G. Lapostolle : Est-ce que vous pourriez rappeler quelques-unes des étapes de votre parcours jusqu’à vos engagements actuels, notamment dans l’Appel des appels ?
R. Gori : Oui, très rapidement, je suis d’une famille italo-provençale marseillaise et j’ai fait des études au lycée, plutôt d’orientation mathématique avant qu’une crise d’adolescence ne me pousse à choisir une classe de philosophie. Voilà la raison pour laquelle je souligne ce point, je n’étais pas du tout destiné dans un premier temps aux sciences humaines et sociales, mais plutôt, orienté dans la voie des formations scientifiques. Je répondais au désir de mon père qui souhaitait que je fasse une école d’ingénieurs, ce que le décès prématuré de son propre père avait compromis pour lui. Je l’ai beaucoup contrarié en m’orientant vers les lettres et les sciences humaines, et encore davantage lorsque par la suite j’ai choisi un cursus de psychologie. Je crois que c’est de cette manière que se sont constitués mes habitus aussi, au sens de Pierre Bourdieu. Imprégné d’un héritage paternel rationaliste et matérialiste, je n’ai trouvé ma propre voie qu’en empruntant le chemin de ce qui manque à ces visions du monde : le désir et la spiritualité.
J’ai d’abord été tenté par la psychologie expérimentale, en particulier la psycholinguistique, puis par la neurobiologie des comportements avec une véritable fascination pour la neurophysiologie. Mon intérêt pour la psychanalyse et la psychologie sociale ne viendront qu’après et assez tardivement au cours de mes études. Même si aujourd’hui et dès le début de ma carrière universitaire ces champs deviendront la matière privilégiée de mes enseignements et de mes recherches, au point que mes deux directeurs de thèses de doctorat étaient un professeur de psychologie clinique, le Pr Didier Anzieu, et un professeur de psychologie sociale, le Pr Jean Maisonneuve. C’est dire, si vous voulez, que je ne suis pas tombé d’emblée dans la marmite et les habitus prédisposant aux sciences humaines et sociales.
Par ailleurs, au cours de mes études universitaires, j’ai enseigné. J’ai d’abord commencé comme instituteur suppléant avant de passer ce qu’on appelait un CAP de professeur des écoles. Et puis j’ai également enseigné en collège d’enseignement général. J’ai passé un CAP CEG avec les dominantes sport, histoire et français. Heureusement que je n’ai pas trop été évalué sur mon anglais qui a toujours été déplorable, mais c’est un autre problème. Comme nombre de mes condisciples nous apprenions à l’époque les langues étrangères comme des langues mortes…
Et puis, je suis « monté » à Paris comme on dit dans le Sud, avec l’idée de faire des études de psychologie expérimentale à l’Institut de psychologie de Paris. Ce qui m’avait été conseillé par le titulaire de la chaire marseillaise de psychophysiologie. Et je me suis inscrit en psychopathologie… au diplôme de psychologie clinique et pathologique. Cela a été un deuxième acte de rupture dans ma trajectoire scolaire et académique. Je me suis inscrit au diplôme de psychologie clinique et pathologique de l’Institut de psychologie de la rue Serpente, rattaché donc à la Sorbonne. Après ce diplôme, je me suis retrouvé à l’hôpital où j’ai reçu des patients auxquels j’ai fait passer les tests psychométriques et avec lesquels j’ai pratiqué les techniques projectives. J’établissais des bilans psychologiques en vogue à l’époque pour contribuer au diagnostic et à l’orientation thérapeutique. Là encore, je me suis aussi aperçu assez rapidement que pour intéressant que ce soit pour les équipes soignantes en matière de diagnostic différentiel d’obtenir ces bilans réduits à des examens complémentaires à la clinique, les résultats en termes de prise en charge des patients étaient très limités. Une fois qu’on avait répondu à la question qui obsède les psychiatres : « est ce qu’il est névrosé, psychotique ou pervers ? », on avait fait le tour du problème. Et le patient restait avec ses souffrances. Parfois médicamenté ou même isolé du reste de la population. Les patients, quant à eux, ne se satisfaisaient pas de ma contribution à leur étiquetage, ils revenaient me voir puisque j’avais contribué, par les tests, à me positionner comme « sujet supposé savoir ». Cela a bien entendu fait évoluer mon parcours et mes intérêts. Je me suis orienté vers la psychanalyse et j’ai donc fait de longues analyses sur lesquelles je ne vais pas revenir, des contrôles et autres…
Après avoir travaillé à l’hôpital pendant 4 ans, à plein temps, après avoir travaillé aussi avec des techniques de groupe et de psychodrame, je me suis orienté vers une installation en libéral de psychothérapeute puis de psychanalyste. Avec des contrôles et des supervisions diverses et variées de ma pratique. Mais j’étais aussi universitaire. Oui, il y a toujours eu à la fois chez moi, et je crois que c’est important pour moi, ce double appui d’une part sur une pratique et d’autre part sur les enseignements et les recherches menées à l’université. Je crois que c’est peut-être aussi ce qui me rapproche à l’heure actuelle, je dirais, du paradigme sociologique bourdieusien une fois encore, en évitant les idées générales qui ne sont ni justes ni fausses, mais qui sont creuses. Avec ce besoin d’un ancrage dans des situations concrètes et singulières. Après l’hôpital, j’ai été recruté comme assistant, puis maître-assistant (maître de conférences d’aujourd’hui) à Aix-Marseille où j’ai, un temps, travaillé du côté de la psychologie sociale clinique aux côtés de René Kaës.
Guy Lapostolle : Vous aviez soutenu une thèse ?
Oui, mon patron de thèse avait été Didier Anzieu, université Paris X Nanterre. Ma thèse s’intitulait « Validité des critères linguistiques en psychologie clinique. Essai d’analyse psycholinguistique du vécu de l’alcoolique (discours spontané en situation de groupe et épreuves) ». Puis en 1976, j’ai soutenu une thèse d’État intitulée « L’Acte de parole. Recherches cliniques et psychanalytiques », sous la direction de Jean Maisonneuve, professeur de psychologie sociale à l’université Paris X Nanterre et de Didier Anzieu, toujours et encore un de mes « maîtres ».
Dans cette thèse de doctorat de troisième cycle en psychologie clinique, j’ai effectué dans un premier temps une analyse en clusters du matériel verbal de groupes thérapeutiques de patients dits alcooliques. Grâce à Jean Maisonneuve j’ai eu accès à un informaticien qui a « mouliné » les données verbales que j’avais enregistré en en ressortant des clusters que j’ai mis en correspondance avec des phénomènes de groupe. J’ai traité le discours des patients comme une matière dont l’évolution pouvait signifier des changements individuels et de groupe. Donc là aussi vous voyez cet habitus paradoxal qui est le mien ! Ma première orientation au niveau de la recherche penchait plutôt du côté d’une analyse des discours qui ne serait pas forcément aujourd’hui rejetée par certains psychologues cliniciens d’obédience expérimentale. Mais, franchement pour intéressant que ce soit du côté de la connaissance, ça n’apporte pas grand-chose aux patients… beaucoup d’appareillages mais peu de soin !
C’est ce que m’a dit Anzieu après ma soutenance de thèse : « Roland, vous n’avez pas perdu une miette sonore du discours de vos patients, mais vous n’avez pas entendu le sens de ce qu’ils vous disaient ». Didier Anzieu a eu, tout le temps où je l’ai côtoyé, ce génie de formules qui font interprétation pour peu qu’on les rapatrie dans une analyse. Et, j’étais à l’époque en analyse avec Paulette Dubuisson dont je savais qu’elle était une amie de Didier Anzieu. C’était une analyste formidable, humaine, analysée par Jacques Lacan et contrôlée par Daniel Lagache, et qui n’avait pas pu choisir son « clan » au moment de la deuxième scission du mouvement psychanalytique (1963). Elle a participé à la création du Quatrième Groupe dont elle deviendra, un temps, la présidente…
Je me suis engagé ensuite dans une autre thèse, la « grande » comme on disait, codirigée par Didier Anzieu et Jean Maisonneuve, puisqu’à l’époque, pour une thèse d’État, un changement de directeur était nécessaire. Là ils étaient deux co-directeurs. Cette thèse est bien sûr marquée par mes expériences personnelles d’analysant, mes lectures, mes travaux, mes recherches. Je me suis également déplacé du côté de Winnicott. Il est très massivement présent à l’intérieur de ma thèse d’État dont le cœur est l’acte de parole. Vous voyez, on est passé de l’analyse un peu formelle des discours, a quelque chose du côté de l’acte de parole comme acte pulsionnel. C’est un point important. La thèse disait tout simplement que l’acte de parole est dans une double allégeance, à la fois au corps, au corps des pulsions, corps libidinal et au code formel de la langue, c’est-à-dire au système des signifiants. Je marquais une certaine rupture avec la « mode » psychanalytique de l’époque dont les références étaient principalement lacaniennes. Ce paradigme lacanien dominait les recherches psychanalytiques sur le langage et refoulait tous les travaux antérieurs sur les investissements pulsionnels de l’acte de parler. Ce qui n’était pas le cas de Lacan qui n’hésitait pas à dire que la parole est don subtil des pulsions, qu’elle peut engrosser l’hystérique ou faire jouir l’obsessionnel de la retenir dans sa jouissance avaricieuse… Winnicott m’a aidé à conceptualiser mes recherches sur l’acte de parole entre corps et code, phénomènes transitionnels. Il n’était pas encore « à la mode » à l’époque et je suis assez fier de l’avoir évoqué avant le succès qu’il eût par la suite. Anzieu était très content de mon travail et a salué une approche « non lacanienne » de la parole et du langage. Il m’a publié dans sa collection chez Dunod.
De ce fait, je me suis retrouvé très vite professeur des universités, et l’incitation à la mobilité géographique m’a conduit à l’université de Montpellier où j’ai passé de belles et heureuses années. J’ai créé un département de psychologie clinique et un laboratoire de psychologie clinique en essayant de fédérer autour de moi des collègues assistants, maîtres de conférences et praticiens chargés de cours d’orientations psychanalytiques concurrentes. J’avais dans mon laboratoire et dans mon département aussi bien des lacaniens milleriens (comme Jean Birouste et Guy Bruère-Dawson) et des lacaniens melmaniens (comme Jean-Jacques Rassial) et d’autres orientés vers les tests (comme Henri Cassanas et Mlle Papas). C’est un point important, j’ai toujours eu un certain souci de la diversité et un certain refus du dogmatisme théorique quel qu’il soit. J’ai créé ensuite le Centre international de recherches en psychopathologie clinique (CIRPC) regroupant Aix-Marseille, Montpellier et Nice. Nous avons obtenu la première formation doctorale habilitée à délivrer un doctorat de psychopathologie clinique à la fois aux psychiatres et aux psychologues. Les uns étaient recrutés au niveau de l’Internat, les autres étaient recrutés après un DESS. Et donc j’étais déterminé à favoriser, dès le départ, une orientation praxéologique des recherches en psychopathologie. Après ma mutation, je suis revenu à Aix-Marseille où j’ai dirigé ce Centre (CIRPC) qui regroupait à la fois la médecine à Marseille – la psychiatrie –, la psychologie à Aix, à Montpellier et à Nice, mais aussi la psychiatrie à Nice et la médecine somatique à Montpellier.
C’est ce fonctionnement, qu’aujourd’hui je dirais « créolisé », qui a conduit à créer la revue Cliniques méditerranéennes. Nous reconnaissions de ce fait une certaine unité des pratiques cliniques prenant en charge les souffrances psychiques et sociales quelles que soient les appartenances disciplinaires, médecine ou psychologie, sans pour autant nier leur spécificité et leur pluralité. Mais ce mode fonctionnement fondé à la fois sur l’unité et la pluralité a été bousculé. Vous allez comprendre.
La suite a en effet été impactée par l’arrivée d’une nouvelle conception de la recherche portée par des experts très bureaucrates et technocrates sous la tutelle catastrophique et autoritaire de ce ministre sinistre, Claude Allègre, qui a conduit une réforme de toutes les formations doctorales en les alignant sur le modèle des sciences. Ce qui allait remettre en cause bien évidemment les doctorats de psychopathologie et de psychanalyse. C’est ainsi qu’une menace s’est profilée sur le DEA de Paris VII, sur celui de Lyon et sur le mien. On a vu arriver des espèces d’experts que je trouvais tout à fait médiocres, en ce qui concerne les cliniciens, et puis d’autres qui étaient peut-être moins médiocres, mais qui n’étaient pas du tout dans mon domaine. Et ces experts, au sens où vous les définissez vous-même, en faisant la distinction entre expert, intellectuel et scientifique, ont participé à la construction justement de décisions politiques qui visaient à contrôler toujours davantage le travail des chercheurs et à l’aligner sur les critères d’une recherche dite internationale, c’est-à-dire états-unienne. Ce qui signait la mort de la psychanalyse et de la psychopathologie d’orientation analytique puisque jamais comme vous le savez, aux États-Unis, un psychanalyste n’avait jamais franchi le seuil des départements de psychologie. La psychiatrie, oui, mais pas la psychologie ! Bien au contraire aux États-Unis quand Robert Spitzer et sa « bande » ont pris le contrôle de l’Association américaine de psychiatrie et qu’il a imposé cette chose indigente qu’on a appelé le DSM III (fabriqué entre 1967 et 1981), c’est dans les départements de psychologie qu’il est allé chercher les « outils » (de psychologie différentielle) à même d’en finir avec la clinique. Je ne peux ici vous détailler cette « casse » du métier de psychiatre, et ensuite de sa contagion aux psychologues cliniciens et aux travailleurs sociaux, mais tout change à partir des années 1980 dans le monde anglo-saxon et dix ans plus tard en Europe et dans le monde : une manière procédurale et standardisée de mener les entretiens, propre à constituer des populations homogènes de patients, est imposée aux praticiens. Dans l’histoire de la psychiatrie cette manière prétendue a-théorique et scientifique de classer les troubles mentaux fait rupture avec les modèles cliniques précédents, obtient très vite le soutien des laboratoires pharmaceutiques, des compagnies d’assurance et de tous les « scientistes » qui entrevoient les perspectives qui s’offrent à eux de « naturaliser » la maladie mentale, d’opérer un retour de la psychiatrie dans le giron médical de l’hygiène publique du social, de subordonner les psychologues et travailleurs sociaux, et surtout d’en finir avec la conception anthropologique d’un « homme tragique », divisé entre ses désirs et ses impératifs moraux et narcissiques. Des alliances atypiques se sont formées dès le départ, depuis les associations d’activistes gays auxquelles Spitzer avait eu l’intelligence politique de leur concéder le retrait de l’homosexualité de la liste des troubles du comportement, jusqu’aux industries médicales qui ont compris l’intérêt de revenir à une conception kraepelinienne de la maladie mentale, en passant par les technocrates qui, pour une fois, comprenaient le langage des psychiatres. Car, cette manière très procédurale et formelle de s’y prendre pour poser un diagnostic ressemble à s’y méprendre à toutes les rationalités formelles des institutions bureaucratiques : on « gomme » la singularité en faisant du patient un « exemplaire d’une population statistique », les praticiens deviennent anonymes et interchangeables comme les patients et à terme pourraient être remplacés par des ordinateurs stockant et triant des données numériques en provenance de réponses standardisées à des items codifiés. Ce qui compte c’est l’accord interjuge qui devient le justificatif social de cette régression clinique. Ce qui compte c’est la fiabilité plus que la validité des diagnostics psychiatriques. Le tour est joué : exit la psychanalyse, exit la recherche de la dimension morale, culturelle ou sociale des souffrance psychiques et sociales. Les pathologies perdent leurs grandes structures (névrose, psychose, perversion) au profit d’une multitude de troubles et d’anomalies du comportement. Les DSM IV et V ont poursuivi cette « casse » de la clinique, exposant plus franchement leurs préjugés médicaux d’une étiologie organique en étendant à l’infini le domaine du « trouble », plus « vaseux » et plastique que les syndromes ou les maladies. Et, c’est de cette façon que le DSM V, qui a triplé le nombre de troubles par rapport au DSM I, considère la tendance à accumuler des objets inutiles comme un trouble, la syllogomanie, sans se demander si ce diagnostic ne provient pas de notre société de consommation et d’obsolescence programmée…
Nombreux sont les auteurs français (Édouard Zarifian, Georges Lantéri-Laura, Steeves Demazeux… et nous, Marie José Del Volgo et moi dans La santé totalitaire et Exilés de l’intime) qui ont critiqué et analysé ce coup de force technocratique sur la psychiatrie et la psychopathologie clinique. Mais, tout commence avec l’ouvrage de Stuart Kirk et Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? (1992, Les Empêcheurs de penser en rond), qui retrace ce « triomphe de la psychiatrie américaine », comme ils le nomment, dont pourtant toute l’histoire a montré la pauvreté d’une pensée limitée à la gestion des populations asilaires depuis le début du xxe siècle. Mais le mal est fait, et pour quelque temps encore, quand bien même aux États-Unis des institutions officielles le récusent aujourd’hui. Il a ouvert la voie à un massacre des traitements psychothérapiques et au rejet des savoirs « tragiques » (au sens nietzschéen) de la psychanalyse, de la phénoménologie, de la psychothérapie institutionnelle…
En France cette démolition de la psychologie clinique et de la psychopathologie a permis l’émergence de la psychologie de la santé et de la psychologie du développement, voire de la psychologie clinique, en charge de former des psychologues cliniciens… sans clinique ! Comme l’impérialisme américain opère dans tous les champs, le modèle que les pouvoirs nous ont imposés a été rapidement celui du paradigme états-unien avec ses DSM et ses TCC (thérapies cognitivo-comportementales) dont Michel Foucault a montré la substance néolibérale. Ce modèle fait la promotion d’un humain autoentrepreneur de lui-même que les coachs et autres psy ont la charge d’aider à améliorer le capital bio-psycho-social ! Et, ici vous voyez l’importance des réformes universitaires pour la psychopathologie : comme international veut dire « anglo-saxon », seules les recherches assimilées aux modèles des DSM et autres fumisteries ont droit de cité. En moins de vingt ans en psycho tout le système de formation des praticiens et des chercheurs va être bouleversé. Il suffit pour cela de laisser jouer la machine bureaucratique, de donner des porte-voix à des croisés de l’anti-psychanalyse, de prendre un peu plus racine dans les vecteurs de nos sociétés de contrôle et nous avons les résultats que vous connaissez. Plus aucun professeur de psychiatrie n’est d’orientation psychanalytique, leur nombre en psychologie clinique s’amenuise d’année en année… et la voix de son maître que sont devenus les journaux clame à qui veut l’entendre que la psychanalyse est morte et dépassée. Ce qui n’empêche pas que nos cabinets sont pleins ! Et, ça ne risque pas de s’arrêter puisqu’il y aura de moins en moins de praticiens psy formés à la psychanalyse.
C’est qu’à partir du moment où il a fallu publier dans des revues internationales, ce qui voulait dire états-uniennes et anglo-saxonnes – et pas du tout italiennes, espagnoles, portugaises… –, étant donné que le paradigme dominant dans ces pays-là était, comme vous savez, était du côté des thérapies cognitivo-comportementales et du côté des diagnostics DSM, nous étions foutus. Et ce d’autant plus que l’individualisme et le narcissisme des psychanalystes aidant, notre champ était très divisé. Du coup, nous étions menacés de disparaître, menacés d’extermination et donc il a fallu à ce moment-là essayer de faire « peau noire et masque blanc ». Il fallut faire en sorte de pouvoir survivre dans un milieu qui devenait de plus en plus hostile et à partir de ce jour-là, j’ai rejoint les équipes de psychologie, qui, je dois le dire, se sont montrées très amicales et ouvertes. Ce sont les médiocres qui sont méchants, pas ceux qui, ayant déjà réussi, peuvent accepter de l’hétérogène sans le craindre. Je garde d’excellents souvenirs d’amitié et de travail de cette période qui va pour moi de 1992 à 2003. J’ai donc préféré me saborder en ne demandant pas la réhabilitation de ma formation doctorale plutôt que de laisser aux « experts » la jouissance de me la refuser.
Il y a eu cette épreuve. C’est une blessure. Je dirais non pas simplement une blessure narcissique, mais une blessure dans une certaine conception du travail d’enseignant et de chercheur, qui était de partir de la pratique concrète et singulière pour pouvoir la conceptualiser. Tout le travail que l’on a pu faire pour ouvrir à des éducateurs, à des médecins, à des orthophonistes à des travailleurs sociaux… a été brisé. La possibilité pour des enseignants de faire une thèse de psychopathologie à partir de la conceptualisation de leur pratique a été éradiquée de ce nouveau paradigme institutionnel de la recherche.
Les experts, ceux que vous évoquez, avaient pour mission de nous faire accepter socialement, de gré ou de force, une mutation dans nos pratiques de recherche et d’enseignement. Cela continue aujourd’hui de se produire avec les « abominables » prétentions des ministres de la santé qui ont décidé, sans aucune compétence, de rapatrier la psychologie clinique sous leur tutelle. Les politiques actuelles de la santé, de l’éducation sont conduites sans consulter les professionnels, les praticiens. Elles sont imposées. Pour les experts, la pratique clinique est soluble dans leur conception politique et anthropologique d’un homme autoentrepreneur de lui-même. Cette pratique consiste en des interventions brèves modifiant les comportements plus qu’elle ne traite des souffrances psychiques et sociales.
À ce moment-là, au début des années 1990, comme un certain nombre de mes amis et collègues, j’arrive quand même à survivre dans cet environnement hostile. Et je suis même élu au Conseil national des universités, dans ma section, dont je deviens vice-président, président, puis membre simple. Et ici encore, je constate une chose assez stupéfiante. Alors que j’avais déjà été élu au Conseil supérieur des corps universitaires, j’avais eu une pratique de l’évaluation où il s’agissait de discuter du contenu des dossiers. Alors que nous avions une manière de concevoir l’évaluation en termes un peu paternaliste et d’héritage de manières de penser le travail, désormais nous étions dans une autre « danse » sociale, aurait dit Bourdieu, de nouvelles règles sociales requérant d’autres habitus, ceux des indicateurs quantitatifs de productions d’articles. Donc c’est un point important. Quand j’ai été élu dans les années 1990 au CNU, j’ai vu se mettre en place une différence de traitement de la valeur accordée au travail des universitaires et des jeunes chercheurs. On accordait moins d’importance aux réseaux, aux groupes nationaux ou européens de recherche qu’à des critères formels très quantitatifs : nombre d’articles, impact factor des supports de publication, etc. Et puis avec une ouverture (si on peut dire) qui devait être de plus en plus états-unienne, ou en tout cas du moins anglo-américaine. C’est-à-dire, conforme aux modèles dominants, normalisant et contrôlant la conformité aux normes sociales et institutionnelles aux dépens de la clinique et du soin.
Et puis, au fur à mesure de ma pratique de l’évaluation dans ces institutions d’experts, je me suis aperçu qu’on dérivait de plus en plus vers le formalisme. C’étaient des critères formels davantage que des critères substantiels qui déterminaient la valeur d’un dossier de candidature ou la valeur d’une recherche.
J’ai été pendant 7 ans, voire plus, au ministère de la recherche et j’ai pu constater la même tendance : il y avait vraiment une modification sociale de la conception de la valeur en particulier appliquée aux universitaires. Nous n’étions plus universitaires. Nous n’étions plus affiliés à une maison mère, si j’ose dire, à l’Alma mater. Nous devenions des enseignants-chercheurs, c’est-à-dire que nous étions définis par nos fonctions, ce qui est une conception beaucoup plus instrumentale du métier. Donc si vous voulez tout cela s’est déposé dans ma mémoire à mon insu. Ce fut une expérience extraordinaire qu’il me faudra métaboliser dix ou quinze années durant. Car tout n’était pas à rejeter dans cette expérience, loin de là, cela m’a même permis de devenir inactuel par rapport à mon milieu psychanalytique, d’en voir les obscurités. Je me suis efforcé de transmettre à mon milieu ce qui me semblait légitime dans ces exigences institutionnelles et ce qui me semblait à combattre.
Au bout de 7 ans d’expertise, au bout de 15 ans de participation au CNU, on est arrivé à cette chose qui, pour moi, était complètement folle : il ne fallait plus parler du contenu des articles ou des livres. Et d’ailleurs, les livres dans notre domaine ne comptaient pas. Ils étaient considérés comme un produit commercial, évalués par l’éditeur et non pas comme une production scientifique évaluée par les institutions académiques.
Je n’ai pas trop souffert des maux de l’évaluation. Mais j’ai été de ceux qui étaient forcés de se convertir. C’est-à-dire que, au tout début de ma carrière, j’avais 25 ans, j’avais écrit deux livres. Mais j’ai arrêté cela car si je voulais que mon laboratoire soit habilité, il fallait produire des articles. Il m’a fallu 50 ans pour me remettre à l’écriture des livres. Il fallait des publications scientifiques mais expertisées, c’est-à-dire admissibles et acceptables au regard de la bureaucratie qui s’était installée dans ces ministères. C’est peut-être là où le point est plus compliqué pour moi que la typologie que vous proposez parce que les scientifiques sont sous la tutelle aujourd’hui des experts.
À partir de ce moment-là on a beaucoup travaillé avec Marie-José Del Vogo que j’avais rencontrée. On a travaillé sur l’épistémologie de la psychanalyse : sur les critères qui rendent valides scientifiquement un énoncé et ceux qui le situent dans le champ de ce que Georges Canguilhem appelle l’idéologie scientifique, c’est-à-dire cette extrapolation abusive de résultats partiels, désarrimés de la méthodologie et qui se transforme en vision du monde. Et on a écrit deux ouvrages : La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, en 2005 ; Les exilés de l’intime. Vers un homme neuroéconomique, en 2008 (LLL, 2020). Dans ces deux ouvrages il s’agissait de montrer comment les travaux soumis aux nouvelles procédures de validation de la connaissance avaient tendance à se transformer, en médecine comme en psychologie, en se standardisant et en s’appauvrissant. Et comment ces transformations ne provenaient pas simplement des évolutions légitimes des disciplines mais pouvaient provenir des exigences de la société et de son époque. Tout savoir émerge de la niche culturelle de son époque qu’il participe à recoder.
En psychopathologie une idéologie qui réorganisait la conduite des hommes était présente. Il faut dire qu’on était très imprégné à ce moment-là de Canguilhem, Latour, Stengers et de bien d’autres… Notamment de la problématique de Foucault : l’histoire de la psychiatrie n’est pas simplement une histoire des concepts et des méthodes. C’est aussi un fait de civilisation pour prendre une des premières formulations que propose Foucault dans les années 1950. Donc on va, pendant au moins 15 ans, travailler dans le champ d’analyse des pratiques des psychologues, des médecins, des psychiatres, des travailleurs sociaux, non seulement d’un point de vue épistémologique mais aussi de celui d’une archéologie des discours. Et on va tomber sur un os, on va tomber dans un premier temps sur la question de l’évaluation.
Cette question de l’évaluation des sciences molles prises dans leur savoir narratif pose problème. Elles ne peuvent être envisagées comme des sciences prises dans un savoir non narratif, c’est à dire convertibles dans le code numérique si facilement lui-même convertissable dans langage des machines… et dans celui des affaires. Et à partir du moment où l’on convertit ce que ces disciplines proposent dans le langage des machines, cela renvoie aux valeurs principielles de l’efficacité, de la vitesse, propre à la modernité capitaliste. À partir de la conversion numérique des résultats, à partir de leur quantification, ils pouvaient facilement être transmuté dans les langages des produits financiers. On est, à partir de la pratique médicale de Marie José Del Volgo et à partir de ma pratique psychanalytique, particulièrement impactés. On en parle avec des gens qui sont des médecins, des psychiatres, dermatologues, cancérologues, médecins en soins palliatif, pédiatres etc. On en parle avec des magistrats, des enseignants, avec d’autres chercheurs, avec des journalistes. Bref, avec un public divers et varié. Et l’on s’aperçoit que contrairement à ce que l’on pensait, ces procédures d’évaluation n’impactent pas uniquement les sciences humaines et sociales. Certes, aujourd’hui, le récit a mauvais genre. On préfère bien sur le pilotage et le traitement des données par les chiffres, mais cette dérive concerne à peu près tout le monde. Et, tous les chercheurs, tous les praticiens, tous les citoyens en pâtissent.
En 2007, les réformes de Sarkozy produisent véritablement une levée de boucliers. La volonté de privatiser les aides publiques, de faire de plus en plus appel à des experts tels que vous les définissez qui imposent aux professionnels de se reconvertir et de métamorphoser leurs pratiques, a attisé la colère de collectifs tels que Sauvons la recherche, Sauvons l’hôpital, Sauvons la clinique, Sauvons les RASED. On n’arrêtait pas d’avoir des appels qui nous invitaient à sauver… Il s’agissait de combattre ce capitalisme de la connaissance que vous évoquez vous aussi dans vos travaux au nom justement de la transmission de compétences techniques. On écrasait de plus en plus la capacité de penser, de réfléchir, on pulvérisait l’esprit critique d’une certaine manière, au nom de la concurrence, de l’efficacité, ces valeurs de la modernité capitaliste.
Ceci étant, je me suis aperçu depuis que tout cela n’avait pas commencé avec Sarkozy, mais s’était profilé bien avant lui. On peut dire que dès la moitié du xxe siècle, on a quand même commencé à prendre cette fichue tendance de considérer que la connaissance devait être soluble dans le capitalisme et comme toute production ses résultats devaient pouvoir se transformer en marchandises. Plus de savoir désintéressé, plus de recherche sans objectif ! Exclue la sérendipité… Quelle folle ignorance de l’histoire des sciences et de leurs découvertes !
En somme, en 2007/2008, tous ces appels à sauver avaient un but commun : refuser cette nouvelle vision du monde néolibéral. Cette conception d’un homme autoentrepreneur de lui-même et cette transformation de nos métiers sur la base d’une rationalité logistique qui méconnaissait fondamentalement ce qui était leur finalité. Faire de la recherche, c’était répondre à des exigences fondées sur une critériologie très formelle et quantitative, qui témoignaient d’une insertion dans un réseau d’hégémonie culturelle. Celui, par exemple dans mon domaine, des recherches anglo-américaines, orientées soit par les neurosciences, soit par la neuro cognition, soit par la neurogénétique, soit tout simplement, ce que l’on appelle bêtement le cognitivo-comportementalisme. Ce qui est par ailleurs une absurdité puisque bien évidemment le paradigme cognitiviste est en rupture par rapport au paradigme comportementaliste. Mais encore une fois les experts ne s’embarrassent pas de ce type de débat puisque leur volonté c’est de soumettre socialement et de modifier des pratiques et non pas de nous inviter à des débats citoyens ou à des réflexions épistémologiques.
D’où l’émergence de l’Appel des appels. C’est-à-dire qu’il y avait eu « Pas de zéro de conduite » pour les enfants de moins de 3 ans, La Nuit sécuritaire, les RASED… et nous avons proposé avec l’Appel des appels une espèce de Collège des résistances à cette perversion sociale de nos métiers.
Au départ, il y a un texte que nous écrivons avec Stefan Chedri à Noël 2008 et que nous mettons en ligne. Ses principes sont énoncés dans la Charte de l’ADA qui figure en ligne1 et que je ne vais pas reprendre ici. Ce texte a un écho tout à fait inimaginable. Il est signé par 90 000 personnes qui veulent nous rejoindre et on a une première journée, donc au 104 à Paris en janvier 2009 où il y a 1 300 personnes, avec des gens qui restent dehors. Faute de places. Et c’est de là que naît d’une certaine manière, l’Appel des appels.
Un peu partout en France, il y a des groupes qui se constituent et surtout s’autodéfinissent. Il faut consulter le site et ses archives pour avoir les détails de notre histoire. Disons qu’après les premières rencontres à Paris et en province nous nous mettons à l’écriture d’ouvrages. Le premier, que je publie avec Barbara Cassin, Christian Laval et bien d’autres, s’intitule L’Appel des appels Pour une insurrection des consciences, et paraît dès 2009 aux Mille et une Nuits. Suivront, La folie Évaluation (avec Alain Abelhauser et Marie Jean Sauret), Politique des métiers (ADA), La vie derrière les grilles (avec Barbara Cassin)… Au départ il y avait énormément d’intellectuels comme vous le diriez dans votre nomenclature. Et de scientifiques aussi d’ailleurs.
Voilà, je crois que je peux dire qu’en 15 ans, aucun événement historique n’est venu démentir la validité de notre analyse sociale et politique de l’époque. La plupart de nos analyses sont même passées aujourd’hui dans l’opinion. On peut s’en réjouir. On peut le déplorer. On peut s’en réjouir parce que d’une certaine manière, ça montre bien que ce que nous disions répond à la situation de l’instant, on peut le déplorer dans la mesure où nos analyses n’ont pas pour autant changé la manière d’être ou du moins de gouverner.
G. Lapostolle : Pourriez-vous donner quelques informations relatives à la vie actuelle, au fonctionnement du collectif, l’Appel des appels ?
R. Gori : Il y a une très forte ébullition culturelle, politique et même affective. Au début de l’Appel des appels au cours de l’année 2009-2010, certains voulaient que nous appelions à la grève générale, d’autres voulaient plutôt que nous organisions des séminaires, des journées d’études.
Je dirais que l’Appel des appels est un moulin dans lequel beaucoup de gens sont rentrés. Beaucoup de gens sont sortis, d’autres sont revenus. Mais on a une constante, on a toujours continué à travailler. En répondant à des interviews, en organisant des journées, des rassemblements. On a travaillé dans des séminaires, en écrivant encore une fois des articles ou des livres.
Il y a toujours eu une vie associative un peu trop centrée sur ma personne, certainement avec des gens qui sont là depuis le début, comme Marie José Del Volgo, bien sûr, mais aussi Dominique Terres. D’autres qui étaient très fortement présents comme Christian Laval, Barbara Cassin qui restent un peu en réserve maintenant de l’Appel des appels tout en étant devenus des amis. D’autres ont fait rupture parce qu’ils n’ont pas trouvé ce qu’ils étaient venus chercher ou qu’ils n’ont pas non plus pu apporté ce que nous étions capables de recevoir. L’Appel des appels ne vit que de ses cotisations et que des revenus des droits d’auteur de nos ouvrages collectifs, ou des « chapeaux » au moment des journées pour payer les frais logistiques.
On a eu ces dernières années pas mal de soutiens de la part du Parti communiste qui nous a accueilli avec beaucoup de chaleur, place du colonel Fabien. On a été, à un moment donné, interpellé et soutenu par Arnaud Montebourg et un de ses conseillers qui était président de l’université de Toulouse et professeur de mathématiques. On a eu des soutiens aussi du parti socialiste, plus rares. À un moment donné, nous avons eu le soutien du Front de gauche. Mais encore une fois, on n’est pas encarté, on n’est pas au service d’un parti politique. On partage en quelque sorte nos idées, nos analyses et nos actions, nous sommes dans ce que Jacques Rancière, me semble-t-il, appelle « le partage du sensible ».
Voilà ! Donc je voulais dire que les prochaines journées ont lieu le 10 et 11 juin 2023, Place du colonel Fabien, qu’elles sont sous la responsabilité de Robert Gelli, magistrat honoraire et, ce n’est pas un secret, proche du parti socialiste et Charles Silvestre, qui est journaliste, ancien rédacteur en chef de l’humanité et proche du Parti communiste. Voilà, cela vous donne un peu une idée des valeurs que nous défendons.
G. Lapostolle : L’Appel des appels cible-t-il actuellement des thèmes de réflexion ou des objets d’étude et de travail particuliers ?
R. Gori : Nous venons récemment de définir des axes de recherches à la suite de la proposition de Thomas Schauder.
Éric Demougin, professeur des écoles, est responsable avec moi d’un projet consistant à faire l’état des lieux des modes actuels d’évaluation et des alternatives à cette « néo-évaluation », laquelle nous empêche d’exercer notre métier dans le respect et la dignité de notre éthique et de nos méthodologies.
À Bordeaux et à Reims, Julie Caupenne et Christian Malaurie pilotent un projet sur la thématique : « L’émancipation par l’imaginaire » dans la lignée des travaux de Cornélius Castoriadis et de Michel de Certeau.
À Paris, Emmanuel Saint-James et Dominique Terres pilotent un projet sur « La numérisation du monde et son impact sur les métiers ».
Ce qu’il faut dire, c’est que le désir qui anime les membres de l’Appel des appels, est de travailler toujours de manière transprofessionnelle. Notre idée, c’est que tous les métiers puissent échanger pour que les professionnels se rendent compte de l’effet de prolétarisation que constitue une politique qu’ils subissent de confiscation de leur savoir. Notamment par les dispositifs sociaux de l’évaluation qui n’est pas une pratique scientifique, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, mais une pratique sociale et politique. Albert Camus se plaisait à dire qu’« il y avait toujours des métaphysiques derrière le choix des méthodes ».
Nous avons aussi pas mal de contacts avec des syndicats lorsqu’ils veulent bien nous solliciter. J’ai des contacts avec la CFDT. On a pas mal de contacts avec la CGT et notamment sur la question de l’évaluation où j’ai été auditionné à Montreuil en 2015 par la commission chargée de cette question. Le management des pratiques, les cadences infernales et la perte du sens des métiers sont des préoccupations des syndicats. Dans un monde où la rationalité logistique, la rationalité des moyens prévaut sur les exigences éthiques et méthodologiques de leur finalité.
Guy Lapostolle : Venons-en à la question de l’engagement d’un intellectuel ? Comment se fait-il qu’un universitaire, en l’occurrence un psychanalyste, s’engage ?
R. Gori : Vous parlez, en ce moment, d’intellectuel engagé. Alors, comme je suis camusien, comme lui je dirai que je ne suis pas un « intellectuel engagé », je suis en quelque sorte un « intellectuel embarqué », tel un artiste, comme dit Camus. Je cite son discours de Suède : « l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué, embarqué, me paraît ici plus juste qu’engagé. Il ne s’agit pas en effet pour l’artiste d’un engagement volontaire, mais plutôt d’un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps, il doit s’y résigner ».
Donc nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour s’il le peut, en continuant de vivre et de créer. Et cela, bien sûr, comme vous l’avez compris, c’est vraiment mon désir. C’est vraiment mon intention aujourd’hui. Ou on est un « intellectuel organique » à la manière de Gramsci, on est sur le plateau de télévision à faire du spectacle ou de la propagande. Ou on est « embarqué ». Je crois que cet « intellectuel embarqué », comme dit Camus, aujourd’hui doit être en même temps contemporain. Je cite Agamben, inspiré par Nietzsche : « Le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde, celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ». C’est cela ma posture. À la différence d’Agamben, je dirais qu’il ne peut pas être celui qui reçoit en quelque sorte le faisceau de ténèbres de son temps, parce qu’il est en même temps embarqué. Mais il est dans la pénombre de cette position. C’est cela mon apport personnel où de cette position d’être dans la pénombre, je tente de voir les lumières de mon temps et l’ombre qu’elle laisse. Je pense à Khalil Gibran, ce poète libanais qui disait : « qu’est-ce que le soleil, si ce n’est un faiseur d’ombre ! » Le psychanalyste que je suis, et l’intellectuel embarqué que je me trouve devenir, constate que ce que les gens ont le plus de mal à admettre, individuellement ou collectivement, c’est que la mise en ordre du chaos que constitue tout discours de savoir ou d’opinion procède d’une coupe, au sens de Gilles Deleuze, et que dans cet « arrangement narratif » il y a toujours un bout du chaos qui est refoulé et qui fera retour, tout ordre est violence sur le désordre et de la perte qu’il fabrique naîtront de nouveaux appels et de nouveaux récits. C’est la raison pour laquelle dans mon dernier essai, La fabrique de nos servitudes (LLL, 2022), j’invite à une créolisation des savoirs et des pratiques, ce qui constitue une résistance aux normes totalitaires et techno-fascisantes des évaluations imposant une taylorisation des métiers, comme des esprits, et une prolétarisation de ceux qui les exercent.
Si vous le permettez, je vais conclure avec le titre de l’ultime conférence publique d’Édouard Glissant « Rien n’est Vrai, tout est vivant ». Je crois que c’est cela notre boussole en quelque sorte pour retrouver une humanité confisquée par la technocratie du capitalisme néolibéral.
Guy Lapostolle : Je vous remercie, Roland Gori, pour cet entretien oral que vous m’avez accordé et dont je pense qu’il sera très éclairant pour les lecteurs de LPA : à propos de la genèse et de la vie du collectif dont vous êtes l’initiateur, l’Appel des appels. Mais aussi à propos de votre parcours singulier et de votre lecture tout aussi singulière, mais je crois de plus en plus partagée, des transformations sociales et politiques qui impactent notre pays et nos concitoyens depuis quelques décennies.
29-05-2023