Entre histoire culturelle et histoire de l’éducation
Spécialiste d’histoire culturelle, Jean-Charles Geslot est bien connu des historiens de l’éducation car il a précédemment écrit une biographie de l’historien et ancien ministre de l’Instruction publique, Victor Duruy (Geslot, 2009). Ce travail avait reçu beaucoup de louanges si l’on se fie aux diverses recensions publiées1. Avec ce nouvel ouvrage en lien avec ses recherches menées dans le cadre de son processus d’habilitation, Geslot poursuit ces travaux en se concentrant cette fois sur le célèbre ouvrage de Duruy, l’Histoire de France, qui fit l’objet de multiples versions et rééditions.
Il est intéressant de faire remarquer ce lien qui coexiste dans le travail de Geslot entre histoire culturelle et histoire de l’éducation. On peut faire remarquer à cet égard que c’est Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine spécialisé en histoire de l’édition et des livres, qui dirigea la thèse de Geslot et qui signe la préface de cet ouvrage sur L’Histoire de France de Victor Duruy. Cette précision n’est pas un détail anodin. Le xixe siècle est incontestablement un moment important de l’histoire des imprimés et de la diffusion de l’écrit, et l’histoire culturelle permet de saisir ici, depuis l’histoire de l’éducation, la place et le rôle de plus en plus important de la forme scolaire au sein de la forme sociale moderne et contemporaine. L’École forme aux usages de l’écrit et à la culture écrite, cherche à tirer profit du livre et de l’édition, en même temps qu’elle rend possible le développement des pratiques de lecture et une consommation culturelle en lien avec l’imprimé. Dans ce contexte de diffusion de différentes formes d’écrits et d’imprimés à la fin du xixe siècle, l’École se confronte à des flux importants de livres éducatifs et scolaires et c’est parfois une véritable lutte qui se joue au sujet de ces objets (Amalvi, 1979). Le livre (et plus particulièrement le livre scolaire) est un objet culturel extrêmement intéressant pour l’historien tant il est à l’intersection de différents champs historiographiques (histoire de l’éducation, histoire sociale et politique, histoire culturelle, histoire des sciences).
Retour sur le contenu du livre
L’introduction sous-titrée « Le bagnard, le sabotier et le ruisseau » s’ouvre sur le récit d’une situation qui peut sembler atypique : la rencontre en Nouvelle-Calédonie entre un écrivain journaliste et un prisonnier polonais. Le premier, Félix Le Héno, s’intéresse au bagne de Port-de-France, et fait la connaissance du second, Antoine Bérezowski, condamné quelques années plus tôt pour avoir tiré sur le Tsar Alexandre II. Dans le récit que Le Héno fait de son entrevue avec Bénérowski dans l’ouvrage Visions de bagne (1925), le lecteur accède à la description de la « cahute » du prisonnier et on découvre la présence de plusieurs livres, dont l’Histoire de France de Victor Duruy. Ces premières lignes permettent de poser la question au cœur de ce travail : « Comment expliquer la présence de ce livre dans la cahute malodorante et pleine de vermine d’un bagnard polonais, à plus de 16 000 km de l’endroit où il fut écrit et publié un demi-siècle plus tôt ? » L’auteur précise rapidement quels sont les deux livres qui l’ont influencé pour signer ce livre conséquent : l’Histoire d’un ruisseau du géographe Élisée Reclus et Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin. Fort de ses références, Geslot s’attaque à l’histoire d’un livre, mais un tel projet est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît : il s’agit de s’intéresser au parcours d’un livre, en allant de l’auteur au lecteur (p. 9). L’ouvrage se compose de six étapes qui retranscrivent les diverses étapes qui rythment le parcours en question.
La conception du livre est au cœur de la première partie. La question est jeu est la suivante : « D’où vient le livre ? » Geslot livre ici des pages d’une grande précision et d’une grande érudition pour s’intéresser à la causa scribendi expliquant la raison et le contexte de ce projet (p. 15), puisqu’il distingue deux moments (celui de l’intention et de l’idée, et celui de l’acte même d’écriture) qu’il s’évertue à reconstruire. L’intention daterait des années 1830 et l’acte des années 1850. Dans les pages qui suivent, l’auteur s’interroge sur ces années 1850 pour savoir si elles constituent un contexte favorable à ce type de projet éditorial. Pour cela, Geslot s’adonne à un exercice de bibliométrie remarquable, en s’appuyant notamment sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France mais également sur la Bibliographie de la France. Il resitue ensuite le livre en question dans la production globale de l’auteur. Cet examen croisé permet à Geslot d’établir que la publication en 1858 de l’ouvrage intitulé Histoire de France fait suite à un ouvrage scolaire qui n’était plus d’actualité par rapport à l’évolution des programmes scolaires mais que Duruy a souhaité prolonger pour répondre à l’écho qu’il avait connu. Ici se croisent histoire biographique, histoire sociale, histoire culturelle et histoire politique.
La deuxième partie porte sur la rédaction du livre. Le lecteur peut entrer dans « l’atelier de l’auteur » et observer ainsi les coulisses du processus d’écriture. Il s’agit d’un challenge pour l’historien car l’auteur travaille souvent seul, à l’écart du monde. Ce sont souvent les premières versions manuscrites des écrits à partir desquelles on peut réfléchir à ce processus. Dans le cas de l’Histoire de France de Duruy, Geslot n’a pu accéder à ce type de document et a donc procédé différemment, via quelques documents préparatoires et des correspondances de travail. Au-delà de ces pièces, il faut faire preuve d’imagination pour reconstruire l’atelier virtuel de l’auteur et s’interroger sur les collaborations qui ont rendu possible cette production : utiliser les repères et indications en jeu dans l’approche biographique, étudier les références bibliographiques utilisées dans le travail et s’intéresser aux registres de prêt des bibliothèques. Le grand intérêt de ces pages est double : reconstituer ce processus d’écriture, son ambiance, avec des usages et un contexte, tout en posant des questions d’ordre épistémologique et méthodologique (comme par exemple : « citer un ouvrage veut-il dire qu’il a été lu ? »). Les dernières pages de cette partie portent sur les aides et collaborations qui ont permis l’écriture du texte, ce qui permet de soulever d’autres interrogations : quelles petites mains ont permis cette production et à quel niveau ont-elles agi ? Cette partie se clôt sur un constat : « Le fait que Victor Duruy ne soit pas l’auteur unique de l’ensemble du texte publié dans son Histoire de France est une probabilité. Cela n’enlève rien évidemment à sa paternité sur l’œuvre : c’est lui qui l’a conçue et rédigée dans sa plus grande partie, la chose est à peu près certaine […] » (p. 79).
La troisième partie est centrée sur le processus éditorial. Le manuscrit terminé, il reste à l’éditeur de faire « naître » le livre. Pendant les premières étapes, l’auteur était toujours relativement « maître » de la situation, puis, progressivement, sa propre œuvre va en quelque sorte lui échapper. À cette occasion, Geslot évoque ce nouvel acteur de la chaîne du livre qu’est l’éditeur en revenant sur les travaux majeurs sur ces questions. Après la rencontre entre auteur et éditeur, Geslot revient sur les aspects contractuels du processus d’édition puis les stratégies éditoriales et commerciales autour et à partir du projet initial, avant d’aborder plusieurs situations atypiques (versions pirates de certains livres et publication d’ouvrages dont on ne sait pas si Duruy les a signées). Il s’agit ici de plusieurs mystères auxquels ont souvent été confrontés celles et ceux qui s’intéressent aux livres et aux manuels de la fin du xixe et du début du xxe siècle : y a-t-il beaucoup de versions pirates des projets éditoriaux et pourquoi y a-t-il des livres sans nom d’auteur ? Cette partie s’achève sur la publication, dans la Revue contemporaine, de plusieurs articles issus du livre à paraître, avant que l’Histoire de France ne soit disponible, sous la forme de deux volumes et de 1 500 pages, alors que Duruy occupe le poste de ministre de l’Instruction publique.
C’est le processus de fabrication du livre qui est au cœur de la quatrième partie. L’auteur s’intéresse tout d’abord à la matérialité du livre en distinguant le manuscrit initial et l’objet concret qui va être élaboré avec du papier et de l’encre via un imprimeur. Geslot précise rapidement l’enjeu : « L’étude de la matérialité du livre est donc essentielle si l’on veut comprendre tant l’écrire que le lire » (p. 115). Cette partie est l’occasion de décrire le processus complexe de l’impression en abordant en détail les aspects les plus techniques des machines et de leur fonctionnement. Après avoir évoqué le brochage et étudié les reliures, l’auteur clôt ce chapitre lorsque la fabrication du livre et sa description sont terminées au terme d’une multitude d’étapes que méconnaissent beaucoup de lecteurs.
Les représentations en jeu dans le livre sont abordées dans la cinquième partie et permettent de traiter des contenus en jeu dans le livre en question. Quelle histoire de la France et par quels moyens Duruy cherche à transmettre cette histoire ? Selon l’auteur, cet angle d’étude se connecte à deux enjeux. Tout d’abord, si les contemporains connaissent peut-être peu Duruy et ses livres, ces productions ont beaucoup circulé au xixe siècle et constituent un indicateur, parmi d’autres, de ce qu’il était possible de savoir de son histoire à cette époque. Ensuite, l’histoire de France est un sujet largement traversé par des enjeux politiques. Les auteurs de manuels et de livres scolaires s’affrontent par production interposée au sujet des périodes, des rois et des empereurs, des régimes politiques et des batailles, et du rapport de la France au monde et aux autres puissances. Où situer Duruy dans ce que l’historien Jules Isaac appela plus tard le champ de bataille de l’enseignement de l’histoire ? Plusieurs pages sont consacrées à l’étude des images et permettent de contextualiser le recours à l’illustration qui caractérise l’Histoire de France de Duruy et son pari de donner à voir la France. La suite de cette partie porte sur la place de l’histoire nationale et la manière dont Duruy interprète les différents événements majeurs de l’histoire de France. Geslot voit dans ce livre une « histoire téléologique », où le récit de l’histoire est celui d’une « longue marche » vers le progrès et la Révolution, et une « histoire patriotique » à la gloire de la France, « actrice majeure » à l’échelle internationale. L’auteur insiste également sur « l’impossible neutralité » de l’historien notamment lorsqu’il commente, au fil des éditions, le temps présent, qu’il s’agisse du règne de Napoléon III ou de la Commune de Paris. La partie se termine par l’évocation des grands acteurs historiques selon Duruy. Il resterait à comparer ces regards à ceux d’autres auteurs2 qui se sont essayés à écrire l’histoire de France à cette époque. Geslot conclut alors : « L’Histoire de France de Victor Duruy, c’est le livre d’une génération. Celle qui a grandi et vit avec le sentiment de l’abaissement de la France, et l’espoir de voir cette situation arriver à son terme. Son auteur est lui-même un pur produit de cette époque de doutes. Par son esprit, son contenu, son format, le livre a tout pour partir à la conquête du marché » (p. 202).
Jean-Charles Geslot consacre la sixième partie au processus de diffusion du livre. Ce chapitre commence par cette phrase : « L’ouvrage est terminé : 3 000 exemplaires en ont été fabriqués, regroupés, empaquetés, et n’attendent plus qu’à être diffusés » (p. 303). Le lecteur entre ici dans les coulisses des imprimeries et des librairies. Dans les pages qui suivent, l’auteur s’intéresse aux moyens de diffusion, et plus particulièrement aux annonces de publication. Geslot décrit notamment les stratégies de la maison Hachette. L’auteur cherche ensuite à s’intéresser aux nombres d’exemplaires parus. Vaste entreprise lorsqu’on sait le nombre d’éditions et de réimpressions de cet ouvrage, mais l’auteur arrive à ce constat : « 23 éditions, plus de 120 000 exemplaires imprimés – et probablement autant de vendus –, un succès ininterrompu pendant plus d’un siècle : l’Histoire de France de Victor Duruy est incontestablement l’un des réussites éditoriales du xixe siècle en matière de livres d’histoire » (p. 215). Le reste du chapitre porte sur le public (et le type de lectorat visé par cette parution), les canaux de diffusion et les catalogues de bibliothèques, en France, dans l’espace colonial et dans le monde.
Une dernière partie évoque la réception du livre et se concentre, comme le sous-titre de la partie l’indique, sur les lecteurs du xixe siècle. L’historien de l’éducation et l’historien du livre se mue alors en historien de la lecture. L’auteur précise tout de suite les difficultés en jeu lorsque l’on s’intéresse aux processus de réception. Plusieurs pages sont consacrées aux critiques d’ouvrage, ce qui nécessite de se questionner au préalable sur les liens entre les espaces de publication qui accueillent ces critiques et Victor Duruy lui-même. Il faut ici mentionner l’expérience très particulière que tente Geslot pour imaginer ce qu’a pu être la lecture paysanne du livre de Duruy en faisant le portrait imaginaire d’une paysanne en lectrice, ce qui n’est pas sans rappeler l’expérience historiographique menée par Corbin avec le désormais célèbre Louis-François Pinagot. La suite du chapitre regroupe et analyse différentes traces de la lecture de l’ouvrage et revient sur l’utilisation pédagogique du livre dans les collèges et les lycées, mais également dans les écoles primaires. Peut-être que le fascicule du Musée pédagogique Livres scolaires en usage des écoles primaires publiques (1889) aurait pu être également utile pour cette enquête, car ce document recense les références (apparemment) utilisées dans les écoles primaires publiques dans les différents départements. Ce chapitre particulièrement inventif se termine par une conclusion autour de la canonisation de l’œuvre en s’intéressant au destin du livre de Duruy, après Duruy, jusqu’au xxie siècle.
La conclusion permet de revenir sur ce qui a été l’enjeu de ce projet : saisir par l’histoire de l’Histoire de la France les évolutions du monde du livre dans la deuxième partie du xixe siècle (changements techniques, mutations dans l’édition et la commercialisation du livre), ce qui a rendu possibles ces évolutions, et à travers cela, la « civilisation de l’imprimé » qui caractérise cette période. Dans cette entreprise, l’éducation est à la fois un champ dans lequel l’édition joue un rôle décisif et la condition même de cet essor du livre de manière générale.
Avant de clore ce compte-rendu, il est important d’évoquer les annexes fournies par l’auteur dans cet ouvrage. On y retrouve le contrat d’édition de l’Histoire de France (datant du 20 janvier 1855), une présentation ordonnée des différentes versions des ouvrages d’Histoire de France de Duruy, mais également les références bibliographiques de l’Histoire de France (1854-1858), un tableau récapitulatif des déclarations et des rééditions de l’ouvrage, une table des cartes de l’édition de 1858, une liste des héros et contre-modèles en jeu dans le livre en question et quelques exemples de critiques du livre.
Enjeux et intérêts du livre
Cet ouvrage conséquent (près de quatre cents pages) est incontestablement une belle réussite. On imagine la quantité de travail fourni par l’auteur pour arriver à tel niveau d’enquête. Il faut sans doute en profiter car, malheureusement, au rythme de la dégradation des conditions de travail dans les universités françaises, rien ne dit que l’on pourra avoir de tels projets de publication d’ici une dizaine d’années3.
En lien avec cette première remarque, il faut saluer l’habilité de l’auteur à trouver des documents et des archives, l’analyse très fine produite dans l’ouvrage et le style d’écriture déployé. En effet, en parallèle à l’histoire du livre, l’auteur multiplie les commentaires et les précisions pour rendre compte du processus d’enquête, rendant l’ouvrage extrêmement stimulant et didactique tout en faisant la démonstration de l’abnégation, de la précaution et de ce que Boucheron appellerait le « tact » de l’historien.
On peut ajouter que l’imbrication de l’histoire de l’éducation et de l’histoire de l’édition se révèle particulièrement utile pour comprendre le développement spécifique et stratégique de l’appareil scolaire républicain qui, dans la seconde partie du xixe siècle, est chargé de répondre à la fois à la profusion d’imprimés circulant dans les différents milieux sociaux et au défi d’unification idéologique de la population dans un contexte de développement des États-nations4. Une question émerge ici : quels croisements historiographiques pourront permettre à nos successeurs de comprendre rétrospectivement les évolutions de l’appareil scolaire des années 2000 dans un contexte où le rapport à l’écrit et aux imprimés s’est profondément modifié ?
Formulons deux modestes remarques en conclusion de ce compte-rendu. Première remarque : ne pourrait-on pas prolonger cette expérimentation historiographique fort réussie et reproduire la « méthode » ou la démarche d’enquête au sujet d’autres livres scolaires ? Qui serait « éligible » à un tel intérêt qui a nécessité à l’auteur d’innombrables déplacements à la quête d’archives ? Afin de ne pas retomber une nouvelle fois sur le Tour de France par deux enfants de G. Bruno (Fumat, 1978 ; Watrelot, 1999 ; Cabanel, 2007), l’auteur de cette recension proposerait bien le nom de Gustave Hervé (Heuré, 1997) en pensant à l’Histoire de France qu’il co-écrivit avec Clémendot (Loubes, 2007) dans un style singulier et ou encore à son Histoire de la France et de l’Europe (1903) qui fit l’objet de discussions houleuses en juin 1904 à la Chambre des députés à l’occasion d’une interpellation portant sur la distribution faite à des élèves par un instituteur public du fameux livre polémique5.
Deuxième remarque : à l’heure du numérique et de l’intelligence artificielle, ne serait-il pas opportun de réfléchir aux possibilités que pourraient offrir les outils technologiques dans le cadre de ces études sur les livres et manuels scolaires ? Sans tomber dans l’idéalisation du monde numérique, il ne serait pas illégitime de considérer celui-ci comme une boîte à outils possible pour recueillir et analyser des données dans le cadre de recherche portant sur des livres et des manuels, avec, par exemple, des scripts de traitement automatique de corpus textuels et graphiques. Par ces moyens, il serait possible d’identifier précisément les « copier-coller » d’une réédition à une autre, mais également les emprunts entre auteurs de livre. Peut-être sera-t-il également envisageable de bien identifier les champs lexicaux utilisés systématiquement pour rendre compte de telles figures ou tels événements historiques, ou même de cartographier les « communs » en jeu dans les livres dont le récit est structuré autour de « tour de France » en visualisant les itinéraires précis suivis par les héros au cœur de ces productions.