japon, Romain Jourdan-Otsuka décrit un environnement de formation universitaire morcelée où les enseignements de français se déroulent de manière extensive. Avec en moyenne 90 minutes de cours par semaine, il nous détaille comment il a adapté l’ANL à son contexte particulier et les décisions qu’il a dû prendre pour ce qui est de la rédaction d’unités pédagogiques adaptées qui tiennent aussi compte des descripteurs internationaux tels que le CECRL. Au final, en calant ses progressions et ses évaluations sur le CECRL, les adaptations réalisées par Romain Jourdan-Otsuka permettent d’ancrer l’ANL dans le contexte international plus général des cours proposés en modalité extensive et soutenus par des certifications type DELF/DALF.
Pour finir cette section, Camille Boissel fait état d’une recherche qu’elle a menée au Centre de Langue Française pour Etrangers de l’Université d’Angers. Il s’agissait dans un premier temps d’adapter des enseignements qui étaient guidés par des manuels de FLE en intégrant les composantes orale, de lecture et d’écriture de l’ANL. Puis, le recueil de données visait à vérifier quelles étaient les activités de compréhension orale et écrite (ANL ou préparation au test) qui permettaient aux étudiants de mieux appréhender un document oral ou écrit. Il en résulte que l’ANL semble plus indiquée pour approfondir la compréhension de l’oral alors que les activités de préparation aux examens paraissent plus probantes pour développer les stratégies de compréhension de documents écrits.
S’ensuit deux écrits qui touchent à la formation des enseignants à l’ANL, rouage essentiel pour la professionnalisation des acteurs de l’enseignement. Vi-Tri Truong indique que les enseignants qui s’inscrivent aux formations initiales à l’ANL sont de manière générale à la recherche de stratégies d’enseignement qui leur permettraient de dépasser certaines de leurs frustrations. L’un des défis majeurs de la formation est de proposer des ateliers dynamiques qui permettent de rendre compte de l’aspect fondamental de l’ANL, à savoir, l’interaction orale comme soutien du développement linguistique. Il détaille ensuite les différentes stratégies à maitriser pour la phase orale de l’ANL et enjoint les stagiaires à poursuivre leur formation par le biais de retours personnalisés une fois la mise en œuvre réalisé dans un contexte précis.
Dans le cadre des enseignements en FLE proposés avec l’ANL à l’Université normale de Chine du Sud, Huayu Zhen décrit la formation typique suivie par les nouveaux enseignants qui intègrent le département de français. Après une mise à la tâche à distance, des séances plus pratiques et des observations permettent de parfaire la formation des enseignants. Il n’en reste que les principes théoriques sont assez régulièrement mal compris et que de fait la mise en œuvre de l’ANL s’en trouve affaiblie. Huayu Zhen propose des suivis plus réguliers par des enseignants experts afin de s’assurer que les nouveaux enseignants adoptent de façon plus fluide l’ANL à leurs pratiques d’enseignement.
Les deux dernières contributions portent sur les axes de recherches à développer concernant l’ANL tout en s’appuyant sur les résultats déjà existants. Dans son article de synthèse, Nathalie Gettliffe résume les principaux résultats de recherche à date en particulier ceux qui ont trait au développement de la communication spontanée (IO) et des compétences de compréhensions/productions orales et écrites (CO/CE/PO/PE). Elle aborde ensuite d’autres variables telles que l’intensité, l’aisance à communiquer et la précision linguistique ainsi que l’estime de soi. Une dernière partie porte sur la formation des enseignants à l’ANL, la pertinence de l’ANL pour un public scolaire en difficulté et les éléments du modèle théorique qui restent encore à tester.
Finalement, Maria Dollander replace l’ANL dans le cadre plus général de l’apprentissage d’une langue étrangère et des efforts que doivent concéder chaque apprenant. Alors que le conformisme tend à privilégier l’apprentissage de l’anglais, elle présente deux articles qui proposent de dépasser l’apprentissage d’une langue à des seules fins pragmatiques pour le replacer dans un contexte de partage interculturel et pour nous protéger plus tard de maladies neuro-dégénérescentes.
Pour conclure, l’ensemble des contributions permet de rendre compte du dynamisme de l’ANL sur de nombreux territoires et de ses potentialités. Avec un modèle théorique émergeant, il reste encore beaucoup de principes à tester ou à affiner afin de parfaire les pratiques enseignantes. Longue vie à l’ANL3 !