Introduction
Reste donc à penser, le plus correctement et le plus lucidement possible, les voies concrètes par lesquelles les chercheurs en sciences sociales peuvent, sans tuer ou affaiblir le scientifique qui est en eux, contribuer utilement à la réflexion et à l’action publique. Vaste programme.
Ainsi Lahire (2012) conclut-il son intervention lors de la journée de remise du Prix lycéen 2012 du livre d’économie et de science sociales à l’École normale supérieure de Lyon, le 21 novembre 2012. Il émet bien des réserves quant à l’engagement des chercheurs en politique, tant parce qu’ils y perdraient la nécessaire distance qu’ils doivent conserver à l’égard du monde, en l’occurrence politique, que parce que l’utilité de leur contribution n’est pas si certaine.
Pourtant, les chercheurs, notamment en sciences de l’éducation, puisqu’il s’agit de notre sujet, par le simple fait qu’ils produisent des connaissances sur l’école et la société, sont engagés dans des projets de transformation de cette école et de cette société. Ces projets peuvent être porteurs de transformations très différentes et pénétrer dans l’espace public selon des modalités qui, elles aussi, peuvent être très variées. Certains chercheurs contribuent à la construction des politiques éducatives. Ils deviennent ainsi des experts. D’autres, au contraire, font le choix de critiquer les pouvoirs établis, d’interpeller les citoyens, en rappelant la nécessité de ne pas perdre de vue leurs idéaux. Ils se transforment en intellectuels (Lapostolle, 2019).
Ces deux postures que nous avions présentées comme assez radicalement opposées, étaient construites dans le but de proposer des discriminants suffisamment clairs pour permettre à chaque chercheur de porter un regard réflexif sur ses propres engagements. Les circonstances dans lesquelles le chercheur intervient, le public auquel il s’adresse prioritairement, le type – ou le régime – d’autorité dont il bénéficie sont de ces critères qui permettent de distinguer la nature de l’engagement de celui-ci.
Ceci étant, ni l’une ni l’autre de ces postures, qu’il s’agisse de celle de l’expert ou de celle de l’intellectuel, ne sont exemptes de dérives. Le premier, au nom d’une science neutre et objective, ne risque-t-il pas d’apporter une caution scientifique à des décisions politiques qui s’imposent à de nombreux acteurs opérationnels, en l’occurrence aux enseignants, confortant ainsi une certaine technocratie et par là même un déni de démocratie. L’intellectuel, quant à lui, pourrait succomber à la tentation du prophétisme, ou à celle de se faire abusivement le porte-parole du sens l’histoire.
De nombreux travaux de philosophes, d’historiens des sciences ou encore de scientifiques offrent des possibilités de réflexion qui peuvent permettre de prévenir ces dérives auxquelles sont potentiellement exposés les uns et les autres. Sans prétendre faire le tour de la question, nous souhaiterions convoquer quelques-uns de leurs travaux pour argumenter en faveur d’un engagement qui serait à la fois réellement instruit, mieux encore cultivé, et sincèrement modeste et prudent.
Dans un premier temps, nous rappellerons ce que sont ces deux modalités d’engagement du chercheur dans la vie publique et ce qui distingue l’expert de l’intellectuel. Dans un second temps, nous convoquerons quelques auteurs qui pourraient nous aider à penser les conditions d’un engagement respectable. Plus que des principes organisateurs ou des normes au sens strict, ces conditions peuvent être comprises comme des réflexions censées questionner un chercheur qui, d’une manière ou d’une autre, s’engagerait dans l’espace public.
L’intellectuel et l’expert
Chaque chercheur en sciences humaines et sociales est nécessairement engagé. Cela n’a rien à voir avec le fait qu’il soit influent dans sa communauté scientifique, encore moins avec le nombre de ses apparitions dans les médias. Cela ne tient pas non plus au fait qu’il réponde à tous les critères de visibilité qui prévalent dans les organes censés évaluer les laboratoires ou les chercheurs. Nous entendons par là qu’il est quasiment impossible pour un chercheur de s’en tenir à la simple description des choses, sans prendre parti dans les conflits éthiques ou politiques qui traversent la société. Il produit de manière presque inévitable des jugements de valeur en décrivant les faits qu’il observe.
La dichotomie du fait et de la valeur a été pensée pour distinguer science et éthique. Quand la première dit ce qui est, la seconde dit ce qui devrait être. Mais en réalité, cette stricte séparation est difficilement tenable. Putnam (2004) remarque que toute description incorpore inévitablement des jugements sur les faits observés. Weber (2017), s’il recourt au concept de « neutralité axiologique », n’exclut pas que le chercheur prenne part au débat dans la cité. C’est pour cette raison qu’il exige de lui une certaine « probité ». Bourdieu (2002) revendique quant à lui la posture de chercheur engagé.
Pourtant, si ces auteurs reconnaissent que le chercheur est nécessairement engagé, ils prennent le temps de faire la distinction entre fait et valeur. Et s’ils prennent ce temps, c’est pour inviter chaque chercheur à s’interroger sur son propre travail, sur les connaissances qu’il produit. Leurs travaux résonnent comme une injonction faite au chercheur à réfléchir à la portée de ses travaux. Ce dernier ne saurait s’engager sans se questionner sur les influences qu’il exerce hors de sa cité scientifique.
Le chercheur a d’ailleurs la possibilité de choisir les modalités de ses interventions. L’expert et l’intellectuel sont deux figures qui peuvent permettre de caractériser et de distinguer ces modalités d’intervention. Il convient de rappeler brièvement les traits les plus saillants de ces deux figures.
L’expert
« Les experts sont des acteurs qui participent à la construction des décisions politiques […] Ils permettent aux politiques de s’approprier les connaissances, entre autres scientifiques, susceptibles de guider leurs actions. Ils contribuent aussi, par les consultations qu’ils peuvent mettre en place ou par les débats qu’ils organisent avec un public nombreux et divers, à une certaine forme de validation des connaissances scientifiques, tout en complétant le processus démocratique qui conduit à la décision ». (Lapostolle, 2006, p.1).
Deux conditions principales permettent à l’expert d’être reconnu comme tel et de faire autorité. Tout d’abord, c’est la commande de la mission d’expertise par le politique qui consacre l’expert. On imagine difficilement un scientifique se présenter lui-même comme un expert. À la différence de l’intellectuel, l’expert ne s’autosaisit pas. C’est une institution, généralement politique, qui le consacre comme tel.
C’est ensuite la fonction du propos qu’il tient qui permet de reconnaître l’expert comme tel. Il conseille et aide à la décision. L’expert n’a pas vocation à interpeller le pouvoir ou l’opinion publique sur tel ou tel problème. Il collabore à la construction de la décision à prendre, il propose ses lumières au politique qui doit agir.
Généralement, l’expert est un bon connaisseur du dossier sur lequel il doit aider le politique à décider. Ce qui explique que les scientifiques, avec les connaissances qu’ils ont longuement et rigoureusement construites dans le cadre de leur activité professionnelle, sont bien souvent appelés à devenir des experts. La fonction première de l’expert consiste à rendre exploitable politiquement la connaissance scientifique. Elle permet aussi bien souvent de rendre la décision socialement acceptable, notamment parce qu’elle la fonde scientifiquement.
L’intellectuel
L’intellectuel, quant à lui, n’a pas nécessairement une compétence technique du sujet à propos duquel il intervient. S’il est écouté, s’il fait autorité, c’est parce qu’il a gagné une certaine reconnaissance dans le domaine de l’intelligence, même si ce domaine est éloigné du sujet sur lequel il intervient. Sartre proposait quelques traits caractéristiques du personnage. Cette description, un peu critique certes, a néanmoins le mérite de faire émerger clairement les conditions permettant à l’intellectuel de faire autorité :
L’ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d’hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature…) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis
(Sartre, 1972, p. 12-14).
C’est donc un « public instruit », au courant de sa notoriété, qui reconnaît l’intellectuel comme tel et qui lui permet de faire autorité quand il se prononce sur un quelconque sujet. À la différence du scientifique, dont les propositions ne peuvent être validées que par les pairs, l’intellectuel est autorisé à se prononcer en tant que tel, par une sorte d’aristocratie qui a eu vent de ses travaux.
L’intellectuel a plus vocation à produire de l’intelligibilité que des connaissances précises et techniques sur un sujet. Sa compétence est herméneutique, il s’agit pour lui d’interpréter les signes de son époque. Son intervention doit être désintéressée car il doit être préoccupé par un intérêt supérieur, intervenir quand une injustice, une atteinte à la dignité de l’homme se manifeste ou risque de se manifester. Or, lorsque l’on reconnaît à l’école le rôle qu’elle a pu jouer, en France particulièrement, dans l’instauration de la République, dans la formation du citoyen et plus tard en faveur de l’insertion sociale et professionnelle, on conçoit aisément que les intellectuels aient vocation à intervenir à propos de cette institution. Puisqu’elle contribue à l’organisation de la société en étant chargée de transmettre des « valeurs cléricales »1 pour cette société, elle ne saurait de ce fait être laissée aux seules mains de scientifiques, de techniciens, de gestionnaires ou de politiques. Dès lors que les valeurs sont en jeu, les intellectuels ont vocation à se prononcer.
Ces deux figures, l’expert et l’intellectuel, donnent lieu à deux formes d’engagement dans la cité qui sont animées par des fins et des modes d’intervention différents, voire opposés. Quand les premiers conseillent et sont sollicités généralement par les politiques, les seconds interpellent ces derniers et ne sauraient être convoqués par eux, sans s’exposer au risque de trahir ce qui fonde leur crédibilité : leur indépendance à l’égard du pouvoir politique. Il est dès lors de bon aloi que les intellectuels s’auto-saisissent. Ainsi, les fonctions de ces figures sont essentielles pour que vive une démocratie qui serait à la fois instruite par la science – et les connaissances qu’elle produit – et éclairée par une certaine éthique – et la réflexion sur les valeurs qu’elle induit. Pourtant, les premiers comme les seconds ne sont pas à l’abri de quelques dérives qui pourraient rendre leur engagement moins respectable. Il convient de tenter de mettre en lumière quelques-unes des conditions qui pourraient permettre d’éviter ces possibles dérives.
Un engagement respectable : à la fois instruit, cultivé et modeste
Ces deux figures doivent présenter un certain nombre de garanties pour que leur propos soit respectable et respecté lorsqu’elles s’engagent. La considération que l’on accorde à leur propos tient tout d’abord au fait que ce dernier est le fruit d’une construction effectuée avec raison et méthode certes, mais aussi et surtout, avec discernement et lucidité. Nous proposons alors que, pour ce faire, le chercheur s’instruise et se cultive. Il s’agit pour celui-ci de « réfléchir » à son travail mais aussi aux conditions et au contenu de son intervention publique.
Cet engagement requiert ensuite de la modestie et une certaine prudence quant à ce qui dit et à la manière de le dire. Cette modestie et cette prudence ne répondent pas seulement à des raisons de bienséance et de politesse ou encore de tact, elles sont imposées par la quasi-impossibilité que rencontre chaque chercheur à cerner la complexité de la réalité qu’il étudie et au sujet de laquelle il s’exprime publiquement. Car c’est la parcellisation et la réduction de la réalité qui permettent au scientifique de construire avec précision son objet de recherche et de produire avec un degré de certitude élevé des connaissances sur cet objet. Or cette parcellisation et cette réduction doivent l’amener à être modeste lorsqu’il intervient pour guider la décision politique car, dans ce cas, pour reprendre l’expression de Aron (1959), toute « certitude scientifique lui est alors interdite »2 : les réalités, en l’occurrence sociales, sont trop complexes pour être appréhendées et politiquement orientées par des « vérités scientifiques ». Cette remarque s’adresse à l’expert, mais elle invite aussi chaque intellectuel à résister à toute tentation de se transformer en prophète, de se faire l’interprète et le porte-parole d’une quelconque doctrine3.
S’instruire et se cultiver
Bourdieu (1984) invitait chaque chercheur à situer sa pratique dans son contexte. Connaître et réfléchir à ce contexte sont des conditions qui permettent de produire des connaissances scientifiques dignes de ce nom :
La connaissance de l’espace social dans lequel s’accomplit la pratique scientifique amène […] à renforcer par la prise de conscience et la vigilance qu’elle favorise, la capacité de connaître scientifiquement la réalité. Elle conduit à des mises en question beaucoup plus radicales que toutes les consignes de sécurité et les normes de prudence que la « méthodologie » assigne à la « science normale » et qui permet d’obtenir au meilleur compte la respectabilité scientifique
(Bourdieu, 1984, p.46).
En fait, ce à quoi Bourdieu invite les chercheurs est assez clair. Ceux-ci ne peuvent se contenter de respecter les « normes et règles méthodologiques » en vigueur dans leur discipline. Certes, ces normes et ces règles sont des garanties minimales nécessaires à la production de connaissances scientifiques, mais elles ne peuvent suffire à produire des connaissances scientifiques dignes de ce nom. Pour défendre la validité et l’intérêt scientifique des connaissances qu’ils produisent, les chercheurs ne sauraient se limiter à revendiquer le seul respect des normes et règles méthodologiques, quand bien même ce respect serait scrupuleux. Il en faut bien plus ! Il faut connaître l’« espace social dans lequel s’accomplit la pratique scientifique ».
C’est donc à un travail d’« auto-analyse » ou d’« objectivation du sujet objectivant » que Bourdieu (1987) convie chaque sociologue. Comme le rappelle Hamel (2008) :
Le chercheur peut ainsi prendre acte des impensés qui se glissent inconsciemment, pour ne pas dire automatiquement, dans sa pratique immédiate, celle de chercher à objectiver. Sur l’élan, il peut également saisir plus largement les déterminations qu’exerce sur elle la société.
En d’autres termes, il s’agit de faire émerger et d’analyser les déterminants qui influencent la pratique du chercheur. Pour ce faire, Bourdieu recommande de faire une sociologie de la sociologie. Par ce moyen, le chercheur peut s’échapper de son « enfermement scolastique ». « L’objectivation participante » conduit alors le chercheur à ne plus imposer son point de vue théorique pour interpréter les pratiques des agents, mais à essayer de comprendre le point de vue des agents dans la réalité de leurs pratiques. Cependant, Bourdieu lui-même et de nombreux auteurs (Hamel, op. cit.) ont montré les difficultés propres à cette pratique de « l’objectivation participante ».
Pour développer cette réflexivité, Bourdieu demande de recourir à des méthodologies qui sont celles de la sociologie. Il nous semble qu’il existe des moyens autres pour développer cette réflexivité. Ces moyens peuvent être inspirés des approches que l’on nomme « relativistes » en sociologie des sciences, car ces approches insistent sur le caractère historique de la production de la connaissance scientifique. Elles conduisent en fait à une certaine réflexivité qui procède d’une tout autre démarche, d’une toute autre logique que celle proposée par Bourdieu. Elles invitent le chercheur à tenter de s’affranchir de ses déterminismes, mais sans recourir aux outils et concepts de la sociologie. Il s’agit au contraire de s’en détacher. Ces approches, de notre point de vue, invitent le chercheur à s’instruire, à acquérir une instruction qui va au-delà de celle qui est lui nécessaire dans sa pratique quotidienne et pour construire des recherches qui lui sont familières. Peut-être même plus que de s’instruire, il s’agirait pour le chercheur de se cultiver : un bon moyen de sortir de son « enfermement scolastique », de remettre à leur place et à leur rang les connaissances qu’il a acquises ou produites, et de les apprécier selon leur valeur. Cela implique qu’il se dote de certaines vues d’ensemble, de certaines conceptions générales. Une définition de la culture proposée par Paul Émile Roy (2012) semble pouvoir conforter notre proposition :
On peut parler de gens instruits qui n’ont aucune culture. Ce sont les philistins instruits de Nietzsche. La culture implique l’idée de connaissance, de sens critique, d’autonomie du jugement, de perception du sens de ce qui existe. Elle est ce qui permet à l’homme d’être un homme, d’échapper aux déterminismes de la nature, d’accéder à la conscience, à la liberté, à l’exercice de la pensée […] L’homme cultivé n’est donc pas nécessairement un érudit, ou un savant, mais on ne pourrait imaginer un homme cultivé qui n’aurait pas une bonne maîtrise de la langue, qui n’aurait jamais fait connaissance avec les grandes oeuvres de l’art et de la pensée, qui n’aurait aucune ouverture à la démarche scientifique, qui n’aurait aucune idée des lois et des institutions qui régissent la société dans laquelle nous vivons.
La culture est une victoire sur les déterminismes biologiques ou sociaux. Elle est de l’ordre de l’appropriation des faits, de la réalité par l’homme […] Il y a culture quand toutes les réalités sont considérées par rapport à l’homme. Elle est l’expression des relations de l’homme au monde. Elle est dans la qualité de la relation de l’homme au monde, aux choses. Elle est appropriation du monde par l’homme. La science en elle-même, la technologie en elle-même, ne sont pas de l’ordre de la culture. « À quoi bon toute science si elle ne doit pas mener à la culture », écrit Nietzsche. La culture apporte à la réalité une dimension autre. Elle peut être considérée comme un espace qu’invente l’homme dans lequel il s’accomplit, se dépasse.
(Roy, 2012, p.1).
Cette culture serait en mesure d’aider le chercheur à conquérir discernement et lucidité sur les multiples déterminismes qui peuvent peser sur sa pratique scientifique et sur ses engagements. Elle pourrait lui permettre de se forger un sens critique sur les connaissances qui lui sont familières, mais aussi son environnement professionnel, notamment sur les politiques qui influencent son travail de recherche. Or rien ne semble aussi important que de garder ce sens critique, que d’accéder à la conscience, à la liberté, à l’exercice de la pensée… quand l’indépendance et l’autonomie du chercheur sont remises en question par les multiples sollicitations et encouragements qui pourraient impacter son travail et ses engagements4.
Quoi qu’il en soit, que le chercheur conquière lucidité et discernement au sujet de ses productions et de ses engagements, en faisant de la « sociologie de sa sociologie » ou en se cultivant pour relativiser la « portée de ses travaux », il convient qu’il sache rester prudent mais également modeste.
Prudence et modestie
Il ne s’agit pas dans cette partie de tenter de rassembler de manière exhaustive les préconisations de tous les auteurs qui invitent à adopter un comportement prudent et modeste. Il s’agit simplement de rappeler quelques propos de certains d’entre eux qui résonnent davantage comme des interpellations, comme des invitations à réfléchir aux éventuelles dérives dont pourrait être victime tout chercheur qui ne saurait faire preuve de prudence et de modestie. Nous proposons de regrouper ces interpellations que nous avons retenues sous la forme de deux questions.
Au service de qui s’engager ?
L’une des premières interpellations des auteurs que nous avons retenus pourrait se formuler en ces termes : lorsque le chercheur s’engage, qui peut-il bien servir ? Bourdieu (1980) et Ricoeur (2017) formulent alors, chacun à sa manière, quelques invitations à réfléchir.
Le premier mentionne :
Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c’est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs…
(Bourdieu, 1980, p. 23-24).
Bourdieu semble ici davantage s’adresser à l’expert tel que nous l’avons défini : un chercheur qui se mettrait au service de la décision politique. Dans ce cas, le chercheur doit prendre garde de ne pas servir de caution, en l’occurrence scientifique, à des décisions partisanes et fondées idéologiquement. Plutôt que d’aider à la compréhension des enjeux de la situation, le chercheur contribuerait inconsciemment à parer la décision de tous les signes d’une certaine neutralité, la décision apparaissant alors comme motivée par des raisons objectives, puisque fondées scientifiquement.
Ricœur quant à lui se situe explicitement dans la tradition de Benda (1927) qui reproche aux intellectuels, ceux qu’il nomme les « clercs », de prétendre servir les valeurs que sont le vrai, le juste, le beau… alors que dans les faits, ils sont au service de causes et d’intérêts particuliers, d’idéologies. Presque un siècle plus tard, s’adressant particulièrement aux philosophes, Ricœur rappelle que, de la même manière qu’il ne peut pas exister un grand récit récapitulant le passé, aucune utopie n’est plus en mesure de dire le futur désirable. La responsabilité de l’intellectuel en est devenue plus modeste, ses discours doivent être fondés sur des positions morales plus qu’ils ne doivent porter sur le sens de l’histoire. En quelques mots, la fonction déontologique de ses discours doit supplanter la fonction téléonomique.
Ainsi les deux auteurs posent la question de la cause que le chercheur, de manière plus ou moins consciente, de manière plus ou moins intentionnelle, est susceptible de servir. Ils invitent le chercheur à anticiper les usages qui peuvent être faits de ses travaux. À qui peuvent-ils servir ? Pour quel type d’action ? Action motivée et justifiée par quel(s) principe(s) ?
Quelle légitimité a le scientifique à se prononcer sur les affaires de la cité ?
Les connaissances que produit le chercheur avec un degré élevé de certitude ne lui permettent pas d’appréhender la réalité dans sa complexité. Aussi est-il nécessaire qu’il redouble de prudence s’il doit se prononcer publiquement, au nom de sa science, à propos d’une décision politique. Deux philosophes, qui s’expriment à propos de domaines qui ne relèvent pas de l’éducation, peuvent néanmoins inviter les chercheurs en sciences de l’éducation à réfléchir aux limites des usages qu’ils peuvent eux-mêmes faire de leurs travaux. Nous faisons référence à Latour (2012) concernant les certitudes des climatosceptiques et à Stengers (2011) à propos des chercheurs en génétique qui veulent former les citoyens.
Latour (2012) décrit à merveille comment les climatosceptiques critiquaient la faiblesse des fondements scientifiques de la théorie de l’origine humaine du réchauffement climatique. Ils remettaient ainsi en cause la validité du consensus scientifique instauré, ou bien contestaient la fiabilité des modèles informatiques et mathématiques prévoyant un avenir menaçant. Ces climatosceptiques exigeaient des preuves pourtant difficiles à apporter dans l’observation d’un phénomène aussi complexe à appréhender que le réchauffement climatique.
Alors que se mettaient en place des modalités de réduction des incertitudes, les climatosceptiques faisaient le procès aux tenants de l’origine humaine du réchauffement climatique de ne pas apporter des preuves selon les modalités d’une épistémologie classique. La complexité du système observé nécessitait la mise en place d’une construction nouvelle de ces preuves dans laquelle des travaux portant sur des objets différents, recourant à des méthodes elles aussi très différentes devaient être convoqués, recoupés, confrontés… avec des modèles jusqu’alors non éprouvés. Or c’est au nom de cette difficulté à apporter des preuves que ces scientifiques climatosceptiques (par ailleurs de renommée internationale) condamnaient les propos de leurs collègues.
De cette histoire (trop) brièvement évoquée, nous pouvons retenir que les scientifiques, à l’instar des climatosceptique, ont parfois du mal à ne pas réduire les réalités qui les entourent à ce qu’ils en observent, aux connaissances qu’ils produisent selon leurs normes méthodologiques et professionnelles. Alors que la réalité du monde ne se laisse pas réduire à ce qu’en construisent les chercheurs. C’est à partir de ce constat, aussi unanimement partagé que vite oublié, que les chercheurs sont invités à montrer davantage de modestie quand ils se prononcent à propos de décisions politiques, sur la base de leurs propres travaux.
Stengers (2011) pourrait compléter l’argumentation en faveur de plus de modestie. Elle pose une question simple qui pourrait faire réfléchir les chercheurs en sciences de l’éducation. Le chercheur peut-il imposer sa manière de regarder le monde aux citoyens ?
La plupart de ceux qui plaident pour une meilleure « compréhension » des sciences affirment que tout citoyen devrait avoir un minimum de « bagage scientifique » afin de comprendre le monde dans lequel nous vivons et notamment pour accepter la légitimité des transformations de ce monde que rendent possibles les sciences. De fait, lorsque se produit une résistance publique par rapport à une innovation produite par des scientifiques, le diagnostic habituel porte sur ce manque de compréhension. Ainsi, le public ne comprendrait pas que la modification génétique des plantes n’est pas « essentiellement » différente de ce qu’ont fait les agriculteurs depuis des millénaires, à ceci près qu’elle est plus efficace et plus rapide […]
[Pourtant] les OGM cultivés sur des milliers d’hectares imposent des questions telles celles des transferts génétiques et des insectes résistants aux pesticides, qui ne peuvent se poser à l’échelle du laboratoire, sans parler de questions telles la soumission des plantes modifiées au droit du brevet, la perte encore accrue de biodiversité ou l’usage massif de pesticides et d’engrais […].
C’est pourquoi à la notion de compréhension, j’opposerai celle d’une « intelligence publique des sciences », d’un rapport intelligent à créer non seulement aux productions scientifiques mais aussi aux scientifiques eux-mêmes.
(Stengers, 2011, p.1).
Ainsi cette manière de concevoir le statut et la place des sciences dans le débat public invite sans aucun doute le chercheur à rester modeste quand il prend la parole publiquement. Il ne saurait imposer une quelconque manière de concevoir le monde aux citoyens. Si sa parole est bienvenue dans l’espace public, il n’a pas l’apanage de la parole légitime pour éduquer les citoyens. Or, dans un passé proche, les chercheurs qui s’intéressaient aux questions d’éducation n’ont vraisemblablement pas fait preuve de cette prudence et de cette modestie. Les récentes interventions de chercheurs en sciences de l’éducation dans la presse publique en faveur des évaluations mises en place par le ministre sont de ce point de vue difficilement justifiables. Il est également permis de s’interroger sur la possibilité d’orienter des pratiques pédagogiques en fonction des découvertes faites dans les neurosciences. Pour le dire dans des termes à peine caricaturaux, les élèves ne peuvent être réduits à leur cerveau et les découvertes à propos de celui-ci ne sauraient permettre de résoudre tous les problèmes liés à l’éducation. Que le politique use de ces sciences pour cautionner ses décisions est une chose, que le chercheur y contribue en est une autre.
Avec quels mots énoncer ce que l’on a à dire ?
Le choix des mots pour rendre compte des connaissances produites est fondamental. Nous avons par ailleurs exprimé les raisons de cet appel à une certaine circonspection en ces termes :
L’usage sans précaution de certains mots peut être lourd de conséquences. Notamment lorsqu’ils se chargent, comme cela est très souvent le cas, de sens différents à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté scientifique. Comment par exemple, à l’occasion de quelques travaux cherchant à évaluer des dispositifs, comme les zones d’éducation prioritaires dans les années 1990 ou plus récemment, les RASED (Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), les chercheurs peuvent-ils publiquement évoquer une quelconque efficacité ? L’usage public du terme « efficacité » relève de l’abus de langage, car le terme ainsi utilisé, sans davantage de précision, semble rendre compte de la totalité de ce qui se passe réellement à l’occasion de la mise en œuvre du dispositif. Or il ne traduit scientifiquement que la mesure de quelques indicateurs portant sur quelques acquisitions des élèves. Les mots qui sortent de la cité scientifique n’ont plus le même sens que lorsqu’ils sont utilisés au sein de cette cité. S’il y a accord au sein de la communauté scientifique sur le sens restreint que l’on accorde à la notion d’efficacité, sur les réductions que l’on fait subir au sens que peut revêtir ce terme dans son usage public pour qu’il soit raisonnablement et lucidement utilisé dans cette communauté, il conviendrait de rappeler, lors du retour de ce terme dans l’espace public, ces atrophies qu’il a dû subir lors de son passage dans la cité scientifique. Cela pourrait faire partie d’une certaine éthique ou déontologie du chercheur.
(Lapostolle, 2019, 140).
La prudence est d’autant plus nécessaire qu’un écrit peut avoir des conséquences sociales et politiques importantes. Chacun pourra imaginer les usages qu’un État gestionnaire, à la recherche d’économies budgétaires, peut faire de ce type de production. Or, une certaine éthique pourrait guider le chercheur afin qu’il restitue ses travaux de manière responsable. Piron (1996) évoque la figure du chercheur « solidaire ». Celui-ci peut faire un certain nombre choix en matière de publication, mais aussi dans la manière de dire les choses. Ce chercheur ne serait ni le « chercheur classique », ni le « chercheur coupable » qu’elle définit en référence aux deux éthiques de Weber (op. cit.) :
Le premier est animé par une éthique de conviction, répondant aux simples normes et principes qui font de lui un scientifique soucieux de produire des connaissances selon les normes imposées dans sa discipline. Il convient pour lui de chercher la vérité sans avoir à se préoccuper des conséquences de cette vérité. Ce souci pourrait porter atteinte à la scientificité des connaissances qu’il produit. Le second, quant à lui, ayant pris conscience du pouvoir que lui confère sa « maîtrise du mot et du texte », est submergé par l’idée que « le pouvoir, c’est mal » et se sent « coupable ». Réintroduire une part de subjectivité dans leur texte – celle que les chercheurs classiques s’efforcent d’annihiler – peut être alors un moyen de minimiser les conséquences éventuelles de son texte. Il peut aussi insister sur la transparence des conditions de production des connaissances. Mais les textes scientifiques continuent quand même de produire des « effets de vérité » et le chercheur, conscient de ce fait, peut « tourner en rond » sans se présenter comme étant sujet de son texte. Il peut aussi insister sur la transparence des conditions de production des connaissances.
Une attitude qui tendrait vers un équilibre souhaitable serait celle du « chercheur solidaire ». Celui-ci a le souci des conséquences de son texte.
Il ne s’agit pas de vouloir les contrôler, les maîtriser ou les transformer mais de ne pas y être indifférent. Cette solidarité impose de se demander quelle forme d’humanité, quel modèle des rapports avec autrui et quelle représentation du lien social [les] textes [de recherche], dotés du « pouvoir scientifique » de véridiction, proposent aux lecteurs, implicitement ou non. Le chercheur solidaire accepte de soumettre à ce souci son travail de recherche et de production de vérité lorsqu’il s’engage dans la pratique de l’écriture scientifique et lorsqu’il doit prendre de multiples décisions à propos de la publication, par exemple.
La solidarité est à la fois distance et proximité. Si l’auteur est à la fois un acteur soucieux du monde et libre de penser, il peut refuser la distance productrice d’indifférence qu’exige la science classique ainsi que la normalisation de sa pensée dans une figure qui encadre, limite, impose et dresse : celle du producteur de connaissances chez qui seule compte l’efficacité de produire de la vérité et par la suite le rendement et la productivité. Un chercheur est aussi un penseur, capable en même temps de penser son insertion dans un dispositif historique, donc ses déterminations, et de franchir ces limites-là, de conquérir sa liberté de pensée. On ne devrait pas avoir à distinguer, et encore moins à séparer l’activité consistant à faire de la science et à produire du savoir de l’activité de pensée et de réflexion, notamment sur le monde dans lequel on vit.
(Piron, 1996, p.143).
En d’autres termes, la mission du chercheur qui est de « produire de la connaissance », selon les modalités rigoureuses qu’impose la science, n’exclut pas qu’il pense, qu’il se pense comme un acteur nécessairement engagé dans l’actualité d’un contexte social et dans une histoire. S’il convient qu’il ne se laisse pas systématiquement influencer par les réactions potentielles de ceux auxquels ses textes porteraient atteinte, il ne peut pas pour autant se dégager de toute responsabilité touchant les conséquences de ses propositions sous prétexte qu’elles ont été construites selon les rigoureuses méthodes qu’impose le courant scientifique dans lequel il se situe. La solidarité à l’égard de ses contemporains, ce souci de l’autre et cette assistance que l’on peut lui accorder sans que rien soit exigé en retour, ne pourrait-elle pas, pour peu qu’il s’en inquiète, le conduire à davantage de prudence ?
Conclusion
Le chercheur a de toute manière vocation à intervenir dans l’espace public, qu’il conseille le politique ou qu’il l’interpelle. Il ne saurait cependant le faire sans prendre quelques précautions. Parmi celles-ci, nous avons avancé le fait qu’il doive s’instruire et se cultiver, mais également qu’il intervienne avec la prudence et la modestie que lui impose la nature de ses travaux.
Ces précautions auxquelles nous avons tenté de donner un contenu positif et que nous avons essayé de formuler dans un registre de langage courant, ont été inspirées par la pensée de Weber qui a influencé tant de sociologues contemporains qui cherchaient à penser leur propre engagement.
Beitone, et Martin-Baillon (2016) commentant méticuleusement la question de « la neutralité axiologique » (expression traduite de sa conférence sur le métier et la profession de savant en 1917) affirment que le sociologue ne demande pas aux chercheurs de ne pas intervenir dans l’espace public, ce qu’il leur demande c’est d’être capable de réflexivité et de probité intellectuelle.
Aussi peut-on espérer que le fait de se cultiver permette d’apporter lucidité et discernement au chercheur pour qu’il puisse réfléchir – et prendre de la hauteur quant – à la valeur épistémologique, au statut et à la portée scientifique et sociale de sa production scientifique, mais également modestie et prudence pour éviter qu’il émette des analyses et des avis aussi réducteurs que surplombants sur les réalités sociales et politiques à propos desquelles il intervient publiquement. Ce qui est en jeu, dans ce qui pourrait relever en même temps d’une « usurpation de légitimité »5 (Waltzer, 1997) et d’un « effet Dunning Kruger »6, c’est aussi une question de survie de la démocratie, notamment à un moment où les experts de tous ordres sont invités à soutenir un pouvoir qui possède de nombreux attributs de ce que pourrait être une technocratie.