De la neutralité, de l’engagement et de la laïcité : penser avec Jaurès

DOI : 10.57086/lpa.123

p. 53-71

Plan

Texte

Introduction

On croit souvent que la laïcité impose aux enseignants de l’école publique un devoir de neutralité, alors qu’en réalité l’école laïque, telle qu’elle est instituée par la loi du 28 mars 1882, ne doit être neutre qu’à l’égard des religions instituées : « Nous n’avons promis ni la neutralité philosophique ni la neutralité politique », déclarait Jules Ferry (cité dans Buisson, 1911). Or la laïcité comprise comme neutralité est, nous semble-t-il, un des obstacles aujourd’hui en France à l’engagement des enseignants et enseignants-chercheurs. Les engagements sont souvent assimilés, par les défenseurs de la neutralité, à des opinions sans fondement, à de l’idéologie, à des prises de position arbitraires ; on invoque le risque d’endoctrinement. Mais le danger aujourd’hui dans l’enseignement et la recherche est moins l’endoctrinement que la neutralité des savoirs, coupés des problèmes actuels et de la vie sociale, culturelle et politique. La neutralité, parce qu’elle permettrait de dépasser les particularismes et d’accéder directement à l’universel, serait une condition du travail scientifique et de la transmission des savoirs. Mais la neutralité existe-t-elle ?

Nous voudrions montrer, en nous appuyant sur la pensée et les combats de Jean Jaurès pour déconstruire la laïcité-neutralité, que la neutralité n’existe pas, que la laïcité, originellement, signifie, non pas la neutralité, mais l’émancipation intellectuelle, spirituelle, morale, politique et sociale et qu’elle est inséparable de l’engagement pour la République sociale, voire pour le socialisme. Dans ses textes et discours des années 1908-1910 consacrés à la neutralité scolaire dans le contexte de l’offensive de l’Église catholique contre l’école laïque (« la guerre des manuels »), Jaurès défend l’idée que la neutralité est un mensonge et que, loin d’être un principe de l’école laïque, elle est une arme que ses ennemis (l’Église et le parti clérical ainsi que les républicains bourgeois conservateurs inquiets de la progression du socialisme) utilisent pour la neutraliser. « En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre », écrit-il dans une phrase célèbre de « Neutralité et impartialité » (Jaurès, 2012, p. 255). La neutralité n’est qu’une neutralisation. Jaurès défend une laïcité républicaine et socialiste, respectueuse de la liberté de l’esprit, en particulier de la liberté de conscience de l’élève. Mais là est aussi le problème, en particulier à l’école primaire : dans la tension (voire la contradiction) entre le respect de la liberté et l’engagement républicain et socialiste. Jaurès affronte ce problème selon sa méthode qui consiste à rejeter les dualismes (idéalisme/matérialisme, humanité/prolétariat, république/socialisme, etc.) par une dialectique qui assume et dépasse les contradictions. Il pense une troisième voie, une voie émancipatrice, entre le militantisme sectaire et la neutralité morte.

Laïcité et neutralité : la neutralité, une neutralisation de la laïcité émancipatrice

Au début du xxsiècle, entre 1906 et 1914, une nouvelle guerre scolaire a lieu. La loi du 9 décembre 1905 de Séparation des Églises et de l’État est un choc pour l’Église catholique, mais cette loi lui permet de retrouver sa liberté de parole, alors que le Concordat la maintenait sous la tutelle de l’État. Par la « Déclaration des Cardinaux, Archevêques et Évêques de France aux Pères de famille de leur pays » du 12 septembre 1908 puis par la « Lettre pastorale » du 28 septembre 1909, l’Église repasse à l’offensive contre l’école laïque. Elle condamne la neutralité religieuse inscrite dans la loi du 28 mars 1882 : « Qu’est-ce, en effet, que cette neutralité, déclare la “Lettre pastorale” de 1909, sinon l’exclusion systématique de tout enseignement religieux dans l’école, et, par suite, le discrédit jeté sur des vérités que tous les peuples ont regardées comme la base nécessaire de l’éducation ? » (cité dans Buisson, 1911). Cependant l’Église doit aussi prendre en compte les parents catholiques dont les enfants sont à l’école publique et elle dit dans cette « Lettre pastorale » qu’elle « défend de fréquenter l’école neutre » mais « tolère qu’on fréquente l’école neutre quand il y a des motifs sérieux de le faire » (ibid.). L’Église a donc une attitude double : d’un côté, elle rejette la neutralité comme une idée fausse et néfaste ; de l’autre, elle réclame son application comme un moindre mal, faute d’avoir pu maintenir dans l’école publique l’enseignement du catholicisme. Elle demande également aux pères de famille de surveiller les écoles publiques et, pour ce faire, de créer des associations visant à faire respecter la neutralité. Enfin elle condamne quatorze manuels (d’où le nom de « guerre des manuels » donné à cette guerre scolaire). Or l’école laïque n’est pas tenue par la loi du 28 mars 1882 à la neutralité complète mais seulement à la neutralité religieuse ou plus exactement confessionnelle. « Nous avons promis la neutralité religieuse, disait au Sénat Jules Ferry (discours du 31 mai 1883), nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique » (cité dans Lelièvre, 1990, p. 98).

La neutralité religieuse

Que signifie la neutralité religieuse ? Il faut entendre par là que l’enseignant doit s’abstenir d’intervenir dans le domaine des confessions religieuses, c’est-à-dire des religions instituées. Dans la pratique, ce n’est pas simple car certaines disciplines (histoire, économie, instruction morale et civique, littérature, art) touchent à la religion et le maître doit affirmer les vérités scientifiques, historiques, politiques, morales et sociales, sans tenir compte de la doctrine de l’Église. Mais le plus délicat, c’est, dans l’enseignement moral, la question des « devoirs envers Dieu ». En effet, au moment de la discussion au Sénat du projet de loi sur la laïcité de l’école primaire (1882), Jules Ferry s’est opposé à ce que ces devoirs soient inscrits dans la loi mais il a accepté qu’ils prennent place dans les programmes d’enseignement moral. Comment concilier la neutralité confessionnelle avec l’enseignement des « devoirs envers Dieu » ? Le Conseil supérieur de l’instruction publique chargé des programmes scolaires (Buisson en fait partie et y défend l’enseignement des « devoirs envers Dieu ») pensa résoudre le problème par une note explicative qui excluait tout cours de métaphysique sur la nature et les attributs de Dieu et limitait cet enseignement déiste au respect du nom de Dieu (associé à l’idée de Cause première et d’Être parfait), à la tolérance envers les différentes croyances et à la morale pratique. « Enseignez à l’enfant, dit la note explicative, qu’il y a bien des manières de croire en Dieu et de servir Dieu, mais qu’il n’y en a qu’une sur laquelle tout le monde soit d’accord, c’est l’obéissance aux lois de la conscience et aux lois de la raison. » (Buisson, 1911). Mais, et Buisson en convient, ces recommandations n’ont pas été comprises par une grande partie des instituteurs et les « devoirs envers Dieu » sont assez rapidement devenus lettre morte (ils seront définitivement supprimés des programmes de l’école primaire en 1923). Comme on le voit, la laïcité à ses origines n’est pas non plus complètement neutre sur la question religieuse. La laïcisation de l’école à la fin du xixe siècle est une sortie hors de la religion catholique, mais pas hors du religieux. Sous l’influence des Quinet, Buisson, Pécaut et même Jaurès, la laïcité a une dimension religieuse (cf. Lamarre, 2020) : « Il y a, écrit Vincent Peillon, dans la pensée de Jaurès, de Quinet ou Ferdinand Buisson l’expression d’une spiritualité propre au républicanisme » (Peillon, 2012, p. 95). Selon l’historien Pierre Ognier, cette laïcité religieuse est le modèle originel de la laïcité scolaire, qui a été ensuite occulté par le modèle scientiste (cf. Ognier, 1994). La morale laïque, telle que la conçoit Buisson, a un fond religieux au sens où elle est inséparable du sentiment d’un infini qui habite l’homme et le dépasse : « Il y a des heures dans la vie où soudain, comme un trait de lumière, l’infini nous saisit, l’au delà [italiques de Buisson] nous apparaît », écrit-il dans l’article Prière du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (Buisson, 1888, p. 2432) ; « Ces instants de trouble divin, de contemplation ou de ravissement », « ces échappées hors de soi en plein infini » sont « les moments religieux » (ibid., p. 2432-2433). Mais les « devoirs envers Dieu » mettent mal à l’aise les instituteurs et ils n’ont dans les faits aucune valeur éducative. Comme le dira Jaurès dans son grand discours en 1910 à la Chambre des députés Pour la laïque, le Dieu des programmes de 1882 est un Dieu abstrait et « sans vertu éducative » (Jaurès, 2012, p. 130) : « C’était une sorte de compromis politique entre le Dieu des chrétiens qu’on ne voulait pas maintenir et le Dieu plus hardi du panthéisme et du monisme qu’on n’osait pas introduire » (ibid., p. 131). Buisson et le Conseil supérieur de l’instruction publique échouent à faire passer la spiritualité républicaine dans les programmes de l’école primaire et dans la pratique des enseignants. Le modèle scientiste (une morale fondée sur la science et non plus sur le sentiment religieux) va remplacer le modèle originel.

La neutralité politique

Tout aussi délicate est la question politique. J. Ferry déclare à plusieurs reprises qu’il n’a jamais promis la neutralité politique et il affirme catégoriquement l’engagement politique de l’école de la IIIe République. Il dit ainsi devant les délégués des instituteurs au Congrès pédagogique du 25 avril 1881 : « Vous devez enseigner la politique parce que la loi vous charge de donner l’enseignement civique […] Vous avez le devoir de faire aimer la République et la première Révolution » (cité dans Lelièvre, 1990, p. 98). Que faut-il entendre par politique ? Dans l’article « Politique » du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Buisson fait la distinction entre les notions générales et fondamentales de la politique au sens élevé du terme (la République, les droits de l’homme et du citoyen, la patrie, etc.) qui constituent le programme d’instruction civique et « les vues étroites, les doctrines particulières, les opinions et les passions de la politique militante et quotidienne » (Buisson, 1888, p. 2399). L’instituteur est un éducateur et non pas un agent du gouvernement ou un agent électoral d’un parti ; il doit rester neutre par rapport à la politique au sens étroit du terme, mais pas par rapport à la politique au sens élevé. Cependant, en ce début du xxe siècle, les instituteurs sont de plus en plus nombreux à ne plus vouloir justifier par leur enseignement l’ordre établi de la République bourgeoise et à se tourner vers le socialisme et la République sociale (cf. Mole, 2010). Ils créent des associations professionnelles, les amicales d’instituteurs et d’institutrices (la loi de 1901 sur les associations favorise ce mouvement), font vivre des périodiques (notamment la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, fondée en 1890) ; ils luttent pour le droit de créer des syndicats. À partir de 1903, un nombre croissant d’amicales se constituent en syndicats qui se réunissent dans les Bourses du Travail. Le 30 novembre 1905 est publié le « Manifeste des instituteurs syndicalistes ». Nous en citons un extrait : « […] les instituteurs réclament le droit de se constituer en syndicats ; ils veulent entrer dans les Bourses du Travail. Ils veulent appartenir à la Confédération Générale du Travail. Par leurs origines, par la simplicité de leur vie, les instituteurs appartiennent au peuple. Ils lui appartiennent aussi parce que c’est aux fils du peuple qu’ils sont chargés d’enseigner. Nous instruisons les enfants du peuple, le jour. Quoi de plus naturel que nous songions à nous retrouver avec les hommes du peuple, le soir ? C’est au milieu des syndicats ouvriers que nous prendrons connaissance des besoins intellectuels et moraux du peuple. C’est à leur contact et avec leur collaboration que nous établirons nos programmes et nos méthodes. […] » (cité dans Ognier, 1994, p. 152). Un nombre important de ces syndicalistes sont socialistes, d’autres sont syndicalistes révolutionnaires, beaucoup sont antimilitariste et même antipatriotiques. Mais ces militants sont souvent en butte à la répression gouvernementale et administrative. Inquiets de la montée du socialisme et de la syndicalisation chez les instituteurs, les bourgeois républicains conservateurs « mettent en place (en coupe-feu) une conception neutralisante de la laïcité » (Lelièvre, 1990, p. 102). À partir d’une étude de la presse picarde (la lecture de 46 000 numéros de 7 journaux), Claude Lelièvre a montré que la guerre scolaire entre 1906 et 1914 a été menée sur deux fronts, la lutte de la bourgeoisie conservatrice contre la progression de la laïcité socialiste constituant le front principal et celle de l’Église et du parti clérical le front secondaire. Selon l’historien, le conflit avec l’Église a occulté la lutte acharnée contre le mouvement de syndicalisation des instituteurs et la progression du socialisme : « En définitive, écrit Lelièvre, l’ensemble des luttes sur les deux fronts se solde par la mise en avant d’une conception neutralisante de la laïcité (concentrée terminologiquement dans l’adjectif « scolaire », « la neutralité scolaire ») » (ibid., p. 105). La laïcité change de sens, on passe de la neutralité « religieuse » à la neutralité « scolaire » : « Loin d’être un principe de l’école laïque, écrit Olivier Reboul, la neutralité fut une arme aux mains de ses adversaires ; ou mieux : le carcan dans lequel ils voulurent l’enfermer » (Reboul, 1977, p. 62). La neutralité n’est pas un principe laïque, elle est ce que réclament l’Église et les républicains conservateurs pour contrer la laïcité émancipatrice et socialiste.

La laïcité républicaine et socialiste de Jaurès

Jaurès intervient sur la question de la neutralité en exprimant sa pensée dans des articles qui paraissent en 1908-1909 dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, notamment : « Protégés », « Neutralité et impartialité », « De la neutralité », « La valeur des maîtres », « La prochaine bataille » (cf. Jaurès, 2012, p. 248-270). La REPPS, revue à la fois pédagogique, professionnelle et politique, fait pénétrer les idées socialistes dans le milieu enseignant. Jaurès y collabore depuis juillet 1905 et sans interruption jusqu’à son assassinat ; il y publiera plus de deux cents articles. Les débats sur la neutralité ont lieu aussi à la Chambre et Jaurès y prononce son grand discours appelé « Pour la laïque » les 21 et 24 janvier 1910. Ce discours est sa dernière grande intervention sur l’école et sur la laïcité, les dernières années de sa vie étant consacrées aux combats pour la paix et la justice sociale.

La neutralité n’existe pas, telle est la thèse de Jaurès. « La plus perfide manœuvre du parti clérical, des ennemis de l’école laïque, écrit-il dans « Neutralité et impartialité » (1908), c’est de la rappeler à ce qu’ils appellent à la neutralité, et de la condamner par là à n’avoir ni doctrine, ni pensée, ni efficacité intellectuelle et morale. En fait, il n’y a que le néant qui soit neutre » (Jaurès, 2012, p. 255). La neutralité de l’école n’est en réalité que la neutralisation de la puissance formatrice et émancipatrice de l’enseignement laïque : « Ne pouvant plus emplir tout l’enseignement de sa pensée despotique, il [le parti clérical] veut du moins que l’enseignement soit vide » (ibid., p. 259). Les partisans de la neutralité (non seulement les cléricaux, mais aussi les bourgeois républicains conservateurs) voudraient réduire l’enseignement du peuple au minimum : des faits secs, coupés du réel dans son devenir, des nomenclatures et des formules, autrement dit des savoirs morts, insignifiants. La laïcité jaurésienne est le contraire de la neutralité : elle est « cette liberté vivante qui ne se refuse aucun problème et ne s’interdit aucune hauteur », comme l’écrit Jaurès dans « Laïcité » (La Dépêche du 16 juin 1889, cité dans Candar et Duclert, 2014, p. 104). Jaurès défend une laïcité de liberté (liberté de l’esprit dans la recherche de la vérité) et de justice sociale, une laïcité républicaine et socialiste, respectueuse de la liberté en général et en particulier de la liberté de conscience de l’élève. Il n’y a pas de neutralité, il faut s’engager et s’engager pour le socialisme. Mais n’y a-t-il pas une contradiction entre l’engagement socialiste et la laïcité de liberté ? Le socialisme n’est-il pas une idéologie politique ? Le maître peut-il s’engager pour le socialisme, voire enseigner le socialisme sans tomber dans l’embrigadement ? La thèse de Jaurès est que l’engagement socialiste n’est pas un engagement politique au sens étroit du terme car il y a une universalité du socialisme. Cette universalité est fondée philosophiquement. Le socialisme ne se réduit pas à une idéologie ni au programme d’un parti politique. Il est historiquement l’accomplissement du mouvement d’émancipation commencé avec la Révolution française. L’engagement socialiste de l’instituteur est donc un engagement légitime, un engagement politique, au sens élevé du terme, pour une cause universelle, celle de l’humanité. Jaurès pense une troisième voie entre le militantisme sectaire et la neutralité morte et il préconise concrètement une méthode pédagogique faite d’engagement et de retrait du maître.

L’universalité du socialisme

La République, la Révolution française, les droits de l’homme constituent l’essentiel du programme officiel d’instruction civique de l’école primaire. En un certain sens, en tant que notion générale (et non pas dans ses formes particulières), le socialisme pourrait être intégré dans ce programme car il se caractérise, lui aussi par son universalité. Dans un cours de philosophie donné à la Faculté de Toulouse à l’automne 1890, c’est-à-dire dans le moment où il travaille à sa thèse latine sur les origines (ou plutôt les linéaments) du socialisme allemand, Jaurès pose le problème de la légitimité du socialisme. Sa thèse est que le socialisme est fondé philosophiquement sur l’idée d’humanité et le droit de l’humanité. Il y a une universalité du socialisme car celui-ci est l’humanité unifiée et réconciliée avec elle-même. Dans ce cours, Jaurès s’engage sur une question controversée : « je ne crois pas, dit-il, que l’enseignement public puisse se désintéresser des problèmes contemporains, de ceux […] où la discussion ressemble encore à un combat » (Jaurès, 2019, p. 38). Car, comme il l’écrit au même moment dans La Dépêche de Toulouse le 1er janvier 1891, « la vie de l’esprit ne peut être séparée de la vie sociale » (cité dans Jaurès / Fischbach, 2012, p. 102). Le socialisme affirme que la société a le droit d’intervenir dans les rapports économiques entre les hommes, dans les relations de travail. La société intervient déjà dans la vie des individus par le service militaire obligatoire, l’instruction obligatoire, etc. Est-ce au nom du même droit que la société impose le service militaire et qu’elle imposera, avec le socialisme, une transformation radicale des rapports économiques ? Jaurès répond à cette question en distinguant deux sens du mot société : la patrie (ou la nation) et l’humanité. Le service militaire relève du droit historique de la patrie : c’est la patrie qui légifère. Or la nation est une société de fait, produit d’une histoire multiséculaire, d’une histoire qui n’est pas sans violences et sans injustices, lesquelles font corps avec la patrie : « L’obligation du service militaire, dit Jaurès, se justifie surtout par l’existence même de la patrie : c’est-à-dire par la solidarité historique d’un certain nombre d’hommes entre eux. C’est l’histoire ici, c’est le fait qui est le fondement du droit » (Jaurès, 2019, p. 41). Le socialisme n’a pas cette légitimité historique, cette légitimité de fait, il n’est pas fondé sur « le droit étroit de la patrie » (ibid., p. 46) : « nous cherchons le fondement théorique absolu du socialisme ; et nous constatons qu’il ne repose pas sur l’idée de patrie et sur le droit de la patrie ; mais sur l’idée d’humanité et le droit de l’humanité » (idem). Mais alors se pose la question de l’existence de l’humanité : où est cette humanité ? Jaurès distingue deux modes d’existence et de réalité : l’existence extérieure (la réalité de fait), l’existence intérieure (la réalité morale et spirituelle). L’humanité, à la différence de la nation, n’a pas d’existence extérieure ; elle ne forme pas (et ne formera peut-être jamais) un seul corps, notamment dans un État mondial. L’humanité existe au plus profond des âmes humaines. « Ce n’est pas dans la fréquentation superficielle des échanges et des voyages, c’est au plus profond des âmes qu’est l’unité de la race humaine. […] L’humanité ne peut donc être une que d’une unité morale et spirituelle » (ibid., p. 47 et 48). C’est pourquoi le socialisme s’appuie sur les doctrines qui affirment l’unité de l’humanité : le stoïcisme, le christianisme, le kantisme, Kant étant le nom de toutes les philosophies qui au xviiie et au xixe siècle ont posé la valeur absolue de la personne humaine parce qu’elle est libre. Jaurès montre ainsi, dans ce cours de 1890, que le socialisme est fondé sur l’idée d’humanité et que celle-ci a « le droit de requérir la transformation radicale de l’ordre social. […] Dès lors le socialisme est justifié » (ibid., p.50). Le socialisme jaurésien ne se réduit pas pour autant à un socialisme idéaliste et moral. Dans sa thèse secondaire (1892), Jaurès montre que le socialisme, qui a ses linéaments dans la pensée théologique et philosophique allemande, a trois composantes : « le socialisme chrétien chez Luther, le socialisme moral chez Fichte, le socialisme dialectique chez Hegel et Marx », écrit-il (Jaurès / Fischbach, 2010, p. 96). Et dans sa célèbre conférence du 12 décembre 1894 Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, il dépasse l’opposition entre l’idéalisme et le matérialisme : « Je veux montrer que la conception matérialiste de l’histoire n’empêche pas son interprétation idéaliste », dit-il (Jaurès, 2011, p. 13-14). La vie humaine, en effet, est à la fois et de manière indissociable vie économique et vie morale ; par conséquent matérialisme économique et idéalisme moral se compénètrent. Dès les origines de l’humanité, il y a en l’homme un sens esthétique désintéressé, un sentiment de sympathie envers son semblable et un besoin d’unité. C’est pourquoi l’idéal agit, à travers la protestation humaine, à l’intérieur même de l’histoire déterminée par les rapports économiques. Il y a les rapports économiques et il y a l’homme avec sa conscience morale et religieuse : d’où la contradiction entre l’homme et l’usage qui est fait de l’homme dans les rapports de production : « Dès lors, dit Jaurès, on comprend, puisque tout le mouvement de l’histoire résulte de la contradiction essentielle entre l’homme et l’usage qui est fait de l’homme, que ce mouvement tende comme à sa limite, à un ordre économique où il sera fait de l’homme un usage conforme à l’homme. […] c’est un même souffle de plainte et d’espérance qui sort de la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire ; c’est ce souffle immortel d’humanité qui est l’âme même de ce qu’on appelle le droit. Il ne faut donc pas opposer la conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire » (ibid., p. 38 et 39). Le socialisme est universel et ce socialisme universel est porté par des forces particulières (les prolétaires). Mais en s’affranchissant, c’est l’homme que les prolétaires affranchissent. Dans « Le socialisme et la vie » (1901), Jaurès écrit : « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialiste » (Jaurès, 2011, p. 105). Le socialisme jaurésien est une dialectique de l’universel (l’émancipation de l’humanité) et du particulier (l’émancipation des travailleurs).

La dialectique des émancipations

Jaurès ne se laisse pas enfermer dans l’opposition entre la République bourgeoise et le socialisme prolétarien. Il y a même, selon lui, une continuité entre la République et le socialisme. La République n’est pas au-dessus des classes, elle n’est pas socialement neutre, mais elle n’est pas seulement une république bourgeoise (cf. Tosel, 1997). Elle contient en puissance le socialisme et le socialisme est la République en acte. Le socialisme est en effet l’accomplissement de la Révolution française et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Dans son article « Le socialisme de la Révolution française » (La Dépêche, 22 octobre 1890), Jaurès écrit que « dans ses principes comme dans ses actions, la Révolution était manifestement socialiste. […] la Révolution contient le socialisme tout entier » (cité dans Scot, 2014, p. 45). C’est aussi cette idée qui le guide dans la rédaction de l’Histoire socialiste de la Révolution française. Par conséquent, lorsque l’instituteur s’engage pour le socialisme, il est fidèle à l’événement de la Révolution française, « comme c’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source » (Jaurès, 2012, p. 99). L’engagement socialiste n’est pas l’adhésion à une idéologie politique : « Il y a deux façons de juger le mouvement socialiste », dit Jaurès dans un de ses plus célèbres discours à la Chambre, le discours dit de « La vieille chanson » du 21 novembre 1893 : soit on le considère comme quelque chose de factice et donc passager, « créé par quelques excitations isolées », soit on le considère comme un mouvement « spontané et profond, qui sort de l’évolution même des choses et de l’histoire, et qui est la résultante de toutes les forces humaines en action » (Jaurès, 2014, p. 113). C’est donc en connaissant cette histoire et en en comprenant le sens profond qu’on peut adhérer librement et rationnellement au socialisme.

Jaurès pense le lien entre la République et le socialisme par une dialectique des émancipations politique, intellectuelle et sociale dans laquelle s’inscrit l’école laïque. La République, c’est l’émancipation politique. Par le suffrage universel, elle a donné au salarié le statut de citoyen1, « mais, au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage », dit Jaurès dans « La vieille chanson » (ibid. p. 121). Seul le socialisme, par la réalisation de l’émancipation sociale, peut résoudre cette contradiction entre la liberté politique du citoyen et l’asservissement économique du travailleur : « C’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain » (ibid., p. 123). L’école laïque, c’est l’émancipation intellectuelle : « Et puis, vous [Jaurès s’adresse aux députés] avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ? Car vous n’avez pas voulu seulement que l’instruction fût universelle et obligatoire, vous avez voulu aussi qu’elle fût laïque, et vous avez bien fait. […] Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine » (ibid., p. 123 et 125). Contrairement à certains courants socialistes et syndicalistes, pour lesquels, dans la société capitaliste, l’école — fût-elle républicaine et laïque — ne peut que servir les intérêts de la bourgeoisie, Jaurès pense qu’il y a une potentialité émancipatrice de l’école républicaine (cf. Mole, 2010, p. 49) et que les socialistes ne doivent pas attendre le lendemain de la révolution sociale pour œuvrer à l’éducation. L’école laïque n’est pas socialement neutre, mais elle ne se réduit pas à une école de classe au service de la bourgeoisie, elle traduit le rapport de forces entre la bourgeoisie et le prolétariat. Elle est en effet une conquête politique et sociale qui s’inscrit dans le processus historique ouvert par la Révolution française ; l’instruction publique obligatoire relève du droit de l’humanité (cf. Jaurès, 2019, p. 44). Au sein même des institutions bourgeoises, l’école laïque dispose d’une autonomie suffisante pour contribuer à l’émancipation intellectuelle du prolétariat et, indirectement, à son émancipation sociale. Elle est donc porteuse d’une dimension émancipatrice qui dépasse les intentions du législateur (celles des républicains bourgeois représentés par Ferry) et elle peut servir, dans une certaine mesure, les intérêts du prolétariat. Pour Ferry et la bourgeoisie républicaine, l’idéal laïque est pleinement réalisé dans l’éducation libérée du dogme catholique, mais pour Jaurès (et pour Buisson aussi), comme pour les instituteurs syndicalistes, l’idéal laïque n’est pas encore entièrement accompli car il est aussi la promesse d’une émancipation sociale que seuls la République sociale et le socialisme peuvent réaliser.

L’engagement socialiste n’est donc pas un engagement partisan pour une cause particulière, mais il est l’engagement pour la cause universelle de l’humanité2. Certes, le prolétariat est la force sociale particulière porteuse de l’idée socialiste, mais avec la libération du prolétariat, c’est l’humanité tout entière qui se libèrera. Dans « Morale prolétarienne et humaine », Jaurès prône une double lecture des faits historiques : « il n’y a pas un fait de l’histoire politique ou économique, suffrage universel, république, syndicats, coopératives, qui ne puisse et ne doive être interprété dans l’enseignement moral de l’instituteur selon une double idée concordante de noblesse humaine et de progrès ouvrier » (Jaurès, 2012, p. 285).

La dialectique de l’être et du savoir

L’engagement socialiste est la traduction de l’évolution même de l’humanité : « Est-ce à dire, écrit Jaurès dans « Les instituteurs et le socialisme » (1905), que les instituteurs doivent être dans leur enseignement des prédicateurs du socialisme et qu’ils doivent porter à l’école toutes les controverses du dehors ? Ce serait manquer à toute méthode éducative […] Ce ne serait pas enseigner le socialisme, ce serait le gâcher en le réduisant à une contrefaçon de catéchisme où la liberté vraie de l’esprit n’aurait aucune part » (Jaurès, 2012, p. 186). L’enseignement du socialisme n’est pas un endoctrinement, il en est même l’envers. Mais alors qu’est-ce qu’enseigner le socialisme ? Comment l’instituteur peut-il, dans la classe, s’engager pour le socialisme sans tomber dans l’endoctrinement et porter atteinte au principe laïque de la liberté de conscience de l’élève ?

Enseigner le socialisme comme une doctrine toute faite et comme un dogme serait contraire à la nature même du socialisme et de la laïcité. Le socialisme, dans l’esprit de Jaurès, est, non seulement une politique, mais aussi une morale et une spiritualité, voire une foi religieuse. Il écrit en 1891, dans un manuscrit resté longtemps inédit (La Question sociale, l’injustice du capitalisme et la révolution religieuse), que « le socialisme peut être défini : une Révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle. Il sera en même temps une grande révolution religieuse » (Jaurès, 2011, p. 693). On ne devient socialiste que dans une démarche personnelle, libre et réfléchie. Dans des phrases célèbres de « Pour la laïque », Jaurès, revenant sur la neutralité à l’école, précise ce qu’il faut entendre par « enseigner le socialisme » en exposant une dialectique de l’être et du savoir. Il dit : « Quand on discute sur les fondements de l’enseignement populaire public, sur sa nature, sur son caractère, quand on parle de neutralité scolaire et qu’on essaie de la définir, en sens divers, il me semble que l’on commet un malentendu. […] Messieurs, on n’enseigne pas ce que l’on veut ; je dirai même que l’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. […] Je n’entends point du tout par là que l’éducateur s’efforcera de transmettre, d’imposer à l’esprit des enfants ou des jeunes gens telle ou telle formule, telle ou telle doctrine précise. L’éducateur qui prétendrait ainsi façonner celui qu’il élève, ne ferait de lui qu’un esprit serf. Et le jour où les socialistes pourraient fonder des écoles, je considère que le devoir de l’instituteur serait, si je puis ainsi dire, de ne pas prononcer devant les enfants le mot même de socialisme. S’il est socialiste, s’il l’est vraiment, c’est que la liberté de sa pensée appliquée à une information exacte et étendue l’a conduit au socialisme. Et les seuls chemins par où il y puisse conduire des enfants ou des jeunes gens, ce serait de leur apprendre la même liberté de réflexion et de leur soumettre la même information étendue » (Jaurès, 2012, p. 91-92). Le maître n’enseigne pas ce qu’il sait, au sens d’un savoir prétendument neutre ; le maître ne peut pas être neutre car il enseigne ce qu’il est, c’est-à-dire ce qui l’anime et qui anime aussi son rapport au savoir. Il enseigne ce qu’il est en enseignant les savoirs et en les faisant vivre par ce qu’il est. L’être du maître se manifeste aussi par les affects et Jaurès préconise, dans « Neutralité et impartialité », une méthode pédagogique à la fois « enthousiaste et objective » (Jaurès, 2012, p. 258). L’instituteur fait preuve d’objectivité en s’effaçant derrière les faits et en s’efforçant d’exposer tous les faits, mais il ne fait œuvre d’éducation qu’en montrant le sens de ces faits (c’est-à-dire en les situant dans le mouvement de l’histoire et l’évolution de l’univers) et en s’engageant avec sensibilité et émotion, avec tout son être, dans le savoir objectif qu’il donne. Il ne peut pas enseigner la Révolution française sans s’enthousiasmer pour le principe politique de la souveraineté populaire ; il ne peut pas parler du prolétariat sans s’indigner de ses souffrances et sympathiser avec les luttes des ouvriers pour une société plus juste et plus fraternelle. Il doit « être vivant et ému sans être sectaire […] Donner aux enfants par le commentaire des faits, tout ensemble l’enthousiasme et le sérieux, l’élan et la gravité, c’est une tâche difficile et où le maître ne pourra réussir que s’il possède vraiment le sens de l’histoire du siècle. » (Ibid., p. 266). Il y a donc à la fois un engagement et un retrait, une présence et un effacement du maître. La dialectique de l’être et du savoir est aussi une dialectique de la subjectivité et de l’objectivité, de l’engagement et du retrait.

Alors que la neutralité est un rétrécissement et un abaissement de l’enseignement, la laïcité, au contraire, est, selon Jaurès, un élargissement et une élévation. Le principe didactique qui doit régler l’enseignement est celui de la largeur et de la hauteur. « Ce n’est pas en mutilant et abaissant l’enseignement par un système de neutralité tyrannique et inquisitoriale, écrit Jaurès dans « De la neutralité », c’est en l’agrandissant, au contraire, et en l’élevant, qu’on évitera toute violence aux esprits » (ibid., p. 262). Une des finalités de l’école laïque est donc d’élever l’âme de l’enfant à la reconnaissance de l’infini qu’elle porte en elle. . « L’âme enfantine est pleine d’infini flottant, et toute l’éducation doit tendre à donner un contour à cet infini qui est dans nos âmes », écrit Jaurès, en 1892, dans « L’instruction morale à l’école » (ibid., p. 156).

Philosophie de l’engagement : être embarqué, s’engager

Notre moment n’est pas celui de Jaurès. Le caractère téléologique de la conception jaurésienne de l’histoire n’est plus défendable aujourd’hui. La pensée de Jaurès peut-elle aujourd’hui encore nous aider pour poser le problème de l’engagement dans l’enseignement et la recherche ? L’idée que la neutralité n’existe pas, que la neutralité n’est en fait qu’une neutralisation et que la laïcité est un engagement pour l’émancipation dans toutes ses dimensions, nous semble être encore d’actualité.

La question de la neutralité a été reposée au xxsiècle, en particulier après la Seconde Guerre Mondiale. Sartre, philosophe de la liberté, est aussi le philosophe de l’engagement. Mais c’est d’abord le jeune philosophe allemand Paul-Louis Landsberg qui introduit en France, dans le milieu personnaliste de la revue Esprit, le thème de l’engagement. Il y a un paradoxe de l’engagement : nous devons nous engager parce que nous sommes engagés. Nous devons nous engager de manière réfléchie et volontaire parce que nous sommes inconsciemment et involontairement engagés, pris dans la vie et dans l’histoire, dans le jeu du monde. Ces deux faces de l’engagement (l’engagement au sens éthique et l’engagement au sens ontologique) apparaissent déjà chez Pascal, qui, dans son fameux argument du pari, répond en quelque sorte à Montaigne. « Engager » signifie étymologiquement « mettre en gage », « donner en gage » et le mot a d’abord un sens juridique. Puis il acquiert, avec le verbe « s’engager », un sens éthique : s’engager, c’est s’obliger. L’engagement est un acte par lequel l’individu se lie lui-même (cf. Kemp, 1973, p 16). Montaigne emploie le verbe « s’engager » dans ses Essais (livre III). Après la mort de La Boétie, il se replie sur lui-même et refuse de s’engager aussi bien dans les affaires politiques que dans les relations personnelles. Il ne veut se donner à personne ni à aucune cause. « Je ne scay pas m’engager si profondément et si entier. Quand ma volonté me donne à un party, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte […] Je m’engage difficilement », écrit-il (cité dans Kemp, 1973, p. 18). La liberté, pour Montaigne, s’est se garder de tout engagement. Mais Pascal lui répond que l’indifférence est impossible. Refuser de s’engager, c’est encore s’engager. Quoiqu’on fasse, nous sommes pris dans le jeu et refuser de jouer c’est perdre. Dans l’argument du pari, Pascal répond à son interlocuteur qui refuse de choisir entre pile et face : « oui ; mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » (Pensée 233). Dans ses Réflexions sur l’engagement personnel (texte paru dans Esprit en novembre 1937 et réédité par les éditions Allia en 2018), Landsberg, mort en 1944 au camp de concentration d’Orianenburg, montre que c’est notre condition historique qui exige l’engagement : « l’engagement réalise l’historicité humaine […], écrit Landsberg. Nous connaissons tous le désir de nous débarrasser du poids de l’historicité responsable, mais nous savons aussi bien que cette élusion est impossible […] l’engagement est essentiellement l’identification du sujet avec une force historique transsubjective » (Landsberg, 1952, p. 29-31) Nous devons choisir entre des forces et des mouvements historiques réels et non pas entre des principes abstraits et des idéologies. Landsberg conçoit une théorie de la connaissance par l’engagement : loin d’être un obstacle dans la recherche de la vérité, l’engagement est au contraire ce qui nous permet de connaître intimement le réel. Il critique l’intellectualisme qui réduit le monde à des faits (des faits biologiques, psychologiques, sociologiques, historiques, etc.), des faits objectivement constatables et explicables par d’autres faits. Il écrit : « Si le monde n’était qu’une somme de faits et si l’intelligence n’était qu’un instrument destiné à leur constatation et à leur désignation univoque, la dignité et la justesse de la pensée dépendraient alors de sa neutralité non engagée » (ibid., p. 34). S’il n’y avait que des faits, la position de surplomb, de neutralité et de pure objectivité serait non seulement possible mais nécessaire et serait la voie d’accès à l’universel, à ce que Merleau-Ponty appelle « l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective » (Merleau-Ponty, 1960, p. 157). Comme sujet historique, l’individu se trouve toujours engagé dans une situation déterminée qui a des enjeux éthiques. « Les valeurs, écrit Landsberg, ne sont pas des faits que nous pourrions constater comme d’autres faits, et la situation, elle non plus, n’est pas un tel fait. Sa vérité ne m’est accessible que par une participation intégrale à sa structure » (Landsberg, 1952, p. 36). Seul l’engagement pour une cause historique qui incarne des valeurs rend possible « un savoir de l’historicité que nous vivons » (idem. Les italiques sont de Landsberg). Cette connaissance par engagement de la situation dans sa totalité et sa division permet de comprendre « les antagonismes déchirants que contient la situation » (ibid., p. 37) ; « Qui choisit une cause sans avoir connu ce déchirement préalable ne s’engage pas d’une façon libre et juste » (idem). Cette connaissance par engagement et participation, qu’on pourrait aussi appeler une connaissance éthique, n’invalide pas la connaissance réfléchie et rationnelle ; mais, de même que la « géographie », comme dit Merleau-Ponty dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception, dépend « du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une rivière » (Merleau-Ponty, 1945, p. III), de même la connaissance historique et sociologique rationnelle dépend de la connaissance par engagement où nous avons d’abord appris ce que c’est que notre situation historique. Ceci est d’autant plus vrai que nous vivons aujourd’hui une situation de crise, voire de catastrophe. L’intellectualisme pur, écrit encore Landsberg, « […] ne peut plus contenter les hommes à une époque de crise historique et sociale [rappelons qu’il écrit cela en 1937] devenant tôt ou tard la crise personnelle de chacun. […] Cette intelligence qui reste absente partout où elle devrait assumer des responsabilités, livre à la fin, nécessairement, l’empire du monde aux forces les plus aveugles, toute prête qu’elle est à expliquer après coup, et de façon bien neutre, les destructions que ces forces ne peuvent pas ne pas engendrer. » (Landsberg, 1952, p. 35).

Conclusion : engagement et distanciation

Il y a une double responsabilité de l’enseignant dans « l’enseignement engagé » et de l’enseignant-chercheur dans « la recherche engagée » : une responsabilité d’engagement et une responsabilité d’enseignement et de recherche. La responsabilité d’engagement est de renoncer à la position « désituée » de surplomb, à l’illusion de la neutralité et de la stricte objectivité, à l’identification de la laïcité avec la neutralité et d’assumer, en tant qu’enseignant ou enseignant-chercheur, de se situer et de situer son enseignement et sa recherche dans le moment présent de l’histoire en train de se faire. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui et dans quelle histoire (ou quelles histoires nationale, européenne, mondiale) sommes-nous embarqués ? Quels antagonismes divisent la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Quels sont les enjeux éthiques et politiques (les enjeux de justice, d’émancipation, de solidarité) de la situation ? L’enseignant et l’enseignant-chercheur ne peuvent pas et ne doivent pas faire l’économie de cette réflexion et de cette problématisation de l’actualité. Selon Foucault, c’est avec Kant, dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?, qu’émerge dans la philosophie la question de l’actualité : « Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Qu’est-ce qui se passe maintenant ? » (Foucault, 1994, p. 679). C’est par cette identification à la situation et de la situation que nous pouvons apprendre de la situation et de ses acteurs, apprendre ce « savoir de l’historicité que nous vivons », c’est-à-dire cette « véritable compréhension de l’histoire qui s’effectue uniquement dans l’acte de se solidariser et de s’identifier à une cause » (Landsberg, 1952, p. 36).

Il n’y a pas d’enseignement neutre ni de recherche purement spéculative, mais l’enseignement engagé ne doit pas faire oublier l’enseignement et la recherche engagée la recherche. La responsabilité d’enseignement et de recherche est de respecter les normes de l’enseignement et celles de la recherche universitaire, les règles du métier, en tant qu’elles préservent la liberté de l’esprit. L’enseignement est instruction et non pas embrigadement et Jaurès nous donne l’exemple, pour l’école, d’une voie laïque émancipatrice qui n’est ni la neutralité ni l’endoctrinement. Les « outils » fournis par les disciplines universitaires, la professionnalisation de l’enseignement et de la recherche, les dispositifs de coopération, de discussion et d’expertise entre pairs rendent possible un certain recul, un « dégagement » par rapport à l’actualité, autrement dit une distanciation critique. Mais les institutions et dispositifs universitaires ne sont pas neutres, ils sont pris dans les rapports de classe, de genre et de « racialisation ». Il y a une tension entre engagement et distanciation et cette tension peut être féconde ; « Un équilibre instable se dessine entre engagement et distanciation », écrit Philippe Corcuff, sociologue et militant anarchiste (Corcuff, 2012 p. 204). Jaurès a cherché cet équilibre. Il écrit à propos de la revue à laquelle il collabore, la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, qu’il s’y exprime selon sa « pensée qui est toute socialiste, mais en esprit libre et affranchi de toute étroitesse sectaire, attentif aux faits ; toujours prêt à accueillir la contradiction et à exercer le contrôle et la critique sur ses propres idées. » Cette phrase (citée dans Ducomte, 2018, p. 180) est une belle définition de ce que doit être la pensée engagée : la recherche de la vérité inséparable de l’engagement pour la justice et l’émancipation.

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Notes

1 Remarquons que Jaurès ne prend pas en compte le fait que la République n’avait pas fait, au moment où il prononce son discours, des salariées des citoyennes ! Retour au texte

2 Le titre, suggéré par Lucien Herr, du journal fondé en 1904 par Jaurès est : L’Humanité. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marc Lamarre, « De la neutralité, de l’engagement et de la laïcité : penser avec Jaurès », La Pensée d’Ailleurs, 2 | 2020, 53-71.

Référence électronique

Jean-Marc Lamarre, « De la neutralité, de l’engagement et de la laïcité : penser avec Jaurès », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=123

Auteur

Jean-Marc Lamarre

Maître de conférences honoraire en sciences de l’éducation, université de Nantes, CREN.

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