Il est une image fréquemment évoquée dans le domaine des sciences de l’éducation lorsqu’il s’agit de traiter des liens entre éducation et politique. C’est celle de l’instituteur fondateur de la République. Il faut considérer le mot instituteur dans les deux sens que l’étymologie nous révèle : instituer et instruire. C’est en instruisant les élèves, futurs citoyens, que le hussard noir a contribué à instituer une Troisième République encore chancelante à la fin des années 1870. L’instruction serait assurée par la mise en place d’une institution devenue fondamentale : l’École.
Pourtant, l’un des plus grands penseurs de la République, Jean-Jacques Rousseau, n’évoqua que très rarement l’École et jamais à notre connaissance, l’instituteur. Il traite de cette question de manière assez allusive et dans des écrits plutôt mineurs : dans son Discours sur l’économie politique (1755), dans sa Lettre à Christophe de Beaumont (novembre 1762) et dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (1771-1772). Cela ne signifie pas pour autant que Rousseau se soit désintéressé de cette question de l’éducation nécessaire au futur citoyen. Bien au contraire. Le fait que le Contrat social, considéré par de nombreux philosophes ou historiens des idées politiques comme une réflexion essentielle à la construction de la République, soit publié la même année que l’« Emile ou de l’éducation », en 1762, est un des arguments qui milite en faveur de la reconnaissance du souci du philosophe de lier politique et éducation. S’il est nécessaire d’apporter un autre argument en faveur de cette hypothèse du lien que le philosophe établit entre politique (ou République) et instruction (ou éducation), il est encore possible de se reporter au préambule du Contrat social : « Né citoyen d’un Etat libre, et membre du souverain, quelque faible influence que puisse avoir ma voix dans les affaires publiques, le droit d’y voter suffit pour m’imposer le droit de m’en instruire ». Encore convient-il pour s’instruire des affaires publiques d’être en mesure de les comprendre, de se les expliquer, d’en percevoir le sens, ceci afin de les accepter. L’éducation donnée à Émile ne serait-elle pas en mesure de doter le futur citoyen de cette capacité de comprendre cette République, d’être préparé à y vivre et à y jouer son rôle ?
Pour tenter d’instruire cette question et cette position de Rousseau à l’égard de l’école, nous rappellerons quelques-uns des enjeux mais aussi quelques-unes conditions qui président à la construction de cette République. Nous partirons du projet politique du philosophe pour montrer que l’éducation apparaît comme un accompagnement nécessaire à ce projet.
Notre propos mettra d’abord en lumière le fait que la construction de la République telle que l’envisage Rousseau dans le Contrat social est nécessaire à l’émergence d’un homme libre. Elle implique un renouvellement de l’organisation des pouvoirs en même temps qu’une sorte de conversion de ceux qui vont devenir des citoyens (I). Nous tenterons ensuite de montrer que si l’éducation d’Émile ne peut être envisagée comme l’exclusive préparation d’un citoyen appelé à vivre dans cette République, cette formation est néanmoins une nécessité. Elle revêt cependant une forme nouvelle, différente en tout cas de celles que les penseurs de l’éducation du citoyen ont jusqu’alors proposées, car elle est intégrée dans un système philosophique complexe qui confère son unité et sa cohérence à l’œuvre de Rousseau (II). Enfin, nous tenterons de mettre en lumière quelques-unes raisons pour lesquelles Rousseau en reste à une éducation domestique, dans laquelle il n’est nul besoin d’école, ni d’instituteur (III).
Le contrat social : enjeux et conditions
Rousseau ouvre sa réflexion dans le Contrat social par un aphorisme devenu célèbre : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ». D’emblée, le philosophe l’annonce, c’est la liberté qui est au cœur de son projet politique. C’est ce souci de liberté qui le guide dans la construction du contrat social qu’il propose pour asseoir la République.
À cette liberté, Rousseau est très attaché. Il a toujours veillé à préserver la sienne, se refusant au jeu des honneurs et des conventions de son époque. Il prétend d’ailleurs en avoir payé le prix fort. Mais cette liberté, ou plutôt cette absence de liberté, il l’a aussi observée et pensée en tant que philosophe, faisant le constat selon lequel aucun régime politique n’a jusqu’alors garanti la liberté des hommes. L’existence de l’esclavage ou de systèmes politiques assis sur la domination de, ou par la force témoigne de l’asservissement généralisé des hommes. Or « Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence ». Quand bien même cette force pourrait protéger et assurer la sécurité des citoyens, si elle conduit à la peur comme le recommande Hobbes, cette protection et cette sécurité ainsi établies ne pourraient être que liberticides.
La proposition de Rousseau est alors de faire en sorte que la force protège les biens et les personnes, sans que cela ne se fasse au détriment de la liberté. L’enjeu est donc de taille. Il convient de : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous, n obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».
Un obstacle se dresse cependant dans la résolution du problème que pose Rousseau. La loi qui va régir la vie dans la communauté risque de limiter les actes de chacun. Sauf s’il s’agit d’obéir à une loi qu’on s’est soi-même donnée, dit Rousseau. Certes, l’homme va perdre sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre, mais il va gagner la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Rousseau dresse alors une liste des transformations qui s’opèrent quand l’homme souscrit au contrat qui le fait citoyen dans cette communauté d’associés qu’est la République :
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet l’État de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme toute entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
En des termes plus concis, le passage de l’état de nature à l’état civil permettra à l’homme d’échapper aux conditions qui le maintiennent dans une forme d’animalité. Ainsi dans ce passage de l’état de nature à l’état civil, l’homme va devoir connaître quelques conversions : à son instinct se substituera un sens de la morale et de la justice ; à ses impulsions physiques se substituera le sens du devoir ; à son appétit se substituera l’acceptation et le respect du droit. La loi permettra à l’homme de conquérir son humanité. Il s’agit cependant de conversions qui devront être préparées et auxquelles le traité d’éducation que propose Rousseau est en mesure de répondre. Mais selon des principes et des modalités pédagogiques qu’il convient absolument de replacer dans le système de pensée du philosophe. Notamment pour dépasser quelques paradoxes qui pourraient faire obstacle à la compréhension de ses propos mais aussi pour mettre en lumière la pertinence et la cohérence de ces principes et modalités.
Éducation et construction de la République
Il ne s’agit pas, dans Émile, de former un citoyen ou une classe de gardiens pour la cité. Rousseau se distingue de ce point de vue de tous les penseurs qui ont traité de politique et d’éducation jusqu’alors, notamment de Locke (1693), et qui ont, dans leurs traités d’éducation, proposé des moyens d’éduquer l’individu à la citoyenneté, en développant très tôt en lui les vertus sociales nécessaires au vivre ensemble. Pour Locke : « On ne sait pas former les esprits [des enfants] à la discipline, les habituer à plier devant la raison, à l’âge où ils sont le plus dociles, le plus en état de recevoir un pli ».
Pour Rousseau, c’est tout l’inverse. Il faut reporter l’usage de la raison et commencer par former les sens. Rousseau recommande de respecter la marche de la nature. Il n’est pas question de précipiter l’acquisition de connaissances, ni de soustraire l’enfant à l’expérience sensible. « La plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation : ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre ». Il ne s’agit pas d’inculquer des connaissances à l’enfant qui pallieraient les défaillances de cette nature. Il s’agit simplement d’empêcher de naître ce qui pourrait entraver toute actualisation de la mise en œuvre de sa perfectibilité. C’est ce que le philosophe et pédagogue nomme l’éducation négative.
Chez Rousseau, il ne s’agit donc pas de corriger, de redresser ou encore de dresser un enfant pour former un citoyen. Qui plus est, cette formation n’apparaît pas comme une fin en soi. Elle est cependant bien présente. Elle s’intègre dans un système de pensée complexe dans lequel c’est la liberté qui est la fin de l’homme. Car cette liberté est la seule fin qui vaille pour l’homme. Mais elle n’est envisageable qu’en respectant la marche de cette nature, c’est-à-dire la nécessité de respecter les étapes du développement de l’enfant. Le citoyen ne peut donc être éduqué qu’à la condition que cette fin, la liberté, soit première. Dans ces conditions, la formation du citoyen est ramenée à un moyen plus qu’à une fin, mais la mise en œuvre de ce moyen est nécessaire. Car c’est bien dans l’état civil que l’homme accomplit sa liberté, Rousseau ne cesse d’insister sur ce point. Un passage de son Discours sur l’économie politique marque bien le lien qui est fait entre la liberté et ce que nous appellerions aujourd’hui une éducation à la citoyenneté : « La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans les citoyens ; vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n’aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l’État. Or former des citoyens n’est pas l’affaire d’un jour ; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants ». À la lecture de cette phrase, on se demande pourquoi, dès lors, lorsque le philosophe s’attelle à la question de l’éducation, il ne le fait que du point de vue d’une éducation domestique et pas, ou si peu, du côté d’une éducation nationale publique ? Le Genevois nous assène que « former des citoyens n’est pas l’affaire d’un jour », mais nous laisse sur notre faim à propos de cette formation qu’il nous prédit fort longue. Il insiste sur l’importance d’une éducation publique/en public, mais sans nous en donner toutes les clefs. Ainsi, dans Les Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, écrit-il : « On ne doit point permettre qu’ils [les enfants] jouent séparément à leur fantaisie, mais tous ensemble et en public, de manière qu’il y ait toujours un but commun auquel tous aspirent […] Il s’agit de les accoutumer de bonne heure à la règle, à l’égalité, à la fraternité, aux concurrences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens et à désirer l’approbation publique ». Une éducation à la citoyenneté ne peut prétendre s’accomplir pleinement à travers une relation exclusive maître-élève. Pour devenir citoyen, la confrontation à d’autres, à une communauté humaine, est nécessaire : pourquoi, dès lors, la question d’une instruction publique tient-elle si peu de place dans cette œuvre pourtant prolixe, où la question de l’éducation est abordée si longuement et si puissamment ?
Pourquoi Rousseau n’envoie-t-il donc pas Émile à l’école ?
Pas d’école ni d’instituteur chez Rousseau
Rousseau répond tout à fait clairement à cette question : Émile n’ira pas à l’école parce que l’école échoue à former des citoyens, elle ne remplit pas sa mission qui consiste à œuvrer à l’accomplissement humain des élèves, c’est-à-dire à leur liberté. Bien au contraire, elle semble s’employer à faire exactement l’inverse. Ainsi, dans sa lettre à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, Rousseau se questionne en ces termes :
À quoi bon tant d’Écoles et d’Universités pour ne leur apprendre rien de ce qui leur importe à savoir ? Quel est donc l’objet de vos Collèges, de vos Académies, de tant de fondations savantes ? Est-ce de donner le change au Peuple, d’altérer sa raison d’avance, et de l’empêcher d’aller au vrai ? Professeurs de mensonge, c’est pour l’abuser que vous feignez de l’instruire et, comme ces brigands qui mettent des fanaux sur des écueils, vous l’éclairez pour le perdre.
« Professeurs de mensonge » et « brigands » peuplent les écoles et les universités : pas question de confier Emile à cette engeance, on s’en doute ! Pourquoi l’école est-elle aussi mal famée ? La réponse est simple : la société dans laquelle Rousseau évolue ne permet pas autre chose, car c’est une société rongée par l’amour-propre1 et le souci du profit personnel :
J’ai cherché la vérité dans les livres ; je n’y ai trouvé que le mensonge et l’erreur. J’ai consulté les Auteurs ; je n’ai trouvé que des charlatans qui se font un jeu de tromper les hommes, sans autre loi que leur intérêt, sans autre Dieu que leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui ne les traitent pas à leur gré, plus prompts à louer l’iniquité qui les paye. Toute l’instruction publique tendra toujours au mensonge tant que ceux qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir ; et c’est pour eux seulement que la vérité n’est pas bonne à dire. Pourquoi serais-je le complice de ces gens-là ?
Les conditions ne sont pas réunies pour qu’une école capable d’instruire, mais surtout d’éduquer, puisse être mise en place. La seule fenêtre éducative est donc l’éducation domestique. La question est tranchée de manière radicale dans le premier livre de l’Émile : « L’institution publique n’existe plus et ne peut plus exister ; parce qu’où il n’y a plus de patrie il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyens, doivent être effacés des langues modernes ».
La réflexion rousseauiste sur l’éducation part de ce renoncement : éduquer à la citoyenneté est une tâche impossible dans le contexte sociopolitique, monarchique, de ce milieu du xviiie siècle. Il ne s’agit pas d’un renoncement définitif : l’heure n’est simplement pas encore venue d’une éducation à la citoyenneté, l’urgence est à une éducation à la liberté, grâce à laquelle l’espoir d’une société différente redeviendra possible, une société où la violence des institutions fera place à un retour de la Loi, « une société véritablement humaine, c’est-à-dire régie à l’ordre de l’interdit de la violence, de l’interdit de la manipulation et de la tromperie », une société « réglée à l’ordre de l’“obligation à l’échange” » (Imbert, 1989).
La seule lueur d’espoir face à ce constat accablant sur l’école telle qu’elle est se trouve dans le troisième livre de l’Émile, elle a la forme d’une intuition qui est peut-être aussi le début d’un optimisme : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions »2. Le philosophe ne croyait pas si bien dire…
Conclusion
Si l’on en croit les acteurs de la Révolution française, la pensée politique de Rousseau a été décisive : bien plus que les canons et les fusils, le Contrat social a permis la chute de la Bastille puis l’effondrement de la monarchie. Robespierre, à ce titre, a toujours été prompt à reconnaître sa dette et à réhabiliter notre homme avec un enthousiasme qui frôle un peu la flatterie : « Qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques dont j’aperçois ici l’image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita les honneurs publics » (Robespierre, 1792). Le père du Contrat social sait bien que cette société nouvelle dont il a posé les bases théoriques n’est possible qu’au prix d’une révolution « qui approche », mais il sait aussi qu’il ne suffira pas d’une révolution, que la mise en place d’un État de droit suppose de travailler en amont, via l’éducation, à la formation d’un homme libre : « pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants » (Rousseau, 1755). Le problème est que dans le monde d’avant la révolution, dans le système monarchique des grands pays européens du xviiie siècle, on ne peut pas faire confiance aux institutions publiques, à commencer par les écoles. Il faut donc se rabattre sur une éducation domestique qui donnera au monde les hommes libres capables de mettre en place et de se tenir à une société qui se règle sur un contrat social.
Aujourd’hui la révolution est passée, la République est bien en place et personne n’en conteste la légitimité. Condorcet et Ferry, peu ou prou héritiers du Genevois, ont mis en place une instruction publique et une éducation nationale. Le moment était venu de prolonger la pensée de Rousseau, de mettre en place ces institutions. Pour autant, quelques questions demeurent : ce dernier apprécierait-il l’école d’aujourd’hui ? « L’éducation publique » est-elle parvenue à inculquer à chacun le souci de l’intérêt général, a-t-elle réussi à vaincre « l’indifférence pour le sort de la République », a-t-elle brisé l’obsession de « l’intérêt personnel qui isole tellement les particuliers » ? A-t-elle réussi à nous guérir des rapports de domination et à se mettre au service de l’égalité entre les hommes ?