Introduction
Ce dossier thématique « Émancipation et créativité en éducation – expériences et réflexions » se compose de quatre articles, dont les deux premiers paraissent dans ce numéro 6 de La Pensée d’ailleurs. Il se situe dans le prolongement d’une journée d’étude organisée par le programme de recherche thématique Socialisation, culture et inégalités éducatives et le programme de recherche transversal Épistémologie et méthodologie du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD) en mars 2023. L’objectif de cette manifestation scientifique était de questionner conjointement l’émancipation et la créativité dans les processus d’éducation et de formation ainsi que dans la production des travaux de recherche qui les interrogent.
En appelant à une large diversité d’approches en sciences humaines et sociales, cette journée d’étude avait vocation à éclairer plus particulièrement le rôle et la place de la créativité au sein des processus d’émancipation, dans leur mise en tension dialectique avec l’aliénation constitutive de toute expérience d’éducation et de formation (Bourgeois, 2013), où le défilement des objets qui traversent la forme scolaire classique (Vincent, 1994) laisse parfois peu de place et de temps à l’expression de la créativité des enseignants et des élèves (Dirani, 2016). Dans le contexte contemporain, la créativité fait partie, « dans une rhétorique de l’innovation, […] de ces choses dont tout le monde parle et que personne ne connaît » (Innerarity, 2015, p. 181), assimilée dans le sens commun à une capacité à imaginer ou à construire et mettre en œuvre de nouvelles idées ou solutions à un problème, dans une sorte d’imprévisibilité dont la genèse semble échapper à l’analyse. Ce dossier collectif tente de répondre, à sa modeste échelle, à ces lacunes. Contribuer à une meilleure connaissance des questions liées à la créativité et à l’émancipation est donc primordial lorsque l’on s’intéresse à la reconstruction de la forme scolaire d’éducation (Go et Prot, 2023), notamment pour faire la distinction entre les pseudos-innovations et les expériences, parfois aux marges des institutions (Go, Kolly et Riondet, 2019), toujours susceptibles de nourrir les réflexions permettant à la démocratie de se doter de sa propre forme scolaire (Go, 2007).
Il s’est agi, lors de cette journée, de dépasser une vision « capacitaire » de la créativité des individus afin de réfléchir aux conditions d’émergence et de développement de la créativité dans une perspective d’émancipation, au sein de différentes institutions sociales et éducatives. En cela, ce dossier thématique prolonge des réflexions déjà engagées au sein de la revue La Pensée d’ailleurs au sujet des pratiques engagées des acteurs et des pratiques engagées des chercheurs (2020). Qu’y a-t-il de réellement créatif et émancipatoire lorsque l’on « ouvre la fenêtre » (Go, 2023) ?
L’attention des chercheurs en sciences sociales s’est abondamment portée sur la mise au jour de l’éventail des mécanismes de domination, sur leurs transformations, les espaces de leurs exercices et sur les différentes catégories d’acteurs les produisant et les subissant et la pluralité de leurs positions. Pour autant, l’émancipation a souvent été laissée en arrière-plan de la recherche de ce qui empêche de déterminer les actions menées ou leurs conditions. Tout comme pour les rapports de domination, la réflexion sur les conditions de l’émancipation est soumise au questionnement conjoint de l’épistémologie et du politique.
À travers une exploration de la notion d’émancipation dans les processus de socialisation interrogés par les sciences sociales en général et plus particulièrement par la sociologie, le premier article de ce dossier, celui de Ghislain Leroy, montre comment individualisation et émancipation ont pu s’identifier dans les travaux de François de Singly ou de Danilo Martucelli en particulier, pour représenter moins un horizon de ruptures qu’une aspiration valorisée par la société contemporaine. Ghislain Leroy montre ainsi à travers l’étude des manuels Montessori, dans lesquels les implicites sont très présents, comment les horizons d’attentes des adultes en matière d’autonomie de l’enfant sont empreints de normes issues des milieux favorisés auxquelles les enfants doivent répondre. Se dessine ainsi une créativité qui n’est pas toujours le reflet de l’émancipation ou de l’individualisation. Il s’agit d’une valorisation cependant différentielle, permise et valorisée par certains milieux sociaux, suscitant la crainte de sanctions par d’autres. Mais Ghislain Leroy s’attache à montrer que, derrière cette remise en ordre social de l’émancipation, peuvent se cacher des expériences individuelles de l’émancipation que l’on ne peut ignorer. La psychanalyse représente ainsi pour lui un exemple parlant de cette ambiguïté, tout autant portée par de fortes incitations dans certains groupes sociaux qu’elle peut se révéler libératrice de réelles oppressions psychiques.
Dans les classes, les établissements, les différents espaces éducatifs, qu’en est-il des rapports à l’émancipation, des initiatives au périmètre plus ou moins étendu dans les discours et les pratiques dans un contexte où les mécanismes de domination se redéfinissent ? Comment les professionnels de l’éducation font face à ce nouveau paysage en développant leur ingéniosité pédagogique et didactique, dans un art de faire ou de réinventer le quotidien (De Certeau, 1990) de leurs pratiques éducatives ? Dans le contexte de la pandémie du Covid 19, la question des possibilités d’émancipation par l’éducation se pose avec une nouvelle acuité. Daniel Manzoni-de-Almeida et Patricia Marzin-Janvier s’emparent de cette question dans le contexte brésilien d’un cours d’immunologie auprès d’étudiants en soins infirmiers, qui se retrouvent en première ligne dans les hôpitaux brésiliens. Il interroge notamment les possibilités de reconstruction d’un collectif, condition d’une éducation politique au sens de Freire (1970) dans un contexte social marqué par l’isolement et la distanciation. L’enquête s’appuie notamment sur la mise en œuvre de plénières avec les étudiants. Par la mobilisation, notamment, de travaux en didactique, son enquête de terrain propose d’examiner les conditions du développement d’un esprit critique dans l’enseignement des sciences. Les résultats montrent une prédominance des réponses et des positions des étudiants liées aux savoirs académiques et sociaux. Cela suggère que, pour les étudiants, le sujet des vaccins aurait peu de liens avec d’autres discussions, intérêts et connaissances au-delà des connaissances technico-scientifiques et académiques. L’élargissement des discussions avec les étudiants, dans le cadre de l’activité et des séances plénières, leur a cependant permis d’acquérir une plus grande autonomie sur le sujet des vaccins, au-delà des connaissances technico-scientifiques.
Si la créativité peut être stimulée par une quête de dépassement des limites qui circonscrivent certains usages parfois résistants aux changements (Joas, 2001), son exercice nécessite l’intégration du sens culturel des pratiques et des logiques à l’œuvre dans leur déploiement. Permettre l’exploration concrète de divers résultats, procédés et buts possibles semble ainsi pouvoir favoriser le développement de la créativité par l’expression et la reconnaissance de manières de faire s’écartant des cheminements habituels. Dans le troisième article de ce dossier (parution prévue dans le prochain numéro de la revue), Xavier Riondet, en s’appuyant sur les travaux de Jacques Rancière (2022), s’est intéressé à un cas particulier de mobilisation étudiante qui a donné lieu il y a quelques années à une brève expérience d’occupation sur un campus universitaire. Dans ce contexte, un autre rapport à l’espace, au temps, et même à soi-même, s’est déployé en rupture avec les manières de penser des gouvernants. Conflictuelles et revendicatives, ces occupations ont pour caractéristiques d’être éphémères, et peuvent parfois être foisonnantes et en mouvement. À cette occasion se jouent des processus complexe d’émancipation dans lesquels la créativité est autant un moyen qu’un enjeu. Pour les révéler, le regard du chercheur doit être en mesure de s’affranchir d’un ordre du discours qui lui précède et qui est toujours susceptible d’être une remise en ordre et en sens du récit par l’idéologie dominante. Ainsi le chercheur est amené à faire lui-même preuve de créativité et à s’émanciper en expérimentant des démarches de recherche construite à partir de dialogues pluri, intra et transdisciplinaires. Le souci de compréhension de l’atypie s’érigeant ainsi en principe de recherche, Xavier Riondet donne à voir quelques aspects d’une expérience autogérée reposant sur une réorganisation par quelques étudiants des activités et des relations sociales, en même temps qu’une réorganisation de l’espace et du temps sur un campus universitaire.
Interroger les conditions de l’agir créatif suppose également de revenir sur l’appréhension des déterminants de l’action. Dans le quatrième article, également prévu pour une parution prévue dans le prochain numéro de La Pensée d’ailleurs, Anne Bertin-Renoux reprend ainsi les critiques de Hans Joas sur une littérature scientifique se détachant peu d’une lecture d’un agir rationnel subordonnant les actions aux fins et reposant sur une dissociation du corps et de l’esprit, de la pensée et de l’action. Anne Bertin-Renoux nous amène avec John Dewey (1995) à réfléchir sur la créativité de l’agir et à penser l’émancipation à travers la créativité. Soulignant le peu de recherches existant à ce jour au sujet de la place du corps dans la créativité, elle nous engage à nous interroger au sujet des contextes dans lesquels se développent les actions corporelles, contextes dont il s’agirait de s’émanciper en inventant de nouveaux mouvements, de nouveaux possibles libérés des actions instrumentales de l’agir. Repensée dans les années 1960 pour développer la spontanéité, puis revue à travers la possibilité de remettre de la recherche de performances, la place de la créativité dans l’enseignement de l’EPS a été l’objet de réflexions, notamment quant à son périmètre et à son sens. S’émanciper des cadres d’action et de pensée s’inscrit alors dans une individualisation comme recherche d’un épanouissement et d’une expérience pour elle-même. Enfin la proposition engage une réflexion épistémologique sur les possibilités de saisir les processus créatifs, en rappelant que les démarches scientifiques ont tendance à occulter les démarches corporelles placées sous le seuil de la conscience.
Afin d’offrir au lecteur un aperçu plus détaillé du contenu du dossier, nous mettons à disposition ci-dessus les présentations résumées de chacun des quatre articles.
Peut-on utiliser le concept d’émancipation en sociologie ?
Ghislain Leroy
Cette contribution se penche sur la question de l’usage du concept d’émancipation en sociologie, ses différentes acceptions possibles, ses limites, mais aussi ses forces conceptuelles potentielles quoique complexes.
En premier lieu, il est nécessaire de comprendre que le concept d’émancipation peut endosser des significations très variées et même opposées. L’acception la plus ordinaire consiste peut-être à assimiler émancipation et individualisation (je m’émancipe en devenant un individu singulier). Ces thématiques ont été très largement travaillées par des sociologues tels que François de Singly ou Danilo Martuccelli ; elles seraient même pour eux un horizon de valeur de la société contemporaine, dite alors de « seconde modernité ». À l’inverse, dans un cadre conceptuel comme celui de la psychologie culturelle, l’émancipation signifie l’accession au « commun » (ce qu’Arendt nomme « culture »), par les apprentissages sociaux. Il y a là pour l’individu une sortie de sa minorité, de son incomplétude fondamentale originelle (Wallon, Lacan), en devenant un être social comme les autres. En creux de ce débat, la question est de savoir s’il est bon ou non pour un individu d’être différent voire à l’écart du monde social ordinaire, et où se situe l’émancipation (dedans/dehors).
En second lieu, nous souhaiterions développer quelques apories sociologiques qui s’imposent quand on rapproche le concept d’émancipation des cadres théoriques de la sociologie de la socialisation dispositionnelle, actuellement dominante dans le champ de la sociologie. Les rapports entre « émancipation » et sociologie dispositionnelle sont loin d’être naturels. En effet, les pratiques individuelles sont alors essentiellement pensées comme étant le fruit d’une certaine socialisation. L’individu s’émancipant (par exemple en réalisant une psychanalyse) est alors un individu qui agit comme il a appris à le faire dans un certain contexte social valorisant ce type de pratiques (l’individualisation). En somme, il « s’émanciperait » car il aurait évolué dans un climat de socialisation valorisant l’individualisation et une certaine attention de soi à soi. Ces réflexions sont intéressantes, car elles permettent de voir que l’émancipation individuelle est à coup sûr une pratique davantage valorisée dans certains milieux sociaux (et permise par eux) plutôt que d’autres. Ceci est par exemple tout à fait manifeste dès l’enfance, du côté d’éducations familiales différenciées, exaltant plus ou moins l’enfant à devenir une « personne » singulière. Ces approches sont passionnantes, notamment car elles permettent de relativiser l’émancipation elle-même en pointant du doigt ses contextes d’émergence, et ce que mon individualisation doit aux autres, et aux contextes où elle peut être accueillie et valorisée. Mais elles aboutissent aussi à une sorte de relativisme sociologique, incapable de saisir qu’il est indiscutablement des expériences individuelles d’émancipation (la réalité du fait qu’une psychanalyse peut libérer d’oppressions psychiques véritables) qui ont une existence forte pour le sujet, et qui doivent, en un sens, être prises au sérieux. Voici quelques-unes des très complexes questions que nous effleurerons ici, sans pour autant avoir l’ambition de les résoudre.
Une proposition d’enseignement en immunologie pour donner aux étudiants des connaissances socio-politique-scientifiques sur le vaccin covid-19
Daniel Manzoni-de-Almeida et Patricia Marzin-Janvier
La pandémie de covid-19 a imposé l’isolement et le non-rassemblement des personnes dans les espaces publics, tels que les salles de classe et autres espaces communs. Cette entrave aux réunions collectives favorise les processus de domination et d’oppression du pouvoir politique (Freire, 1970). L’objectif de notre travail est de construire et d’étudier une séquence d’enseignement en ligne pour favoriser la participation politique des étudiants en santé sur le thème des vaccins dans le but de favoriser l’autonomisation des étudiants dans la discussion et la connaissance politique des questions scientifiques.
La présente étude s’appuie sur une méthodologie d’analyse ethnographique en éducation. Les enseignements d’immunologie ont été dispensés par le premier auteur dans une formation en soins infirmiers d’une université au Brésil (84 étudiants participants), les 3 séances se sont tenues à distance (3h chacune). L’activité était structurée en trois étapes. La première, Plénière I, a consisté en une discussion collective sur les vaccins et le covid-19. La seconde consistait en une activité de situation-problème, avec pour objectif que les étudiants discutent sur les enjeux sociaux, scientifiques et politiques d’un hypothétique vaccin pour une ville touchée par une épidémie. La troisième, Plénière II, après l’activité de problématisation, a consisté en une nouvelle discussion collective sur les vaccins.
Les analyses des écrits issus de la plénière I montrent une prédominance des réponses et des positions des étudiants liées aux savoirs académiques et sociaux. Ces résultats suggèrent que pour les étudiants, le sujet des vaccins pourrait avoir peu de liens avec d’autres discussions, intérêts et connaissances au-delà des connaissances technico-scientifiques et académiques. Lors de la discussion sur l’analyse de l’activité de situation-problème par les étudiants, il a été noté que la discussion portait davantage sur la valeur des études sur les vaccins, que sur les investissements de la science. La plénière II a vu l’apparition d’écrits intégrant un engagement politique. Cette analyse suggère que l’élargissement des discussions, des intérêts et des connaissances sur les vaccins dans le cadre de l’activité et des séances plénières a permis aux étudiants d’acquérir une plus grande autonomie sur le sujet des vaccins, au-delà des connaissances technico-scientifiques.
Nous avons pu proposer un modèle politique d’enseignement de l’immunologie qui peut être une base pour une « immunologie sociale ». Ainsi, la problématique du COVID-19 n’est pas seulement une question technique de connaissances biologiques, mais également une question politique où il est demandé aux individus un engagement collectif.
Créativité et émancipation dans les occupations d’université. Réflexions méthodologiques et épistémologiques autour des mobilisations étudiantes de 2018 à Nancy
Xavier Riondet
Tout en cherchant à prolonger les recherches sur les mobilisations et les protestations étudiantes (Boumard et al., 1987 ; Geay, 2009), cette proposition de contribution part de la réflexion suivante : pour saisir la créativité et l’émancipation en jeu dans certaines situations, le chercheur doit lui-même faire preuve de créativité, s’émanciper et sans doute accepter d’adopter un esprit « transdisciplinaire ». Si la philosophie politique est consciente de la longue généalogie d’expériences utopiques qui se succèdent depuis plus de deux siècles (Balibar, 2020), ce type d’expériences est parfois difficile à aborder dans le champ de de l’éducation. Si l’on prend l’exemple de l’histoire de l’enseignement, et notamment supérieur, il faut reconnaître que celle-ci est réalisée à partir du point de vue des enseignants, mais jamais du point de vue des gouvernés, ce qui peut être un paradoxe lorsqu’on s’intéresse aux processus d’émancipation, entendus comme une manière de se soustraire d’une logique de gouvernementalité.
Dans la pensée du philosophe Jacques Rancière, l’émancipation, c’est l’émergence d’une capacité et d’une capabilité dans une mise en ordre de l’inégalité ; ce qui induit à la fois des pratiques et une certaine conflictualité. Suivant cet arrière-plan, ce moment d’occupation des universités par les étudiants induit d’autres modes de subjectivations étudiantes par rapport à ce que l’institution pense d’ordinaire. Être étudiant, c’est avoir un corps, et à un rapport à son corps, un certain lot de capacités et d’incapacités, et ce rapport, dans certaines circonstances, peut évoluer. Comme l’écrit Rancière : l’émancipation induit une rupture avec cette « corporéité » du quotidien (2009, p. 57) et elle s’incarne dans d’autres rapports à soi et au « territoire » qu’est l’université lorsqu’elle est occupée. La pratique de l’« occupation » ne signifie pas simplement une relation à l’espace mais aussi une manière d’employer son temps » (Rancière, 2018, p. 44). On ne peut donc pas séparer cette citation d’un autre énoncé : « Reconquérir le temps, c’est alors transformer cette succession des heures où rien jamais ne doit arriver en un temps marqué par une multitude d’événements » (ibid., p.34).
Potentiellement, le cas des expériences d’occupation dans les universités françaises représente donc une situation particulière originale, car il s’agit d’expériences éphémères, dont les traces disparaissent rapidement et dont la perception rétrospective peut être déformée par l’idéologie dominante. Comment le chercheur peut-il aborder ces situations concrètes atypiques ?
Tisser des liens qui libèrent ? Penser la créativité de l’agir en tant que processus continu d’émancipation
Anne Bertin-Renoux
Cette contribution propose une conceptualisation de la créativité de l’agir mettant l’accent sur le rôle du corps dans le processus créatif. En effet, jusqu’à présent, le champ de recherche sur la créativité n’a pas apporté beaucoup d’attention au corps ou au contexte physique, et la plupart des théories de la créativité n’apportent pas suffisamment d’éléments relatifs à « l’agir » (Glăveanu, 2014 ; Malinin, 2016). S’intéresser à la créativité agie nécessite alors de forger de nouveaux outils pour penser ce processus de façon incarnée.
Ce travail s’inscrit dans le prolongement des travaux du sociologue Hans Joas qui met en évidence certains présupposés implicites des théories de l’agir rationnel, sédimentés dans la culture occidentale (Joas, 2001). Il souligne une interprétation téléologique de l’agir humain reposant sur une dissociation du corps et de l’esprit, de la pensée et de l’action. Pour essayer de dépasser cette approche instrumentale, ce travail de conceptualisation croise les travaux de John Dewey avec le paradigme de l’activité du philosophe Jean-François Billeter.
En effet, en prenant l’action comme point de départ de leurs analyses, les pragmatistes ont cherché à dépasser une approche dualiste. Ainsi, John Dewey refuse ainsi de considérer l’activité imposée – par soi-même ou par autrui – comme le prototype de l’action mais considère au contraire l’intelligence comme un moyen de libérer l’action de schémas et de finalités préconçues. Il fournit ainsi une théorie située de la créativité fondée sur la possibilité d’une instrumentalité authentique (Dewey,1916/2011, 1939/1995).
Le travail de Jean-François Billeter apporte un éclairage complémentaire sur le rôle du corps dans ce processus. Agir de façon créative consiste alors à tisser des liens entre des informations perçues par le corps. Ce processus, qui se déroule en partie sous le seuil de la conscience, aboutit à l’émergence d’une synthèse, nouvelle et signifiante pour son auteur, sous la forme de gestes, de mots, d’idées (Billeter, 2012, 2018). La création de sens quant à l’expérience vécue, au cœur de la créativité de l’agir, ne peut être prédéfinie, programmée précisément, ni maîtrisée. La créativité de l’agir consiste ainsi en un processus continu d’émancipation de cadres de pensée et d’action figés.
Cette conceptualisation sera illustrée par des exemples concrets issus d’une analyse des conceptions et mises en œuvre de la créativité en éducation physique dans les articles parus dans la Revue EP&S entre 1960 et 2020 (Bertin-Renoux, 2020).
En conclusion, cet outil pour penser la créativité ouvre un certain nombre de questionnements sur les conditions de l’agir créatif aujourd’hui dans les institutions d’éducation, de formation et de recherche.